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Extrèmisme

  • Iran/Arabie Saoudite : le Proche-Orient vers la guerre ?

     
    Publié le dans Moyen Orient

    Par Éric Verhaeghe.

    Iran Teheran city of lights Arash Razzagh Karimi (CC BY-NC-ND 2.0)

     

    La rupture des relations diplomatiques entre l’Arabie Saoudite et l’Iran annonce-t-elle une guerre de religion opposant les sunnites et les chiites ? Il est sans doute trop tôt pour le dire, mais si cette menace devait se réaliser (comportant, en creux, la menace d’un conflit plus ou moins direct entre la Russie et les États-Unis), elle serait lourde de signification pour l’ensemble du monde occidental.

    Les prémisses d’une guerre de religion

    Depuis plusieurs semaines, le Moyen-Orient assiste à une escalade progressive dans l’antagonisme entre le bloc sunnite conduit par l’Arabie Saoudite et la Turquie d’un côté, et l’univers chiite, Syrie comprise. Certains, en France, n’hésitent d’ailleurs pas à accuser Mohammed ben Salman, le ministre de la Défense saoudien et « prince héritier du prince héritier », à jouer aux va-t-en-guerre pour marquer le pouvoir de sa griffe personnelle.

    Cette stratégie dangereuse a connu quelques malheurs. La coalition sunnite conduite par l’Arabie Saoudite au Yémen, pour mater la rébellion chiite, enchaîne les revers militaires. L’Arabie Saoudite a dû renoncer à maintenir les troupes auxiliaires qu’elle soutient en Syrie dans la coalition politique qui devrait compter dans les prochains mois. En outre, l’intervention russe en Syrie contribue à affaiblir ses alliés sur le terrain.

    Dans ce contexte, l’annonce de l’exécution du cheikh al-Nimr, ainsi que de 46 autres chiites en Arabie Saoudite, est apparue comme l’ultime provocation envoyée par un animal blessé. La forte réaction qu’elle a suscitée en Iran était cousue de fil blanc.

    Nul ne sait où la dégradation des relations entre les deux pays peut conduire.

    L’Occident joue-t-il la division de l’Islam ?

    guerre au proche orient rené le honzecForcément, et avec un peu de recul, le soutien accordé par les États-Unis à l’Arabie Saoudite prend une coloration particulière à l’aune des événements des derniers jours.

    D’un point de vue purement cynique, cette stratégie fonctionne : elle permet de neutraliser le monde musulman en suscitant un conflit en interne. Toute l’énergie consacrée à cet affrontement, est de l’énergie en moins consacrée à l’affaiblissement des pays occidentaux. Comme qui disait, il faut diviser pour régner.

    Dans cette perspective, on comprend mieux le récent rapprochement entre la Turquie et Israël, qui achève d’arrimer le bloc sunnite aux intérêts occidentaux, pendant que le monde chiite s’appuie massivement sur la Russie pour défendre ses positions. Les Occidentaux jouent la carte du grand bloc sunnite d’Istanbul à Ryad pour circonvenir les appétits iraniens dans la région, soutenus par Poutine.

    Au final, les Occidentaux comptent donc sur un affrontement direct entre les sunnites et les chiites pour tirer leurs marrons du feu dans la zone.

    Les risques d’une guerre de religion au Moyen-Orient

    Cette stratégie repose toutefois sur un certain nombre de paris qui ne manquent pas d’inquiéter.

    Premier pari : une victoire sunnite se traduirait automatiquement par une subordination accrue de l’Occident aux pays du Golfe. La question salafiste, dont l’origine est saoudienne, constitue pourtant un sujet majeur dans la maîtrise du risque terroriste en Europe notamment. La réalité montre que les sunnites peinent à exister militairement : il faudra donc les soutenir et nourrir le serpent qui un jour nous mordra.

    Deuxième pari : rien n’exclut une dangereuse escalade régionale au Moyen-Orient, qui amènerait tôt ou tard un affrontement plus ou moins direct entre la Russie et les États-Unis. La tension entre l’Arabie Saoudite et l’Iran peut donc rapidement se révéler extrêmement périlleuse pour les équilibres mondiaux. Elle intervient dans un contexte de réarmement russe massif, où il ne se passe pas un jour sans que Poutine roule des mécaniques et sans que l’armée russe n’étale la modernisation de son matériel.

    Quelle stratégie pour l’Europe ?

    L’Europe n’a probablement pas grand-chose à gagner dans cette affaire. Affronter l’Iran, la Syrie, la Russie, ne s’impose pas comme la démonstration immédiate d’une mise en exergue de ses intérêts vitaux. Pire : le choix d’une alliance avec l’Arabie Saoudite se révèle pour l’instant un choix perdant, puisque les Saoudiens sont incapables d’aligner des forces correctes sur le terrain et que, de toutes parts, leur paquebot prend l’eau.

    Rappelons au passage que la France a entamé des pourparlers militaires avec les Russes pour coordonner ses opérations contre l’État Islamique.

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  • LE PENTAGONE PRÉPARE UNE GUERRE MONDIALE !

     

    Par Sylvia Bourdon – 13/07/2015

    Le Pentagone a sorti en juin 2015, sa « Stratégie Militaire Nationale des Etats Unis d’Amérique 2015 » Lien ci-dessous. Le document annonce un changement dans ses objectifs ; du terrorisme au « acteurs d’États », qui « défieraient les normes internationales ».

    Il est important de savoir ce que ces mots signifient. Les gouvernements qui défient les normes internationales sont des pays souverains, qui appliquent des politiques indépendantes de Washington. Ces « États révisionnistes » sont des dangers. Non parce qu’ils projettent d’attaquer les US, ce qu’admet le Pentagone. Ni la Russie, ni la Chine n’ont ces intentions. Mais juste, parce qu’ils sont indépendants. En d’autres termes, « la norme », est la dépendance de Washington.

    Saisissez bien la question : Le danger est l’existence d’États souverains, dont les actions indépendantes, font d’eux les « États révisionnistes. » En d’autres mots, leur indépendance est hors des clous, selon la doctrine unipolaire néoconservatrice, qui déclare que le droit à l’indépendance revient seul à Washington. L’histoire de l’hégémonie de Washington écarte le fait, que tout autre pays peut être indépendant de ses actes. Le rapport du Pentagone définit avant tout comme « États révisionnistes », la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Iran. L’objectif nr. 1 étant la Russie.

    Washington espère récupérer la Chine, afin qu’elle reste un marché de consommation américaine. Cela, malgré les « tensions dans la région Asie-Pacifique », qui est la sphère d’influence chinoise, laquelle serait « en contradiction avec les lois internationales ». Venant de Washington, le plus grand violeur des lois internationales, c’est plutôt fort de tabac.

    Il n’est pas sur que l’Iran échappe au destin que Washington a imposé à l’Irak, l’Afghanistan, la Lybie, la Syrie, la Somalie, le Yemen, le Pakistan, l’Ukraine et par complicité, la Palestine.

    Le rapport du Pentagone est suffisamment audacieux dans son hypocrisie, comme le sont toutes les déclarations de Washington, pour déclarer que, Washington et ses vassaux « soutiennent les institutions établies et les processus destinés à la prévention des conflits, qui respectent la souveraineté et les droits de l’homme ». Tout ceci, venant de l’armée d’un gouvernement qui a envahit, bombardé et renversé 11 gouvernements depuis le régime Clinton et qui projette de renverser les gouvernements d’Arménie, du Kyrgystan, de l’Equateur, du Vénezuela, de la Bolivie, du Brésil et de l’Argentine.

    Dans le document du Pentagone, la Russie est dans l’œil du cyclone, pour ne pas se conformer « aux normes internationales ». Ce qui signifie, que la Russie ne suit pas le leadership de Washington.

    En d’autres mots, ce rapport est de l’enfumage, rédigé par des néocons, dans le but de fomenter une guerre avec la Russie. Rien d’autre ne peut être dit sur ce rapport qui signifie la guerre, toujours la guerre. Sans guerres et conquêtes, les américains ne se sentent pas en sécurité. Les vues de Washington sur la Russie sont les mêmes que celles de Caton l’ancien sur Carthage. Il terminait chacun de ses discours au sénat romain en clamant : « Carthage doit être détruit. »

    Ce rapport nous dit, qu’une guerre avec la Russie sera notre futur, à moins que la Russie n’accepte de devenir un État vassal, comme l’Europe, le Canada, l’Australie, l’Ukraine et le Japon. Autrement, les néocons ont décidé qu’il serait impossible pour les américains, de tolérer un pays qui prend ses décisions indépendamment de Washington.

    Si les US ne peuvent être le pouvoir unique qui dicte ses normes au monde, mieux vaut tous crever.

     Sylvia Bourdon

    source Dr. Paul Craig Roberts

    Document: 2015 U.S. National Military Strategy – USNI News

    The following is the 2015 National Military Strategy of the United States of America that was released by the Department of Defense on July 1, 2015. Related

  • Mourir pour des dessins

     

    mercredi 14 janvier 2015, par Alain Garrigou

    Douze personnes ont été assassinées le 7 janvier 2015 dans l’attaque du journal Charlie Hebdo. Dans les guerres comme dans les attentats, chaque fois que la violence humaine tue volontairement, la question resurgit : pourquoi meurent-ils ? Il en va ainsi depuis que l’on ne peut demander de sacrifices sans leur donner du sens, comme dans les grands conflits depuis la guerre du Péloponnèse jusqu’aux guerres mondiales, et que la sensibilité exige que l’on ne puisse plus se résoudre à des morts pour rien. Les douze personnes prennent place dans la longue série de l’héroïsme civique, tel qu’il s’est construit au 19e siècle dans les révolutions et les luttes pour la démocratie. Comme un irrémédiable scénario tragique de l’histoire, on en retrouve tous les éléments avec d’abord les morts qui se savaient menacés, les collaborateurs de Charlie Hebdo, mais aussi indirectement ceux qui ont perdu leur vie en protégeant les premiers comme les policiers. Il est bien clair que dans la rédaction collectivement visée, à en croire la revendication des tueurs – « On a tué Charlie Hebdo » –, les dessinateurs de presse étaient davantage visés car les dessins parlent un langage universel. Ces hommes et femmes étaient engagés dans une cause dont ils savaient les risques. Ils en payaient les coûts ordinaires de la peur pour soi et les proches, manifestant ainsi un courage physique de longue haleine. Ils ont eu aussi des mots sublimes qui sont à la fois la prémonition et le sens du sacrifice. S’agissant des humoristes de Charlie Hebdo, on n’a que l’embarras du choix. Au XIXe siècle était restée célèbre cette phrase du député Alphonse Baudin, avant qu’il meure sur la barricade le 3 décembre 1851, par laquelle il répliquait à ceux qui lui rappelaient qu’il était bien payé comme parlementaire : « vous allez voir comment on meurt pour 25 francs ».

    Le dernier dessin de Charb

    Cela lui valut l’admiration, comme devrait la susciter le dernier dessin de Charb, directeur de publication de Charlie Hebdo, s’étonnant qu’il n’y ait pas eu d’attentat en France en ce début d’année 2015, un islamiste répondant que pour les vœux, « il avait jusqu’à la fin de janvier ». Le lendemain intervenait la « belle mort » selon les termes qu’on employait aussi au XIXe siècle et qu’on hésite aujourd’hui à employer tant la mort est devenue taboue. Peut-être certaines personnes assassinées n’auraient-elles d’ailleurs pas récusé cette belle mort tant leurs visions ont été pétries d’héroïsme civique.

    On a évidemment remarqué que la revendication d’héroïsme s’était immédiatement exprimée chez les assassins. Quel héroïsme y a-t-il à tuer avec des fusils d’assaut des professionnels de la plume hostiles à la violence ? On aurait tort de succomber aux faiblesses du relativisme. L’héroïsme des djihadistes s’ancre aussi dans l’histoire, mêlant à celui des guerriers le martyre religieux. Or plutôt que de renvoyer dos à dos toutes ces revendications, il faut remarquer que l’héroïsme civique s’est justement constitué contre les héros guerriers et religieux, les premiers rangés par Voltaire au rang de « saccageurs de province », les autres au rang de fanatiques. Les vrais héros, ont pensé les jansénistes puis les philosophes des Lumières, étaient les hommes se sacrifiant pour une juste cause. Ce sont aussi les assassins, les tortionnaires, qui les désignent comme tels. Charlie Hebdo, ce n’est pas faire injure aux victimes qui y ont participé indirectement ou autrement, se distingue par ses dessins et son humour. Les assassins ont ainsi montré ce qui les a dérangés : la caricature et l’humour. De quoi laisser humbles ceux qui ont la plume mais pas le trait pour exprimer les révoltes. De quoi rappeler chacun à ne pas s’abandonner à la colère méchante quand l’humour la soigne, la sert, avec tant d’efficacité. De quoi encourager ceux qui désespéraient de l’utilité de leurs combats de plume dans un monde dominé par le cynisme et le matérialisme.

    Dans cette époque de nihilisme européen qu’avait prophétisée Nietzsche, on s’étonnerait presque quand une société est ainsi ramenée à s’interroger sur ses valeurs. On ne boudera donc pas les paroles d’unanimité et d’union quand il s’agit de défendre la liberté. En même temps, on doit aux victimes et à la vérité d’exercer la raison, sans nécessairement se départir de l’émotion et, dans les luttes d’interprétation inévitables après les événements traumatiques, de poser rationnellement la question : pour quelle cause sont-ils morts ? La liberté d’expression bien sûr, mais en l’exerçant et non en brandissant l’étendard d’un mot abstrait. C’est-à-dire aussi, comme certains l’ont heureusement rappelé, mais comme beaucoup l’ont oublié dans leur unanimisme corporatif ou émotif, en dérangeant beaucoup de monde, à commencer par ceux-là mêmes qui se livrent aujourd’hui aux hommages. En la matière, on entre volontiers dans les morts comme dans un moulin, selon l’expression de Jean-Paul Sartre.

    Or, hommage du fanatisme à la vertu, les assassins ne se sont pas attaqués à n’importe qui. On pardonne à ceux qui, n’ayant pas eu le temps de comprendre, ont repris le refrain du « terrorisme aveugle » malgré l’évidence. Rien de moins aveugle que de s’en prendre à un journal satirique, de gauche comme on ne l’a guère entendu, unanimisme et corporatisme obligeant, et iconoclaste. Avec les anciens comme Cabu et Wolinski sont morts les figures d’une pensée critique ayant formé les esprits depuis les années 1960, et l’ayant entretenue avec leurs cadets en dignes continuateurs de « la pensée 68 », même si, comme souvent, certains s’étaient assagis. Tant mieux si les thuriféraires de la liberté d’expression qui n’avaient pas de mots assez durs pour les gens de Charlie Hebdo s’aperçoivent aujourd’hui que ces dessinateurs de presse et chroniqueurs étaient les meilleurs défenseurs de la liberté d’expression en s’en servant. Et puisque l’attaque de Charlie Hebdo relève de l’assassinat politique, autant que du terrorisme, il faut bien chercher pourquoi ce sont ces gens qui ont été assassinés et non d’autres. Car l’émotion suscitée le 7 janvier 2015 dans les salles de rédaction ne saurait faire oublier que la connivence, la pusillanimité et la soumission caractérisent plus l’ensemble des médias que l’insolence, l’impertinence, l’irrévérence de Charlie Hebdo. On ne saurait oublier que ce journal n’a pas exercé sa dérision seulement à l’égard de ses assassins djihadistes mais aussi à l’égard des autres religions qui lui ont intenté des procès, de tous les pouvoirs, des politiques, qui ne les aimaient guère, de l’orthodoxie libérale comme le faisait Bernard Maris, mais aussi des médias « sérieux ». Quelques commentateurs ont eu l’honnêteté de s’en souvenir.

    Le sacrifice de douze personnes n’aura pas été vain, comme on le disait immanquablement dans un temps où l’héroïsme était amplement célébré. Il nous aura déjà libéré de la fatigue morale et du cynisme mercantile en rappelant qu’en matière de liberté, on ne saurait se contenter d’être des héritiers, comme si tous les combats avaient été menés et gagnés. A l’évidence, il faut des drames pour prouver que la plume reste l’arme des combats contre l’obscurantisme, mais comme Charlie Hebdo le martelait au cours des semaines et des combats, il en est d’autres moins virulents mais peut-être pas moins dangereux. Il faut encore mourir pour des idées. Avec dérision et raison.

     

    Notes

    Cf. Alain Garrigou, Mourir pour des idées. La vie posthume d’Alphonse Baudin, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

  • Racisme ou le déni par l'image



     Un officier blanc a été arrêté et inculpé de meurtre mardi 7 avril en Caroline du Sud après avoir tiré plusieurs fois sur un homme noir non armé. (Capture d'écran vidéo du New York Times.)
    TRIBUNE

    Un Noir de plus vient d’être assassiné par un policier blanc aux Etats-Unis. L’officier a été inculpé parce que le «New York Times» a mis en ligne la vidéo, révélant l’injustifiable déluge de huit balles tirées dans le dos de la victime en fuite.

    Ici et là, on se félicite donc du rôle de telles images et non sans voyeurisme, on les fait circuler à très grande vitesse, dans l’espoir que la surveillance désormais inévitable des caméras amateurs serve dorénavant à la société civile et non aux forces de l’ordre.

    Lorsque Martin Luther King et ses amis de la résistance noire lançaient leurs opérations non violentes mais résolument confrontationnelles dans les bourgades sudistes où les Blancs régnaient en maîtres, ils s’assuraient que caméras et appareils photo de la presse nationale seraient présents, prêts à saisir sur le vif l’immanquable brutalité policière et son lot de matraquages iniques, de propos racistes outranciers, de comportements ensauvagés où chiens policiers enragés et officiers sûrs de leur bon droit n’épargnaient ni enfants ni vieillards. La télévision, toute jeune compagne des foyers américains en ce début des années soixante se révéla l’alliée la plus efficace des militants de la justice raciale. Bien avant que les clichés de la guerre du Vietnam ne révèlent le pouvoir insoupçonné des images dans la mobilisation de l’opinion publique, le spectacle inouï de la brutalité des policiers de Birmingham ou de Selma agissant en toute impunité aux yeux du monde avait donné la nausée à Kennedy, bouleversé Johnson et infléchi jusqu’aux plus réfractaires des parlementaires du Sud.

    Il fallut donc que le regard se pose pour voir. Regarder pour admettre. Voir pour cesser d’ignorer. Reconnaître l’ampleur de l’indignité nationale telle que donnée à voir par les images de violence intolérable pour sortir du déni, se sentir impliqué, complice, presque coupable. Le rôle du regardeur dans la révolution des droits civiques fut ainsi un élément essentiel de la stratégie disruptive de Martin Luther King J.-R. et l’historiographie lui a largement donné raison sur ce point. L’angoisse raciale du spectateur blanc trouva même une sorte de médiation cathartique dans ces portraits de Noirs vulnérables et innocents, soumis à la toute puissance arbitraire des Blancs, les rassurant peut-être non sans ambiguïté sur la permanence de leur suprématie. Ils s’autorisèrent ainsi la magnanimité d’Auguste et firent crédit aux Afro-Américains de la légitimité de leurs revendications.

    Les enfants balayés par les lances à incendies de Birmingham saisies par la télévision, les crocs saillants d’un berger allemand refermés sur le flanc d’un manifestant noir pacifique immobilisé par deux officiers à lunettes de soleil, capturés par le photographe Bill Hudson et que le New York Times publia en 1963 furent des catalyses remarquables du changement social. Les militants noirs communistes des années trente avaient déjà mis en avant la stratégie du «shaming and blaming» de la nation américaine pour l’acculer à la justice : lui faire honte aux yeux du monde en dénonçant, image à l’appui, devant une opinion internationale déjà clivée entre Soviétiques et Américains, la parodie de démocratie régnant aux Etats-Unis. King fit honte aux Blanc modérés du Nord qui, subitement indignés, ne voulaient pas manger de ce pain-là, et leur offrit une issue.

    Vidéo : les enfants balayés par les lances à incendies à Birmingham

    On aurait donc pu penser que la domination incontestable des images dans les sociétés démocratiques contemporaines et la puissance mobilisatrice de l’internet auraient accéléré le démantèlement des pratiques criminelles de la police qui rappelons-le est «officiellement» responsable de la mort d’une centaine de Noirs américains par an depuis le début des années 2000. Or, depuis le passage à tabac iconique de Rodney King en 1992 par quatre officiers blancs de la police de Los Angeles, ces scènes sont régulièrement prises sur le vif par des cameramen amateurs et diffusées à la télévision. Mais ni la bande attestant de l’agression de Rodney King, ni l’enregistrement du meurtre d’Eric Gardner à New York il y a quelques mois n’ont permis la justice. Même face à l’évidence explicite des images, les policiers incriminés clament qu’ils étaient en état de «légitime défense», que la victime s’apprêtait à s’emparer de leur taser ou d’un objet suspect dans leur poche ou bien que le suspect semblait sur le point de commettre un délit.

    Les images ne sont pas la transparence, elles ne «disent» ni la vérité ni ne font la justice. Elles sont invisibles à l’oeil tellement certain d’être «aveugle à la race» et il semble que plus l’Amérique voie ces scènes à l’écran, moins elle n’en saisit la réalité et la portée. Il faut dire que depuis plus de trente ans, depuis les premières émeutes de Watts en 1965 où déjà, un jeune Noir avait été malmené par la police, l’espace public américain a été inondé d’une imagerie de propagande présentant le jeune Noir comme un émeutier délinquant, un criminel dont les agissements menacent l’ordre public et la tranquillité des bonnes gens. Des clips officiels de campagne de certains candidats républicains aux couvertures de Time Magazine au moment de Katrina en passant par la surreprésentation de visages noirs dans tout reportage portant sur l’aide sociale, la délinquance ou le trafic de drogue, l’imaginaire visuel américain est pollué par la permanence des représentations racistes. La force de ces dernières explique en partie que ces images de violence policière soient inopérantes : pour bien des Américains, elles renforcent paradoxalement le stéréotype du Noir criminel, qui a forcément quelque chose à se reprocher pour s’être mis dans une telle situation. L’institutionnalisation de la peur du Noir est une politique publique toujours active, qui prit hier le nom martial de «la loi et l’ordre» et aujourd’hui de «théorie du carreau cassé» ou «Stop and Frisk». Elle explique également que l’exécutif timoré ne s’attelle pas véritablement aux causes profondes d’un déni de justice systématique et systémique.

    Après les émeutes de Watts et de Harlem, l’écrivain et militant afro-américain James Baldwin fit paraître en 1966 un article intitulé «Reportage en territoire occupé», dont la traduction vient d’être republiée en français dans un recueil d’essais remarquable intitulé Retour dans l’oeil du cyclone. A propos d’un énième «incident» entre Noirs et la police blanche dont l’issue ne pouvait qu’être le déni de justice, Baldwin, qui mettait en garde contre la colère sourde qu’il sentait monter parmi des Noirs, dénonçait : «Qui pourrait prétendre que la manière dont ils ont été arrêtés, ou le traitement qu’ils ont subi, corresponde un temps soit peu au principe de l’égalité de tous devant la loi ? Le département de police a noblement refusé de "donner suite aux accusations". Mais qui pourrait prétendre qu’ils oseraient utiliser ce ton si l’affaire impliquait, disons, des fils de courtiers de Wall Street ? J’ai été le témoin et j’ai subi la brutalité de la police bien plus d’une fois mais bien sûr, je ne peux pas le prouver parce que le département de la police enquête sur lui-même… de telles choses arrivent, dans nos Harlems, tous les jours. Ignorer ce fait et ignorer notre obligation commune de changer ce fait nous condamne». Sa prophétie est hélas, plus que jamais juste.

  • Netanyahou, président de la droite américaine ?

    par Serge Halimi, mercredi 4 mars 2015

    Il y a une vingtaine d’années, un ancien candidat républicain à l’élection présidentielle américaine avait comparé le Congrès des Etats-Unis à un « territoire israélien occupé ». En 2015, il est devenu inimaginable qu’un dirigeant républicain s’exprime avec autant de perfidie. M. Benyamin Netanyahou et ses idées s’imposent en effet sans résistance et sans effort dans le cénacle des parlementaires de Washington. Ils rencontrent davantage d’opposition… à la Knesset israélienne.

    La chose ne s’explique pas uniquement par une majorité républicaine dans les deux chambres du Congrès, car les démocrates — et M. Barack Obama lui-même — ne refusent presque jamais rien à la droite israélienne et à son puissant lobby, l’AIPAC (1). Défendant devant celui-ci la cause du président des Etats-Unis et de son administration, Mme Samantha Powers, ambassadrice des Etats-Unis auprès des Nations unies, vient de rappeler que, ces six dernières années, le président Obama avait consacré 20 milliards de dollars à la sécurité d’Israël (2).

    Néanmoins, en partie pour des raisons religieuses liées à la prégnance chez les évangélistes les plus conservateurs de théories fumeuses sur l’Apocalypse (3), en partie parce que le Parti républicain, comme l’actuel premier ministre israélien, adore décrire un Occident encerclé d’ennemis (en général musulmans) afin de justifier des interventions armées plus nombreuses et des dépenses militaires plus plantureuses, M. Netanyahou est devenu le héros de la droite américaine, son Winston Churchill. Celui qu’elle aimerait avoir comme chef d’Etat plutôt que l’actuel locataire de la Maison Blanche, un homme qu’elle exècre au point de douter sans cesse de son patriotisme, voire de la nationalité américaine inscrite sur son passeport (4).

    Lors de la dernière expédition meurtrière d’Israël à Gaza, enthousiasmée par les moyens employés à cette occasion, l’une des vedettes de Fox News, Ann Coulter, avait avoué : « J’aimerais que Netanyahou soit notre président. Oui, bien sûr, parfois des enfants palestiniens sont tués. Mais c’est parce qu’ils sont associés à une organisation terroriste qui fait du mal à Israël. Et Netanyahou se moque bien de ce que des responsables religieux lui disent en pleurnichant à propos des enfants palestiniens. Il se moque bien de ce que lui disent les Nations unies. Il se moque bien de ce que lui disent les médias. Nous sommes un pays, nous avons des frontières. Netanyahou, lui, fait respecter les siennes. Pourquoi ne pouvons-nous pas en faire autant ? (5) »

    M. John Boehner, président républicain de la Chambre des Représentants, a donc, sans prévenir M. Obama, invité cet homme à poigne afin qu’il explique aux parlementaires américains que la politique iranienne de la Maison Blanche menace l’existence même d’Israël. Spécialiste de la communication et ayant une longue expérience des Etats-Unis, où il fut ambassadeur de son pays auprès des Nations unies (ce qui lui valut des centaines d’invitations dans les médias), le premier ministre israélien n’a pas manqué de se recueillir devant le mur des Lamentations (et quelques caméras) avant de s’envoler pour Washington. Et d’y assimiler sans relâche le régime iranien avec celui du IIIe Reich.

     Lire Trita Parsi, « Le temps de la haine entre les Etats-Unis et l’Iran est-il révolu ? », Le Monde diplomatique, mars 2015, en kiosques.Devant le caractère grossier — pour ne pas dire la grossièreté — de la démarche, M. Obama s’est montré plus audacieux qu’il n’en a l’habitude : il a fait savoir aussitôt qu’il ne recevrait pas le premier ministre israélien. Et même que ni son vice-président Joseph Biden ni son secrétaire d’Etat John Kerry n’assisteraient au discours solennel du chef du Likoud, destiné à pourfendre la politique étrangère de leur administration sous un tonnerre d’applaudissements parlementaires. Il y a près de trois ans, pour expliquer l’engagement inhabituellement voyant de M. Netanyahou dans la campagne présidentielle de M. Mitt Romney contre M. Obama, le quotidien israélien Haaretz soulignait déjà que le premier ministre israélien « ne parle pas seulement anglais, ou même américain, il parle couramment le républicain. »

    Sa fastidieuse diatribe devant le Congrès des Etats-Unis permettra-t-elle à M. Netanyahou de rendre politiquement impossible tout accord entre Washington et Téhéran en présentant celui-ci comme un nouveau Munich, et M. Obama comme un Chamberlain nouvelle manière ? Lui assurera-t-elle un avantage électoral grâce auquel il l’emportera une nouvelle fois lors du scrutin du 17 mars prochain (lire Marius Schattner, « Le coup de poker de M. Netanyahou ») ? En tout cas, cette fois, « Bibi l’Américain » semble avoir réalisé l’impossible aux Etats-Unis : il a indisposé une partie de l’opinion publique, qui lui était jusqu’alors largement acquise quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise.