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Media-info

  • Myopie médiatique contre longue mémoire

     

     

    Par Guy Sorman.

    chien à lunettes credits alison elisabeth X (licence creative commons)

    chien à lunettes credits alison elisabeth X (licence creative commons)

    Submergés par la marée incessante de l’actualité médiatisée, nous savons simultanément tout sur rien et rien sur tout : l’information remplace la connaissance. Bombardés par les médias traditionnels et nouveaux, il nous échappe que tout événement s’inscrit dans une histoire longue : une compréhension véritable de cette hyper-actualisation exigerait une connaissance du passé et des écoles de pensée qui l’éclairent. Apportons quelques illustrations à notre thèse.

    Considérez la dette grecque. La réduire à un affrontement entre les partisans de « l’austérité » et une « libération » du peuple grec ne permet pas de comprendre combien cette dette s’inscrit dans un cycle qui remonte à l’Indépendance de la Grèce moderne au début du XIXe siècle, puis au traitement de faveur dont elle a bénéficié, en 1919, après la Première guerre mondiale. Depuis que la Grèce a été ressuscitée dans les lieux où naquit la civilisation hellénistique, deux mille cinq cents ans plus tôt, les Grecs modernes ont bénéficié d’une indulgence exceptionnelle : les poètes comme les dirigeants européens ont projeté sur cette tribu ottomane toute leur nostalgie de l’Hellénisme. Cette tribu était « grecque » non pas parce qu’elle descendait des Hellènes, mais parce que de religion orthodoxe – byzantine donc plutôt que Hellène – dans un océan musulman. Ces néo-Grecs, reconnus par les Européens pour ce qu’ils n’étaient pas, ne se crurent jamais contraints de gérer leurs affaires de manière sobre : l’Europe payerait pour l’éternité, une pension alimentaire à la mère supposée de la civilisation occidentale et de la démocratie. L’entrée dans la zone Euro a encouragé les néo-Grecs à s’endetter plus encore, arc-boutés sur leur histoire longue réinventée, une caution définitive contre leurs créditeurs. Une institution à elle seule pourrait libérer la Grèce de sa dette : l’Eglise orthodoxe qui possède un tiers du territoire et ne paye aucun impôt. Mais nul, pas même un gouvernement gauchiste, n’ose incriminer cette Église, parce qu’elle fut et reste l’incarnation de la Grèce contemporaine à la manière dont l’Église catholique en Pologne n’a jamais cessé d’incarner la nation. À la lumière de cette histoire longue, la question est donc moins « La Grèce est-elle en Europe ? » que « L’Église orthodoxe est-elle en Europe ? ». N’appartient-elle pas plutôt à l’Orient ainsi qu’on le constate dans une autre zone de conflit : l’Ukraine ?

    L’Ukraine de l’Ouest, qui fut polonaise, reste catholique et pro-occidentale, tandis que l’Est ukrainien orthodoxe est pro-russe, en un  temps où, de nouveau, le nationalisme russe se confond avec l’Église orthodoxe ressuscitée. Vladimir Poutine semble mieux connaître cette Histoire que les Européens.

    Passons à la Libye, autre exemple : on ne comprend rien aux combats présents si l’on ne se rappelle pas que la Libye contemporaine fut l’assemblage de deux nations distinctes, le Cyrénaïque et le Tripolitaine, par le colonisateur italien. Lorsque les Français et les Britanniques décidèrent d’intervenir en Libye, cette intervention n’aurait eu de sens que pour restaurer les deux nations antérieures, pas pour replâtrer la Libye coloniale.

    La même myopie historique éclaire les conflits en Syrie, Irak et Kurdistan : on ne peut les interpréter que par référence au Traité de Sèvres qui, en 1920, répartit, entre les colonisateurs français et britanniques, des territoires anciennement ottomans. Les Ottomans respectaient la diversité tribale et religieuse : chacun dans l’Empire dépendait des autorités de la religion à laquelle il appartenait. Après le dépeçage, les colonisateurs et leurs successeurs ont imposé des États centraux à des peuples qui, jamais, ne se reconnurent en eux. Les diplomates Sykes et Picot, qui tracèrent en 1917 la ligne droite qui aujourd’hui encore sépare la Syrie et l’Irak, ignoraient tout de ces cultures locales et ne connaissaient pas la différence entre un Chiite et un Sunnite. En 2003, le Général David Petraeus qui, à la demande de George W. Bush, s’empara de Bassorah n’en savait pas plus : n’étaient-ils pas tous Irakiens ?

    Tout le continent africain est pareillement affecté par cette négation du passé : des États trop nombreux y consomment l’essentiel des richesses locales pour perpétuer des frontières coloniales absurdes qui ont balkanisé les cultures. N’allons pas chercher plus loin les causes de la pauvreté en Afrique : le nationalisme y a remplacé et asphyxié le développement.

    Cette ignorance de l’histoire longue génère la plupart des désordres contemporains : une ignorance qui conduit à la guerre, aux migrations de masse, à la pauvreté collective, mais profite aux intérêts acquis. Prospèrent les chefs d’État dont l’État ne coïncide avec aucune nation, les Seigneurs de la guerre, les contrebandiers et – plus modestement – les bureaucrates internationaux chargés de perpétuer cet ordre artificiel. Le Fonds monétaire international, autre exemple de la mémoire courte, emploie dix mille fonctionnaires pour remplir une mission qui n’existe plus. Créé en 1945 pour pallier les déséquilibres des balances des paiements qui avaient semé le désordre économique dans les années 1930, le FMI continue alors que ces déséquilibres ont disparu : saint est l’oubli des origines.

    Par lui-même, aucun événement d’actualité ne fait sens : toute information publiée dans les médias ne devrait-elle pas – dans un monde évidemment théorique – être accompagnée d’une notice explicative, à la manière dont les médicaments sont assortis d’une notice recensant les contre-indications et effets toxiques ? Bien des informations sont toxiques parce que l’opinion publique les engloutit en toute bonne foi et parce que les dirigeants ne sont pas nécessairement, ou ne souhaitent pas être, mieux informés que l’opinion qui les porte.

  • Informer sur le Proche-Orient

    Informer sur le Proche-Orient : « La tentation est de se rabattre sur ce qui apparaît comme un "juste milieu" »

    lundi 19 octobre 2015

    Nous remettons à la « une », trois ans après sa première publication, une interview de Benjamin Barthe, journaliste au Monde, consacrée au traitement médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens. Les événements de ces derniers jours, et leur couverture par les « grands médias », confirment en effet malheureusement la plupart des constats opérés dans cette interview (Acrimed, 19 octobre 2015).

    Avant de devenir journaliste au Monde (desk Proche-Orient), Benjamin Barthe a été pigiste à Ramallah durant neuf ans, de 2002 à 2011. Il a reçu le prix Albert Londres en 2008 pour ses reportages sur Gaza. Il est l’auteur de Ramallah Dream, voyage au cœur du mirage palestinien [1]. En octobre 2010, il participait à un « Jeudi d’Acrimed » dont la vidéo est visible ici-même. Pour le n° 3 de Médiacritique(s) (avril 2012), il nous a accordé l’entretien reproduit ci-dessous.



    Dans quelles conditions travaille-t-on lorsque l’on est journaliste dans les territoires palestiniens ?

    Le terrain est assez singulier. Il n’est pas accessible à tous les journalistes, il y a une forme de filtrage effectué par les autorités israéliennes, avec notamment la nécessaire obtention d’une carte de presse. Si l’on travaille pour une publication installée, renommée, cela s’obtient sans trop de problèmes. Dans le cas contraire, on ne l’obtient pas toujours. Or, par exemple, il est impossible de se rendre à Gaza sans carte de presse. Un second filtrage est effectué par Israël : c’est la censure militaire. Les journalistes à qui une carte est attribuée doivent s’engager à respecter la censure et à ne pas porter atteinte à la sécurité de l’État d’Israël. Enfin, la fragmentation géographique des territoires palestiniens est, de facto, un filtrage. Toutes les zones ne sont pas toujours accessibles. C’est ainsi que, lors des bombardements israéliens sur Gaza, à l’hiver 2008-2009, l’accès était fermé aux journalistes.

    Le territoire palestinien est exigu, ce qui crée en réalité des conditions favorables au travail de journaliste. On peut se rendre dans un lieu donné, mener son enquête, rentrer le soir même et rédiger son article. Par ailleurs, cela permet de faire des micro-enquêtes, des micro-reportages, de s’intéresser de manière précise au quotidien des Palestiniens. Parfois j’ai eu l’impression de faire des articles de type presse quotidienne régionale, à ceci près que le moindre de ces micro-reportages met toujours en jeu des questions politiques. Si l’on a envie de bien faire son travail, on peut donc proposer aux lecteurs des sujets originaux, variés, qui peuvent rendre palpable l’expérience quotidienne des Palestiniens et expliquer, beaucoup mieux que bien des sujets sur les épisodes diplomatiques tellement répétitifs et stériles, les enjeux de la situation.



    Comment manier les différentes sources sans être victime de la propagande ?

    On est confronté à une surabondance de sources, en réalité. Il y a bien sûr la presse, notamment la presse israélienne, avec des journalistes qui font très bien leur travail, par exemple au quotidien Haaretz. Il y a aussi une abondance d’interlocuteurs, notamment du côté palestinien, avec une réelle disponibilité. Ils veulent parler de leur situation, la faire connaître. Ils estiment que c’est dans leur intérêt de parler aux médias. Par exemple, il est relativement facile de parler, à Gaza, à un ministre du Hamas. Il y a aussi les sources venues de la société civile, avec les nombreuses ONG, tant du côté palestinien que du côté israélien, ou des différentes agences de l’ONU, très présentes sur le territoire. Ces ONG et ces agences produisent en permanence des rapports, des enquêtes, qui représentent une matière première considérable.

    L’important, c’est la gestion de ces sources. Le fait qu’il y ait surabondance peut en effet s’avérer être un piège. Premièrement, ces sources ne sont pas toutes désintéressées, elles peuvent avoir un agenda politique, il faut donc en être conscient et les utiliser à bon escient. Mais il y a un autre danger : on constate une tendance, dans la communauté des journalistes, à considérer que les sources israéliennes et les sources palestiniennes sont par définition partisanes. La tentation est donc de se rabattre sur ce qui apparaît comme un « juste milieu » : les sources venues de la communauté internationale, notamment les rapports de l’ONU, de la Banque mondiale, du FMI, etc. Ce n’est pas mauvais en soi, certains de ces rapports sont très fournis, très documentés, mais il y a tout de même des précautions à prendre. En effet, ces sources internationales restent prisonnières d’une certaine vision du conflit : la plupart d’entre elles sont arrivées dans la région après les accords d’Oslo et leur lecture du conflit est imprégnée de la logique et de la philosophie d’Oslo.

    Un exemple : la Banque mondiale a sorti récemment un rapport sur la corruption dans l’Autorité palestinienne. Les conclusions du rapport étaient en forme d’encouragement à la nouvelle administration palestinienne et au Premier ministre, Salam Fayyad, pour son travail de transparence, de modernisation des infrastructures et des institutions palestiniennes. Ce qui est assez choquant ici, c’est que la Banque mondiale est partie prenante de ce travail de réforme, elle verse de l’argent, elle participe aux programmes de développement qui sont mis en place dans les territoires palestiniens, etc. Que la Banque mondiale s’érige donc en arbitre des élégances palestiniennes, qu’elle distribue les bons et les mauvais points sur la corruption, est assez déplacé, puisque ce sont des politiques dans lesquelles elle est pleinement investie qu’elle prétend juger.

    J’ai rencontré la personne qui a enquêté et fait ce rapport, et il s’avère qu’elle a démissionné. En effet, son rapport a été en partie réécrit. C’est la philosophie même de son rapport qui a été remaniée, puisqu’elle y expliquait qu’en réalité c’était la structure même d’Oslo qui expliquait la corruption : un régime censé gérer une situation d’occupation pour le compte d’un occupant, en l’aidant par exemple à y faire la police, est par nature, par essence, générateur de corruption, qu’elle soit morale, politique ou économique. Or la Banque Mondiale n’a pas voulu que cette question soit abordée, y compris par sa principale enquêtrice : cela en dit long sur la situation, de plus en plus bancale, de plus en plus problématique, dans laquelle se trouvent ces organismes internationaux. Ils demeurent prisonniers d’un paradigme qui date de plus de vingt ans, et qui a largement failli. Il faut donc manier ces sources avec prudence.



    Certains insistent particulièrement sur le poids des mots, et notamment sur la portée symbolique de certains termes : mur/barrière, colonies/implantations, etc. Qu’en penses-tu ?

    Le débat au sujet de la clôture construite par Israël (faut-il parler d’un mur ? D’une barrière ? D’une clôture ?) est pour moi assez vain. Par endroit il s’agit effectivement d’une clôture électronique, avec des barbelés, à d’autres endroits il s’agit bien d’un mur... Donc le débat sur le nom m’intéresse assez peu. Pour moi, ce qui est essentiel, c’est de montrer les processus à l’œuvre derrière les mots, de montrer les réalités.

    On peut tout à fait dire qu’Israël construit un mur, mais si l’on oublie de préciser que ce mur est construit dans les territoires palestiniens et non pas entre Israël et la Cisjordanie, on passe à côté de la réalité de ce mur. Si on oublie de préciser, à propos des portes qui ont été aménagées par Israël dans le mur en expliquant qu’il ne s’agissait donc pas d’une annexion car les agriculteurs dont les champs se situent de l’autre côté du mur pourraient le franchir, qu’en réalité ces portes demeurent, la plupart du temps, fermées, ou que les soldats censés les ouvrir arrivent régulièrement en retard, de nouveau on rate la réalité.

    Il y a bien des mots qui sont piégés, mais pas nécessairement ceux auxquels on pense. Ainsi en va-t-il de Gilad Shalit, que presque tout le monde a présenté comme un « otage » qui avait été « kidnappé ». J’ai pour ma part toujours fait attention, dans mes écrits, à le qualifier de « prisonnier ». En effet, pour moi il ne fait aucun doute qu’il s’agissait bien d’un prisonnier de guerre, au même titre qu’un grand nombre de détenus palestiniens dans les prisons israéliennes. Et Gilad Shalit n’avait pas été « kidnappé », mais bien capturé par les Palestiniens.

    Autre exemple, et autre catégorie de mots piégée : c’est toute la nomenclature qui a été mise en place avec le processus d’Oslo. On parle de « processus de paix », de « président palestinien », de « gouvernement palestinien », etc. Le terme de « président » ne figurait pas, au départ, dans les accords d’Oslo. C’est la vanité de Yasser Arafat, et l’intelligence politique de Shimon Pérès, notamment, qui a vite compris l’intérêt qu’il avait à utiliser lui aussi ce terme. L’idée qu’il y avait un « président palestinien » entretenait l’idée qu’il se passait quelque chose d’historique : les Palestiniens avaient désormais un « président », ils n’étaient donc pas loin d’avoir un État... Or il est intéressant de questionner ce vocabulaire, cette sémantique : quels sont exactement les pouvoirs de ce « président » ? En réalité, il n’a pas beaucoup plus de pouvoir et d’attributions qu’un préfet (sécurité, aménagement du territoire), si ce n’est le fait qu’il peut se déplacer à l’étranger en prenant un avion prêté pour l’occasion par un pays arabe. Ses « pouvoirs » ne s’exercent en outre que sur une partie de la Cisjordanie, 40 % si l’on est optimiste, 18 % si l’on est plus réaliste et que l’on ne prend en compte que ce que l’on nomme les « zones autonomes » palestiniennes. Voilà qui donne une idée un peu plus précise de ce qu’est le « président » palestinien.

    Il en va de même avec le « processus de paix ». Ce terme entretient l’idée que même si parfois il y a des incidents, des moments un peu compliqués, globalement il y a un processus, une dynamique. Or force est de constater que, s’il y a peut-être eu au départ une dynamique, le « processus de paix » est très rapidement devenu un processus de chantage, un bras de fer totalement déséquilibré entre le géant israélien et le lilliputien palestinien, duquel Israël n’avait rien à craindre. C’est ainsi qu’avec sa mainmise sécuritaire Israël a pu continuer à acculer les Palestiniens, à construire les colonies, etc. Je pense donc que c’est bien du devoir des journalistes d’interroger ces termes, ces mots, et de leur redonner leur véritable sens.

    Je voudrais finir en ajoutant que ce qui est valable pour les mots est également valable dans un autre domaine : les cartes. Il existe en effet une production cartographique « classique » qui structure l’imaginaire, y compris l’imaginaire médiatique. On serait face à une région que l’on peut diviser en deux : à l’ouest, Israël, et à l’est, la Cisjordanie. Cela entretient l’idée que l’on va vers la création de deux États, qu’il suffirait d’opérer un découpage le long de la « ligne verte » qui séparerait Israël de la Cisjordanie. Or la réalité est bien différente : il y a, partout d’est en ouest, l’État d’Israël, avec en son sein quelques enclaves palestiniennes. Et lorsque l’on déplace le curseur géographique, comme lorsque l’on interroge le vocabulaire, on questionne vraiment les schémas classiques et les paradigmes sur la base desquels est trop souvent construite l’information.

     
  • Désinformer sur le Proche-Orient...

    Informer sur le Proche-Orient : « La tentation est de se rabattre sur ce qui apparaît comme un "juste milieu" »

    lundi 19 octobre 2015

    Nous remettons à la « une », trois ans après sa première publication, une interview de Benjamin Barthe, journaliste au Monde, consacrée au traitement médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens. Les événements de ces derniers jours, et leur couverture par les « grands médias », confirment en effet malheureusement la plupart des constats opérés dans cette interview (Acrimed, 19 octobre 2015).

    Avant de devenir journaliste au Monde (desk Proche-Orient), Benjamin Barthe a été pigiste à Ramallah durant neuf ans, de 2002 à 2011. Il a reçu le prix Albert Londres en 2008 pour ses reportages sur Gaza. Il est l’auteur de Ramallah Dream, voyage au cœur du mirage palestinien [1]. En octobre 2010, il participait à un « Jeudi d’Acrimed » dont la vidéo est visible ici-même. Pour le n° 3 de Médiacritique(s) (avril 2012), il nous a accordé l’entretien reproduit ci-dessous.



    Dans quelles conditions travaille-t-on lorsque l’on est journaliste dans les territoires palestiniens ?

    Le terrain est assez singulier. Il n’est pas accessible à tous les journalistes, il y a une forme de filtrage effectué par les autorités israéliennes, avec notamment la nécessaire obtention d’une carte de presse. Si l’on travaille pour une publication installée, renommée, cela s’obtient sans trop de problèmes. Dans le cas contraire, on ne l’obtient pas toujours. Or, par exemple, il est impossible de se rendre à Gaza sans carte de presse. Un second filtrage est effectué par Israël : c’est la censure militaire. Les journalistes à qui une carte est attribuée doivent s’engager à respecter la censure et à ne pas porter atteinte à la sécurité de l’État d’Israël. Enfin, la fragmentation géographique des territoires palestiniens est, de facto, un filtrage. Toutes les zones ne sont pas toujours accessibles. C’est ainsi que, lors des bombardements israéliens sur Gaza, à l’hiver 2008-2009, l’accès était fermé aux journalistes.

    Le territoire palestinien est exigu, ce qui crée en réalité des conditions favorables au travail de journaliste. On peut se rendre dans un lieu donné, mener son enquête, rentrer le soir même et rédiger son article. Par ailleurs, cela permet de faire des micro-enquêtes, des micro-reportages, de s’intéresser de manière précise au quotidien des Palestiniens. Parfois j’ai eu l’impression de faire des articles de type presse quotidienne régionale, à ceci près que le moindre de ces micro-reportages met toujours en jeu des questions politiques. Si l’on a envie de bien faire son travail, on peut donc proposer aux lecteurs des sujets originaux, variés, qui peuvent rendre palpable l’expérience quotidienne des Palestiniens et expliquer, beaucoup mieux que bien des sujets sur les épisodes diplomatiques tellement répétitifs et stériles, les enjeux de la situation.



    Comment manier les différentes sources sans être victime de la propagande ?

    On est confronté à une surabondance de sources, en réalité. Il y a bien sûr la presse, notamment la presse israélienne, avec des journalistes qui font très bien leur travail, par exemple au quotidien Haaretz. Il y a aussi une abondance d’interlocuteurs, notamment du côté palestinien, avec une réelle disponibilité. Ils veulent parler de leur situation, la faire connaître. Ils estiment que c’est dans leur intérêt de parler aux médias. Par exemple, il est relativement facile de parler, à Gaza, à un ministre du Hamas. Il y a aussi les sources venues de la société civile, avec les nombreuses ONG, tant du côté palestinien que du côté israélien, ou des différentes agences de l’ONU, très présentes sur le territoire. Ces ONG et ces agences produisent en permanence des rapports, des enquêtes, qui représentent une matière première considérable.

    L’important, c’est la gestion de ces sources. Le fait qu’il y ait surabondance peut en effet s’avérer être un piège. Premièrement, ces sources ne sont pas toutes désintéressées, elles peuvent avoir un agenda politique, il faut donc en être conscient et les utiliser à bon escient. Mais il y a un autre danger : on constate une tendance, dans la communauté des journalistes, à considérer que les sources israéliennes et les sources palestiniennes sont par définition partisanes. La tentation est donc de se rabattre sur ce qui apparaît comme un « juste milieu » : les sources venues de la communauté internationale, notamment les rapports de l’ONU, de la Banque mondiale, du FMI, etc. Ce n’est pas mauvais en soi, certains de ces rapports sont très fournis, très documentés, mais il y a tout de même des précautions à prendre. En effet, ces sources internationales restent prisonnières d’une certaine vision du conflit : la plupart d’entre elles sont arrivées dans la région après les accords d’Oslo et leur lecture du conflit est imprégnée de la logique et de la philosophie d’Oslo.

    Un exemple : la Banque mondiale a sorti récemment un rapport sur la corruption dans l’Autorité palestinienne. Les conclusions du rapport étaient en forme d’encouragement à la nouvelle administration palestinienne et au Premier ministre, Salam Fayyad, pour son travail de transparence, de modernisation des infrastructures et des institutions palestiniennes. Ce qui est assez choquant ici, c’est que la Banque mondiale est partie prenante de ce travail de réforme, elle verse de l’argent, elle participe aux programmes de développement qui sont mis en place dans les territoires palestiniens, etc. Que la Banque mondiale s’érige donc en arbitre des élégances palestiniennes, qu’elle distribue les bons et les mauvais points sur la corruption, est assez déplacé, puisque ce sont des politiques dans lesquelles elle est pleinement investie qu’elle prétend juger.

    J’ai rencontré la personne qui a enquêté et fait ce rapport, et il s’avère qu’elle a démissionné. En effet, son rapport a été en partie réécrit. C’est la philosophie même de son rapport qui a été remaniée, puisqu’elle y expliquait qu’en réalité c’était la structure même d’Oslo qui expliquait la corruption : un régime censé gérer une situation d’occupation pour le compte d’un occupant, en l’aidant par exemple à y faire la police, est par nature, par essence, générateur de corruption, qu’elle soit morale, politique ou économique. Or la Banque Mondiale n’a pas voulu que cette question soit abordée, y compris par sa principale enquêtrice : cela en dit long sur la situation, de plus en plus bancale, de plus en plus problématique, dans laquelle se trouvent ces organismes internationaux. Ils demeurent prisonniers d’un paradigme qui date de plus de vingt ans, et qui a largement failli. Il faut donc manier ces sources avec prudence.



    Certains insistent particulièrement sur le poids des mots, et notamment sur la portée symbolique de certains termes : mur/barrière, colonies/implantations, etc. Qu’en penses-tu ?

    Le débat au sujet de la clôture construite par Israël (faut-il parler d’un mur ? D’une barrière ? D’une clôture ?) est pour moi assez vain. Par endroit il s’agit effectivement d’une clôture électronique, avec des barbelés, à d’autres endroits il s’agit bien d’un mur... Donc le débat sur le nom m’intéresse assez peu. Pour moi, ce qui est essentiel, c’est de montrer les processus à l’œuvre derrière les mots, de montrer les réalités.

    On peut tout à fait dire qu’Israël construit un mur, mais si l’on oublie de préciser que ce mur est construit dans les territoires palestiniens et non pas entre Israël et la Cisjordanie, on passe à côté de la réalité de ce mur. Si on oublie de préciser, à propos des portes qui ont été aménagées par Israël dans le mur en expliquant qu’il ne s’agissait donc pas d’une annexion car les agriculteurs dont les champs se situent de l’autre côté du mur pourraient le franchir, qu’en réalité ces portes demeurent, la plupart du temps, fermées, ou que les soldats censés les ouvrir arrivent régulièrement en retard, de nouveau on rate la réalité.

    Il y a bien des mots qui sont piégés, mais pas nécessairement ceux auxquels on pense. Ainsi en va-t-il de Gilad Shalit, que presque tout le monde a présenté comme un « otage » qui avait été « kidnappé ». J’ai pour ma part toujours fait attention, dans mes écrits, à le qualifier de « prisonnier ». En effet, pour moi il ne fait aucun doute qu’il s’agissait bien d’un prisonnier de guerre, au même titre qu’un grand nombre de détenus palestiniens dans les prisons israéliennes. Et Gilad Shalit n’avait pas été « kidnappé », mais bien capturé par les Palestiniens.

    Autre exemple, et autre catégorie de mots piégée : c’est toute la nomenclature qui a été mise en place avec le processus d’Oslo. On parle de « processus de paix », de « président palestinien », de « gouvernement palestinien », etc. Le terme de « président » ne figurait pas, au départ, dans les accords d’Oslo. C’est la vanité de Yasser Arafat, et l’intelligence politique de Shimon Pérès, notamment, qui a vite compris l’intérêt qu’il avait à utiliser lui aussi ce terme. L’idée qu’il y avait un « président palestinien » entretenait l’idée qu’il se passait quelque chose d’historique : les Palestiniens avaient désormais un « président », ils n’étaient donc pas loin d’avoir un État... Or il est intéressant de questionner ce vocabulaire, cette sémantique : quels sont exactement les pouvoirs de ce « président » ? En réalité, il n’a pas beaucoup plus de pouvoir et d’attributions qu’un préfet (sécurité, aménagement du territoire), si ce n’est le fait qu’il peut se déplacer à l’étranger en prenant un avion prêté pour l’occasion par un pays arabe. Ses « pouvoirs » ne s’exercent en outre que sur une partie de la Cisjordanie, 40 % si l’on est optimiste, 18 % si l’on est plus réaliste et que l’on ne prend en compte que ce que l’on nomme les « zones autonomes » palestiniennes. Voilà qui donne une idée un peu plus précise de ce qu’est le « président » palestinien.

    Il en va de même avec le « processus de paix ». Ce terme entretient l’idée que même si parfois il y a des incidents, des moments un peu compliqués, globalement il y a un processus, une dynamique. Or force est de constater que, s’il y a peut-être eu au départ une dynamique, le « processus de paix » est très rapidement devenu un processus de chantage, un bras de fer totalement déséquilibré entre le géant israélien et le lilliputien palestinien, duquel Israël n’avait rien à craindre. C’est ainsi qu’avec sa mainmise sécuritaire Israël a pu continuer à acculer les Palestiniens, à construire les colonies, etc. Je pense donc que c’est bien du devoir des journalistes d’interroger ces termes, ces mots, et de leur redonner leur véritable sens.

    Je voudrais finir en ajoutant que ce qui est valable pour les mots est également valable dans un autre domaine : les cartes. Il existe en effet une production cartographique « classique » qui structure l’imaginaire, y compris l’imaginaire médiatique. On serait face à une région que l’on peut diviser en deux : à l’ouest, Israël, et à l’est, la Cisjordanie. Cela entretient l’idée que l’on va vers la création de deux États, qu’il suffirait d’opérer un découpage le long de la « ligne verte » qui séparerait Israël de la Cisjordanie. Or la réalité est bien différente : il y a, partout d’est en ouest, l’État d’Israël, avec en son sein quelques enclaves palestiniennes. Et lorsque l’on déplace le curseur géographique, comme lorsque l’on interroge le vocabulaire, on questionne vraiment les schémas classiques et les paradigmes sur la base desquels est trop souvent construite l’information.

     

     

  • Informer sur le Proche-Orient

    Informer sur le Proche-Orient : le syndrome de Tom et Jerry

    par Julien Salingue, jeudi 15 octobre 2015

    Nous remettons à la « une », trois ans après sa première publication, un article consacré au traitement médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens. Les événements de ces derniers jours, et leur couverture par les « grands médias », confirment en effet malheureusement la plupart des constats opérés dans cet article (Acrimed, 15 octobre 2015).

    Contrairement à d’autres questions d’actualité internationale, le conflit opposant Israël aux Palestiniens est l’objet de nombreux articles, sujets et reportages. Le problème de la couverture médiatique de ce conflit n’est donc pas tant quantitatif que qualitatif. Un décryptage de cette couverture nous conduit à distinguer trois travers majeurs qui caractérisent l’information relative au Proche-Orient, telle qu’elle nous est proposée par les « grands médias ».

     

    De l’art d’équilibrer une situation déséquilibrée

    Le premier de ces biais est celui de l’injonction permanente à un traitement « équilibré » du conflit. Les événements du Proche-Orient suscitent en France, pour des raisons politiques, historiques et culturelles que l’on ne pourra pas développer ici, une attention toute particulière. Ils sont générateurs de passions et leur perception est marquée par une lourde charge émotive, ce qui ne manque pas d’avoir des répercussions sur la manière dont les grands médias essaient de les couvrir.

    D’où l’injonction au traitement « neutre », que l’on peut parfois assimiler à une forme de censure, voire d’autocensure de la part de certains journalistes et de certaines rédactions : il ne faudrait pas froisser l’un des deux « camps » et, pour ce faire, adopter une position « équilibrée ».

    Or la situation ne s’y prête pas, pour la bonne et simple raison que l’Etat d’Israël et les Palestiniens ne sont pas dans une situation équivalente. S’il existe bien un « conflit » opposant deux « parties », nul ne doit oublier que ses acteurs sont, d’une part, un Etat indépendant et souverain, reconnu internationalement, doté d’institutions stables, d’une armée moderne et suréquipée et, de l’autre, un peuple vivant sous occupation et/ou en exil, sans souveraineté et sans institutions réellement stables et autonomes.

    Adopter une démarche qui se veut équilibrée conduit donc nécessairement à occulter certains aspects de la réalité, tout simplement parce qu’ils n’ont pas d’équivalent dans l’autre « camp ». C’est ainsi que les grands médias privilégieront les moments de tension visible, en d’autres termes militaires, les « échanges de tirs », les « victimes à déplorer dans les deux camps » ou, dans un cas récent, les « échanges de prisonniers ». Il s’agit de montrer que la souffrance des uns ne va pas sans la souffrance des autres, et que les moments de tension ou d’apaisement sont liés à des décisions ponctuelles prises par l’un ou l’autre des deux « camps », ou par les deux conjointement.

    C’est ainsi qu’un tel traitement médiatique occulte presque totalement ce qui est pourtant l’essentiel de la vie quotidienne des Palestiniens et l’un des nœuds du « conflit » : l’occupation civile (colonies) et militaire (armée) des territoires palestiniens. Les camps militaires israéliens et les colonies n’ont pas d’équivalent en Israël, pas plus que les centaines de checkpoints qui morcellent les territoires palestiniens, le mur érigé par Israël, les réquisitions de terres et les expulsions, les campagnes d’arrestations, les attaques menées par les colons, les périodes de couvre-feu, les routes interdites sur critère national, etc.

    Une couverture qui se veut « équilibrée » conduit nécessairement, par la recherche permanente d’un contrepoint, d’un contrechamp, d’une équivalence, à passer sous silence des informations pourtant essentielles : c’est ainsi qu’il faut aller consulter la presse israélienne pour savoir, par exemple, que pour la seule année 2010 ce sont pas moins de 9 542 Palestiniens de Cisjordanie qui ont été déférés devant les tribunaux militaires israéliens, avec un taux de condamnation de 99,74 %. Une information des plus parlantes, mais qui n’a pas d’équivalent côté israélien. Elle ne sera donc pas traitée.

    Cette couverture biaisée, cette « obsession de la symétrie », au nom d’une prétendue neutralité, conduit donc les grands médias à offrir une image déformée des réalités proche-orientales. Le public est ainsi dépossédé d’une partie pourtant indispensable des éléments de compréhension de la persistance du conflit opposant Israël aux Palestiniens. A fortiori dans la mesure où ce premier biais se double d’un second, tout aussi destructeur pour la qualité de l’information : le « syndrome de Tom et Jerry ».

     

    Le syndrome de Tom et Jerry

    Tom et Jerry, célèbres personnages de dessins animés, sont en conflit permanent. Ils se courent après, se donnent des coups, construisent des pièges, se tirent parfois dessus et, quand ils semblent se réconcilier, sont en réalité en train d’élaborer de nouveaux subterfuges pour faire souffrir l’adversaire. Le spectateur rit de bon cœur, mais il reste dans l’ignorance : il ne sait pas pourquoi ces deux-là se détestent, on ne lui a jamais expliqué pourquoi Tom et Jerry ne peuvent pas parvenir à une trêve durable, voire une paix définitive.

    La comparaison a ses limites, mais il n’est sans doute pas exagéré de considérer que les grands médias, notamment audiovisuels, nous offrent souvent, lorsqu’il s’agit du Proche-Orient, une information digne de Tom et Jerry : « le cycle de la violence a repris » ; « la trêve a été brisée » ; « la tension monte d’un cran » ; « les deux parties haussent le ton » ; etc.

    Mais pourquoi ces deux-là se détestent-ils ? Bien souvent, le public n’aura pas de réponse. Il devra se contenter d’une couverture médiatique qui se focalise sur la succession des événements, sans s’interroger sur les causes profondes ou sur les dynamiques à long ou moyen terme. L’information est donc la plupart du temps décontextualisée, dépolitisée, déshistoricisée, quitte à flirter allègrement avec le ridicule.

    C’est ainsi qu’en décembre 2010, un véritable morceau de bravoure a été publié dans le quotidien Libération. Ce « reportage », que nous avons analysé en détail sur notre site [1], cumulait la quasi-totalité des travers de l’information relative au Proche-Orient, entre autres le syndrome de Tom et Jerry. Nous écrivions alors :

    L’absence de la mention des racines politiques et historiques des « tensions » peut parfois confiner au ridicule. Témoin ce passage de l’article, un véritable chef-d’œuvre du genre : « Les tensions se sont pourtant multipliées ces derniers temps. En août, l’élagage d’un arbre par des soldats israéliens sur la ligne bleue, tracée par l’ONU après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, a fait quatre morts et failli dégénérer en conflit ouvert. » On se frotte les yeux et on relit pour être sûr de bien comprendre, en retenant seulement cette fois-ci le sujet, le verbe et le complément : L’élagage d’un arbre… a fait quatre morts.

    Mais que s’est-il passé ? Les élagueurs sont-ils tombés de l’arbre ? Ou alors est-ce l’arbre qui est tombé sur une famille qui pique-niquait tranquillement ? Ou peut-être, autre explication plausible, est-ce le Hezbollah, mouvement islamique et donc, à sa façon, « vert », qui a manifesté sa fibre écologiste en voulant venger la mort d’un arbre ?

    Trêve d’ironie : malheureusement, l’incident dit « de l’arbre » a, lui aussi, été tragique, se soldant par la mort de deux policiers et d’un journaliste libanais, ainsi que celle d’un officier israélien. La seule explication qui permet de comprendre comment les choses ont ainsi pu dégénérer est bien évidemment le contentieux frontalier entre Israël et le Liban. En effet, même si Israël s’est retiré du Liban en 2000 après vingt-deux années d’occupation, le tracé de la « frontière » est toujours objet de polémique. Polémique aussi au sujet de la zone dite des « fermes de Chebaa », conquise par Israël en 1967. Et quiconque observe la vie politique régionale sait que c’est notamment parce qu’il revendique la souveraineté arabe sur les zones occupées que le Hezbollah se considère toujours en guerre contre Israël.

    C’est ainsi que bien souvent les grands médias proposent au public de se focaliser sur l’arbre qui cache la forêt. Les événements spectaculaires et les causalités immédiates sont privilégiés, au détriment de l’exposé et de l’analyse des causes profondes et des tendances sur la longue durée. Le pseudo-équilibre et la course à l’événement vont peut-être offrir au public les moyens de s’émouvoir, mais absolument pas de comprendre.

     

    Un journalisme de diplomates ?

    Un troisième et dernier biais peut être identifié : il s’agit de l’alignement quasi-systématique des lignes éditoriales sur l’agenda diplomatique. Il ne s’agit pas seulement de privilégier, ou de valoriser, les analyses et les propositions de la diplomatie française et, plus généralement, occidentale. Il s’agit bien souvent de trier les informations, consciemment ou non, en fonction des aléas du mal-nommé « processus de paix ».

    Deux exemples illustrent cette idée. C’est seulement à partir de l’année 2002 que la thématique de la nécessaire « réforme » de l’Autorité palestinienne a fait son apparition marquée dans les grands médias français. Corruption, clientélisme, népotisme, etc. : le « système Arafat » était un véritable échec, et toute perspective de « sortie du conflit » passerait nécessairement par une refonte du système institutionnel palestinien et par l’émergence de nouveaux acteurs. Coïncidence ? C’est précisément à cette période que les Etats-Unis et Israël ont considéré que Yasser Arafat, qui avait pourtant été un acteur central du « processus de paix », n’était plus un interlocuteur crédible et devait être mis hors-jeu.

    La corruption et l’incurie de l’appareil politico-administratif palestinien étaient un secret de polichinelle pour quiconque s’intéressait un tant soit peu à la question. Nombre de rapports d’ONG ou de commissions parlementaires étaient en circulation depuis le milieu des années 1990. Ces informations avaient été rarement relayées et ne semblaient pas, à l’époque, nécessiter une attention médiatique particulière. L’explication la plus probable est qu’alors, le « processus de paix » dans sa version originelle semblait demeurer une perspective crédible pour les Occidentaux et qu’il ne fallait pas prendre le risque de le mettre en péril en critiquant ouvertement la direction Arafat. C’est lorsque la donne diplomatique a changé, au début des années 2000, que l’attention des médias s’est progressivement déplacée vers des questions jusqu’alors ignorées.

    Deuxième exemple, parmi d’autres : Mahmoud Abbas. Le président de l’Autorité palestinienne est lui aussi un personnage central du « processus de paix ». Considéré comme plus « modéré » et plus « pragmatique » que son prédécesseur, Yasser Arafat, il a durant de longues années bénéficié des louanges de l’administration états-unienne, des chancelleries occidentales et même des responsables israéliens. Et même si la démarche qu’il a entreprise à l’ONU lui a attiré de nombreuses critiques, il continue d’être considéré comme un élément clé dans la perspective d’éventuelles négociations.

    Tel est le personnage que donnent également à voir les grands médias. Mais le public sait-il, par exemple, que Mahmoud Abbas a préfacé en 1983 un ouvrage de Robert Faurisson sur les chambres à gaz, avant de publier une thèse de doctorat contenant des éléments négationnistes ? Non. Cette information est-elle indispensable et mériterait-elle nécessairement d’être communiquée ? La question mérite débat. Mais imaginons, l’espace d’un instant, que ce ne soit pas Mahmoud Abbas mais l’un des deux dirigeants les plus en vue du Hamas (Khaled Meshaal et Ismaïl Haniyah) qui ait préfacé Faurisson ou publié une thèse négationniste. Peut-on imaginer que cette information serait longtemps dissimulée au public ? La réponse est, bien évidemment, dans la question.

    L’hypothèse selon laquelle Mahmoud Abbas jouit d’un traitement « différencié » en raison de son rôle, avéré ou non, potentiel ou plausible, dans une solution diplomatique telle que la conçoivent les pays occidentaux, est donc très largement probable. Elle est, à l’image du changement de ton par rapport à Yasser Arafat, une des très nombreuses confirmations de l’alignement, volontaire ou non, de la plupart des grands médias sur les positions et les rythmes diplomatiques français, phénomène typique du « journalisme de guerre » (voir à ce sujet sur notre site la rubrique « Journalisme de guerre »). Il ne s’agit évidemment pas de porter un jugement sur la politique française ou sur les dirigeants palestiniens eux-mêmes, mais bien de constater, une fois de plus, que la rigueur journalistique s’efface lorsque la diplomatie s’en mêle.

     

    ***


    Quelques notables exceptions permettent d’éclaircir un peu ce sombre tableau, notamment du côté des rares correspondants permanents de la presse écrite et audiovisuelle. Mais leur rareté ne fait que confirmer les tendances générales telles que nous venons de les décrire. Les trois écueils que nous avons signalés ici sont rarement évités par les grands médias et ajoutent une victime supplémentaire au conflit opposant Israël aux Palestiniens : l’information.



    Julien Salingue



     Article publié dans le magazine trimestriel d’Acrimed, Médiacritique(s), n°3 (avril 2012)

     

     

  • Myopie médiatique contre longue mémoire

     

     

    Toute information publiée dans les médias ne devrait-elle pas être accompagnée d’une notice explicative recensant les contre-indications et effets toxiques ?

    Par Guy Sorman.

    chien à lunettes credits alison elisabeth X (licence creative commons)

     

    Submergés par la marée incessante de l’actualité médiatisée, nous savons simultanément tout sur rien et rien sur tout : l’information remplace la connaissance. Bombardés par les médias traditionnels et nouveaux, il nous échappe que tout événement s’inscrit dans une histoire longue : une compréhension véritable de cette hyper-actualisation exigerait une connaissance du passé et des écoles de pensée qui l’éclairent. Apportons quelques illustrations à notre thèse.

    Considérez la dette grecque. La réduire à un affrontement entre les partisans de « l’austérité » et une « libération » du peuple grec ne permet pas de comprendre combien cette dette s’inscrit dans un cycle qui remonte à l’Indépendance de la Grèce moderne au début du XIXe siècle, puis au traitement de faveur dont elle a bénéficié, en 1919, après la Première guerre mondiale. Depuis que la Grèce a été ressuscitée dans les lieux où naquit la civilisation hellénistique, deux mille cinq cents ans plus tôt, les Grecs modernes ont bénéficié d’une indulgence exceptionnelle : les poètes comme les dirigeants européens ont projeté sur cette tribu ottomane toute leur nostalgie de l’Hellénisme. Cette tribu était « grecque » non pas parce qu’elle descendait des Hellènes, mais parce que de religion orthodoxe – byzantine donc plutôt que Hellène – dans un océan musulman. Ces néo-Grecs, reconnus par les Européens pour ce qu’ils n’étaient pas, ne se crurent jamais contraints de gérer leurs affaires de manière sobre : l’Europe payerait pour l’éternité, une pension alimentaire à la mère supposée de la civilisation occidentale et de la démocratie. L’entrée dans la zone Euro a encouragé les néo-Grecs à s’endetter plus encore, arc-boutés sur leur histoire longue réinventée, une caution définitive contre leurs créditeurs. Une institution à elle seule pourrait libérer la Grèce de sa dette : l’Eglise orthodoxe qui possède un tiers du territoire et ne paye aucun impôt. Mais nul, pas même un gouvernement gauchiste, n’ose incriminer cette Église, parce qu’elle fut et reste l’incarnation de la Grèce contemporaine à la manière dont l’Église catholique en Pologne n’a jamais cessé d’incarner la nation. À la lumière de cette histoire longue, la question est donc moins « La Grèce est-elle en Europe ? » que « L’Église orthodoxe est-elle en Europe ? ». N’appartient-elle pas plutôt à l’Orient ainsi qu’on le constate dans une autre zone de conflit : l’Ukraine ?

    L’Ukraine de l’Ouest, qui fut polonaise, reste catholique et pro-occidentale, tandis que l’Est ukrainien orthodoxe est pro-russe, en un  temps où, de nouveau, le nationalisme russe se confond avec l’Église orthodoxe ressuscitée. Vladimir Poutine semble mieux connaître cette Histoire que les Européens.

    Passons à la Libye, autre exemple : on ne comprend rien aux combats présents si l’on ne se rappelle pas que la Libye contemporaine fut l’assemblage de deux nations distinctes, le Cyrénaïque et le Tripolitaine, par le colonisateur italien. Lorsque les Français et les Britanniques décidèrent d’intervenir en Libye, cette intervention n’aurait eu de sens que pour restaurer les deux nations antérieures, pas pour replâtrer la Libye coloniale.

    La même myopie historique éclaire les conflits en Syrie, Irak et Kurdistan : on ne peut les interpréter que par référence au Traité de Sèvres qui, en 1920, répartit, entre les colonisateurs français et britanniques, des territoires anciennement ottomans. Les Ottomans respectaient la diversité tribale et religieuse : chacun dans l’Empire dépendait des autorités de la religion à laquelle il appartenait. Après le dépeçage, les colonisateurs et leurs successeurs ont imposé des États centraux à des peuples qui, jamais, ne se reconnurent en eux. Les diplomates Sykes et Picot, qui tracèrent en 1917 la ligne droite qui aujourd’hui encore sépare la Syrie et l’Irak, ignoraient tout de ces cultures locales et ne connaissaient pas la différence entre un Chiite et un Sunnite. En 2003, le Général David Petraeus qui, à la demande de George W. Bush, s’empara de Bassorah n’en savait pas plus : n’étaient-ils pas tous Irakiens ?

    Tout le continent africain est pareillement affecté par cette négation du passé : des États trop nombreux y consomment l’essentiel des richesses locales pour perpétuer des frontières coloniales absurdes qui ont balkanisé les cultures. N’allons pas chercher plus loin les causes de la pauvreté en Afrique : le nationalisme y a remplacé et asphyxié le développement.

    Cette ignorance de l’histoire longue génère la plupart des désordres contemporains : une ignorance qui conduit à la guerre, aux migrations de masse, à la pauvreté collective, mais profite aux intérêts acquis. Prospèrent les chefs d’État dont l’État ne coïncide avec aucune nation, les Seigneurs de la guerre, les contrebandiers et – plus modestement – les bureaucrates internationaux chargés de perpétuer cet ordre artificiel. Le Fonds monétaire international, autre exemple de la mémoire courte, emploie dix mille fonctionnaires pour remplir une mission qui n’existe plus. Créé en 1945 pour pallier les déséquilibres des balances des paiements qui avaient semé le désordre économique dans les années 1930, le FMI continue alors que ces déséquilibres ont disparu : saint est l’oubli des origines.

    Par lui-même, aucun événement d’actualité ne fait sens : toute information publiée dans les médias ne devrait-elle pas – dans un monde évidemment théorique – être accompagnée d’une notice explicative, à la manière dont les médicaments sont assortis d’une notice recensant les contre-indications et effets toxiques ? Bien des informations sont toxiques parce que l’opinion publique les engloutit en toute bonne foi et parce que les dirigeants ne sont pas nécessairement, ou ne souhaitent pas être, mieux informés que l’opinion qui les porte.