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Mondialisation

  • LIBRE-ÉCHANGE, marché des dupes

     

    Face à l’adoption du Ceta défendu par Macron, un Parti socialiste divisé

    PAR SOPHIE CHAPELLE

    Le Parlement européen a adopté à une large majorité le 15 février le traité de libre-échange conclu entre l’Union européenne et le Canada (Ceta). Sur 695 eurodéputés, 408 ont voté pour, 254 se sont prononcés contre et 33 se sont abstenus. Les conservateurs, les libéraux et la majorité des sociaux-démocrates – à l’exception des eurodéputés socialistes et radicaux français [1] – ont voté en faveur du Ceta, alors que les Verts, l’extrême gauche et l’extrême droite ont voté contre. Un tableau avec la position de chaque eurodéputé est disponible sur le site du collectif Stop Tafta.

    Une large partie des dispositions prévues par le traité entreront en vigueur à partir du 1er mars, sans approbation des Parlements des États membres. « L’avènement du Ceta va encore aggraver la défiance populaire à l’égard de l’Europe et de ses dirigeants, et alimenter l’entreprise des populistes d’extrême-droite, plus soucieux d’instrumentaliser la peur que d’organiser une transition juste, durable et solidaire », déplore Amélie Canonne de l’association Aitec.

    - Notre dossier Traités de libre-échange : les multinationales contre la démocratie ?

    Dans la matinée, un petit millier de personnes ont manifesté à Strasbourg devant le Parlement européen. Des militants vêtus de combinaisons blanches se sont notamment allongés devant plusieurs accès routiers du bâtiment, contraignant les eurodéputés à descendre de leur voiture pour rejoindre l’enceinte à pieds. « Une mise en scène symbolique du piétinement de la démocratie au vu d’une intention de vote majoritairement favorable au Ceta », écrivent les organisations ANV COP21 et TTIP Game Over dans un communiqué. Une pétition ayant recueilli plus de trois millions de signatures contre la ratification du Ceta a par ailleurs été remise au Parlement.

    Le PS divisé

    Deux jours plus tôt, le 13 février, à l’initiative du collectif Stop Tafta-Ceta – qui regroupe plus de 80 organisations syndicales, associatives et politiques – huit eurodéputés socialistes, écologistes et du Front de gauche s’étaient retrouvés à Paris pour afficher leur opposition commune au Ceta. Parmi eux, deux candidats à la présidentielle française, Yannick Jadot (Les Verts) et Jean-Luc Mélenchon (La France Insoumise), aux côtés de partisans de Benoît Hamon. Jean-Luc Mélenchon et Yannick Jadot s’opposent de longue date au Ceta et au Tafta (le projet d’accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne). Il n’en est pas de même pour le PS. Les eurodéputés socialistes français se sont bien prononcés contre le Ceta à l’unanimité au Parlement européen [2]. Le bureau national du PS n’a en revanche toujours pas pris de position officielle, rappelle Mediapart.

    La position alambiquée de la ministre de l’Environnement, Ségolène Royal, en dit long. Son ministère vient de publier un rapport qui indique très clairement que l’accord entre l’Union européenne et le Canada pourrait, en l’état, aggraver la situation sur le front climatique et environnemental [3]. Pourtant, Ségolène Royal se dit favorable au Ceta qui, « s’il intègre les propositions formulées », pourrait « dynamiser la lutte contre le changement climatique »... Une position très critiquée par plusieurs organisations, notamment Attac France et la Fondation Nicolas Hulot, qui rappellent qu’« il est impossible de négocier avec le réchauffement climatique ».

    Les députés socialistes se sont pour le moment accordés sur une abstention afin de concilier à la fois le choix de Benoît Hamon, opposé au traité, et le souhait du premier ministre Bernard Cazeneuve, favorable à son adoption. A l’issue du vote au Parlement européen, Benoît Hamon a néanmoins assuré qu’il suspendrait « immédiatement l’application du traité », s’il est élu Président de la République.

    Seul Emmanuel Macron est ouvertement favorable au Ceta

    Comme le rappellent Les Décodeurs, Emmanuel Macron est le seul candidat à la présidentielle ouvertement favorable au Ceta. Le 20 octobre dernier, il déclarait que ce traité « améliore objectivement les choses dans notre relation commerciale avec le Canada ». Tout en jugeant « pertinentes » les questions posées par le Parlement wallon lors de son veto, en octobre 2016, il estime que le traité devrait être exclusivement ratifié au niveau européen et non devant les parlements nationaux. « La politique communautaire commerciale, c’est la souveraineté de l’Europe », a-t-il notamment expliqué.

    La position de François Fillon n’est pas claire. Son programme n’en fait pas explicitement mention. A Strasbourg, les eurodéputés LR ont majoritairement voté en faveur du traité, tandis que les centristes se sont divisés [4]. Interrogé par Terre-net, le vainqueur de la primaire de la droite et du centre a répondu que le Ceta était « un bon accord si les règles du jeu sont identiques, et respectées par tous. Malheureusement, ce n’est pas le cas […] ». Si la candidate d’extrême-droite Marine Le Pen affiche une position clairement opposée au Ceta, ce n’est pas le cas d’élus frontistes : le groupe FN au conseil régional de Provence-Alpes-Côte-d’Azur s’est par exemple opposé en février 2014 à une motion demandant « l’arrêt des négociations sur le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement » (lire notre enquête sur le visage anti-social et anti-écolo du Front National).

    Suite à la ratification du Ceta par le Parlement européen, trente-huit parlements nationaux ou régionaux vont désormais devoir se prononcer sur le traité pour qu’il soit définitivement valide. « Nous n’avons aucune idée de la date de ratification prévue en France, commente Jean-Michel Coulomb d’Attac, mais nos organisations seront mobilisées pour faire en sorte que la France ne ratifie pas le traité. » Une résolution déposée par le Front de gauche et adoptée le 2 février par l’Assemblée nationale, « invite le gouvernement à organiser un référendum populaire au sujet de l’autorisation de ratification du Ceta ». Reste à savoir dans quelle mesure cette résolution non contraignante sera suivie d’effets et impliquera véritablement l’opinion publique.

    Notes

    [1Les sociaux-démocrates sont le deuxième plus grand groupe à Strasbourg par le nombre d’élus. D’après les calculs de Mediapart, la fracture est nette : ils sont 97 à avoir voté pour (dont une majorité d’Allemands, d’Espagnols, d’Italiens et d’élus d’Europe centrale) et 66 à s’y être opposés (dont l’ensemble des Français et des Belges).

    [3Lire cet article du Monde

    [4La plupart des élus LR a soutenu le texte mais six d’entre eux se sont abstenus (Michèle Alliot-Marie, Arnaud Danjean, Angélique Delahaye, Michel Dantin, Brice Hortefeux, Nadine Morano). Les libéraux de l’UDI-Modem, se sont totalement divisés sur le sujet, entre l’abstention (Marielle de Sarnez, Nathalie Griesbeck), l’opposition (Jean Arthuis, Robert Rochefort) ou encore l’approbation (Sylvie Goulard, Dominique Riquet). Source

  • Stratégies d’énonciation du sujet migrant chez Fatou Diome

    Eugène Nshimiyimana

    p. 117-126

    Texte intégral

    1Si la migration ne cesse de retenir l’attention des études littéraires, c’est qu’elle contribue à la mise en évidence d’un sujet humain « divers », issu de la traversée d’un espace multidimensionnel, réel et imaginaire, en quête de soi et de l’autre. Plusieurs études concordent pour dévoiler un sujet mouvant, partagé entre l’origine et la destination, structuré par un manque fondamental, celui du lieu originel. Des nouvelles formes d’identités postulées par ce manque jaillissent, toutes étant l’expression d’une négociation entre le sujet et sa réalité en vue de la cohésion de la triade énonciative (je-ici-maintenant) du sujet ni « ici » ni « là », ni « maintenant » ni « jadis ». L’entre-deux, qui est le lieu par excellence du nouveau sujet ? le sujet de l’émigration qui retiendra notre attention ? se lexicalise sous plusieurs vocables tels que hybridité, métissage et autres, qui, dans l’ensemble, témoignent de la difficulté de situer les nouveaux sujets de l’arrachement à la terre natale. Peu s’en faut pour dire, en effet, que l’écriture migrante se réalise dans la fracture de la perte et d’un deuil inachevé. Le manque est donc son centre de gravité d’où rayonne un imaginaire du désemparement et de la dispersion qui sont le propre du sujet migrant.

    2Perte, deuil et manque, tels semblent être les lieux qui condensent la violence de l’exil, émotionnel et psychique, qui accompagne l’arrachement au familier dans l’attente incertaine d’un possible avenir. Car en définitive, toute migration, si elle est volontaire, comporte en son sein une logique de la quête qui se décline sur l’espace et le temps sur base d’une évaluation : si le temps et l’espace envisagés comportent une positivité absente dans le temps et, autrement dit, si « l’ailleurs » et « demain » sont investis d’un « idéal » inaccessible dans l’« ici » et le « maintenant ». À son horizon, tout exil se fait un exercice de l’espoir.

    • 1 Diome Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003, p. 256. Désormais, (...)

    3Mais quel espoir ? La question rebondit dans l’ouvre de Fatou Diome qui nous présente un univers où le rêve et la réalité se côtoient dans un antagonisme choquant, parfois même dramatique. Elle nous donne à lire les affres de l’exil sur le corps de l’émigré, sacrifice fumant sur l’autel du succès. C’est, dans Le Ventre de l’Atlantique (2003), la question du devenir qui se pose entre l’être africain et le devenir émigré, entre l’ancrage chez soi et l’errance chez l’autre. Situant son propos entre l’immigrant qui n’est jamais arrivé et l’émigré qui n’est jamais parti, la narratrice du Ventre de l’Atlantique dévoile la face cachée de l’émigration, que cette face soit sociale, politique, économique ou psychologique, individuelle ou collective. Le but ici n’est pas de suivre ce dévoilement pas à pas, mais de dégager les stratégies d’énonciation du sujet migrant. Deux stratégies retiendront particulièrement notre attention : le testimonial-didactique et le mémoriel-imaginaire. Nous appréhenderons la première à partir de ce que l’auteure appelle « syndrome postcolonial1 » pour rendre compte du sujet désemparé et la deuxième à partir de la mise en scène de l’écriture qui nous permettra de rendre compte du sujet dispersé. De ce double mode énonciatif il sera possible de déduire de l’écriture migrante une dimension moralisante et reterritorialisante.

    DU SYNDROME POSTCOLONIAL : TÉMOIGNAGE ET PÉDAGOGIE

    • 2 Sembène Ousmane, Xala, Paris, Présence africaine, 1995.
    • 3 Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Éditions du Seuil, 1979.
    • 4 Lopès Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence africaine, 2003.
    • 5 Smith Andrew, «, hybridité et études littéraires postcoloniales », in Penser le postcolonial. Une (...)

    4De la civilisation de l’universel chère à Césaire et du métissage culturel cher à Senghor à la mondialisation, une constante : la pensée d’un ordre mondial culturellement et économiquement démocratique. Devant ces utopies mondialistes qui visent l’émergence d’un vrai citoyen du monde, il n’y pas que nationalismes, racismes et autres intégrismes qui font écueil. C’est aussi les relations internationales qui, quand il s’agit des rapports Nord-Sud, ne cessent de multiplier les frontières, en isolant davantage le Sud, pauvre et sous-développé. C’est du moins ce qui ressort chez bon nombre d’écrivains du Sud qui fustigent l’unilatéralisme dans les rapports Nord-Sud, fondement du nouvel ordre néocolonial. Ce n’est ni à Ousmane Sembène2, ni à Sony Labou Tansi3, ni à Henri Lopes4 qu’il faut le rappeler : le « colonisé » réclame l’indépendance, le « néocolonisé » ne cesse de l’hypothéquer. Quand la coopération technique se double du droit d’ingérence, c’est l’intégrité des États qui s’en trouve entamée et le citoyen menacé : la nation, dit Andrew Smith, « ne semble plus pouvoir être le vecteur d’un quelconque progrès historique et social5 ». Ce que Diome désigne comme le « syndrome postcolonial » résulte de cette situation où la déception est ce qui marque le sentiment général, les nouveaux pouvoirs ayant échoué à établir un système qui garantisse aux citoyens une perception optimiste du futur.

    • 6 Ibid., p. 365.

    5La migration, dès lors, s’insère dans une structure où la quête est ce qui meut le sujet ; elle est la réplique d’un autre phénomène connu depuis longtemps dans la littérature d’Afrique, celui de l’exode rural, avec cette différence que l’opposition ville/campagne de l’exode se transforme en opposition Afrique/ailleurs. Mais cette différence n’est que de surface car dans une structure profonde où le jugement revient à l’imaginaire, la ville est à la campagne ce que l’ailleurs est à l’Afrique. C’est cet imaginaire que Fatou Diome explore, maintenant la quête au cour de l’« exil » pour mieux fustiger le rêve et l’illusion, manifestations du syndrome surtout dans les milieux jeunes : idolâtrie de l’Occident transformé en nouvel Eden, en Eldorado des temps modernes. Le choix du narrateur chez Diome ne laisse pas d’équivoque : il n’y a que des émigrés qui peuvent dire l’émigration car, comme elle le dit si bien, « [ b] on converti sera meilleur prêcheur » (VA, p. 135). C’est ainsi que la narratrice domienne, émigrée elle-même, s’investit d’un devoir moral qui consiste à examiner la question de l’émigration, en aval et en amont, pour formuler un jugement capable d’apporter un nouveau regard sur un phénomène qui peut « déboucher aussi bien sur une épiphanie que sur un horizon borné6 ».

    6En réalité, l’option de l’émigration chez les jeunes de Niodior est fondée sur un paraître peu révélateur de la réalité de l’émigration. L’homme de Barbès et Wagane Yaltigué, dit El-Hadji, restent des exemples qui contredisent toute représentation négative de l’émigration : partis pour revenir riches, ces personnages constituent des centres d’attention, des preuves éclatantes que l’émigration et la réussite vont de pair. Dans l’imaginaire collectif, le premier est l’« emblème de l’émigration réussie » (VA, p. 38) tandis que l’autre est vu comme le « verni de l’émigration » (VA, p. 136). Et la place qu’ils occupent dans l’imaginaire se traduit effectivement sur la place publique où respect et vénération leur confèrent autorité et sagesse, qu’ils n’auraient pas s’ils n’avaient pas été en France. Mais ce statut, comme on le verra plus loin, est assuré et entretenu par le silence et le mensonge qui entourent le séjour en Europe marqué par l’humiliation, comme c’est le cas chez l’homme de Barbès d’abord :

    Jamais ses récits torrentiels ne laissaient émerger l’existence minable qu’il avait menée en France. Le sceptre à la main, comment aurait-il pu avouer qu’il avait d’abord hanté les bouches du métro, chapardé pour calmer sa faim, fait la manche, survécu à l’hiver grâce à l’Armée du Salut avant de trouver un squat avec des compagnons d’infortune ? (VA, p. 101-103)

    7Si cet exemple participe au dévoilement de la réalité sociologique de l’émigration, celui de Moussa en dévoile une dimension psychologique et économique susceptibles, du moins l’espèrent la narratrice et l’instituteur, de décourager ces élans aveugles vers l’humiliation et l’exploitation. Il ramène l’émigrant au cour de l’interrogation sur l’assujettissement du migrant. À travers lui, la narratrice dévoile les nouvelles formes de l’exploitation de l’homme par l’homme à partir du football qui fait rêver les jeunes niodiorois. Si les jeune gens de Niodior rêvent de partir un jour, c’est qu’ils espèrent pouvoir percer dans le monde du football professionnel européen. Ce n’est d’ailleurs pas les exemples qui leur manqueront, tant les « Senef » (Sénégalais Nationaux Évoluant en France) suscitent l’admiration et l’envie. Mais l’aveuglement ne laisse pas percer la réalité que l’histoire de Moussa permet d’illuminer : l’esclavage moderne sur fond sportif.

    8Recruté par un certain Jean-Charles Sauveur ? merveilleuse ironie de l’onomastique ! ?, Moussa se retrouve dans un club français auquel le recruteur espère le vendre. Pendant sa période d’essai, il analyse avec lucidité les enjeux du monde footballistique :

    Le soir, au centre, en regardant la télé, Moussa s’indignait de ce marchandage de joueurs et finissait par délirer sur les prix faramineux des transferts : Le Real Madrid a acheté ce gars à tant de millions de francs français ! La vache ! […] Même s’il s’amusait à calculer en s’imaginant au cour d’une telle transaction, ce procédé d’esclavagiste ne lui plaisait guère. Mais il n’avait pas de choix, il faisait maintenant partie du bétail sportif à évaluer. (VA, p. 112)

    9La métaphore animale dans la réflexion de Moussa apporte une dimension nouvelle à la représentation de l’émigration chez Diome : celle de la déshumanisation qui ne manque d’accompagner tout système esclavagiste. Ainsi, écrire sur l’émigration sur fond du football revient à écrire sur la loi de la production et de l’intérêt, une loi, tout compte fait, inique et dégradante dans la mesure où la valeur humaine est déterminée par la valeur marchande du sujet. Dans le cas de Moussa, étant donné que sa valeur marchande est nulle, il se retrouve au rang de « taillable et corvéable à merci ». N’ayant pas réussi à convaincre les responsables du club de ses talents, il échoue à s’inscrire dans le système économique puisque sans valeur d’échange footballistique. Marchandise jugée défectueuse, retour à l’expéditeur. Mais Jean-Charles Sauveur n’entend pas s’arrêter là. Le changement de paradigme-du football au travail forcé ? révèle le monde dégradé du gain contraire à l’éthique des droits humains :

    Si tu t’étais bien débrouillé, le club aurait tout réglé en vitesse : mon fric, tes papiers, tout, quoi. Mais là, tu n’as ni club ni autre salaire ; le renouvellement de la carte de séjour, faut même pas y songer. J’ai un pote qui a un bateau, on ira le voir, je te ferai engager là-bas. On ne lui demandera pas beaucoup, ça l’aidera à la fermer. Il me versera ton salaire, et quand tu auras fini de me rembourser, tu pourras économiser de quoi aller faire la bamboula au pays. (VA, p. 117)

    10De Moussa, footballeur raté, ne restera que le forçat des mers à la merci des négriers, parmi lesquels, Jean-Charles Sauveur. Moussa et Jean-Charles Sauveur représentent ainsi deux pôles d’un même système économique basé sur l’exploitation, d’un côté l’esclave et de l’autre le maître, comme dans d’autres cas d’esclavagisme sexuel de jeunes filles (VA, p. 232). L’émigration se fait le lieu où trafic et exploitation de l’humain se rejoignent.

    11La tragédie de Moussa permet à la narratrice de rendre compte des affres de l’émigration. Elle est la mesure de l’étendue et de la variété du drame de l’émigré surtout dans un contexte où tout, des papiers à la race, semblent l’exclure. L’aventure émigrante devient, au bout du rêve, une rencontre douloureuse avec le néant. C’est du moins la conclusion à laquelle conduit l’histoire de Moussa, qui est expulsé de France, se retrouve au pays sans rien et finit par se suicider. Ce suicide qui sanctionne sa quête de la réussite est l’ultime aveu de l’échec, l’issue pour le moins choquante dans la mesure où elle est déjà symboliquement inscrite dans le départ : partir, c’est un peu se suicider, s’en remettre à l’inconnu, maître et tyran. À l’endroit d’une émigration rêvée salutaire, la narratrice dévoile une émigration dangereuse et mortifère pour proposer une vision de l’avenir plus responsable et pragmatique, libérée du rêve, de l’illusion et de l’idéalisation de l’ailleurs. À son frère Madické, qui rêve de devenir un « Maldini », elle propose une identité intrinsèque, ni importée ni fabriquée, inscrite dans le temps et le lieu des niodiorois ; un frère qui s’assume, non dans des stades imaginaires du football étranger, mais dans les arènes concrètes de la vie de tous les jours à Niodior.

    ENTRE LE MÉMORIEL ET L’IMAGINAIRE : L’ÉCRITURE COMME LIEU DU RETOUR À SOI

    • 7 Harel Simon, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 194.

    12Poser l’écriture comme le lieu du retour à soi revient à poser la question de la négociation des espaces, l’espace réel d’arrivé et l’espace imaginaire d’origine. Car, en fin de compte, l’émigré n’arrivera que partiellement puisque perpétuellement en transit, « guidé par une forme de quête originelle7 », celle de la terre natale qui se double de celle de la mère chez Diome. Car, observe Simon Harel,

    • 8 Ibid., p. 197.

    […] l’imaginaire des lieux est animé par une pulsion fondatrice, dans la mesure où toute écriture est aussi-et peut-être avant tout ? retour à l’enfance et au souvenir de la mère. Toute écriture est l’impossible reconquête du lieu perdu de l’enfance. Et la quête d’un corps-psyché originaire tente, dans cette écriture, de nommer l’exil. À la croisée des chemins, l’écrivain ne sait plus se situer dans ce monde multiple qui est à la fois promesse de métissage et dissolution de l’identité8.

    • 9 Montandon Alain, « guise d’introduction. De soi à soi : les métamorphoses du temps », in De soi à (...)

    13Comment dès lors s’opère cette négociation entre l’ailleurs et l’ici, l’antan et le maintenant puisque la réalité de l’émigré ne peut se lire que dans cet espace de désaccord dans la trame du temps et de l’espace ? C’est là que l’écriture, du moins chez Diome, intervient pour offrir à la narratrice, par l’acte de parole qui la dit, le seul lieu de liberté où la mémoire et l’imagination tiennent lieu de papiers : visas, passeport et autres certificats d’hébergement. L’écriture devient le seul territoire hospitalier, contrepartie symbolique de la hautaine et raciste Strasbourg. Écrire n’est alors pour la narratrice rien d’autre que l’exercice du droit le plus inaliénable, le droit à la vie : écrire pour être, écrire pour exister, écrire pour vivre, écrire pour se retrouver dans un univers qui ne cesse de se rendre inaccessible. Écrire pour conjurer la solitude et la nostalgie, écrire pour faire un avec soi en dépit de la déchirure. Là l’écriture offre le véritable lieu d’accueil de soi, « de soi comme un autre, ce qui présuppose cette distance fondatrice de la subjectivité comme conscience de soi9 ».

    • 10 Cf. Certeau Michel de, L’Invention du quotidien I, Paris, Gallimard, 1990.
    • 11 Cf. Chambers Ross, Room for Manœuver. Reading (the) Oppositional (in) Narrative, Chicago / Londre (...)
    • 12 Cf. Cyrulnik Boris, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2004, et Un merveilleux malheu (...)

    14En mettant en scène une narratrice écrivaine, Diome fait de l’écriture une réponse, comme diraient De Certeau10 ou Chambers11, aux « forces aliénantes » de l’émigration, un moyen de résistance contre l’anéantissement du sujet : n’existe que le sujet qui se dit. Elle révèle chez la narratrice une forte résilience12 qui lui permet de sublimer les contradictions de son passé et de composer avec la réalité douloureuse de sa vie quotidienne. L’écriture se retrouve alors investie d’une valeur thérapeutique et d’une force sublimatoire sans précédents ; par ses capacités de symbolisation, elle permet à la narratrice de transcender l’orgueil et le mépris strasbourgeois, mais surtout de composer avec son histoire de bâtarde et d’accepter son identité hybride, maintenant plus que jamais. Sur le blanc de la page, la bâtarde et l’hybride se rencontrent pour dire Salie. C’est ainsi qu’écrire, écrire l’autre, son frère Madické, l’émigrant ou l’émigré, devient en même temps s’écrire pour se retrouver, pour rassembler les morceaux épars d’un soi constamment menacé par la disparition. Dans l’espace de l’écriture se réalise la mise en espace du sujet, reterritorialisation salvatrice dans l’espace de la parole et de l’exil :

    Chez moi ? Chez l’autre ? Etre hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient. Je suis l’enfant présenté au sabre du roi Salomon pour le juste partage. Exilée en permanence, je passe mes nuits à souder les rails qui mènent à l’identité. L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs de cloisons des deux bords. Je suis cette chéloïde qui pousse là où les hommes, en traçant leurs frontières, ont blessé la terre de Dieu. […] Je cherche mon pays là où on apprécie l’être additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire. […] Je cherche mon territoire sur une page blanche ; un carnet, ça tient dans un sac de voyage. Alors, partout où je pose mes valises, je suis chez moi. (VA, p. 295-296)

    15Ainsi donc, dans l’espace de l’écriture, la narratrice retrouve, pour ainsi dire, le passé, le présent et le futur. Mais cela ne devient possible qu’au terme d’une double médiation, mémorielle et imaginaire : la mémoire permet de faire cohabiter le passé et le présent dans le même espace de la page, et ce faisant, de rétablir la connexion entre le sujet narrateur et le lieu originel perdu (la terre et la mère) ; ce lieu reste cependant inscrit dans un deuil inachevé et inachevable qui deviendra la condition même de l’émigré, de la parole et de l’écriture. L’imagination quant à elle, par le truchement de la fabulation, vient superposer l’ailleurs et l’ici pour fendre la cloison de la séparation. C’est du moins ce que permet de constater l’effet « duplex » fortement présent dans Le Ventre de l’Atlantique et qui permet à la narratrice de raconter, à partir de son studio strasbourgeois, l’actualité de Niodior sans médiation ni modulation de son savoir. De l’échappée mémorielle et imaginaire se dégage une forte emprise de la douleur liée à la solitude et à la nostalgie de l’exil. Étant donné son statut d’étrangère à Strasbourg, sa ville d’accueil qui ne cesse de la renvoyer dans les périphéries de l’emploi et de l’intégration, la narratrice retrouve dans la plongée au fond de l’âme le confort nécessaire pour résister à la désintégration totale, pour se ramasser et se recomposer, pour remédier à la dispersion caractéristique de son état.

    16Choisir l’émigration comme objet de parole, c’est aussi en faire le lieu de parole pour Salie. Une parole qui ne saurait s’articuler ailleurs que dans cet ailleurs de la dépossession et de la re-possession de soi. Car, pour la narratrice, « partir, […] c’est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances » (VA, p. 262). Naître de soi, par la distance, mais surtout par la distance de l’écriture à partir de laquelle le sujet s’objective pour mieux se saisir. Une multiplicité d’identités germe de cette plongée orphique : la bâtarde, l’« orpheline », l’étudiante, la femme, la ménagère ; mais aussi, l’enfant abusée (par le beau-père et par la famille d’accueil africaine qui l’expose aux excès d’un marabout plutôt lubrique), la divorcée, l’émigrée. Toutes ces identités peuvent se distribuer sur trois axes à l’intersection desquels se retrouve Salie. Le nom de la narratrice reste d’ailleurs intriguant, au point que l’on peut difficilement s’empêcher de le rapprocher de la souillure qui caractérise sa naissance : Salie est une enfant illégitime, une enfant de la honte (VA, p. 260). Il s’agit donc de l’axe de la nature (enfant, bâtard, orphelin, femme), de l’axe de la fonction (étudiante) et de l’axe des circonstances d’évolution des deux premiers (l’abus, le divorce et l’émigration). Il va sans dire qu’aucun axe ne se suffit à lui seul pour dire Salie. Elle est la somme de toutes ces identités sans pour autant se réduire à aucune d’elles.

    17Habitante d’un imaginaire désenchanté et d’une mémoire enchantée, le seul territoire qui, pour ainsi dire, échappe aux formalités douanières et au contrôle des garde-frontières, Salie confère à l’écriture la tâche de ramener ensemble les éléments les plus antinomiques comme l’Afrique et l’Europe, le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs, comme la métaphore de la cire l’évoquait plus haut : « L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs des cloisons des deux bords » (VA, p. 295). Ramener ensemble, cependant, en réparant la fissure : celle qui l’éloigne de l’autre, mais aussi celle qui l’éloigne d’elle-même. L’écriture se fait réparation, dans tous les sens du mot : dans le sens technique comme raccommodage et réfection de soi ; dans le sens artistique comme restauration du lien de soi à soi et de soi à l’autre ; dans le sens moral comme acquittement d’une dette, correction de la faute, de soi et de l’autre ; et dans le sens religieux comme expiation : expiation de la honte originelle liée à une naissance illégitime.

    18De l’émigration à l’écriture, le parcours de Salie se veut archéologique (VA, p. 259) : l’archéologie d’une identité fuyante, inscrite à la fois dans l’absence et dans le trop plein. L’absence du père et de la mère comme l’absence de la terre d’origine et de la terre d’accueil correspond, dans l’espace de l’exil, non au vide d’une Sankèle, mais au trop plein affectif à l’égard des « siens » et de son île natale. Quoi qu’il en soit, et c’est le moins que l’on puisse dire, l’émigration offre à la narratrice, par le moyen de l’écriture et par la distance physique de l’éloignement, un retour aux origines pour mieux pouvoir s’appréhender comme sujet d’un amour inconditionnel (grand-mère) et de une honte originelle (mère). L’écriture de l’exil vient comme un tribut versé à l’honneur de la grand-mère et comme l’expiation de la faute maternelle : « […] l’écriture m’offre un sourire maternel complice, car, libre, j’écris pour dire et faire tout ce que ma mère n’a pas osé dire et faire » (VA, p. 262). Dans l’écriture, la fille rencontre la mère sur la page blanche d’une nouvelle existence : réparation et réconciliation. Et c’est là que tout recommence : l’écriture se fait mère d’un nouveau sujet, l’écrivain.

    19À partir de la question de l’émigration, le roman amorce un parcours identitaire dans la fracture de la perte et d’un deuil inachevé, tout en se voulant un roman de la quête : celle d’un sujet en panne de définition, celui qui échappe à lui-même et dans le temps et dans l’espace, ce sujet devenu une extériorité par rapport à lui-même. C’est au « rapatriement » intérieur que le convie la narratrice : le retour en soi pour une récupération de soi. Si elle arrive à cette récupération à partir de l’écriture, son frère, défenseur impénitent de l’émigration, quant à lui, réussit en s’investissant dans l’activité économique qui se fait en même temps activité sociale : « C’est vrai, finit-il par confier à sa sœur, que les gens me prennent beaucoup de choses à crédit, certains viennent carrément quémander. […] Mais bon, ça va, on se file tous des coups de main » (VA, p. 293). Roman de l’écart et de la proximité, Le Ventre de l’Atlantique, se fait aussi le roman de la réconciliation entre soi et soi (la narratrice et son histoire), entre soi et l’autre (la narratrice et les siens). La distance couverte par l’émigration devient salutaire dans ce cas alors qu’elle devient mortifère quand elle a à son origine l’inconscience. L’écriture de l’émigration chez Diome garde une dimension à la fois pédagogique, informationnelle, politique, morale et éthique, sociologique et psychologique. C’est dans les pans les moins ouverts de l’émigration que l’auteur conduit son lecteur pour interroger et la société d’origine et la société d’accueil.

    Notes

    1 Diome Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003, p. 256. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle VA, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

    2 Sembène Ousmane, Xala, Paris, Présence africaine, 1995.

    3 Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Éditions du Seuil, 1979.

    4 Lopès Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence africaine, 2003.

    5 Smith Andrew, «, hybridité et études littéraires postcoloniales », in Penser le postcolonial. Une introduction critique, Lazarus Neil (dir.), Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 366.

    6 Ibid., p. 365.

    7 Harel Simon, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 194.

    8 Ibid., p. 197.

    9 Montandon Alain, « guise d’introduction. De soi à soi : les métamorphoses du temps », in De soi à soi : l’écriture comme auto-hospitalité, Montandon Alain (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 7.

    10 Cf. Certeau Michel de, L’Invention du quotidien I, Paris, Gallimard, 1990.

    11 Cf. Chambers Ross, Room for Manœuver. Reading (the) Oppositional (in) Narrative, Chicago / Londres, The University of Chicago Press, 1991.

    12 Cf. Cyrulnik Boris, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2004, et Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 2002.

    Auteur

    Eugène Nshimiyimana

    © Presses universitaires de Paris Ouest, 2012

    Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

  • l'empire vs Venezuela

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    19 juin 2015

    Article en PDF :

    Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, une super puissance est apparue sur la planète, que l’humanité n'avait jamais connue auparavant : “Nous possédons environ 50% de la richesse mondiale avec seulement 6,3% de la population. Notre objectif principal dans cette époque à venir est de créer un système de relations qui nous permettra de maintenir cette situation d’inégalité sans porter atteinte à notre sécurité nationale”, George Kennan, chef d’État-major de planification stratégique au département d'Etat des Etats-Unis, le 23 février 1948.

     



    Le 9 mars dernier, le président des Etats-Unis, Barack Obama, a qualifié le Venezuela “d’une menace inhabituelle et extraordinaire pour la sécurité nationale” de son pays. Cette déclaration fut précédée de 148 autres déclarations ou communiques du gouvernement des Etats-Unis contre le gouvernement du Venezuela, depuis le début du mois de février battant ainsi tous les records d’ingérence américaine contre le Venezuela pour l’année 2014, en moins de 40 jours.

    Noam Chomsky pense que la politique étrangère des Etats-Unis fonctionne sur base de deux principes :


     garantir la liberté « d’exploiter et de voler » les ressources des pays du Tiers-Monde au bénéfice des entreprises étasuniennes ;
     mettre en place un système idéologique qui assure que la population se maintienne passive, ignorante, apathique et qui garantit qu’aucun de ces thèmes ne soit compris par les classes éduquées.

    Au vu de ces principes, on comprend le dégoût de l’élite qui dirige les Etats-Unis envers les gouvernements chavistes du Venezuela. Mais il faut contextualiser au regard de l’histoire contemporaine l’obsession des États-Unis envers le Venezuela. A la fin de la deuxième guerre mondiale, les Etats-Unis assument le rôle d’empire à l’échelle globale avec pour cobaye la Grèce, première victime d’une liste qui continue de s’étendre de nos jours.

    Le pays hellène avait eu une résistance armée importante contre l’invasion nazie allemande ; après la capitulation des Germains pendant la deuxième guerre mondiale, les forces armées résistantes, ayant connu une influence socialiste et communiste, refusèrent d’accepter la tutelle anglo-américaine sur le pays. Une guerre civile explosa en 1947, dans laquelle les Etats-Unis sont intervenus en appliquant des politiques contre-révolutionnaires, et ceci au nom de la doctrine Truman. Le secrétaire d’Etat nord-américain, Dean Acheson était la personne chargée de convaincre le Congrès de soutenir une intervention en Grèce argumentant : “comme des pommes dans un tonneau infecté par une seule pomme pourrie, la corruption en Grèce infectera l’Iran et tout le territoire oriental”, et s’étendrait aussi à l’Italie et à la France qui possédaient de grands partis communistes.

    La rébellion grecque fut étouffée volontairement au moyen de la torture, de l’exil politique et de la destruction des syndicats. Dorénavant, les Etats-Unis, à l’aide d’interventions directes ou indirectes, appliqueront la politique contre-révolutionnaire dans le monde entier avec la défense des libertés et droits humains comme credo. Ils sont donc intervenus de cette manière en Corée, aux Philippines, en Thaïlande, en Indochine, en Colombie, au Venezuela, au Panama, au Guatemala, au Brésil, au Chili, en Argentine et dans une longue liste de pays que les Etats-Unis inondèrent avec une rivière de sang pour maintenir cette disparité à l’intérieur du pouvoir mondial si chère a George Kennan.

    La menace que représente le Venezuela pour les Etats-Unis est de ce type, “la pomme pourrie” qui peut “infecter” les autres régions. En fait, il existe plusieurs pommes du tonneau latino-américain qui ont déjà été « infectées » de différentes manières : le Brésil, l’Argentine, la Bolivie, l’Equateur, le Nicaragua, l’Uruguay ou le Salvador connaissent pour le moment des expériences d’indépendance politique et économique majeure envers les Etats-Unis. La menace vénézuélienne est représentée par l’exemple “dangereux” que sont les politiques utilisant leurs propres ressources pour améliorer et élever la qualité de vie des citoyens, récemment la secrétaire exécutive de la commission économique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPAL), Alicia Barcena, a indiqué que le Venezuela est un des pays ou la pauvreté, la pauvreté extreme et l’inégalité ont le plus diminué. Sans nul doute, c’est l’exemple que les Etats-Unis combattent dans la région et dans le monde car les ressources destinées à la population native du Venezuela sont celles que ne percevront pas les multinationales nord-américaines.

    Maintenant, il existe un fait aggravant, que la Grèce soit une autre fois « infectée » comme l’atteste le triomphe électoral de SYRIZA. L’Espagne pourrait être la prochaine à entrer en quarantaine si PODEMOS triomphait aux prochaines élections générales. Le panorama politique européen a augmenté l’hystérie de l’élite nord-américaine et de ses associés européens qui luttent par tous les moyens pour que l’exemple chaviste n’affecte pas non plus le sud de l’Europe, ce qui convertirait le cauchemar de l’ancien Secrétaire d’Etat Dean Acheson, en réalité.

    L’empire applique une politique sanitaire en Amérique Latine, ou le manu militari et les coups-d’Etat cherchent à discipliner la région et à contenir voir, éliminer le “virus” chaviste. Ainsi, nous pouvons constater la réactivation, en 2008, après 68 ans d’inactivité, de la flotte IV qui cible a nouveau les ressources militaires américaines vers les Caraïbes et l’Amérique du Sud ; le coup d’Etat contre le président Manuel Zelaya du Honduras en 2009, les nouvelles bases militaires en Colombie la même année et le coup-d’Etat contre Fernando Lugo du Paraguay en 2012. On peut y ajouter les tentatives avortées de faire tomber les gouvernements du président vénézuélien Hugo Chavez en 2002, d’Evo Morales de Bolivie en 2008, de Rafael Correa d’Equateur en 2010 et de Nicolas Maduro du Venezuela en 2014.

    Dans ce même sens, on peut apprécier les tentatives actuelles de saboter ou de faire tomber les gouvernement de Cristina Fernandez de Kirchner, d’abord avec l’attaque des fonds-vautours l’année passée et ensuite avec la dénonciation infondée du Procureur de la République, Alberto Nisman en janvier 2015, Procureur qui recevait des instructions depuis l’ambassade des Etats-Unis à Buenos Aires, selon les révélations des sources infiltrées par Wikileaks. La présidente du Brésil n’a pas été épargnée non plus, victime d’attaques à travers du cas très médiatisé de PETROBRAS ou de la tentative de jugement politique au Parlement.

    Un fait à souligner, les gouvernement les plus assiégés aujourd’hui par la politique extérieure américaine, les ONG et les médias qui la représentent sont ceux qui enregistrent le plus d’investissements venant de Chine en Amérique Latine : Argentine, Brésil et Venezuela. Les Etats-Unis, depuis 1823 jusqu’à ce jour et après avoir formalisé la doctrine Monroe de “l’Amérique aux Américains” ont toujours concentré leurs efforts sur l’élimination de leurs concurrents européens du continent (à cette époque la Chine n’était pas considérée comme une concurrente) et sur l’appropriation des richesses de ses voisins, au sud du fleuve Bravo.

    L’offensive impériale contre la région et contre le Venezuela en particulier est expliquée par le fait que le chavisme soit resté à l’avant-garde de la révolution en Amérique Latine et en opposition à la doctrine Monroe (sans oublier la révolution cubaine). C’est précisément pour cela qu’il est peu probable de rencontrer une solution dialoguée aux différences entre les gouvernements de Barack Obama et de Nicolas Maduro, les Etats-Unis n’accepteront pas un Venezuela indépendant, car cela impliquerait de renoncer à leur projet hégémonique et mondial.

    Source : Journal de Notre Amérique no.4, Investig’Action, mai 2015.

  • Gratuité, neutralité, facebook

     

    Publié le dans Édito

    Voilà, ça y est, nous sommes en 2016. Et rien ne change : les États se démènent toujours autant pour nous éviter de tomber bêtement dans la richesse ou la prospérité. Force est de constater qu’ils y arrivent plutôt bien.

    C’est ainsi qu’on apprend qu’après l’Inde, c’est au tour de l’Égypte de mettre un terme à l’actuel service de Mark Zuckerberg, Free Basics, proposé depuis quelques mois dans le pays. Avec ce projet (initialement lancé sous le nom d’internet.org), le dirigeant et philanthrope de Facebook vise en effet à offrir un accès internet aux populations des pays en voie de développement qui n’y ont pas accès, et permet d’accéder via une appli mobile à tout un éventail de services gratuits couvrant les domaines de la santé, de l’emploi, ou des informations locales. Ciblant en particulier l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie, Free Basics est disponible dans 37 pays, via des partenariats avec des opérateurs télécoms locaux.

    facebook - become a fan

    Mais en Inde, puis en Égypte, l’initiative rencontre de vives critiques, à tel point qu’elle est interrompue : en substance, Free Basics, bien que gratuit, ne respecterait pas la neutralité du net, c’est-à-dire l’égal accès à tous les services accessibles sur internet. En Inde par exemple, Facebook décide des services gratuits et ceux payants, et favorise bien évidemment ceux de son choix : version allégée de Facebook, recherche par Bing, mais Google Search et Youtube payants.

    Bref : le service, bien que gratuit, serait honteusement biaisé et donc pas assez bon pour justifier une autorisation de commercialisation, tant l’État indien qu’égyptien savent en effet mieux que leurs citoyens ce qui est bon pour eux. Les autorités ont heureusement agi pour éviter que, de fil en aiguille, leurs citoyens s’habituent à d’aussi honteuses facilités.

    Et c’est bien normal, après tout : si c’est gratuit, c’est donc que les utilisateurs ne sont pas des clients, mais des produits. Quel scandale ! Si c’est gratuit, c’est pour augmenter le nombre d’utilisateurs de Facebook. Quelle honte ! Et si c’est gratuit maintenant, c’est à l’évidence pour obtenir un retour sur investissement pour la société de Mark Zuckerberg. Quelle ignominie !

    … Mais d’un autre côté,…

      • C’est ça ou rien. Apparemment, pour ces États, pour ces détracteurs du service Free Basics, ce « rien » est préférable, puisqu’au moins, rien serait neutre. C’est évidemment faux : « rien » est la situation de base, contre laquelle chaque individu travaille et lutte, souvent chèrement. Et lorsqu’enfin un moyen apparaît pour surpasser ce problème, l’État intervient heureusement et évite ainsi que l’abondance survienne et biaise malencontreusement une situation auparavantneutre par l’aspect universel de son emmerdement. C’est super, non ?

     

      • Ça ne coûte rien au contribuable. Or, toute solution vraiment neutre apportée par l’État et ses sbires se traduira par une facture bien réelle, qui sera envoyée aux citoyens solvables (ou à leur descendance). Si ce système (collectiviste par essence) fonctionnait si bien, ça se saurait ; les cas des transports en commun, de l’eau, de l’électricité, de la santé, avec leur cortège de corruption, de capitalisme de connivence, ou de gestion publique calamiteuse viennent à l’esprit. L’alternative (revenir à la situation où le service n’existe plus, et l’État ne fait rien) coûte malgré tout, non seulement par les efforts qu’il aura fallu faire pour annuler le déploiement du service, mais par les efforts qu’il faudra faire pour chaque individu afin d’obtenir quand même le service équivalent devenu intégralement payant.

     

      • Et puis, si on comprend bien que l’utilisateur est le produit, si on imagine sans mal que Facebook en tirera, à terme, un bénéfice, on semble ici oublier très vite que pour ces individus aussi, obtenir une connectivité se traduira très vite par des retombées économiques palpables pour eux puis, par voie de conséquence, pour ceux qui vivent autour d’eux et qui commercent avec eux. Autrement dit, si Facebook sera un bénéficiaire évident de cette opération, sinon immédiat, au moins à terme par retombées commerciales diverses, il reste cependant extrêmement dommageable pour tout le monde, État y compris, de s’interdire ce genre de facilités pour des raisons qui sont exclusivement idéologiques. Par analogie, si Facebook était dans le domaine de l’eau potable, on reprocherait ainsi à cette entreprise de distribuer gratuitement une ou deux marques d’eau de source spécifiques plutôt que toutes celles possibles sur le marché. Seulement de la Volvic et pas de la St-Yorre ? Pouah, autant tout interdire !

     

    Au passage, on ne s’étonnera pas trop de retrouver dans les États qui interdiront avec le plus de véhémence ce genre de services ceux qui ont, assez généralement, beaucoup à perdre d’une nouvelle forme d’indépendance de la population vis-à-vis d’eux. Ce n’est pas un hasard du tout : si internet est un bienfait, il l’est par sa capillarité qui touche tous les individus, depuis le patron du CAC40 jusqu’au guerrier Masaï au fin fond du Kenya en passant par le petit commerçant du Caire ou de Calcutta, et qui permet à chacun d’entre eux de s’affranchir progressivement de toutes les contraintes que les États s’ingénient à construire pour se rendre omniprésents et indispensables.

    Alors oui, bien sûr, l’initiative de Zuckerberg est lourdement teintée de marketing, d’une vision qui n’est clairement pas entièrement philanthropique, mais si l’on dépasse l’idéologie idiote, purement anticapitaliste, et qu’on en reste aux faits, on doit constater qu’en définitive, les perdants de cette interdiction, bien avant Facebook, seront les individus les plus pauvres qui seront tendrement protégés d’un accès gratuit à internet.

    Ah, franchement, si l’État n’était pas là, qui s’occuperait d’interdire l’internet gratuit ?

    without government who would neglect the roads

     

  • Comment nous pouvons gagner la guerre contre le terrorisme

     

    Après des attentats sanglants les dirigeants politiques ont tendance à privilégier une riposte de style robocop. Mais est-ce la bonne réponse ? La War on Terror de Bush n'a fait que ranimer le terrorisme et par-dessus le marché elle a engendré Daech. Allons-nous aujourd'hui réitérer cette faute ?

     



    Le terrorisme touche la société dans son âme, délibérément. C’est pourquoi il faut tout mettre en œuvre pour fournir une riposte aux terroristes et les éliminer radicalement. A cet égard une approche anti-terroriste ne doit satisfaire qu’à un seul critère : elle doit être efficace, toucher le terrorisme en son coeur. On peut se demander si l’approche actuelle dans notre pays et en France est la réponse adéquate. On peut même se demander si nos dirigeants politiques sont disposés à mener la lutte à fond, c’est-à-dire jusqu’à la racine du mal. Car de très nombreux intérêts sont en jeu, et une approche en profondeur est en opposition avec le cours actuel de la politique en Europe occidentale.

    Dans cet article nous irons d’abord à la recherche des causes plus profondes des attentats terroristes. Ensuite nous examinerons pourquoi l’approche actuelle est contreproductive. Enfin nous avancerons quelques propositions sur une approche en profondeur.

    1. Le terreau nourricier

    On ne combat pas une maladie en s’attaquant aux symptômes, mais bien en éliminant les causes ou le substrat. On a déjà beaucoup écrit sur ce terreau de culture. Il nous faut rechercher les causes des attentats terroristes passés tant à l’étranger que dans le pays. Si on combine la stratégie de la radicalisation djihadiste avec la haine vis-à-vis de la communauté musulmane et avec l’islamophobie, on obtient un cocktail explosif. Réexaminons les différents éléments.

    A. Radicalisation (1) made in USA

    L’invasion de l’Irak en 2003 a conduit à la faillite de l’état. Washington a opté pour la stratégie « diviser pour régner ». Les forces laïques ont été délibérément éliminées et les chiites ont été montés contre les sunnites. Le terrorisme contre la population sunnite a formé un terreau idéal pour les djihadistes. L’Arabie saoudite et le Qatar n’ont pas manqué d’offrir leurs services. C’est de cet ensemble de djihadistes extrémistes qu’est issu l’État islamique.

    La profession de foi extrémiste de l’EI, de al-Qaeda et d’autres groupes terroristes islamistes n’est pas simplement tombée du ciel. Ils sont le produit d’une diffusion systématique sur une longue durée du wahabisme par l’Arabie saoudite. Le wahabisme est un courant ultraconservateur qui diffère peu du califat en matière de credo et de pratiques. Dans le passé l’Arabie saoudite a formé environ 45.000 cadres religieux à l’étranger.

    Le pays finance des dizaines de chaînes satellitaires et des centaines de sites internet. Les Saoudiens ont investi à ce jour 87 milliards de dollars pour diffuser le wahabisme dans le monde entier, pour construire des mosquées et rémunérer des imams. Cela s’est fait et cela continue de se faire non seulement dans nos contrées mais aussi en Asie, en Afrique et bien sûr au Moyen-Orient (2). Il n’est pas exagéré de parler d’une wahabisation de l’islam. 

    Revenons au théâtre des opérations. En Syrie tout comme en Irak la carte confessionnelle a été tracée. L’Occident voulait depuis longtemps être quitte d’Assad. Dès 2006 divers groupes dissidents ont été financés par les Etats-Unis (3).

    En 2009, deux ans avant le printemps arabe, il existait des plans britanniques pour une invasion de « rebelles » (4). Les USA ont soutenu non seulement des groupes modérés, mais ils ont aussi financé des djihadistes radicaux, qui allaient ultérieurement passer à des organisations terroristes comme al-Nusra et l’EI (5). En 2011 les manifestations non violentes ont rapidement dégénéré en guerre civile. Du côté des rebelles les djihadistes l’ont emporté grâce au soutien massif des Etats du Golfe, de la Turquie et de la Jordanie. Cet appui allait à des organisations terroristes comme al-Nusra et al-Qaeda (6).

    En 2012 les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne organisèrent conjointement avec la Turquie et la Jordanie un camp d’entraînement pour les rebelles syriens en Jordanie. Une partie de ces rebelles se sont ralliés par après au califat. Une gaffe similaire a encore été reproduite en 2015.

    En 2012 les autorités à Washington connaissaient déjà la création plausible d’un état islamique dans certaines parties de l’Irak et de Syrie. C’était en effet ce que souhaitaient les pays islamiques soutenant l’opposition anti-Assad. Un tel état affaiblirait fortement Assad et porterait un coup à la coalition entre la Syrie, l’Irak et l’Iran (7). Le gouvernement étatsunien savait parfaitement ce qu’il faisait. La suite de l’histoire, nous la connaissons.

    B. Qui sème la haine et l’humiliation récoltera la radicalisation

    Les musulmans sont de plus en plus les boucs émissaires de notre société. Ce groupe est systématiquement relégué, sur tous les plans possibles. Chômage, retard en matière d’enseignement et pauvreté les touchent disproportionnellement. Ils sont systématiquement discriminés dans la recherche d’un emploi ou d’un logement. Depuis le 11 septembre l’intolérance à l’égard de l’islam connaît une courbe montante, avec l’interdiction du voile comme combat d’avant-garde. L’agression publique augmente en parallèle avec les messages de haine sur Facebook, insultes crachées aux enfants, apostrophes en rue …

    La police les contrôle avec une fréquence excessive et ils sont davantage criminalisés et internés que d’autres groupes (8). Ils se sentent de moins en moins les bienvenus (9) et sont de plus en plus confrontés à des partis politiques et à des médias qui attisent la haine à leur encontre. En outre cette haine est dirigée contre leur identité la plus profonde, à savoir leur religion.

    Surtout chez les musulmans jeunes cela peut entraîner des problèmes existentiels. Ils n’ont quasi aucune perspective et ils vivent leur crise d’identité différemment de leurs parents. Oui, ils sont nés ici mais ils ne se sentent pas les bienvenus, même en faisant de leur mieux. Pour réussir à s’affirmer et à revendiquer leur place dans notre société, beaucoup se rabattent, logiquement, sur la culture et la foi. Elles au moins leur offrent un ancrage. Mais en retour cela renforce l’islamophobie ambiante et c’est ainsi que se crée une polarisation auto-renforcée.

    Depuis 2008 les USA ou leurs alliés ont envahi ou bombardé huit pays : l’Afghanistan, le Pakistan, le Yémen, la Somalie, la Libye, le Mali, l’Irak en la Syrie. Comme par hasard, tous des pays musulmans. Et n’oublions pas Gaza, qui, depuis 2008, a déjà été dévasté trois fois par des bombardements à grande échelle. Il ne faut pas énormément d’empathie pour imaginer combien tout cela interpelle une population déjà frustrée.

    Il faut y ajouter un autre élément important, à savoir la wahabisation déjà évoquée de l’islam. Dans les pays occidentaux, jusqu’à présent, la foi musulmane n’a jamais obtenu une place à part entière. En Flandre par exemple, seule une mosquée sur dix est reconnue officiellement, et la communauté musulmane obtient des moyens financiers absolument insuffisants. Donc, pas étonnant que si peu d’imams parlent néerlandais. Pour vous donner une idée, le montant que l’Arabie saoudite investit dans le monde pour diffuser le wahabisme est 100.000 fois plus important que le subside public de la région flamande aux mosquées l’année dernière.

    Dans le reste de l’Europe occidentale la situation n’est guère meilleure. L’Arabie saoudite en a profité pour faire la promotion de sa version de l’islam. Pas besoin de chercher bien loin pour découvrir la raison pour laquelle l’Arabie saoudite a les coudées si franches : la Belgique est le principal fournisseur de munitions et le deuxième fournisseur d’armes légères à l’Arabie saoudite. De 2008 à 2011 les pays de l’UE ont autorisé l’exportation d’armes en Arabie saoudite à concurrence de 17,3 milliards (dont 1,7 milliard pour la Belgique) d’euros. Le port d’Anvers prévoit un investissement de plusieurs milliards d’une firme saoudienne, dont un responsable a des liens avec al-Qaeda.

    La conséquence de tout cela c’est que l’islam en Europe et en Belgique a un courant intégriste (10) puissant qui se diffuse via des chaînes satellitaires, des sites web, des livres, des organisations et un certain nombre de mosquées. C’est à partir de ce courant que des jeunes sont recrutés pour aller rejoindre l’EI.

    2. Effet inversé

    L’approche musclée des gouvernements français et belge vis-à-vis des attentats plaît sans doute à l’opinion publique, mais elle dénote une vision à court terme et elle ne fera qu’aggraver la situation sur le long terme. Nous distinguerons une fois encore la situation dans le pays et à l’étranger.

    A. L’huile sur le feu

    Après les attentats, la France a promptement expédié des bombardiers sur Raqqa, capitale de l’Etat islamique. « Nous sommes en guerre » a déclaré le président Hollande. Bizarre qu’il le remarque seulement aujourd’hui, car ces cinq dernières années les Français ont fait la guerre en Côte d’Ivoire, en Libye, en République Centrafricaine, en Irak et en Syrie. Quoi qu’il en soit, la question est de savoir si les bombardements présents et futurs en Irak et en Syrie sont une option avisée.

    L’an dernier les bombardements contre l’État islamique n’ont pratiquement pas produit de résultats. En tout cas les seules attaques aériennes ne réussiront jamais. Une invasion (de troupes au sol) paraît du reste exclue et ferait d’ailleurs entièrement dégénérer la situation (11).

    Les aventures passées en Afghanistan, Irak et Libye ont produit une débâcle absolue. Il est possible d’affaiblir le califat au moyen de drones et de bombes, mais du point de vue de la propagande on ferait exactement le jeu de l’état islamique. Les bombardement renforceront la conviction que l’Occident est le véritable ennemi du monde arabe.

    Plus que jamais le califat pourra se targuer d’être le défenseur de l’islam contre les agresseurs étrangers et il renforcera ainsi son attractivité pour les musulmans fanatiques du monde entier. Sur le terrain et plus précisément en Irak, les sunnites seront encore plus nombreux à se joindre à l’État islamique. Bref, à terme les bombardements ne feront que profiter à l’Etat islamique.

    B. Cercles vicieux et cadeaux du ciel

    Dans un climat d’intégration ratée et d’islamophobie latente, des attentats comme ceux de Paris entraînent une recrudescence de la haine des musulmans dans de larges couches de la population. Les messages de haine à l’encontre des étrangers, et en particulier des musulmans, avaient déjà frôlé de nouveaux sommets au cours du récent afflux de réfugiés. Les événements du 13 novembre en rajoutent une fameuse louche. Si en plus les autorités envoient des signaux qui renforcent les réactions viscérales, comme passer au crible tous les imams ou contrôler l’enseignement à domicile de musulmans, alors on va perdre toute modération.

    Et comme après Charlie Hebdo, la violence ne restera pas seulement verbale. On peut s’attendre à une violence physique accrue contre les symboles de l’islam et les musulmans. La population musulmane sera visée plus que jamais et devra s’endurcir encore pour s’affirmer. Le courant intégriste utilisera habilement ce contexte pour renforcer son influence et son impact, ce qui en retour favorisera la radicalisation et accroîtra encore l’islamophobie. Et la boucle sera bouclée.



    Il y a un second cercle vicieux (en vue). Les attentats terroristes sont un don du ciel pour l’extrême-droite. La droite prospère au mieux dans un climat d’angoisse et de terreur. Un renforcement de la droite signifie le détricotage de l’État-providence allant de pair avec l’établissement d’un état policier – le second point étant une condition du premier. Aussi les récents attentats et l’appel à plus de mesures de sécurité profitent-ils beaucoup à l’actuel gouvernement de droite. Mais un dépérissement aggravé de l’État-providence touchera surtout les plus faibles de notre société et donc aussi les musulmans. Cela veut dire que leurs conditions de vie non seulement existentielles mais aussi matérielles seront encore davantage mises sous pression. La perspective d’une vie décente pour les jeunes musulmans sera encore plus réduite qu’auparavant, ce qui va enrichir le terreau de la radicalisation. Ici aussi, la boucle est bouclée.



    Il y a une deuxième raison pour laquelle les attentats de Paris sont un cadeau du ciel à la droite : ils attisent le racisme. Le racisme détourne l’attention de la lutte socio-économique. L’ennemi, ce n’est plus le 1 % de richards qui accumulent des fortunes sur le dos de la population laborieuse, non, l’ennemi, ce sont les gens qui ont une couleur de peau, une culture ou une foi différente. Le racisme monte des segments de population les uns contre les autres et divise la population active. On tape sur ceux d’en bas plutôt que sur ceux d’en haut. C’est bien commode pour l’élite capitaliste. Ainsi elle reste hors d’atteinte et voit s’affaiblir le mouvement ouvrier.

    La stratégie « diviser pour régner » a fait ses preuves. En Allemagne dans les années ’30 la population laborieuse a été enivrée par de fortes doses d’antisémitisme, et une fois qu’elle a été suffisamment étourdie, les syndicats ont été éliminés. Pour le mouvement ouvrier d’aujourd’hui, le piège est de se laisser entraîner par la hargne anti-musulmane. Pour les musulmans, c’est le repli sur soi et le risque de se retrouver isolés. Plus que jamais, l’unité est nécessaire.

    3. Une approche anti-terroriste draconienne

    Une approche anti-terroriste draconienne est indispensable. Elle doit aller en profondeur, c’est-à-dire atteindre les causes. Et comme les causes sont multiples, cette approche doit également être multiple. Nous en donnons ici quelques ébauches, en différenciant à nouveau le national et l’étranger.

    A. Etranger

    1*. Le califat et autres groupes djihadistes en Syrie et en Irak doivent immédiatement être asséchés financièrement. La première conséquence est que les pays d’où affluent les fonds destinés aux groupes terroristes seront également mis à sec : Arabie saoudite, Qatar, Koweit … Les sanctions des dix dernières années contre l’Iran indiquent que cela peut fonctionner. En second lieu, les livraisons d’armes à ces pays doivent cesser.

    2*. Il faut miser au maximum sur une solution négociée, tant en Syrie qu’en Irak. Cela doit se faire sous les auspices de l’ONU. Des forces de maintien de la paix onusiennes devront superviser l’application et le respect des accords.

    3*. L’intervention militaire occidentale doit cesser.

    4*. Il faut enfin travailler sérieusement à résoudre la question palestinienne (12). Il faut prendre des sanctions économiques contre Israël jusqu’à ce qu’il ait respecté les résolutions onusiennes du passé.

    B. Intérieur

    1*. Tous les djihadistes potentiels et leur recruteurs doivent être immédiatement appréhendés. Dans un passé récent, les autorités fédérales ont empêché toute intervention contre certains individus radicalisés voire dangereux. C’est inconcevable.

    2*. Les performances des services de renseignement doivent s’améliorer. Il faut parvenir à une meilleure collaboration entre ces différents services nationaux et à un contrôle plus ciblé des malfaiteurs potentiels, tout en garantissant le plus possible la vie privée et les droits de l’homme. Il ne s’agit pas d’un simple exercice d’équilibre : ce doit faire l’objet d’un débat sociétal approfondi.

    3*. Tous les acteurs concernés doivent participer à la prévention de la radicalisation des jeunes : famille, maisons des jeunes, éducateurs de rue, enseignants et mosquées.

    4*. Il faut créer des programmes de dé-radicalisation et de réintégration des personnes radicalisées. Actuellement, dans le cas de combattants revenus de Syrie, ces personnes sont soit internées (sans accompagnement psycho-social), ce qui augmente encore le risque de radicalisation, soit elles sont abandonnées à leur sort. . Un exemple de cette approche est le centre bruxellois « De Weg naar ».

    5*. Le financement du wahabisme et d’autres courants religieux extrémistes doit être empêché par la contrainte. Inversement, il faut soutenir les projets innovateurs de musulmans jeunes ou moins jeunes qui étudient l’islam avec un esprit ouvert.

    6*. Il faut une reconnaissance à part entière de l’islam, y compris par des moyens financiers suffisants. Une telle reconnaissance permettra aussi d’établir des normes qui devront être respectées.

    7*. Il faut mettre en place une gestion de l’intégration qui soit sérieuse et digne de ce nom, ainsi qu’une gestion cohérente de la lutte contre la discrimination.

    8*. Il faut établir un Plan Marshall pour éliminer l’exclusion sociale et la pauvreté. Cela implique notamment la création d’emplois, des investissements sérieux dans le logement social, la réduction de la fracture dans l’enseignement … Pour un pays aussi riche que la Belgique, réduire la norme de pauvreté ou du chômage à moins de 3 % (13) ne peut constituer un problème.

    Voilà les premières ébauches visant à aborder les causes du problème. L’actuelle approche de style robocop des gouvernements belge et français ne fait que combattre les symptômes. A nous de contribuer à obtenir une approche plus approfondie.

    Notes :

    1. Le terme “radicalisation” est devenu usuel mais c’est une dénomination erronée. Etre radical signifie littéralement revenir aux racines et se comporter en conséquence. Pas de problème en soi. Ainsi “radical” est un terme qu’affectionne la responsable NVA Homans pour se définir. La NVA est un parti populiste de droite. “Radical n’est pas synonyme d’asocial” https://www.n-va.be/nieuws/radicaal... ; ou encore : https://www.n-va.be/persbericht/vla.... Le terme “fanatisme” convient mieux. Il connote davantage la foi aveugle et irrationnelle ainsi que l’intolérance à ceux qui pensent autrement. Mais le verbe “fanatiser” est moins utilisé que radicaliser.

    2. cf Ali T., The Clash of Fundamentalisms. Crusades, Jihads and Modernity, Londres 2003, p. 323ss ; Bokhari K. & Senzai F., Political Islam in the Age of Democratization, New York 2013, p. 90ss ; Rashid A., Jihad. De opkomst van het moslimfundamentalisme in Centraal-Azië, Amsterdam 2002, p. 228ss.

    3. . Bensaada A., Arabesque$. Enquête sur le rôle des États-Unis dans les révoltes arabes, Bruxelles 2015, p. 148ss ; ‘U.S. secretly backed Syrian opposition groups, cables released by WikiLeaks show’,https://www.washingtonpost.com/worl....

    4. C’est ce qu’a révélé l’ex-Ministre des Afaires étrangères Roland Dumas.https://www.youtube.com/watch?v=HI2..., à partir de 27’35”.

    5. Cela ressort notamment d’une interview d’Al Jazeera avec Michael Flynn, ancien directeur de l’U.S. Defense Intelligence Agency (DIA), http://www.aljazeera.com/programmes.... Voir également : http://www.dewereldmorgen.be/artike....

    6. Joe Biden, vice-président des Etats-Unis déclarait à ce sujet : “Our allies in the region were our largest problem in Syria. The Turks were great friends, and I have a great relationship with Erdogan, [who] I just spent a lot of time with, [and] the Saudis, the Emirates, etcetera. What were they doing ? They were so determined to take down Assad, and essentially have a proxy Sunni-Shia war, what did they do ? They poured hundreds of millions of dollars and tens of tons of weapons into anyone who would fight against Assad – except that the people who were being supplied, [they] were al-Nusra, and al-Qaeda, and the extremist elements of jihadis who were coming from other parts of the world.” https://www.washingtonpost.com/news.... Voir aussihttp://www.dewereldmorgen.be/artike....

    7. Dans un memo on peut lire ce qui suit : “If the situation unravels there is the possibility of establishing a declared or undeclared Salafist principality in eastern Syria (Hadaka and Der Zor), and this is exactly what the supporting powers to the opposition want, in order to isolate the Syrian regime, which is considered the strategic depth of the Shia expansion (Iraq and Iran). … Isi could also declare an Islamic state through its union with other terrorist organizations in Iraq and Syria, which will create grave danger in regards to unifying Iraq and the protection of its territory.”http://www.judicialwatch.org/docume....

    8. 60 % des détenus français sont musulmans alors que ce groupe ne constitue que 7% de la société. http://www.economist.com/news/brief....

    9. 74 % des Français estiment ‘l’islam non conciliable’ avec la société française. Un même pourcentage d’Allemands a une attitude négative à l’égard de l’islam. Et 62% des Britanniques pensent que leur pays perdra son identité si davantage de musulmans y viennent.http://www.loonwatch.com/2013/01/eu... ; http://www.economist.com/news/brief....

    10. Intégrisme signifie extrémisme religieux. La notion était initialement utilisée pour les courants réactionnaires au sein du catholicisme. Elle existe dans pratiquement toutes les religions.

    11. En cas d’invasion par des troupes au sol on risque une confrontation directe entre l’Occident et ses alliés d’un côté, et la Russie, la Syrie et l’Iran de l’autre. Sans parler du Hezbollah et des rebelles kurdes. Une invasion commune des deux camps paraît exclue parce que les objectifs des différents acteurs divergent et sont parfois directement opposés. Les Etats du Golfe veulent d’une part éliminer Assad et affaiblir l’Iran et d’autre part renforcer al-Nusra et al-Qaeda. La Turquie le souhaite également, mais en plus elle veut en finir avec les rebelles kurdes en Syrie. L’Occident vise avant tout Assad et souhaite ne pas trop renforcer les milices islamistes. La Russie veut éradiquer tous les djihadistes et maintenir un régime pro-russe en Syrie. L’Iran et le Hezbollah veulent renforcer Assad et éliminer les djihadistes (sunnites).

    12. Tant lors de l’attentat du 11 septembre qu’à Charlie Hebdo il est apparu que la question palestinienne est un motif important de radicalisation. Voir par exemple : ‘The way for Americans to take on the Islamic state is to end support for Jewish nationalism,http://mondoweiss.net/2015/11/ameri....

    13. Cfr. Le critère de Maastricht relatif au déficit public.

    Traduction du néerlandais : Anne Meert pour Investig’Action.