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Media-info - Page 3

  • Le très "cultivé" Philippe Val

    Le nouveau marathon promotionnel du très cultivé Philippe Val

    par Martin Coutellier , Mathias Reymond, le 20 mai 2015

     

    Si la surface médiatique dont dispose un auteur pour faire connaître ses ouvrages était corrélée à l’intérêt du contenu de ceux-ci, cela se saurait. Pour autant, lire, voir et entendre Philippe Val tenir un discours parfois grotesque et souvent simpliste dans les médias pourrait surprendre. Malheureusement, il n’y là rien de nouveau : copinages, renvois d’ascenseur et bienveillance du petit groupe des éditocrates pour l’un des leurs. Même si les plus enthousiastes ne sont pas ceux que l’on attendait !

    Dans son dernier livre, Philippe Val se surpasse [1]. Ayant déjà démontré sa maestria dans l’art de la calomnie, du mensonge, de la compromission, de la fabulation et de l’expertise psychiatrique, l’ancien directeur de Charlie Hebdo n’a plus rien à prouver, et continue de parsemer ses idées de noms d’auteurs connus (jusqu’à cinq en une seule phrase), usant jusqu’à la corde le name dropping qui lui vaut parfois l’appellation d’« intellectuel ». De longue date également, Philippe Val méconnaît la sociologie, et en particulier celle de Pierre Bourdieu dont il construit de mauvaises contrefaçons pour les battre en brèche. Ce thème – central dans son livre – est au cœur de ses nombreuses interventions médiatiques : la France souffre du « sociologisme » qui « dit où est le bien et le mal » et « déresponsabilise l’individu ». D’après Val, cette pensée remonte à Jean-Jacques Rousseau, dont la thèse serait : « c’est la faute à la société », et aurait « engendré » des discours aussi divers que ceux de Lénine, Trotsky, Bourdieu, Pol Pot, Sartre ou plus généralement « la gauche totalitaire ».

    On pourrait naïvement penser que ces amalgames grotesques ne susciteraient que peu d’écho dans la presse. Ce serait se méprendre profondément sur les règles qui régissent la médiatisation des idées. Pourtant, force est de constater que les médias n’ont pas tous applaudi aussi fort… Si à droite, le livre est adoré, à gauche, et surtout chez certains de ses amis, on est embarrassé, voire agacé. 

    Une campagne médiatique

    Le 5 mars 2007, nous écrivions déjà : « Le regard hautain, la verve méprisante, le ton arrogant, Philippe Val se montre partout. Philippe Val - son personnage et non sa personne - est un symptôme. Un symptôme, parmi d’autres, des consécrations croisées et des complaisances mondaines qui permettent à l’"élite" de s’en décerner le titre. (…) Un symptôme des capacités digestives du cercle fermé des omniprésents qui absorbent toutes les formes de contestation. » La sortie de son dernier livre [2] est l’occasion de constater que peu de choses ont changé depuis. Si sa présence médiatique s’est largement réduite puisqu’il ne signe plus d’éditorial dans Charlie Hebdo et ne chronique plus sur France Inter, Philippe Val jouit toujours d’une attention soutenue pour cette nouvelle campagne de promotion.

    Le livre sortant le 8 avril 2015, les festivités commencent dès le 2 avril par un long entretien dans Le Point. Ensuite, le 5 avril, il enchaîne sur Canal Plus dans l’émission « Le Supplément ». Il accorde une interview au Figaro le 6 avril et s’installe sur France 5 le 9 avril : d’abord dans « C à vous », puis dans « La Grande Librairie ». Le lendemain, il est questionné par ses anciens subordonnés dans la matinale de France Inter. Puis c’est Europe 1 et Anne Sinclair qui l’accueillent le 11 avril. Il est invité le 17 avril dans « Le Grand Journal » sur Canal Plus. Le 20 avril, il se rend sur TF1 dans l’unique émission littéraire de la chaîne « Au fil de la nuit ». Les auditeurs de France Culture peuvent l’écouter le 5 mai. Enfin, il est convié par L’Express le 7 mai. Ouf ! À l’heure où nous écrivons, ses apparitions se font plus rares, mais gageons que la campagne n’est pas complètement terminée… Un marathon qui a donné lieu à quelques échanges cocasses et parfois fort intéressants (!). 

    « C’est la faute au système » donc « c’est la faute aux juifs »

     Le 5 avril, « Le Supplément » de Canal Plus consacre 15 minutes à la sortie de son livre, avec un long portait suivi d’un entretien. Le portrait, qui relate très favorablement les « milles vies » de l’ancien troubadour libertaire, ses « coups d’éclat, [ses] coups de gueule et [ses] polémiques », contient néanmoins une charge critique, au travers de l’intervention de Catherine Sinet, rédactrice en chef de Siné Mensuel et épouse du dessinateur Siné licencié par Val en août 2008 [3]. Concernant son livre, l’invité ne se voit poser qu’une seule question, dont l’énoncé incohérent et caricatural semble assez bien résumer le contenu de l’ouvrage : 
    - Maïtena Biraben : « Dans ce livre, […] vous dites "le monde n’est pas noir et blanc", y a pas les méchants et les gentils, et tout le monde en prend pour son grade : Snowden roule pour l’Iran, Assange est antisémite, la palme d’or "Entre les murs" minimise l’antisémitisme en France et Edwy Plenel c’est Claude François. C’est pour rire ou vous pensez tout ça vraiment ? » 
    - Philippe Val (avec aplomb) : « Non, je le pense vraiment. »

     Le 9 avril, Philippe Val campe sur France 5. Dans « C à vous », entouré de gens bienveillants (Pierre Lescure trouve son livre « absolument passionnant »), il expose une nouvelle fois le fond de sa pensée : « L’islamophobie c’est un mot pour éviter de parler du danger que représente la radicalisation au sein de l’Islam ». Ou encore : « il faut arrêter d’inverser la charge de la preuve entre la démocratie et les terroristes, mais c’est une vieille histoire, parce que ça vient aussi, comment dire, de la famille sartrienne, qui au moment de la guerre d’Algérie a cru bon de justifier le terrorisme. Voilà. » L’animatrice Anne-Sophie Lapix ne bronche pas.

    Le même jour, sur la même chaîne, dans l’émission littéraire « La Grande Librairie », l’ex patron de France Inter décrète : « Quand on sait où est le bien et où est le mal grâce à la sociologie, c’est plus la peine de se cultiver ». Puis il enchaîne et se déchaîne : « Rousseau prétend que l’homme est bon dès le départ, ce qui est une connerie, c’est quand même la culture, la sensibilité, la confrontation aux autres, aux talents des autres, aux défauts des autres, qui fait qu’un homme devient, qu’une femme devient, civilisé. Rousseau prétend le contraire, c’est sa thèse, c’est sa thèse de base, et la sociologie de l’EHESS d’aujourd’hui, majoritairement (…), elle pense ça, elle pense que la société rend l’homme mauvais, et pire que tout, surtout les États de droit, c’est toujours les États de droit qui ont tort. »

     Ensuite, le 10 avril, c’est en terrain non seulement conquis, mais connu, que se rend Philippe Val : chez Patrick Cohen dans le « 7-9 » de France Inter [4]. Après avoir permis à son ancien patron de se présenter comme le seul défenseur de la liberté d’expression en France depuis 2006 et « l’affaire des caricatures », l’animateur formule sa première question : « Expliquez-nous cette détestation de la sociologie, ou disons des explications sociologisantes ? ». Ayant fabriqué l’amalgame qui convient à son invité, Cohen ouvre la voie à cet échange burlesque :


    - Philippe Val : « Le premier chapitre du livre commence par Rousseau parce que Rousseau est celui qui relance l’idée pour les temps modernes que l’homme est bon et que la société le pervertit, ce qui veut dire que l’homme est bon… » 
    - Patrick Cohen : « Enfin depuis Rousseau il y a eu, Lénine, Trotsky, Mao, Bourdieu, Sartre… » 
    - Philippe Val : « Oui, oui, mais ce sont ses enfants. Ce sont les enfants de Rousseau. » 
    - Patrick Cohen : « Oui. » 
    - Philippe Val : « Et, le pauvre, on ne peut pas l’accuser d’avoir engendré Pol Pot. » 
    - Patrick Cohen : « Non, et puis on ne peut plus débattre avec lui. » 
    - Philippe Val : « On ne peut plus débattre avec lui, il peut plus se défendre. Mais il a engendré tout ça, il a engendré cette famille de la gauche qu’on appelle la gauche totalitaire. »

    Les approbations monosyllabiques de l’intervieweur semblent galvaniser l’interviewé, qui s’élance à corps perdu dans « l’antisociologisme », c’est-à-dire dans la bataille contre le moulin à vent qu’il vient de construire (celui qui abrite Rousseau, Bourdieu, Mao et Pol Pot – entre autres) : « Accuser le système, la mécanique intellectuelle qui consiste à dire c’est la faute au système, ensuite c’est la faute à la société, ensuite c’est la faute à un bouc émissaire forcément, ensuite la faute aux riches, et ensuite d’avatar en avatar (sic), on arrive toujours à c’est la faute aux Juifs. » Qu’en pense Patrick Cohen ? Il accompagne gentiment le délire de Philippe Val lorsque celui-ci ne trouve plus ses mots pour condamner cette fameuse « mécanique intellectuelle » : 
    - Philippe Val : « Ça tue la culture, (…) ça remplace le jugement, on sait où est le bien, c’est-à-dire, euh, euh... » 
    - Patrick Cohen : « Les opprimés ? » 
    - Philippe Val : « Les opprimés. Et on sait où est le mal, c’est-à-dire la société. »

    Pourtant Patrick Cohen et ses comparses sentent bien que quelque chose ne tourne pas rond, et, comme de nombreux relais habituels de Philippe Val, ils sont embarrassés… 

    Des amis embarrassés

    Ainsi, pour prétendre défendre l’existence de la sociologie sans contredire Philippe Val, l’animateur use de quelques contorsions intellectuelles qui ne peuvent que briser la logique la plus élémentaire : « Vous ne pouvez pas jeter le bébé de la sociologie avec toute l’eau du bain de l’actualité (sic), tous les sociologues n’ont pas des explications qui tiennent à 100% à la sociologie. » En substance : certains sociologues ne sont pas entièrement mauvais, puisqu’ils ne font pas de la sociologie à 100% ! Puis, dans la seconde partie de l’entretien, Philippe Val se verra opposer quelques arguments (un peu) plus sérieux, notamment par Thomas Legrand.

    Le samedi 11 avril, c’est au tour d’Anne Sinclair, sur Europe 1 [5], d’être désorientée quand Philippe Val pourfend à nouveau le « sociologisme », exactement dans les mêmes termes que la veille sur France Inter. Mais l’animatrice semble mieux réveillée que Patrick Cohen, et reste interdite devant tant d’amalgames. Ainsi, lorsqu’elle dénonce un raccourci (« blâmer la société, c’est excuser les terroristes : on n’en est plus là quand même »), et signale que « dans l’ensemble de la gauche, personne ne s’est trouvé derrière les terroristes », cela débouche sur une réponse amphigourique :


    - Philippe Val : « Non bien sûr, une fois qu’ils commettent leurs crimes, on les lâche. Mais… Regardez Dieudonné par exemple, le nombre d’intellectuels, le nombre même de certains juristes de haut niveau, le nombre de journalistes, le nombre d’humoristes qui l’ont soutenu, soutenu, soutenu, alors que c’était une évidence qu’il était antisémite, qu’il tenait des propos scandaleux, mais enfin, avec des métaphores, des machins… Il a fallu vraiment qu’il fasse monter Faurisson sur scène, et qu’il tienne des propos nazis, pour qu’ils le lâchent... jusqu’au dernier moment… Alors, quand ils passent la ligne, on les lâche, mais tant qu’ils passent pas la ligne, on les soutient. Tout ça est insupportable. Et je pense que tous les mômes qui aujourd’hui se convertissent à l’Islam radical dans les banlieues, on ne peut plus analyser ça comme un phénomène social, c’est un phénomène politique et culturel qu’il faut traiter politiquement et culturellement, mais on ne va pas dire : c’est la faute à la société. Faut regarder les chiffres, les chiffres de l’argent public, qui s’est déversé sur les banlieues ces vingt dernières années, mais c’est énorme ! Il fallait le traiter culturellement, et politiquement. » 
    - Anne Sinclair, ne sachant que répondre, enchaîne : « Euh … Euh … Bon, alors, Rousseau … Euh … L’état de nature, on l’a vu (…). »

    Dans L’Express également, si l’hebdomadaire a soutenu Philippe Val à l’époque des caricatures de Mahomet et si Christophe Barbier fait partie de ses obligés, les questions qui lui sont posées laissent à penser que la pitance servie par l’ancien comparse de Patrick Font est trop indigeste : « Vous dénoncez dans votre livre les intellectuels qui pratiquent "l’exécution sommaire". Mais vous-même n’hésitez pas à tirer dans le tas, à "exécuter" brutalement Bourdieu, les sociologues, les écologistes, Plantu, Le Monde...  »  ; « Plantu et Bourdieu ne se résument pas à ce que vous en dites dans votre livre... »  ; « [Les gens] ne peuvent-ils être à la fois déterminés par l’histoire, l’environnement social et leur libre arbitre ? » ; « Dire que la crise économique est partie de la dérégulation sauvage de la finance mondiale, est-ce céder à ce principe du bouc émissaire ? » ; « Il n’est donc pas autorisé de reprocher aux États-Unis d’espionner ses alliés européens et de s’en offusquer ? » ; etc.

    En conclusion de ce long entretien, on comprend que toute critique venant de l’intérieur est inacceptable pour Val, « comme Bradley Mannings, s’interroge le journaliste, ce soldat américain qui a alimenté en informations Wikileaks parce qu’il se disait révolté par la torture de son armée ? » La réponse est sans appel : « La torture est inefficace, grotesque, horrible, on n’a pas le droit de torturer. Mais la torture vient après le terrorisme. Qu’est-ce qui engendre la torture ? C’était vrai pour la France au moment de la guerre d’Algérie, c’est vrai aujourd’hui pour les démocraties confrontées au terrorisme. On rend responsables de la torture les seules démocraties, alors que la torture et le terrorisme sont l’avers et le revers d’une même médaille. » [6].

    Mais la plus grande déception provient de Libération et elle est signée Laurent Joffrin : « on ne peut s’empêcher de conclure, en refermant le livre, qu’il y a là beaucoup de circonvolutions pour masquer une conversion. Philippe Val quitte la gauche comme certains quittent leur femme, en lui trouvant soudain tous les défauts de la Terre. » (17 avril 2015). Puis le directeur du quotidien se retrouve même à défendre Pierre Bourdieu : « La sociologie de Pierre Bourdieu, par exemple, est autrement plus complexe que ce qu’en dit ce procureur sommaire. » Et de conclure en soulignant le grotesque de la thèse de Val : « Reste la question-clé, celle de l’égalité, dont Val se défie avec vigueur. Comment peut-on qualifier de "totalitaires" ceux qui s’en soucient ? Chacun voit bien que l’égalité des chances, dont il se réclame, n’est pas assurée dans une société où le capitalisme dérégulé crée d’énormes inégalités de condition qui se reproduisent inéluctablement. » 

    Adoré par la droite

    Si les médias de centre-gauche, ses alliés habituels, sont parfois un peu frileux dans leur soutien, ce n’est pas du tout le cas à droite où l’on acclame le revirement conservateur du libertaire des années 1970.

    Dans Le Point, Emmanuel Berretta chronique le livre de Val avec l’exaltation d’un fan authentique : « Sa protection policière renforcée depuis les attentats ne le dissuade pas d’attaquer toujours et encore, d’une plume acérée, les ennemis de la liberté. (…) Un brûlot animé d’un esprit voltairien. À lire absolument ». Dans Le Figaro, quotidien de droite s’il en est, Yves Thréard, qui recueille les propos de l’ancien chansonnier, contient difficilement sa joie : « Révolté par le prêt-à-penser médiatique, indigné par la lâcheté des intellectuels, déçu par la gauche française », « iconoclaste », l’ex-patron de presse aux « mille métiers » est loué pour son désir proclamé de vouloir « regarder la réalité en face ».

    Le 19 avril, dans le périodique libéral L’Opinion, le très droitier Éric Le Boucher est aux anges : « Ah le bon livre ! Voilà des années qu’on attendait un joyeux et méchant livre contre la bien-pensance de gauche, contre la sociologie du ressentiment, contre le journalisme moralisateur. » Et rend grâce à l’ex-patron de Charlie Hebdo : « Merci à Philippe Val (…). Il cogne, il disperse façon Audiard, les intellos, les gauchos, les écolos, les bobos, dans des formules assassines, des jugements à la hache, parfois exagérés, toujours jubilatoires. »

    Enfin, dans l’hebdomadaire ultra réactionnaire Valeurs Actuelles, le 24 avril 2015, on rassure d’abord le lecteur : « L’homme n’est pas un habitué de Valeurs actuelles, c’est même le moins que l’on puisse dire… Il est issu de cette gauche libertaire, antimilitariste et provocatrice plus à l’aise dans les colonnes de Libération ou de Charlie Hebdo, dont il a été le rédacteur en chef, que dans les nôtres. » Puis on tente d’expliquer l’évolution : « Il est très probablement de gauche, mais il est avant tout un homme libre, ce qui est bien pire aux yeux de certains, car un homme libre est un homme capable de renier en partie ce en quoi il a cru et ce qu’il a défendu, dès lors que la raison le lui commande. » Avant de s’enthousiasmer devant « ce livre aux démonstrations parfois fulgurantes. »

    « Les masques tombent ! » s’exclameront les nouveaux pourfendeurs de Philippe Val. Pourtant Acrimed avait déjà mis en garde ses aficionados dès 2003, et avant nous, PLPL l’avait rangé dans la catégorie des « faux impertinents » en juin 2000. Il y a donc bien longtemps que le masque tombe. Même si la chute est longue, nous attendons avec une impatience éberluée de voir où se fera l’atterrissage.

    Martin Coutellier et Mathias Reymond 



    Annexe – En guise de bonus, un échange très significatif sur France Inter

    Sur France Inter, l’échange entre Thomas Legrand et Philippe Val, commencé avec des « vous » et fini avec des « tu » est finalement interrompu par Patrick Cohen : « Bon, alors, on va sortir de cet entre-soi, certes sympathique, mais qui reste un peu un entre-soi ». On retrouve cette idée dans un tweet d’auditeur lu à l’antenne par « Bernadette » (les liseuses de tweets n’ayant apparemment pas de nom de famille) : « MadMarx qui vous voit invité partout et qui se demande si c’est pour votre seule mérite individuel, le tutoiement de Thomas fait penser effectivement à un certain entre-soi ». Le froid jeté dans le studio par cette remarque justifie que Patrick Cohen y revienne (après une nouvelle démonstration de « philosophie valienne » sur « l’expérience marxiste ») : « Je réponds à la dernière question qui s’adresse d’avantage à nous qu’à Philippe Val, qui ne s’est pas invité lui-même au micro de France Inter, c’est nous qui l’avons invité. Et si nous l’avons fait ce n’est pas parce que Philippe Val est ancien directeur de France Inter, mais parce qu’on a jugé que son livre était intellectuellement intéressant et stimulant, comme on invite un certain nombre d’essayistes, d’intellectuels à ce micro, qu’il méritait en tout cas d’être débattu ». Serait-ce verser dans le sociologisme que d’envisager qu’une certaine proximité, un certain « entre-soi » justement, puissent expliquer l’inclinaison de Patrick Cohen à trouver les analyses de Philippe Val intéressantes et stimulantes intellectuellement ?

  • La « banlieue » selon M6

     

    par Vincent Bollenotle 11 mai 2015

    En cette période de bruit médiatique aux lendemains des attentats perpétrés contre Charlie Hebdo, mais aussi au moment où certaines thématiques favorites du Front national ont pignon sur rue, « Zone Interdite », magazine d’information et de reportage de M6, a décidé de consacrer, le 19 avril 2015, une heure et quarante minutes d’antenne aux « zones sensibles ». Une heure quarante de clichés qui n’ont pour effet que de perpétuer une image désastreuse de « la banlieue », proche semblerait-il de la réserve de bêtes sauvages. Ce traitement médiatique biaisé de leurs quartiers a provoqué la résistance des habitants.

    Enquête en « zone interdite »

    Le ton du reportage diffusé sur M6 est donné dès l’introduction, en moins de deux minutes. Sur fond de musique angoissante, sont montrés de jeunes hommes trafiquant de la drogue, des parents convertis à l’islam faisant prier leurs enfants, ou encore un adolescent armé d’un revolver.

    La présentatrice donne ensuite le « La » politique de l’émission :

    Il y a trois mois, après les attentats à Paris, Manuel Valls a employé des mots très forts pour décrire la France d’aujourd’hui : un pays divisé par l’ « apartheid ». Une partie de la population serait mise à l’écart sans possibilité de s’intégrer. (…) Si certains habitants jouent la carte de l’intégration [on voit l’image d’un homme noir en costard], d’autres au contraire s’enferment dans leur communauté ethnique ou religieuse [on voit une femme noire qui danse en boubou]. Dans ces ghettos, une constante apparait : l’absence des pères. Sans modèle, sans autorité, certains jeunes dérivent, et jusqu’au pire. Quartiers sensibles, le vrai visage des nouveaux ghettos.

    Il ne faudra donc pas s’attendre à une analyse politique et sociale des « quartiers sensibles » puisque cette mise en bouche annonce un plat amer : la distribution de bons et de mauvais points symboliques entre ceux qui « jouent la carte de l’intégration », et les autres qui« s’enferment dans leur communauté ethnique ou religieuse  ». Les mots « communauté » et « communautarisme » seront d’ailleurs prononcés pas moins de douze fois en 1 h 40 ! Car il va de soi, suppose insidieusement l’émission, que seuls les étrangers ou les « immigrés de xième génération » (paradoxal statut symbolique) se tournent vers leur « communauté ». Et cela ne fait pas de doute que l’ « enfermement » dans une communauté relève d’un choix individuel, et ne répond pas à des assignations sociales… et médiatiques !

     

    « Repli communautaire »

    Le reportage commence à Roubaix, où l’on apprend que « les habitants des quartiers se sentent discriminés » et qu’« à Roubaix, le repli communautaire semble être devenu une solution face aux problèmes d’emploi et de misère. Ce repli est tel que certains habitants se convertissent à l’islam ». Un peu plus loin on apprend qu’en s’éloignant du centre ville, « les commerces communautaires se multiplient », puis un propriétaire de boucherie halal fait faire au reporter le tour des commerces « communautaires » du quartier.

    Imaginons un instant les déclinaisons possibles de cette brillante manière de voir les choses : « multiplication des bistros français à New York, le "vivre ensemble" américain menacé » ; ou encore :« ouverture de dizaines de crêperies rue de Brest : la communauté bretonne met en danger la République ». Un habitant interviewé se défend donc : « C’est la société qui nous pousse au communautarisme, ce n’est pas nous qui le voulons, c’est la société qui nous pousse à ça ». Pas très difficile de deviner la question à laquelle il répond… Ne lâchant pas son leitmotiv, la voix off affirme une minute plus tard que « le marché est aussi un endroit où les communautés s’affichent. Depuis peu, certains articles religieux ont pris place sur les présentoirs, comme ces voiles musulmans à dix euros. »

    Après quelques minutes consacrées à filmer des jeunes récoltant des fonds pour la construction d’une mosquée, on retrouve la thématique favorite de « Zone Interdite » : « À Roubaix et dans la métropole Lilloise, l’appartenance religieuse a pris une place importante dans certains quartiers. Cette affirmation communautaire séduit de plus en plus d’habitants qui se convertissent à l’islam. » Viennent alors huit minutes consacrées à une famille convertie à l’islam.

    En définitive, sur 28 minutes accordées à Roubaix, si l’on ne prend pas en compte toutes les autres (et nombreuses) invocations de la religion parsemant le reportage, c’est plus d’un quart de l’enquête qui est consacré à l’islam. Ce rôle central accordé à la religion dès le début d’un reportage portant, rappelons-le, sur les « quartiers sensibles » et non sur la religion, n’est évidemment pas anodin. L’espace médiatique est ainsi occupé par la religion, perçue comme un « problème », plutôt que d’être centré autour du chômage, des services publics, des associations, de l’exclusion scolaire, des discriminations raciales, etc. Et pourtant, une critique des médias est distillée par l’une des musulmanes interrogées qui, tendant un numéro de Valeurs Actuelles (flouté), dénonce l’image des musulmans véhiculée par certains médias.

    On retrouve notre thématique un peu plus loin, dans une partie consacrée aux trafics de drogue (au lieu de le consacrer à un autre aspect de la vie quotidienne et sociale des gens « des quartiers »). Après avoir donné brièvement (puis repris précipitamment) la parole aux « jeunes », qui ont l’honneur d’être sous-titrés, tels des étrangers, alors qu’ils parlent un français tout à fait compréhensible, la voix-off nous renseigne ainsi : « Pourtant, il y a des opportunités à Evreux, mais les rares cas de réussite sont communautaires. »Puis, quelques secondes plus tard : « Le pouvoir politique ne semble pas avoir pris en compte la montée du communautarisme que l’on constate aujourd’hui dans les quartiers. »

    Plus loin, aux Mureaux, on nous martèle que les familles les plus pauvres, restées dans un quartier promis à la destruction faute de solution de relogement, « se sont repliées sur elles mêmes », que les gens y « vivent presque exclusivement entre eux ». Les questions posées à une femme noire portent à nouveau sur son appartenance, comme l’indique sa réponse : « On vit en communauté, il y a la communauté africaine […] il y a la solidarité. […] Ce n’est pas notre choix, on nous a obligés à faire ça. » À nouveau, ces « communautaristes » noirs sont sous-titrés…

     

    « Absence du père »

    Vient ensuite le (long) chapitre de psychologie de bas étage. Les problèmes des « quartiers sensibles » seraient en (grande) partie dus à l’absence généralisée de père. Sans statistiques à l’appui [1], on apprend ainsi que « dans les quartiers, de nombreux pères n’assument pas leur rôle de parent. La figure d’autorité à la maison c’est alors bien souvent la mère. […] Quel est l’impact d’absence de père sur ces enfants ? Comment se construisent-ils sans cette autorité ? » Peu avant, on entendait que le « père attentif, [est en banlieue] un exemple trop rare ». En plus du sous-entendu sexiste voire homophobe de tels propos, cette analyse n’est à nouveau politiquement pas anodine. Elle laisse à penser que les problèmes de banlieue ne sont pas avant tout politiques et économiques mais d’ordre psychologique et trouvent leurs causes dans la « perte de repères » familiaux.

    À Marseille, le mépris de classe pour ces parents des milieux populaires qui, décidément, ne savent pas éduquer leurs enfants, n’est pas plus dissimulé : « Il est 18 h 30, les jeunes trainent, les parents, eux, sont invisibles ». Les parents sont même accusés de« ferm[er] les yeux » sur le trafic de drogue. Enfin le journaliste explique que derrière les jeunes, « il y a des parents, des parents qu’il faut écouter, comprendre, mais aussi parfois rappeler à l’ordre ». Puis il déplore qu’au stage de responsabilité parentale assigné par la justice auquel il a l’occasion d’assister, sur 22 familles convoquées, seules 10 soient venues, représentées par les seules mères. Le registre est le même dans la question s’adressant à une femme de Bobigny : « Cinq enfants, ça peut paraitre beaucoup de nos jours, surtout pour quelqu’un qui ne travaille pas, t’as jamais pensé à prendre la pilule ? » Puis, face à une organisation de sa vie qui visiblement le dépasse complètement, le journaliste demande :« Est-ce que les cinq enfants étaient désirés ? » La violence de l’interrogatoire se passe de commentaire. De même que cette ultime allégation après un passage sur un jeune délinquant : « Un père absent, une mère qui baisse les bras, Loan n’a personne à admirer. »

    Ainsi, après la stigmatisation du « communautarisme », ce sont les mauvais parents, ces pères et ces mères des classes populaires incapables d’élever leurs enfants, qui sont pointés du doigt et vus comme les causes des problèmes des banlieues.

    Comme si le reportage n’avais pas été assez explicite, la présentatrice conclut, après ces 1 h 40 d’images insolites : « On vient de voir la dérive de ces jeunes, sans pères, sans repères, sans horizon. Alors que faire pour enrayer la violence et le repli communautaire ? »

     

    La résistance des habitants contre M6

    Ce genre de reportage est constitué de véritables attaques symboliques contre les quartiers populaires. Non parce qu’ils traitent d’aspects de la vie qui posent problème dans ces lieux (drogue, délinquance…), mais parce que sous prétexte de parler des quartiers populaires, ils ne traitent que de (certains de) leurs problèmes, qui plus est avec un ton paternaliste.

    Face à cela, les habitantes et les habitants des quartiers filmés ont réagi : les Jeunes Communistes des villes de Bobigny et Drancy ont déposé plainte, lundi 20 avril 2015, auprès du procureur du TGI de Bobigny. Par ailleurs, le « fixeur », employé par les journalistes pour entrer dans les quartiers vus dans le reportage, a lui aussi décidé de porter plainte [2]. Des habitants d’Evreux ont quant à eux pris l’initiative d’une pétition pour demander des excuses à M6. Des articles publiés sur Internet ont aussi critiqué l’émission (voir surRue89 ou sur le Huffington Post, entre autres).

    Accusée sur de nombreux fronts d’avoir pris de nombreuses libertés avec la réalité, la direction de M6 s’est défendue avec élégance : « Le magazine a fait son travail en montrant la vérité et si la vérité dérange, ce n’est pas de notre faute ». De deux choses l’une : soit elle n’assume pas et couvre un magazine racoleur censé apporter de l’audimat, soit, plus probablement, elle pense que ce qui est montré dans son reportage est « la vérité ». C’est dire alors la vision des quartiers populaires qui domine dans cette rédaction.

    Vincent Bollenot

    Notes

    [1] On apprendra seulement vers la fin qu’à Bobigny « officiellement » une famille sur cinq (donc 20 %) est monoparentale, mais que « officieusement », ce serait beaucoup plus (sans qu’aucune source ne soit citée). Pour information : en France, 22 % des familles avec enfants sont monoparentales.

    [2] Les « fixeurs » sont employés par les journalistes en terrain de guerre et… en banlieue. Ils aident les journalistes à trouver des repères dans un terrain dans lequel ils n’ont jamais mis les pieds, n’étant pour leur immense majorité pas issus des quartiers populaires.

  • « Effroyables imposteurs » sur Arte

    « Effroyables imposteurs » sur Arte : le roi est nu

    mercredi 10 février 2010, par Mona Chollet

     

    Rarement le désarroi des caciques des médias devant le discrédit qui les frappe aura été aussi évident que lors de cette soirée sur Arte, mardi 9 février, intitulée « Main basse sur l’info » (et encore visible une semaine sur le site Arte+7). Le premier documentaire diffusé, « Les effroyables imposteurs » de Ted Anspach, consacré aux complotistes qui pullulent sur Internet, dépeint la Toile comme une boîte de Pandore moderne d’où s’échapperaient, au premier clic de souris, tous les fléaux de l’univers – histoire de ramener les téléspectateurs, ces brebis égarées, vers les bons bergers dont ils n’auraient jamais dû s’éloigner.

    On a ensuite droit à une réalisation de Denis Jeambar, ancien directeur de L’Express, où interviennent « huit journalistes en colère » (Franz-Olivier Giesbert, Arlette Chabot, David Pujadas, Philippe Val, Jean-Pierre Elkabbach, Edwy Plenel, Eric Fottorino, Axel Ganz) filmés sur fond noir, à grands renforts d’images saccadées et de gros plans intimistes, dans un style qui évoque à la fois un film d’espionnage ringard et un clip publicitaire shooté par Karl Lagerfeld.

    Les moyens mis en œuvre pour restaurer un prestige dont l’érosion a atteint le seuil critique sont particulièrement grossiers. Tentant de ranimer les braises de l’antique fascination suscitée par la profession de Tintin et d’Albert Londres, la voix off annonce une « sacrée brochette de journalistes » qui « connaissent de l’intérieur la folle machine des médias » et qui auront « carte blanche pour dire tout haut ce qu’ils pensent tout bas, pour dire ce qu’on ne vous dit pas  ». Ici, l’audience retient son souffle, dans l’attente de sa becquée de savoir : les dieux vont l’admettre dans leur secret. « Ecoutez bien ! » intime encore la voix off.

    Et on n’est pas déçu. Mieux vaut s’accrocher, en effet, pour ne pas tomber de son fauteuil lorsqu’on entend David Pujadas déclarer que le journalisme « souffre d’abord de conformisme et de mimétisme ». On retrouve cependant vite un discours plus familier lorsqu’il explicite ce qu’il veut dire par « conformisme » : « L’idée que par définition le faible a toujours raison contre le fort, le salarié contre l’entreprise, l’administré contre l’Etat, le pays pauvre contre le pays riche, la liberté individuelle contre la morale collective. »

    Dans cet insupportable penchant gauchisant, libertaire et tiers-mondiste qui suinte des reportages des grandes chaînes françaises et des pages des journaux, il voit « une dérive mal digérée [sic] de la défense de la veuve et de l’orphelin, une posture qui valorise le journaliste et qui a l’apparence – l’apparence ! – du courage et de la révolte ». Où se situent, alors, le véritable courage, la véritable révolte ? C’est drôle : on a l’impression de deviner.

    Comme pour mieux inciter à la révérence, Pujadas est présenté comme « une star de l’info » ; Arlette Chabot est « à la tête d’un bataillon de deux cents journalistes » ; Franz-Olivier Giesbert est « une des grandes figures du journalisme français ». Dans les plans de coupe, tous sont montrés en contexte, parés des attributs qui – faute de mieux ? – fondent leur autorité : menant une interview, le casque de radio sur la tête ; marchant d’un pas décidé dans les couloirs de rédactions affairées et cossues ; penchés à plusieurs, d’un air concentré, sur un écran d’ordinateur, en plein processus de production d’une information fiable et impartiale ; ou encore, dans le cas de Philippe Val – car le ridicule ne tue pas –, en pleine conversation téléphonique, le combiné collé à l’oreille. Lorsqu’ils parlent face caméra, ils comptent : « Quatre, trois, deux, un… », avant d’entamer leur discours (« Allez, on y va », lance gaillardement Arlette Chabot). Ils regardent le téléspectateur droit dans les yeux, tels des magnétiseurs hypnotisant leur patient.

    « Chacun à sa place ! »

    Avant tout, bien sûr, il faut redire à tous ces inconscients combien Internet, c’est mal, et combien les grosses pointures journalistiques qui leur parlent sont indispensables à leur gouverne. Qu’on pouffe devant une émission d’Arlette Chabot ou à la lecture du « roman d’amour » que vient de publier Franz-Olivier Giesbert, en effet, et « c’est toute la démocratie qui est en danger ». Si Arte le dit… « Il faut cesser de faire croire, assène Elkabbach, que le citoyen journaliste va se substituer bientôt au journaliste citoyen : toutes les expériences citoyennes ont besoin de vrais journalistes pour sélectionner, vérifier et écrire. Alors, chacun à sa place ! » Axel Ganz, fondateur de Prisma Presse, dont les publications (Voici, Gala, Capital, VSD, Télé-Loisirs…) sont réputées pour leur contribution de haut vol à la vitalité de la démocratie, estime qu’à long terme Internet fera naître chez les jeunes « un scepticisme sur les valeurs de notre société »  : terrifiante perspective.

    Arlette Chabot, presque racinienne, supplie : « Méfiez-vous des théories du complot selon lesquelles la vérité, les vérités de l’information seraient sur la Toile tandis que les médias traditionnels vous cacheraient la vérité. C’est vrai : grâce à Internet, plus aucune information ne pourra être enterrée ou dissimulée. Mais je vous demande d’être prudents, car un jour vous apprendrez que vous avez été manipulés, trompés. Sur Internet, la traçabilité des images n’est pas garantie. » Même la voix off s’y met : « Sur le Web, chacun crée son propre média et se croit journaliste. » La vieille histoire de la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf, en somme. Tout ça finira mal – mal pour les internautes, ces buses présomptueuses, cela s’entend. Philippe Val, qui poursuit le Net de sa vindicte depuis le jour où il a découvert que ce machin pouvait permettre à des cuistres de critiquer sa politique éditoriale à Charlie Hebdo [1], le dit avec fougue : « La presse écrite survivra à Internet, j’en suis sûr. »

    Les casseroles que traînent certains de nos preux « journalistes en colère » étant trop pléthoriques pour que leur fracas ne parvienne pas à leurs propres oreilles, ils sont obligés d’en passer par l’exercice de l’autocritique – d’en passer rapidement, qu’on se rassure. Jean-Pierre Elkabbach, qui réclame à grands cris « la rigueur, la curiosité, la qualité », et qui s’exclame : « Marre de nous complaire dans la pipolisation, l’irrationnel et le voyeurisme, j’en peux plus ! », reconnaît à demi-mot : « Est-ce que moi, je me suis fait honte ? Peut-être pour une erreur que j’ai commise et assumée » – référence un brin sibylline à son annonce prématurée, sur Europe 1, en avril 2008, de la mort de l’animateur de télévision Pascal Sevran.

    Et Philippe Val, avec une désinvolture qu’on s’en voudrait de prendre pour de la suffisance : « J’ai dû dire une connerie y a pas longtemps. Je ne me souviens plus ce que c’est, mais je me suis trompé, mais méchamment. Putain, c’était la honte. » Moins défaillante que la sienne, notre mémoire a l’embarras du choix. Peut-être pense-t-il à sa récente déclaration selon laquelle l’« actionnaire » de France Inter, Nicolas Sarkozy, ne serait « pas très bien traité » par les journalistes de la station – assertion qui lui donne une légitimité indiscutable pour réfléchir au redressement de la profession ?

    « Partenariats » médiatico-idéologiques

    Passons sur les viriles amitiés qui nous valent régulièrement ce genre de grandes opérations médiatico-idéologiques : cette soirée d’Arte était produite par Doc en Stock, la société de Daniel Leconte, en partenariat avec France Inter. Daniel Leconte et Philippe Val sont de grands amis : le premier a réalisé un film sur l’affaire du procès de Charlie Hebdo pour les caricatures de Mahomet, le « coup » publicitaire qui a définitivement lancé la carrière du second ; bien souvent, lors de précédents « débats » sur Arte, ils ont fustigé de concert la chienlit gauchiste [2].

    Tous deux partagent avec Denis Jeambar, réalisateur de « Huit journalistes en colère » et instigateur en son temps du virage néoconservateur de L’Express, de solides convictions atlantistes. Les incessantes professions de neutralité journalistique et politique, les invocations d’une information « ni de droite ni de gauche », qui auront émaillé cette soirée – y compris lors du débat animé ensuite par Daniel Leconte –, sont franchement désopilantes, tant les obsessions propagandistes de ses initiateurs ont la discrétion d’un éléphant au milieu d’un couloir. Leur cible principale : les contempteurs de la politique israélienne, qui seraient tous, de même que ceux qui trouvent à redire à la politique américaine, de fieffés antisémites.

    « Le pire ennemi du journalisme, avance Philippe Val, c’est sa conviction d’être au service du bien et de la pureté. » Celui qui, du temps où il éditorialisait à Charlie Hebdo, maniait avec une égale aisance l’insulte, la diffamation décomplexée et le fantasme échevelé, met en garde contre la « tentation de faire primer la thèse sur les faits » : « Le nombre de journalistes qui sont tombés dans le piège du bien est suffisamment important pour que la profession en soit profondément malade. Le discours démagogique des uns marginalise le travail sérieux des autres. Ce n’est pas quand il exprime une opinion que le journaliste est libre et indépendant : c’est quand il pense d’abord contre son opinion pour ensuite livrer son analyse. (…) On ne discute pas de l’Amérique, on ne peut pas discuter d’Israël et de la Palestine : il y a des tas de sujets sur lesquels on ne peut pas discuter parce que c’est le Bien et le Mal. Il y a des rédactions qui sont malades de ça. »

    Le documentaire évoque également un incident navrant, qui en dit long sur cette « poubelle de la démocratie » qu’est la télévision, et qui vit la rédaction de France 2 – sous l’influence méphitique, il est vrai, de l’Instrument de Satan – diffuser, en pleine offensive israélienne sur Gaza, « des images récupérées sur Internet et accablant Israël. Après vérification, Arlette Chabot s’excuse : c’était de l’intox ». Il est bien établi aujourd’hui, en effet, qu’à l’hiver 2008-2009, à Gaza, l’armée israélienne s’est comportée avec un humanisme extravagant [3]. Et dire qu’il est encore de dangereux désinformateurs, en liberté sur Internet, pour persuader les âmes crédules du contraire…

  • Télé-révision

     

    Ignorer l’inculture dispensée par la télévision est une gageure. Elle s’insinue partout, jusque dans les universités. En deux jours, j’ai été questionné par deux fois par des étudiants sur l’intervention d’Eric Zemmour dans l’émission « On n’est pas couché » du 4 octobre 2014 : « Pétain a-t-il sauvé des juifs ? ». Par deux fois, j’ai donc proposé un rapide aperçu historiographique de la question, en renvoyant aux sources [1]. Le « journaliste » — mais est-ce bien son métier ? — avait pour sa part refusé d’en faire autant au motif qu’il n’était pas universitaire, tout en marquant son désaccord avec un véritable historien, Robert Paxton, parce qu’il faut tout de même prouver qu’on a un peu lu [2]. C’est devenu banal aujourd’hui : n’importe quelle opinion vaut bien l’avis d’un chercheur.

    « Informer, disaient-ils », La valise diplomatique, 16 octobre 2014.L’opinion d’un idéologue d’extrême droite sur une question d’histoire ne méritant aucune attention, la question de circonstance est ailleurs : comment la télévision peut-elle faire un pont d’or à un ignorant ? « La » télévision, puisque selon la logique moutonnière en vigueur, d’autres plateaux l’ont accueilli, de « Ce soir ou jamais » à « C’est à vous ». Il ne suffit manifestement pas que l’intéressé s’agite quotidiennement au café du commerce de la chaîne d’information en continu i>Télé. La télévision, instrument d’inculture : pourquoi s’encombrer de complexité quand on dispose de grandes gueules pour combler ses vides et ses lacunes ?

    Il y eut beaucoup de protestations après la diffusion de cet épisode, à en juger par l’émission suivante lors de laquelle son présentateur, Laurent Ruquier, lut quelques tweets de soutien, avant d’être corrigé par son chroniqueur Aymeric Caron : il y en avait aussi dans l’autre sens. Point de subtilité dialectique ou d’argument inédit, on tomba finalement d’accord sur le pluralisme : « On nous reproche de l’avoir invité... on a été certes les premiers parce qu’on s’est bien débrouillé... mais il va faire de toute façon toutes les émissions, si ça n’avait pas été nous, on serait passé en deux ou en trois. Il valait mieux être les premiers que les derniers » (Laurent Ruquier). N’en déplaise à l’animateur, il était « passé » la veille dans « Ce soir ou jamais ».

    Il semble que l’on puisse justifier les invitations les plus saugrenues au prétexte du « buzz ». Sans aucune remise en question : « je pense qu’on a fait le job » (Léa Salamé, chroniqueuse dans l’émission). Si elle le dit... Et même, on le fait bien car l’émission le permet : « Ce qu’il faut souligner c’est quand même la chance qu’on a eu d’avoir du temps avec lui, ce qui est très rare en télévision et dans les médias, même à la radio, d’avoir du temps pour aller au fond des arguments ; ensuite les téléspectateurs peuvent juger » (Aymeric Caron). Magnifique public, qui peut juger de la solution finale à partir d’un talk-show. Ne manquait plus qu’un vote de paille : « Croyez-vous que Pétain a sauvé des juifs ? ». Si la profession journalistique — ce n’est pas nouveau — déteste particulièrement la critique, le journaliste télévisuel est quant à lui absolument imperméable.

    Inévitables suites. Les gens les plus incompétents peuvent s’exprimer dans la presse. Etre ignorant, cela n’empêche pas de parler, comme l’avoue innocemment l’un d’eux, un sénateur belge, ancien de Médecins sans frontières (donc vraisemblablement de formation médicale), dans les colonnes du Figaro (7 octobre 2014) : « Zemmour ne dit pas que le régime de Vichy n’est pas antisémite. Il écrit que Vichy a cherché à préserver les juifs français au détriment des juifs étrangers. J’ignore si c’est le cas mais le politiquement correct prétend-il maintenant arrêter toute recherche historique qui contredirait sa doxa ? ». S’il ignore, qu’il se taise. Et si des gens s’expriment publiquement sans savoir, pourquoi tout le monde n’en ferait pas autant ? En l’occurrence, le sujet du scandale n’est pas anodin. Dans le climat actuel de confusion qui, par maints aspects, rappelle la France des années 1930, il s’agit bien de réhabiliter Vichy. La science ? Belle inversion, ce serait elle qui serait une doxa et un politiquement correct. Ce révisionnisme n’est jamais que la première marche du négationnisme.

    Des points communs en tout cas, comme de lointains échos d’Erostrate : ce sont des gens incompétents qui s’expriment et raisonnent faux en multipliant les paralogismes — sur les chambres à gaz ou sur les femmes qui, à 90 %, raconte Zemmour, épouseraient des hommes socialement supérieurs à elles (on s’interroge sur le QI de l’energumène capable d’une telle ineptie logique). Tous gagnent leur notoriété grâce au même procédé de scandale médiatique, et se caractérisent enfin par un haut degré de narcissisme. Les gens sans talent et sans savoir font ainsi parler d’eux.

    Lire Pierre Jourde, « La machine à abrutir », Le Monde diplomatique, août 2008.On peut choisir de relativiser en considérant le spectacle télévisuel comme une écume vite oubliée. Sans doute si le micro n’était pas tendu en continu. Ce qui demeure, c’est une manière de traiter les choses comme des questions d’opinion, et non comme des questions de vérité. Comme un sujet de physique doit être traité par des physiciens, une question d’histoire doit l’être par des historiens. Il faut mener une guerre inlassable contre cette télévision obscurantiste et ses faussaires. Ils portent tort aux auteurs de documentaires (diffusés à une heure tardive), aux enseignants, et surtout aux jeunes générations qui sortiront de l’école en prenant les talk-shows pour une manifestation de la pensée et ses Zemmour pour des intellectuels.

    Leur faire la guerre ? Où, quand, comment ? Là commencent les difficultés. Dans les salles de cours évidemment. A condition de ne pas les ouvrir aux imposteurs [3]. Sur les plateaux ? Encore faut-il être invité. Cela en vaut-il seulement la peine ? Désormais, les universitaires sont tellement sur leurs gardes qu’on leur annonce au préalable la composition des plateaux. La plupart des scientifiques déclinent systématiquement les invitations. Adoptant en somme la posture de Pierre Vidal-Naquet à l’égard des négationnistes : le refus de dialoguer, puisque leur seul objectif est de gagner le crédit de ceux qui s’afficheraient avec eux. Ainsi le mépris est-il réciproque. Jamais les médias n’ont aussi mal porté leur nom [4].

     18 octobre 2014, par Alain Garrigou

     

    Notes

    [1] Michaël Marrus, Robert Paxton, Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, Paris, 1981 ; André Kaspi, Les Juifs pendant l’Occupation, Seuil, Paris, 1991 ; Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, Fayard, Paris, 1983-1985. L’épisode du Conseil des ministres où le maréchal Pétain est intervenu pour aggraver la condition des juifs avait été raconté par du Henry du Moulin de Labarthète dès le lendemain de la guerre –- voir Paul Baudouin, Neuf mois au gouvernement, La Table Ronde, Paris, 1948. L’exhumation du procès verbal, en 1990, l’a confirmé en révélant les annotations manuscrites de Pétain en marge.

    [2] Lire « Robert Paxton : “L’argument de Zemmour sur Vichy est vide” », Rue89, 9 octobre 2014.

    [3] C’est parfois le cas, comme j’ai eu l’occasion de le constater un jour à Sciences Po Paris, où j’étais invité par des étudiants en même temps qu’un certain... Eric Zemmour (que je ne connaissais pas encore).

    [4] Lire Ryszard Kapuscinski, « Les médias reflètent-ils la réalité du monde ? » et Ignacio Ramonet, « Le cinquième pouvoir », Le Monde diplomatique, respectivement août 1999 et octobre 2003.

  • Crash de l’A320 vu par Elkabbach...

    Crash de l’A320 : quand Jean-Pierre Elkabbach explorait la piste arabo-terroriste

    par Julien Salingue, le 28 mars 2015

    Le 25 mars 2015, c’est-à-dire le lendemain du crash de l’A320 de la compagnie Germanwings, Jean-Pierre Elkabbach recevait sur Europe 1 Alain Vidalies, secrétaire d’État aux transports. Alors que les boîtes noires de l’avion n’avaient pas encore été examinées (et la responsabilité de l’un des deux pilotes établie), l’intervieweur d’Europe 1 s’est improvisé enquêteur et a tenté d’en savoir plus sur le crash. Ce qui l’a amené à poser des questions… étonnantes, notamment lorsqu’il s’est mis à s’intéresser aux passagers de l’avion [1] :


    - Jean-Pierre Elkabbach : « Parmi les 144 passagers victimes de cette catastrophe, il y a 67 Allemands, 45 Espagnols, c’est-à-dire 112. Qui sont les 32 autres ? »
    - Alain Vidalies : « Il y a un certain nombre de nationalités, cela a été dit, des Belges, des Anglais, des Turcs, il y a des vérifications qui sont en cours puisque nous sommes à l’intérieur de l’espace Schengen… »
    - JPE : « Justement on se disait avec Maxime Switec [présentateur du journal de 8h sur Europe 1] tout à l’heure, comment se fait-il qu’il y avait le nom des passagers mais pas leur nationalité ? »
    - AV : « C’est la réalité quand vous prenez un avion à l’intérieur de la France ou à l’intérieur de l’espace Schengen… »
    - JPE : « Et il n’y a pas de changement à envisager ? »
    - AV : « Écoutez je pense qu’à ce moment-là ça voudrait dire qu’on ne pourrait plus prendre les billets par internet ou d’une manière facile donc je crois qu’il faut réfléchir à ces conséquences… »
    - JPE : « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils sont en mission suicidaire ? »

    STOP.

    Pas besoin de lire entre les lignes pour comprendre que selon Jean-Pierre Elkabbach, on aurait donc pu soupçonner certains passagers d’être « en mission suicidaire » sur la seule base de leur nom. Notons au passage que la formule de l’intervieweur est maladroite et un peu obscure. Avec le franc-parler qu’on lui connaît, Jean-Pierre Elkabbach aurait pu tout simplement demander : « Y’a-t-il un Arabe dans l’avion ? ».

    Pour l’aider à préparer ses prochaines interviews, Acrimed a décidé de soumettre quelques questions-types qui pourront être réutilisées (sans payer de droit d’auteur) par Jean-Pierre Elkabbach :

     « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils ont des grosses voitures et qu’ils aiment voler des poules ? »

     « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils ont beaucoup de poils et qu’ils sont tous maçons ou femmes de ménage ? »

     « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils se nourrissent exclusivement de riz et qu’ils sont fourbes ? »

     « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils aiment l’argent et qu’ils complotent pour diriger secrètement le monde ? »

    Etc.

    On en rajoute ? Pas vraiment. La réponse d’Alain Vidalies confirme d’ailleurs que tout le monde, à commencer par l’interviewé lui-même, a compris ce que sous-entendait Jean-Pierre Elkabbach :

    « Il n’y a aucun nom de cette nature pour répondre précisément à votre question ».

    On aurait pu attendre d’un responsable politique « de gauche » qu’il reprenne l’intervieweur d’Europe 1. Mais non, il n’en fut rien.

    L’air (irrespirable) du temps sans doute…

    Julien Salingue

     

    Notes

    [1] Voir la vidéo intégrale de l’interview ici. L’extrait que nous avons isolé débute vers 2’58. Notons que les propos de Jean-Pierre Elkabbach ont été relevés sur quelques sites, entre autres libération.fr et rue89. Mais le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont loin d’avoir suscité une véritable indignation.