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L'IMAGE DES NOIRS AMÉRICAINS ...

DE SELMA À URGENCES : L'IMAGE DES NOIRS AMÉRICAINS AU CINÉMA ET DANS LES SÉRIES TÉLÉ


 

Mercredi dernier est sortie sur les écrans une bobine intitulée Selma qui raconte les marches pour les droits civiques menées en 1965 par Martin Luther King.

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Selma est une ville située en l'État d'Alabama aux États-Unis. Dans les années 60 sa population s'élève à 30 000 âmes, dont la moitié sont des Noirs. Parmi eux, trois cents personnes seulement sont habilitées à voter. Car à cette époque, les électeurs des États du Sud doivent passer un test d'écriture voire s'acquitter d'une taxe pour avoir le droit de s'approcher les urnes. Ces deux conditions éliminent la quasi-totalité de la population noire, qui ne prend même pas la peine de s'inscrire sur les listes électorales.

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Selma, dans Selma


En 1963, Amelia Boynton lance à Selma l'American Civil Rights Movement (le Mouvement pour les droits civiques) dont le but est l'abolition de la ségrégation raciale et la possibilité pour tout citoyen américain d'accéder, sans condition aucune, au droit de vote.

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Lorraine Toussaint dans le rôle d'Amelia Boynton


La même année, Martin Luther King prononce son célèbre I Have a Dream à Washington. L'année suivante est voté le Civil Rights Act qui abolit toute discrimination raciale. Sauf que les États du Sud ne sont pas d'accord, refusent par la force que les Noirs s'inscrivent sur les listes électorales. En février 1965, un manifestant est tué à Marion, petite ville située à quarante kilomètres de Selma.

Le 7 mars, six cents manifestants menés par Amelia Boynton veulent marcher de Selma à Montgomery, capitale de l'Alabama, là où Rosa Parks refusa en 1955 de céder sa place de bus à un Blanc (ce fut le sujet d'un précédent article, voir par là). Mais la police montée intervient sur le pont Edmund Pettus, fait de nombreux blessés. Parmi eux, Amelia Boynton dont la photo du corps à terre fera le tour du monde. Cette première marche sera baptisée Bloody Sunday.

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Photogrammes issus de Selma
et photos du 7 mars 1965


Martin Luther King lance alors un appel pour une seconde marche qui doit s'effectuer deux jours plus tard, le 9 mars. Mais les manifestants finissent par renoncer car, sans la protection de la police locale, ils risquent fort d'être attaqués par des milices blanches.

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David Oyelowo dans le rôle de Martin Luther King

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Photogrammes issus de Selma
et couverture de Life du 19 mars 1965

Aussi rejoignent-ils l'église de Selma, sous la houlette du pasteur. Cette nuit-là, le pasteur James Reeb, venu de Boston, est assassiné par un groupe d'hommes blancs.

Le 21 mars a lieu la troisième marche. Protégés par des soldats, des gardes nationaux et des shérifs fédéraux, deux mille manifestants partent de Selma pour rejoindre Montgomery, à quatre-vingt-dix kilomètres de là.

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Ils y arrivent trois jours plus tard, ils sont alors vingt-cinq mille. Réunis devant le Capitole, ils écoutent un discours de Martin Luther King. Cinq mois plus tard, le gouverneur George Wallace signe le Voting Right Act.

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Photo de Stephen Somerstein

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Photogrammes issus de Selma
et photos du 24 mars 1965


Ces événements sont le coeur du film Selma réalisé par Ava DuVernay avec David Oyelowo dans le rôle du pasteur King et Oprah Winfrey (qui est co-productrice) dans celui d'Annie Lee Cooper. Cette femme, qui fit la queue pendant des heures en janvier 1965 pour s'inscrire sur les listes électorales de Selma, fut chassée à coups de matraque par le shérif Jim Clark. Annie Lee Cooper se rebella, lui colla un vigoureux bourre-pif, fut aussitôt saisie par les nervis dudit shérif.

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Oprah Winfrey dans le rôle d'Annie Lee Cooper


Accusée de "provocation criminelle", elle passa onze heures en prison au cours desquelles elle ne cessa de chanter des negro spirituals.

Les marches de Selma sont, pour les Américains, un moment historique d'une extrême importance. Barack Obama s'y rendit le 7 mars dernier à l'occasion du cinquantième anniversaire du Bloody Sunday, prononça un discours sur le pont Edmund Pettus. Il en avait prononcé un autre la veille à la faculté Benedict de Columbia, en Caroline du Sud, au cours duquel il avait évoqué la mort de Michael Brown à Ferguson (lirecette précédente chronique) et celle d'Eric Garner, tué lui aussi par un policier à New York le 17 juillet dernier. Il avait également déclaré : «Selma, c'est maintenant. Selma, c'est le courage de gens ordinaires faisant des choses extraordinaires parce qu'ils croient qu'ils peuvent changer le pays, qu'ils peuvent modeler le destin de la nation. Selma, c'est chacun d'entre nous se demandant ce qu'il peut faire pour améliorer l'Amérique. »

La dernière phrase est un écho de celle que Kennedy prononça le 20 janvier 1961 : «Mes chers compatriotes, ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour lui. » Et le « Selma is now » sonne terriblement juste à l'heure où trente-et-un États sur cinquante (dont la totalité de ceux du Sud) demandent maintenant aux électeurs un papier officiel avec photo d'identité alors qu'auparavant une facture ou une signature suffisait. Cette mesure, qui touche essentiellement les Noirs n'ayant, bien souvent, ni passeport ni permis de conduire (lire cet article deLa Croix), rappelle tristement les restrictions au droit de vote pratiquées à l'époque des marches de Selma.Selma now! est aussi l'un des slogans du film :

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Ces derniers mois ont vu l'émergence de plusieurs films étazuniens parlant des Noirs : Dear White People de Justin Simien (sorti en mars 2014) est une comédie satirique racontant la vie de quatre étudiants noirs dans une faculté blanche ;

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Fruitvale Station de Ryan Coogler (sorti en janvier 2014) raconte les vingt-quatre heures précédant le moment où Oscar Grant croise des policiers dans la station de métro Fruitvale à San Francisco ;

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12 Years a Slave de Steve McQueen (sorti en janvier 2014) raconte la vie d'un esclave avant la guerre de Sécession (on en avait parlé par là).

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Ces trois bobines cartonnèrent au box-office. Aussi, McQueen est-il en train de préparer un film sur Paul Robeson, célèbre chanteur qui immortalisa Old Man River dans le film Show Boat de James Whale (1936). Ryan Coogler, quant à lui, travaille sur un film intitulé Creed, un spinoff mettant en scène le petit-fils d'Apollo Creed, adversaire et ami de Rocky Balboa.

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Si les films ont un impact certain sur les consciences, les séries télé marquent sans doute plus durablement les esprits. Sauf que malheureusement, ces dernières sont beaucoup moins ambitieuses que les bobines de cinéma. C'est ce que raconte par le détail un article de Pierre Langlais paru cette semaine sur le site deTélérama : De l'image trop rose de la vie des Noirs américains dans les séries. Il y cite Black-ish, une série comique dans laquelle un homme noir travaillant dans une boîte de pub à Los Angeles et marié à une chirurgienne noire itou, se rend compte petit à petit qu'il est devenu, comme disent les Africains de France, un Bounty : noir dehors, blanc dedans. Aussi va-t-il tenter une espèce de retour aux sources.

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« Black-lish, peut-on lire dans l'hebdomadaire, s'inscrit dans le même registre bienveillant et optimiste[que le Cosby Show ou Le Prince de Bel-Air], alors que les événements tragiques de Ferguson, de New York ou de Berkeley soulignent les inégalités et les injustices raciales dont la communauté noire continue d'être victime. »

Autres séries américaines mettant en scène des personnages noirs : Scandal et How to get away with murderde Shonda Rhimes, la créatrice de Grey's Anatomy. Là encore, la réussite individuelle prime sur une vision de l'état de la société : l'héroïne de Scandal officie dans les relations publiques et est mêlée à un scandale impliquant la Maison-Blanche, celle de How to get… est avocate.

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David J. Leonard, spécialiste de l'image des minorités raciales dans les médias américains cité par Télérama, pense que ces séries « parlent de l'individu, pas de la société, et réduisent des questions globales à des ­enjeux intimes. Elles nous font croire que la réussite d'un citoyen dépend de sa volonté, de ses valeurs et de sa culture ».

Nous sommes loin de The Wire (Sur écoute) et Treme, deux séries créées par David Simon dans lesquelles les problèmes raciaux étaient traités frontalement : la première évoquait (entre autres choses) le trafic de drogue à Baltimore, la seconde racontait l'après-Katrina à La Nouvelle-Orléans avec son flot de corruption. Mais ces deux séries, tout à fait extraordinaires, n'eurent que peu d'écho aux USA.

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Il exista cependant une série télé vue par des millions de téléspectateurs qui aborda avec beaucoup de réalisme et de subtilité les problèmes raciaux : Urgences (ER en anglais). Les quinze saisons furent diffusées en France à partir de 1996 (et sont actuellement rediffusées sur la chaîne belge AB3).

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Dans cette série chorale étaient traités plusieurs problèmes inhérents à la société américaine. Parmi eux, l'assurance-maladie que seuls les plus riches peuvent s'offrir, la guerre des gangs, le racisme et l'image du Noir. Le Dr Pratt cristallisait ces deux derniers points, en voici deux exemples.

L'épisode 16 de la saison 9 intitulé Mille oiseaux de papier (A Thousand Cranes) nous montre le docteur Chen entrevoyant un type qui sort en courant du diner situé en face des urgences et qui monte dans une voiture. Elle découvrira ensuite qu'une tuerie a eu lieu dans ce coffre shop et déclarera aux policiers :

— J'ai vu l'un d'eux, je pense qu'il était noir.

Au plan suivant, les docteurs Pratt et Gallant se font arrêter.

—Bienvenue dans le ghetto, dit Pratt.

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Ils sont plaqués au sol, l'un des policiers appuie sa chaussure sur le cou de Pratt, les deux hommes se retrouvent peu après incarcérés.

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Ils seront plus tard libérés et raconteront leur mésaventure à l'hôpital où Jerry, le réceptionniste pince-sans-rire, leur dira :

—Le problème c'est que vous êtes tous les deux coupables.
—De quoi !? demande Pratt.
—De conduite en état de négritude.

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Le Dr Elizabeth Corday fait alors l'apologie du contrôle au faciès, ce qui surprend désagréablement les personnes présentes. Peu de temps après, le policier qui avait arrêté les docteurs Pratt et Gallant est blessé, arrive aux urgences. Après avoir reçu les premiers soins, il se retrouve seul avec eux.

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—Là, vous devez vraiment avoir peur, dit Pratt au flic alité. Tous les Blancs sont sortis, il n'y a plus que vous et deux grands nègres avec des couteaux…

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Dans l'épisode 9 de la saison 12 intitulé Une demande galante (I Do), le jeune KJ, fils de Darnell Thibeaux, est injustement accusé d'avoir volé une caméra vidéo avant que d'être innocenté. KJ, Darnell et le Dr Pratt se retrouvent devant l'entrée des urgences :

Pratt : — Finalement, c'est toujours les Noirs qu'on vient chercher. Même si t'as un bon boulot, que tu habites dans un bon quartier et que tu gagnes beaucoup d'argent…

Darnell : —… Les flics finissent par t'arrêter pour avoir traversé un quartier blanc.

KJ annonce alors qu'il ne veut plus retourner travailler comme volontaire à l'hôpital :

On me tombera toujours sur le dos, même si je fais du bon boulot.

Darnell : —Oui, et ça sera toujours comme ça, alors il faut t'y habituer. Faut pas y penser, vis ta vie de ton mieux.

Pratt : — Il faut rester dans la course, KJ, sinon c'est eux qui gagnent.

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Dans d'autres épisodes le Dr Pratt se retrouve réquisitionné pour jouer le rôle de nègre de service : on lui demande d'aller parler avec tel ou tel membre de gang blessé dans une bagarre, une fusillade.

Nous n'avons pas de conscience collective, se défend le médecin, souvent préoccupé par sa réussite personnelle. Mais finalement, il ira parler au petit malfrat.

Il est à espérer que ce thème du racisme ainsi que les autres problèmes de société traités pendant les quinze saisons d'Urgences auront touché le public et continueront de le toucher, puisque la série est toujours diffusée ici où là. Et peut-être Oprah Winfrey, co-productrice de Selma et d'autres films, devrait-elle investir ses picaillons dans une série télé à l'opposé de celles qui mettent en avant la réussite individuelle. Une série susceptible de passionner les foules sur le modèle d'Urgences, par exemple.

 

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