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  • Les musulmans français face à la méfiance

     

    Publié le 12 mai 2015 dans Nation et immigrationReligion

    Face au terrorisme et au djihadisme, que penser des réactions des musulmans français ?

    Par Yves Montenay

    Musulman - Hernán Piñera (CC BY-SA 2.0)

     

     

    Face au terrorisme et au djihadisme qui touchent maintenant la France, et à la méfiance qui en découle, quelles sont les réactions et les analyses politico-sociales des musulmans européens ?  Et leurs idées personnelles et religieuses ? Voici le premier volet d’une série de deux articles.

    Socialement, les musulmans occidentaux sentent grandir une méfiance à leur égard. Et souvent bien plus qu’une méfiance. En tant que rédacteur de la lettre « Échos du monde musulman », je me trouve embarqué dans des débats où s’étale une hostilité due à une ignorance reflétant parfois le racisme le plus cru. Avec beaucoup d’autres, je fais de mon mieux pour réduire cette ignorance. Mais il y a souvent un blocage intellectuel total.

    Les musulmans occidentaux attribuent cette méfiance aux médias, en constatant qu’on les présente comme violents, délinquants, et maintenant djihadistes. Les islamophobes insistent par exemple sur le fait que la majorité des détenus dans les prisons françaises sont musulmans, ce qui est exact, mais ces détenus ne représentent que moins de 1% de la population musulmane française. Voir sur ce sujet l’étude de Farhad Khosrokhavar sur « Les prisonniers musulmans en France ».

    On y voit notamment que cette forte proportion de musulmans chez les détenus vaut non seulement pour la France, mais également pour l’Europe, et n’est valable que pour les hommes et non pour les femmes. Bref s’il y a un réel problème, dont on discutera les causes à l’infini (culturelles ? sociales ?), il reste néanmoins qu’il ne concerne pas 99% de la population musulmane française.

    Cette méfiance est bien sûr ressentie comme une injustice par les musulmans occidentaux, d’autant qu’elle accroît les discriminations à l’embauche, ce qui nourrit un cercle vicieux d’assistanat, d’humiliation, et, maintenant, de disponibilité envers les arguments des salafistes et djihadistes. C’est donc une catastrophe nationale.

    Les réactions à la méfiance

    En gros, il y a eu trois périodes.

    – Dans un premier temps, les musulmans français constataient un racisme banal, mais minoritaire, notamment alimenté par l’amertume des Pieds-Noirs, et les réactions étaient inexistantes, ou demandaient une meilleure intégration.

    – Une deuxième période commence en 2001 avec l’attentat contre le World Trade Center de New York, la multiplication des attentats en Occident ensuite, et maintenant les tueries de l’État islamique. Ce sont alors multipliés des discours du genre « les musulmans modérés sont sympathisants ou complices des terroristes, puisqu’ils ne manifestent pas leur réprobation ». Il suffisait pourtant d’aller dans leurs réseaux sociaux et de lire leurs interventions publiques pour constater cette réprobation.

    Ces accusations de complicité ont été contre-productives : « Pourquoi nous, musulmans occidentaux, devrions-nous nous sentir coupables parce que des fous furieux massacrent à 5000 km d’ici en se proclamant musulmans ? Les chrétiens, les juifs ou les hindous descendent-ils dans la rue lorsqu’un autre chrétien, juif ou hindou commet un attentat dans un pays lointain ? »  D’où le slogan qui a fait rapidement le tour de la planète : « Nous n’avons pas à nous excuser d’être musulmans ».

    – Nous entrons maintenant dans une troisième époque, après notamment l’attentat contre Charlie Hebdo : ce n’est plus à 5000 km, mais ici, en France, que les attentats ont lieu, tandis que de jeunes musulmans, dont 22% de fraîchement convertis, rejoignent en Syrie les rangs de l’EI.

    Cela fait évoluer les réflexions de nombreux musulmans, comme nous le verrons dans le deuxième article, mais en attendant, l’incompréhension est plus vive que jamais.

    Deux exemples d’incompréhension

    Un sondage, mondial et très remarqué, montre que la grande majorité des musulmans est favorable à la charia. Voilà une preuve de leur barbarie disent les islamophobes. Ils oublient que le terme signifie en gros « le chemin qui mène à Dieu », ce qui en donne une idée positive, et qu’il a de plus une connotation identitaire (« c’est notre droit »).

    Les musulmans sondés n’imaginent pas pour autant une seconde d’en appliquer les brimades et les violences, ce qu’ils ne font plus depuis des siècles, voire n’ont jamais fait. On remarque que c’est dans les pays occidentaux, ou à proximité, que les musulmans sont moins favorables à la charia, probablement parce qu’ils ont l’expérience d’un autre droit et que pour eux il s’agit d’une question concrète et pas seulement de réagir à un mot.

    De même, mais en sens inverse, pour « laïcité ». Elle était plébiscitée par les sondages auprès de musulmans français parce qu’ils y voyaient la liberté d’être musulman dans un État considéré comme chrétien. Elle est moins bien vue depuis qu’ils se voient apostropher au nom de cette laïcité. Les musulmans qui ignorent l’histoire de France pensent même qu’il s’agit d’une « invention » récente mise en place pour s’attaquer à eux. C’est un beau gâchis !

    Bref les sondages sont rares, et les questions et réponses ne sont pas comprises de la même façon par les sondeurs et les sondés.

    L’évolution des réflexions

    Une autre idée répandue est que les musulmans ne distinguent pas entre politique et religion. Non seulement l’islam n’a pas l’équivalent de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », mais Mahomet, contrairement à Jésus, n’était pas seulement prophète, mais aussi chef d’État et chef de guerre. Certes, mais c’est donner aux textes plus d’importance qu’ils n’en ont : l’histoire nous montre que, contrairement à ces textes, l’Église catholique et les églises protestantes ont longtemps joué un rôle politique en Occident, alors que dans les pays musulmans, le palais a souvent ignoré ou combattu la mosquée et réciproquement.

    Dans ce domaine, les islamistes sont en train de nous rendre un immense service : leur passage au pouvoir a fait comprendre à la masse des musulmans du Nord comme du Sud qu’il ne fallait surtout pas mélanger politique et religion, et les islamistes ont été écartés du pouvoir (Tunisie, Égypte), ou ne se maintiennent que par la force (Iran).

    Sur le plan géopolitique, la réaction est moins nette, car le rejet de l’État islamique et la peur qu’il inspire sont partiellement compensés par la réaction anti-israélienne, qui vire souvent à l’antisémitisme. Or les États-Unis sont à la fois de proches alliés d’Israël et à la tête de la coalition contre l’EI, ce qui amène certains musulmans, arabes surtout, à se féliciter des victoires de l’EI. Reste le plan personnel et les convictions religieuses. C’est un vaste sujet que je traiterai dans une prochaine tribune.

    Vous remarquerez que je parle des musulmans et non de l’islam, car ce qui compte est ce que pensent et font des individus concrets. Une autre raison est d’éviter de tomber dans le même piège que les islamophobes. Ces derniers, en répétant sur Internet « nous sommes en guerre contre l’islam » font le jeu des terroristes qui clament « venez nous rejoindre, car l’Occident est en guerre contre notre religion ». Les djihadistes, qui sont quelques dizaines de milliers, rêvent ainsi d’enrôler tous les musulmans, soit plus d’un milliard et demi de personnes. Ne les aidons pas !

  • Amazon, de l’autre côté de l’écran

     

    vendredi 2 juillet 2010, par Joël Faucilhon

    Joël Faucilhon, animateur depuis 2002 du site lekti-ecriture.com,vient de publier Rêveurs, marchands et pirates. Que reste-t-il du rêve de l’Internet ? (Le Passager clandestin, juin 2010). En des termes très clairs, destinés au profane autant qu’à l’internaute chevroné, ce petit livre décrit une histoire de l’Internet partant des rêves de partage des connaissances et aboutissant à une marchandisation phénoménale, notamment à travers l’« entonnoir » à contenus de Google et les tours de passe-passe du « gratuit » et du Web 2.0. Poètes ou pirates, nous rassure cependant l’auteur, les rêveurs sont toujours là. Il a accepté de nous confier, pour ce blog, le chapitre consacré à l’entreprise Amazon.com.

     

    L’intensification des échanges commerciaux sur l’Internet, la vitesse et l’augmentation du nombre et du montant global des transactions, la chute des prix de vente de la plupart des produits, le sentiment d’immédiateté éprouvé par l’internaute, de plus en plus enclin à faire ses achats depuis son domicile, tout ceci ne pouvait se faire sans la mise en œuvre de nouvelles logiques de distribution. Conçu à l’origine comme une plate-forme d’échange et de diffusion de contenus scientifiques et informatifs, libres et gratuits, l’Internet a ainsi imposé un nouveau modèle économique et social, décuplant les effets de la division traditionnelle du travail dans l’économie capitaliste.

    Ce modèle est d’une terrifiante simplicité : d’un côté, des cadres dirigeants et des programmeurs intéressés aux bénéfices par le biais des stock-options ; de l’autre, des manutentionnaires en situation de grande précarité, travaillant dans de vastes entrepôts proches des grands axes routiers, qui traitent les commandes et expédient quotidiennement des millions de colis, et des centres d’appel, localisés dans les pays en voie de développement, en charge de la relation client.

    Les cadres des grandes sociétés de l’Internet, qu’ils appartiennent à la sphère du marketing ou à celle de la programmation informatique, sont les enfants chéris de cette nouvelle société. Généralement, leur rémunération est triple, composée d’une part fixe (salaire mensuel), d’une part variable (intéressement aux résultats) et d’une part différée (les fameuses stock-options), quand la société est cotée en Bourse. Ils ont généralement moins de trente ans lorsqu’ils font partie des services de recherche et de développement, un peu plus dans le cas des cadres administratifs et commerciaux. À titre d’exemple, un ingénieur employé par Amazon en charge du développement de la plate-forme perçoit, selon son expérience, entre 80 000 et 120 000 dollars par an ; même chose pour un analyste financier [1].

    La masse de travailleurs précaires affectés aux entrepôts du commerce électronique à travers le monde ne bénéficie pas du même traitement : cadences de travail toujours plus élevées, droits sociaux réduits à la portion congrue, généralisation des contrats précaires et obstacles mis au développement des organisations syndicales se combinent avec des salaires souvent inférieurs au salaire horaire minimum garanti.

    Des « associés » moins égaux que d’autres

    Le cas d’Amazon est à ce titre emblématique. La firme, fondée par Jeff Bezos en 1995, avait été érigée en modèle de la nouvelle économie, peu avant l’explosion de la bulle spéculative sur les entreprises de l’Internet, en 2000. En 1999, Jeffrey Preston Bezos était même sacré « personnalité de l’année » par le très sérieux magazine Time. Bezos a la prétention de révolutionner les relations sociales au sein de l’entreprise, en même temps que le mode de fonctionnement économique de celle-ci. Le discours officiel est qu’Amazon n’a pas de salariés, seulement des « associés », puisqu’en principe tout employé recruté par la firme en CDI se voit aussi attribuer un certain nombre de stock-options. Cet intéressement aux résultats de l’entreprise suffirait à faire naître chez tous, du directeur commercial de la maison mère au chef de rayon de l’entrepôt du Bedfordshire, le sentiment de participer à un projet commun. Cette posture a d’ailleurs valu à Jeff Bezos une image médiatique de patron humain et compréhensif, de « Mr Nice Guy » [2], que la réalité des conditions de travail dans le secteur de la distribution de l’entreprise vient pourtant sérieusement écorner. Les internautes adeptes de l’e-shopping sont familiers de l’enseigne d’Amazon, vaste librairie en ligne à laquelle ils sont systématiquement renvoyés (les fameux « liens entrants » opèrent ici à plein régime) lorsqu’ils effectuent une recherche portant sur à peu près n’importe quel ouvrage. On connaît beaucoup moins en revanche la partie immergée de ce gigantesque iceberg, celle de la distribution. De fait, ce n’est qu’assez récemment que le grand public a pu avoir connaissance des conditions de travail dans les entrepôts de la firme. En décembre 2008, la journaliste Claire Newell, parvenue à se faire recruter comme intérimaire dans l’une de ces immenses plaques tournantes située à Bedfordshire, en Angleterre, livre une enquête qui fait grand bruit. Publié par le Sunday Times [3], le constat est édifiant, et l’article sera repris un peu partout dans le monde [4]. La journaliste infiltrée y décrit les cadences infernales, les objectifs quasi impossibles à atteindre, le contrôle exercé par des managers sourcilleux, mais aussi par un système de vidéosurveillance extrêmement sophistiqué. Dans cet entrepôt, les manutentionnaires parcourent chaque jour jusqu’à 22 kilomètres pour un salaire de 7,50 euros de l’heure, une partie de cette somme servant d’ailleurs à payer le transport pour atteindre un lieu de travail situé loin de toute agglomération. La journée de travail n’est interrompue que par deux pauses de 15 et 20 minutes ; aux cinq journées de travail hebdomadaire s’ajoute une « nuitée » obligatoire de 10 h 30, du samedi soir au dimanche matin. En outre, la direction alloue à chaque employé un quota fixe de six points ; chaque absence, même justifiée par un certificat médical, entraîne le retrait d’un point. Au bout de six points, c’est la porte. Sans surprise, peu de citoyens anglais acceptent de telles conditions de travail. La plupart des manutentionnaires sont donc des ressortissants de pays d’Europe de l’Est, qui espèrent ainsi obtenir une prolongation de leur permis de séjour. Un intérimaire britannique confie d’ailleurs à Claire Newell : « “Ces pauvres diables”, qu’est-ce qu’ils endurent ! » Il ajoute : « Jamais plus je ne regarderai Amazon de la même manière ».

    Inutile de préciser que, face à ces conditions de travail, les employés extrêmement précarisés d’Amazon sont à peu près dépourvus de tout moyen de faire entendre leurs revendications. C’est aussi le cas des salariés peut-être un peu mieux lotis des services clients du groupe, qui, en tant que titulaires de CDI, possèdent des actions dans l’entreprise. Dès lors, puisqu’ils en sont « propriétaires », comme aime à le dire son fondateur Jeff Bezos, nul besoin pour eux d’en passer par une quelconque action collective pour faire entendre leur voix. C’est en se fondant sur ce principe qu’en 2000, le groupe de Jeff Bezos s’efforça d’empêcher la création du tout premier syndicat de l’économie numérique américaine, au sein du service clients de sa maison mère, à Seattle.

    Au premier trimestre 2000, le chiffre d’affaires d’Amazon était en recul de 17 % (soit 99 millions de dollars de perte). Pour faire face à cette situation, le siège avait imposé un plan de rigueur au sein de l’entreprise, tout en demandant des augmentations très importantes de productivité dans ses entrepôts. Parallèlement, des services entiers, basés à Seattle, étaient délocalisés en Inde (plateaux d’appels) et au Dakota du Nord. Dans ce contexte, les employés de Seattle, et en particulier ceux du service clients, soutenus par deux syndicats américains, WashTech (Washington Alliance of Technological Workers [5]) et le POF (Prewitt Organizing Fund), initièrent un mouvement de recrutement et d’organisation collective, dans la perspective de négociations avec la direction du groupe. Or, pour Jeff Bezos, on l’a vu, la pratique syndicale est tout à fait inutile au sein d’Amazon, puisque, par le biais de l’intéressement (les stock-options), « chacun (...) peut [y] exercer à tout moment son droit à soulever des questions et des préoccupations liées au lieu de travail ».

    Très vite, un certain nombre de décisions furent prises qui ne laissèrent guère planer de doute sur les intentions de la direction. Les cadres de Seattle reçurent tout d’abord par e-mail l’instruction de prévenir les activistes des risques liés au développement de toute activité syndicale : « Informez les représentants du personnel des inconvénients inhérents à la syndicalisation, notamment les grèves et la gestion des piquets de grèves, les amendes, les cotisations. ». Des réunions se tinrent, où chacun était fermement convié – quitte à prendre sur ses jours de congé – pour s’entendre exposer, sans possibilité de discussion, tous les maux du syndicalisme. Bientôt, les stands installés par les représentants du personnel dans la cafétéria furent interdits au motif qu’ils violaient le règlement sur le prosélytisme – tandis que d’autres stands faisant la publicité d’actions culturelles étaient, quant à eux, parfaitement tolérés. Puis les premières rumeurs de licenciements commencèrent à circuler, jusqu’au début de l’année 2001 où, sur les 1 300 suppressions d’emplois décidées par la firme, 850 affectèrent le centre de Seattle, sans aucun critère objectif pour l’expliquer [6]. Le but était clairement d’étouffer dans l’œuf toute velléité d’organisation sociale du travail. Velléités vraisemblablement couronnées de succès, puisque, dix ans plus tard, aucune activité syndicale n’est attestée chez Amazon États-Unis.

    Avec une hypocrisie caractéristique de la novlangue capitaliste, la direction d’Amazon se refuse à désigner ces travailleurs comme des « employés », préférant, dès lors que l’ensemble du personnel de la société est censé posséder des stock-options, le terme d’« associés ». Non seulement les cadres dirigeants un peu partout dans le monde, mais aussi les manutentionnaires des entrepôts du Bedfordshire, les employés du service clients de Seattle et tous les salariés de la firme sont donc les associés du fondateur Jeff Bezos ; ils travaillent, comme lui, au succès d’Amazon, et doivent tirer fierté de participer au rayonnement de l’entreprise [7]. Pourtant, tous les « associés » d’Amazon ne sont pas égaux, même en matière d’intéressement : en 2004, lorsque sa filiale française met en œuvre un plan social de grande ampleur, la plupart des employés remerciés constatent que, grâce à un savant montage, ils sont dans l’impossibilité de liquider leurs stock-options pour en récupérer la contrepartie financière [8]. Le vernis du discours fondateur d’Amazon (une entreprise caractérisée par la participation de tous à l’activité et aux bénéfices, des conditions de travail décontractées, amicales et stimulantes, etc.) n’aura donc pas mis très longtemps à craquer, comme le constate d’ailleurs dès 2001 Marcus Courtney, l’un des fondateurs de WashTech : « C’était l’exemple-à-suivre.com, le lieu où il fallait travailler, où il fallait être. Aujourd’hui, c’est la compétition avec les travailleurs indiens pour les postes. C’est la “Silicon jungle” ».

    Logistique et distribution : le silence des entrepôts

    L’exemple d’Amazon n’est pas isolé. La firme de Jeff Bezos n’est que l’archétype des nouvelles formes d’exploitation que recouvre l’Internet. Les usagers de l’Internet ont d’ailleurs du mal à se figurer qu’au-delà de l’écran, des hommes et des femmes bien réels enregistrent et assurent la préparation et la livraison de leurs commandes, répondent à leurs demandes d’assistance en ligne, etc. De façon générale, les « travailleurs de l’Internet » forment une masse invisible, paupérisée, retranchée dans des entrepôts placés sous vidéosurveillance, mais à l’abri des regards extérieurs. Mener l’enquête dans de tels endroits est une tâche difficile et l’information sur les conditions de travail de ces lieux est rare, mais chaque fois qu’à la faveur de mouvements sociaux encore embryonnaires, elle parvient à filtrer, elle donne à voir une réalité peu amène. Et la France n’y fait pas exception.

    Le 13 mai 2008, une centaine d’employés de CDiscount, sur les 800 que compte le groupe, se mettent en grève, en Gironde. La plupart sont caristes et préparateurs de commandes. Ils souhaitent notamment bénéficier de temps de pause plus longs alors qu’il leur arrive, « l’hiver, de travailler dans les entrepôts par des températures négatives, sans pouvoir prendre de boissons chaudes » [9]. L’immense majorité d’entre eux ne gagnent pas plus que le Smic, même après plusieurs années d’ancienneté. Au bout de dix jours à peine, les salariés doivent interrompre le mouvement sans avoir obtenu la moindre avancée, parce qu’ils ne peuvent plus tenir financièrement1 [10].

    En décembre 2009, une grève touche l’entrepôt principal d’Amazon France, près d’Orléans. Les syndicats s’insurgent contre le fait que plusieurs salariés ont été licenciés pour « insuffisance professionnelle » depuis le début de l’année ; l’approche des fêtes de fin d’année a entraîné le doublement des effectifs grâce au recrutement d’intérimaires. « L’ambiance est actuellement très tendue, commente un responsable de Force ouvrière. Pour faire face à l’afflux des commandes, on nous demande des objectifs que l’on ne peut pas atteindre » [11]. Les revendications des grévistes – ceux des salariés qui bénéficient de contrats à durée déterminée – sont simples : hausse des salaires, possibilité d’un treizième mois, tickets restaurants et primes d’équipe, et augmentation de 10 minutes du temps de pause quotidien. Devant la difficulté de mobiliser les intérimaires [12], la grève prendra rapidement fin sans que la direction n’ait eu à faire la moindre concession.

    Ces divers mouvements de grève ne doivent pas être traités comme des cas isolés. Cadences infernales, salaires minima, contrats précaires, fragilisation des droits sociaux et syndicaux : le commerce sur l’Internet est un secteur économique fortement concentré, animé pour l’essentiel par quelques groupes d’envergure nationale ou internationale, placés dans une situation de concurrence accrue ; ces firmes tentent donc, par tous les moyens, de réduire le coût d’une main-d’œuvre encore indispensable tout en augmentant son volume d’activité. Tâche en partie facilitée par l’isolement des travailleurs au sein de grands entrepôts, eux- mêmes situés à l’écart des grands centres urbains et par l’ignorance publique et l’indifférence médiatique à l’égard de leur situation. Ignorance et indifférence encore plus grande lorsqu’il s’agit de services sous-traités et délocalisés à l’étranger comme les plates-formes téléphoniques dédiées à la « relation clients ».

    Notes

    [1http://www.glassdoor.com/

    [2] Cf. Andrew Gumbel, « Short shrift for unions in Amazon’s silicon jungle », The Independent, 3 février 2001 (http://www.independent.co.uk/news/b...)

    [3http://business.timesonline.co.uk/t....

    [4] En France, on en rend compte sous le titre : « Chez Amazon, des conditions de travail dignes de Zola » (voir France-Info, 17 décembre 2008, http://www.france-info.com/economie...)

    [5] WashTech est un syndicat américain né au sein de Microsoft, en 1998. Il regroupe donc surtout des ingénieurs et techniciens de l’industrie électronique et logicielle, et combat désormais surtout les tentatives de délocalisation (outsourcing) des grandes compagnies technologiques américaines (voir leur site Internet : http://www.washtech.org).

    [6] « Short shrift... », art. cit. 2. Ibid. Les 450 autres emplois supprimés s’expliquent par la fermeture, au même moment, d’un centre de distribution situé en Géorgie.

    [7] En réaction à l’enquête du Sunday Times, Allan Lyal, vice-président pour l’Europe d’Ama- zon, indiquait au journal : « Nous voulons que nos associés soient heureux de travailler chez Amazon et les intérêts des travailleurs sont défendus par un forum démocratiquement élu des employés, qui rencontrent régulièrement l’encadrement. » http://business.timesonline.co.uk/t...

    [8] Voir 01net, 10 août 2004 (http://www.01net.com/editorial/2493...).

    [9] Voir 01net, 23 mai 2008 (http://www.01net.com/editorial/3812...)

    [10] 11. Comme l’explique à 20 minutes Claudine Beyssière, responsable syndicale FO, le 23 mai 2008 (http://www.20minutes.fr/article/232...)

    [11] L’Expansion, 9 décembre 2009 : http://www.lexpansion.com/economie/...

    [12] Leur « moyenne d’âge ne dépasse pas la trentaine. Ils ne sont pas syndiqués ». Voir l’article d’Alain Beuve-Mery, « En remontant le cours d’Amazon jusqu’aux sources du e-com-merce », Le Monde des Livres, 18 janvier 2007

  • A corps et à cris, cinq fessées érotiques: "Un grand huit émotionnel et excitant"

    Des récits bien écrits et évocateurs dans lesquels il manquerait parfois un peu plus de sens.

    Dominique Leroy e-book

     

    Malgré une couverture discutable, le recueil de nouvelles apporte de nouveaux regards, tous plus émoustillants les uns que les autres, sur la pratique parfois taboue de la fessée. Silenus l'a dévoré, voici ses impressions.

    Camille, qui tient la boutique de Sexpress, a lancé le club de lecture Sexpress. Une idée sympathique à laquelle j'ai postulé sans trop hésiter. J'ai ensuite été dirigé par mail vers ChocolatCannelle, directrice de la collection e-ros des Editions Dominique Leroy, qui avait pour moi plusieurs propositions d'e-books à découvrir. Merci Camille! 

    La fessée à grand bruit

    J'ai choisi le recueil A corps et à cris, cinq fessées érotiques et accepté de livrer mes impressions. En quelques coups de doigts, les précieux bits se sont retrouvés dans mon smartphone et j'ai pu les faire glisser pour lire tout cela en toute impunité dans le métro. 

    Ah, la fessée... Tour à tour menace, jeu, punition, encouragement, comme la lune qu'elle vise, elle revêt divers apparats. Membre de droit de l'arsenal érotique avec un rapport de domination ou au moins d'autorité, qu'elle soit pratiquée avec ou sans instrument, la fessée est une paraphilie répandue que l'on confesse discrètement ou que l'on évoque par allusions comme Jean-Jacques Rousseau

    J'ai lu avec un appétit certain ce recueil, qui présente les nouvelles de cinq auteurs aux parcours et aux styles très différents. Je passerai sur la couverture, que je trouve discutable, pour aller directement aux textes. 

    Cinq manières de se faire fesser

    Dans L'amour badine, Karine Géhin nous emmène sur les chemins de la complicité érotique. La fessée est alors un jeu d'adultes frais et printanier, comme un exercice physique sain et vivifiant, comme le vent frais qui fouette le sang des sportifs matinaux en hiver. 

    Désie Filidor fait grimper la tension érotique d'un cran dans Electrodynamique quantique sous haute tension. Le jeu jubilatoire entre collègues est fait de provocations et de claques bien senties sur le fessier pour mieux attendrir les chairs, comme un boucher amoureux préparerait en souriant une escalope viennoise avant de la passer au feu. 

    Le Pensionnat de Gilles Milo-Vacéri présente la fessée punition dans un univers clos, où les jeunes garçons pubères cèdent discrètement aux tentations de la chair dans la crainte que la surveillante, matrone autoritaire et castratrice, les surprenne et les punisse physiquement. Mais comme l'auteur, expérimenté, le suggère dans sa punchline osée, il y a des punitions qui ont un fort goût de récompense... 

    Stéphane Lourmel est un esthète sensuel et cela se traduit clairement dans les impressions que laisse sa prose dans 88-89. Son histoire aux sports d'hiver exhale comme un parfum de nostalgie et d'ailleurs, avec une délicatesse dans les détails qui ferait presque oublier que sa Clara avait un cul sublime. 

    Danny Tyran avec Bonne fille apporte une touche de modernité et replace la fessée dans le cadre du couple bien installé. Pensées masturbatoires honteuses, jardin privé et partage d'expériences sur les forums en ligne amènent à une correction bien sentie et sans doute recherchée. On est clairement dans la "discipline domestique" codifiée voire internalisée et tacite, au point que la fin elliptique sonne comme une évidence. 

    Un traitement érotique réussi

    Lu d'une traite, l'ensemble m'a donné l'impression que c'était inégal, au sens où l'on navigue entre différents états sur des textes courts et percutants, comme une sorte de grand-huit émotionnel. Il aurait peut-être été préférable de les picorer au hasard, sans chercher à les enchaîner. La courte présentation de l'auteur éclaire chaque nouvelle, mais réserve parfois quelques surprises, c'est pourquoi je conseille de prendre le temps de la lire à chaque fois. 

    Le traitement érotique est réussi et on évite les périphrases parfois trop "cuculs" de certaines bluettes trop guimauve. Au final, j'ai été parfois transporté, parfois amusé, un peu émoustillé, et même un peu excité par ces évocations. J'ai un peu regretté que les conséquences de ces fessiers maltraités soient passées sous silence, de la posture assise douloureuse aux bruits que voisins ou témoins involontaires pourraient surprendre et interpréter. 

    J'aurais aimé que soient davantage racontés les sens, l'odeur de la peau battue, les sons produits, les phases de la lune. La fessée n'est pas encapsulée dans une intimité confortable, dans un lieu clos ou isolé. Mais je crois que je vais prendre le temps de découvrir un peu plus quelques auteurs de ce recueil, en particulier Stéphane Lourmel et Gilles Milo-Vacéri.

  • Comédiens et sans-papiers

     

    lundi 11 mai 2015, par Marina Da Silva

    « A Aubervilliers, l’avenue Victor Hugo abrite entre autres des entrepôts de commerce en gros et, au 81, face à un centre commercial chinois en construction, un ancien Pôle emploi. C’est ici que vit, depuis août 2014, un collectif d’immigrés qui a décidé, après 4 mois passés à la rue, de réquisitionner ce bâtiment. Sur scène, à La Commune, c’est l’histoire de huit d’entre eux qui se déploie, nous conduisant des faubourgs d’Abidjan, de Ouagadougou ou de Dhaka, à ce présent de la lutte des sans-toits à Aubervilliers. »

    Le spectateur attiré par ces quelques lignes va découvrir sur le plateau les protagonistes de cette histoire dont le titre est Pièce d’actualité n° 3 – 81, avenue Victor Hugo. Le concept de « pièce d’actualité » a été élaboré par Marie-José Malis, à la tête de ce théâtre historique de la banlieue rouge depuis janvier 2014 et dont Alain Badiou est auteur associé. Une démarche artistique qui veut poser la question du rôle et de la place d’un théâtre dans la cité. Après Laurent Chétouane et Maguy Marin, c’est Olivier Coulon-Jablonka, fondateur de la compagnie Moukden Théâtre, qui met en scène 81, Avenue Victor Hugo, écrit avec Barbara Métais-Chastanier et Camille Plagnet.

    Lire aussi Rodney Benson, « Quarante ans d’immigration dans les médias en France et aux Etats-Unis », Le Monde diplomatique, mai 2015.Sur le plateau, Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleyman S, Méité Soualiho, Mohammed Zia, interprètent avec force leur propre rôle. Ils ne racontent pas chacun une histoire personnelle mais mettent bout à bout un itinéraire collectif qui donne à comprendre la complexité de la géographie des migrations. Ils sont huit pour raconter les parcours de vie des quatre-vingt personnes (hommes, femmes, enfants), en provenance de trois collectifs expulsés de la rue du Colonel Fabien, du Passage de l’Avenir ou de la rue des Postes après son tragique incendie, et qui ont réquisitionné le 81, avenue Victor Hugo en août 2014, après quatre mois passés à camper dans la rue. Au terme d’une âpre lutte, menée avec l’association Droit au logement (DAL), soutenus par des syndicats et une partie de la population, ils obtiennent devant les tribunaux de pouvoir y rester jusqu’en avril 2016.

    « Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée. L’homme réfléchit, puis demande s’il lui sera permis d’entrer plus tard. “C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant.” »

    La pièce s’ouvre par cet extrait du Procès de Kafka qu’un comédien-griot expose comme métaphore de la situation absurde dans laquelle ils se trouvent. Sans-papiers, alors même qu’ils sont en France parfois depuis une vingtaine d’années, ils sont rendus fous par une insoluble et ubuesque législation. Sans contrat de travail, ils ne peuvent avoir de papiers, et sans papiers, ils ne peuvent avoir de contrat de travail. Ils accumulent alors le travail au noir et sous payé. Cinq euros de l’heure lorsque leurs collègues en gagnent le double. Parfois, ils travaillent sous une identité d’emprunt. Il arrive qu’ils fassent du gardiennage au sein de la préfecture même qui les traque, ou dans les centres de rétention où sont entassés leurs frères de misère. Tout le monde le sait et ferme les yeux, cette hypocrisie étant très lucrative.

    Les comédiens parlent à la première personne et nous interpellent sur la production de leurs conditions d’existence : « Mais quand vous formez des rebellions dans les pays, que vous bombardez certains pays qui sont en voie de développement, du coup ceux qui travaillent avec ces bombardements, avec ces rebellions, n’arrivent plus à travailler, n’arrivent plus à subvenir à leurs besoins, n’arrivent plus à s’occuper de leur famille. Vous voulez qu’ils fassent quoi ? Ils ne vont pas rester chez eux à regarder leur famille mourir de faim. Ils sont obligés de sortir. »

    Ils font entendre et prendre la mesure de ces traversées de l’enfer pour fuir des situations de détresse économique ou de guerres meurtrières qui les frappent en Côte d’Ivoire, au Mali, au Burkina, au Bangladesh, en Tunisie ou en Algérie. En pleine force de l’âge, ils ont laissé leurs familles pour se confronter à de périlleux périples, affrontant la faim et la soif dans le désert libyen, parcourant jusqu’à deux cents kilomètres en trois jours et demi. Soumis pieds et poings liés aux exactions de passeurs sans scrupules. Leur arrivée en Grèce, en Italie et en France est toujours « un grand choc »« Je ne savais pas que les gens pouvaient être plus pauvres ici que là-bas ».

    Le jeu de ces tout nouveaux comédiens est impressionnant. Et leur choix de s’exposer ainsi relève d’un grand courage. Il n’y a aucun pathos dans leur récit. L’adresse frontale au public est percutante. Elle fait toucher concrètement une réalité que connaissent les militants de la solidarité avec les sans-papiers mais plus rarement les spectateurs lambda. Le choix épuré et brut de la mise en scène, le travail exigeant sur le texte et la présence physique de ces damnés de la terre nous touche et nous bouleverse.

    On est plus dubitatif sur la posture du théâtre lorsqu’on découvre qu’à la fin du spectacle, son accès étant libre, il est demandé au public une participation financière, « les comédiens ne pouvant avoir de contrat pour les motifs qu’ils ont racontés », selon la directrice des lieux.

    Le samedi où nous avons vu la représentation, elle était suivie d’un débat. Celui-ci a permis de faire circuler la parole et bon nombre de questionnements. On y a donc appris que le théâtre complèterait la recette pour que les comédiens aient les cachets réglementaires définis pour ce type d’activité. Mais était-ce le bon choix ? Une fois qu’ils se sont exposés et nous ont exposé ainsi leur situation, quelle relation concrète de solidarité peut-on construire avec eux ? Comment prolonger les effets de la pièce ?

    Une autre rencontre avec le public est prévue le samedi 16 mai, soit deux rencontres sur deux semaines d’exploitation. Mais d’ores et déjà, l’on peut suggérer que la représentation — qui ne dure que 50 minutes — devrait systématiquement être suivie d’un temps d’échange sur le processus de travail et les actions de solidarité à mener avec le collectif d’Aubervilliers et leurs porte-paroles

  • « Effroyables imposteurs » sur Arte

    « Effroyables imposteurs » sur Arte : le roi est nu

    mercredi 10 février 2010, par Mona Chollet

     

    Rarement le désarroi des caciques des médias devant le discrédit qui les frappe aura été aussi évident que lors de cette soirée sur Arte, mardi 9 février, intitulée « Main basse sur l’info » (et encore visible une semaine sur le site Arte+7). Le premier documentaire diffusé, « Les effroyables imposteurs » de Ted Anspach, consacré aux complotistes qui pullulent sur Internet, dépeint la Toile comme une boîte de Pandore moderne d’où s’échapperaient, au premier clic de souris, tous les fléaux de l’univers – histoire de ramener les téléspectateurs, ces brebis égarées, vers les bons bergers dont ils n’auraient jamais dû s’éloigner.

    On a ensuite droit à une réalisation de Denis Jeambar, ancien directeur de L’Express, où interviennent « huit journalistes en colère » (Franz-Olivier Giesbert, Arlette Chabot, David Pujadas, Philippe Val, Jean-Pierre Elkabbach, Edwy Plenel, Eric Fottorino, Axel Ganz) filmés sur fond noir, à grands renforts d’images saccadées et de gros plans intimistes, dans un style qui évoque à la fois un film d’espionnage ringard et un clip publicitaire shooté par Karl Lagerfeld.

    Les moyens mis en œuvre pour restaurer un prestige dont l’érosion a atteint le seuil critique sont particulièrement grossiers. Tentant de ranimer les braises de l’antique fascination suscitée par la profession de Tintin et d’Albert Londres, la voix off annonce une « sacrée brochette de journalistes » qui « connaissent de l’intérieur la folle machine des médias » et qui auront « carte blanche pour dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas, pour dire ce qu’on ne vous dit pas  ». Ici, l’audience retient son souffle, dans l’attente de sa becquée de savoir : les dieux vont l’admettre dans leur secret. « Ecoutez bien ! » intime encore la voix off.

    Et on n’est pas déçu. Mieux vaut s’accrocher, en effet, pour ne pas tomber de son fauteuil lorsqu’on entend David Pujadas déclarer que le journalisme « souffre d’abord de conformisme et de mimétisme ». On retrouve cependant vite un discours plus familier lorsqu’il explicite ce qu’il veut dire par « conformisme » : « L’idée que par définition le faible a toujours raison contre le fort, le salarié contre l’entreprise, l’administré contre l’Etat, le pays pauvre contre le pays riche, la liberté individuelle contre la morale collective. »

    Dans cet insupportable penchant gauchisant, libertaire et tiers-mondiste qui suinte des reportages des grandes chaînes françaises et des pages des journaux, il voit « une dérive mal digérée [sic] de la défense de la veuve et de l’orphelin, une posture qui valorise le journaliste et qui a l’apparence – l’apparence ! – du courage et de la révolte ». Où se situent, alors, le véritable courage, la véritable révolte ? C’est drôle : on a l’impression de deviner.

    Comme pour mieux inciter à la révérence, Pujadas est présenté comme « une star de l’info » ; Arlette Chabot est « à la tête d’un bataillon de deux cents journalistes » ; Franz-Olivier Giesbert est « une des grandes figures du journalisme français ». Dans les plans de coupe, tous sont montrés en contexte, parés des attributs qui – faute de mieux ? – fondent leur autorité : menant une interview, le casque de radio sur la tête ; marchant d’un pas décidé dans les couloirs de rédactions affairées et cossues ; penchés à plusieurs, d’un air concentré, sur un écran d’ordinateur, en plein processus de production d’une information fiable et impartiale ; ou encore, dans le cas de Philippe Val – car le ridicule ne tue pas –, en pleine conversation téléphonique, le combiné collé à l’oreille. Lorsqu’ils parlent face caméra, ils comptent : « Quatre, trois, deux, un… », avant d’entamer leur discours (« Allez, on y va », lance gaillardement Arlette Chabot). Ils regardent le téléspectateur droit dans les yeux, tels des magnétiseurs hypnotisant leur patient.

    « Chacun à sa place ! »

    Avant tout, bien sûr, il faut redire à tous ces inconscients combien Internet, c’est mal, et combien les grosses pointures journalistiques qui leur parlent sont indispensables à leur gouverne. Qu’on pouffe devant une émission d’Arlette Chabot ou à la lecture du « roman d’amour » que vient de publier Franz-Olivier Giesbert, en effet, et « c’est toute la démocratie qui est en danger ». Si Arte le dit… « Il faut cesser de faire croire, assène Elkabbach, que le citoyen journaliste va se substituer bientôt au journaliste citoyen : toutes les expériences citoyennes ont besoin de vrais journalistes pour sélectionner, vérifier et écrire. Alors, chacun à sa place ! » Axel Ganz, fondateur de Prisma Presse, dont les publications (Voici, Gala, Capital, VSD, Télé-Loisirs…) sont réputées pour leur contribution de haut vol à la vitalité de la démocratie, estime qu’à long terme Internet fera naître chez les jeunes « un scepticisme sur les valeurs de notre société »  : terrifiante perspective.

    Arlette Chabot, presque racinienne, supplie : « Méfiez-vous des théories du complot selon lesquelles la vérité, les vérités de l’information seraient sur la Toile tandis que les médias traditionnels vous cacheraient la vérité. C’est vrai : grâce à Internet, plus aucune information ne pourra être enterrée ou dissimulée. Mais je vous demande d’être prudents, car un jour vous apprendrez que vous avez été manipulés, trompés. Sur Internet, la traçabilité des images n’est pas garantie. » Même la voix off s’y met : « Sur le Web, chacun crée son propre média et se croit journaliste. » La vieille histoire de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf, en somme. Tout ça finira mal – mal pour les internautes, ces buses présomptueuses, cela s’entend. Philippe Val, qui poursuit le Net de sa vindicte depuis le jour où il a découvert que ce machin pouvait permettre à des cuistres de critiquer sa politique éditoriale à Charlie Hebdo [1], le dit avec fougue : « La presse écrite survivra à Internet, j’en suis sûr. »

    Les casseroles que traînent certains de nos preux « journalistes en colère » étant trop pléthoriques pour que leur fracas ne parvienne pas à leurs propres oreilles, ils sont obligés d’en passer par l’exercice de l’autocritique – d’en passer rapidement, qu’on se rassure. Jean-Pierre Elkabbach, qui réclame à grands cris « la rigueur, la curiosité, la qualité », et qui s’exclame : « Marre de nous complaire dans la pipolisation, l’irrationnel et le voyeurisme, j’en peux plus ! », reconnaît à demi-mot : « Est-ce que moi, je me suis fait honte ? Peut-être pour une erreur que j’ai commise et assumée » – référence un brin sibylline à son annonce prématurée, sur Europe 1, en avril 2008, de la mort de l’animateur de télévision Pascal Sevran.

    Et Philippe Val, avec une désinvolture qu’on s’en voudrait de prendre pour de la suffisance : « J’ai dû dire une connerie y a pas longtemps. Je ne me souviens plus ce que c’est, mais je me suis trompé, mais méchamment. Putain, c’était la honte. » Moins défaillante que la sienne, notre mémoire a l’embarras du choix. Peut-être pense-t-il à sa récente déclaration selon laquelle l’« actionnaire » de France Inter, Nicolas Sarkozy, ne serait « pas très bien traité » par les journalistes de la station – assertion qui lui donne une légitimité indiscutable pour réfléchir au redressement de la profession ?

    « Partenariats » médiatico-idéologiques

    Passons sur les viriles amitiés qui nous valent régulièrement ce genre de grandes opérations médiatico-idéologiques : cette soirée d’Arte était produite par Doc en Stock, la société de Daniel Leconte, en partenariat avec France Inter. Daniel Leconte et Philippe Val sont de grands amis : le premier a réalisé un film sur l’affaire du procès de Charlie Hebdo pour les caricatures de Mahomet, le « coup » publicitaire qui a définitivement lancé la carrière du second ; bien souvent, lors de précédents « débats » sur Arte, ils ont fustigé de concert la chienlit gauchiste [2].

    Tous deux partagent avec Denis Jeambar, réalisateur de « Huit journalistes en colère » et instigateur en son temps du virage néoconservateur de L’Express, de solides convictions atlantistes. Les incessantes professions de neutralité journalistique et politique, les invocations d’une information « ni de droite ni de gauche », qui auront émaillé cette soirée – y compris lors du débat animé ensuite par Daniel Leconte –, sont franchement désopilantes, tant les obsessions propagandistes de ses initiateurs ont la discrétion d’un éléphant au milieu d’un couloir. Leur cible principale : les contempteurs de la politique israélienne, qui seraient tous, de même que ceux qui trouvent à redire à la politique américaine, de fieffés antisémites.

    « Le pire ennemi du journalisme, avance Philippe Val, c’est sa conviction d’être au service du bien et de la pureté. » Celui qui, du temps où il éditorialisait à Charlie Hebdo, maniait avec une égale aisance l’insulte, la diffamation décomplexée et le fantasme échevelé, met en garde contre la « tentation de faire primer la thèse sur les faits » : « Le nombre de journalistes qui sont tombés dans le piège du bien est suffisamment important pour que la profession en soit profondément malade. Le discours démagogique des uns marginalise le travail sérieux des autres. Ce n’est pas quand il exprime une opinion que le journaliste est libre et indépendant : c’est quand il pense d’abord contre son opinion pour ensuite livrer son analyse. (…) On ne discute pas de l’Amérique, on ne peut pas discuter d’Israël et de la Palestine : il y a des tas de sujets sur lesquels on ne peut pas discuter parce que c’est le Bien et le Mal. Il y a des rédactions qui sont malades de ça. »

    Le documentaire évoque également un incident navrant, qui en dit long sur cette « poubelle de la démocratie » qu’est la télévision, et qui vit la rédaction de France 2 – sous l’influence méphitique, il est vrai, de l’Instrument de Satan – diffuser, en pleine offensive israélienne sur Gaza, « des images récupérées sur Internet et accablant Israël. Après vérification, Arlette Chabot s’excuse : c’était de l’intox ». Il est bien établi aujourd’hui, en effet, qu’à l’hiver 2008-2009, à Gaza, l’armée israélienne s’est comportée avec un humanisme extravagant [3]. Et dire qu’il est encore de dangereux désinformateurs, en liberté sur Internet, pour persuader les âmes crédules du contraire…