Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Racisme ou le déni par l'image



 Un officier blanc a été arrêté et inculpé de meurtre mardi 7 avril en Caroline du Sud après avoir tiré plusieurs fois sur un homme noir non armé. (Capture d'écran vidéo du New York Times.)
TRIBUNE

Un Noir de plus vient d’être assassiné par un policier blanc aux Etats-Unis. L’officier a été inculpé parce que le «New York Times» a mis en ligne la vidéo, révélant l’injustifiable déluge de huit balles tirées dans le dos de la victime en fuite.

Ici et là, on se félicite donc du rôle de telles images et non sans voyeurisme, on les fait circuler à très grande vitesse, dans l’espoir que la surveillance désormais inévitable des caméras amateurs serve dorénavant à la société civile et non aux forces de l’ordre.

Lorsque Martin Luther King et ses amis de la résistance noire lançaient leurs opérations non violentes mais résolument confrontationnelles dans les bourgades sudistes où les Blancs régnaient en maîtres, ils s’assuraient que caméras et appareils photo de la presse nationale seraient présents, prêts à saisir sur le vif l’immanquable brutalité policière et son lot de matraquages iniques, de propos racistes outranciers, de comportements ensauvagés où chiens policiers enragés et officiers sûrs de leur bon droit n’épargnaient ni enfants ni vieillards. La télévision, toute jeune compagne des foyers américains en ce début des années soixante se révéla l’alliée la plus efficace des militants de la justice raciale. Bien avant que les clichés de la guerre du Vietnam ne révèlent le pouvoir insoupçonné des images dans la mobilisation de l’opinion publique, le spectacle inouï de la brutalité des policiers de Birmingham ou de Selma agissant en toute impunité aux yeux du monde avait donné la nausée à Kennedy, bouleversé Johnson et infléchi jusqu’aux plus réfractaires des parlementaires du Sud.

Il fallut donc que le regard se pose pour voir. Regarder pour admettre. Voir pour cesser d’ignorer. Reconnaître l’ampleur de l’indignité nationale telle que donnée à voir par les images de violence intolérable pour sortir du déni, se sentir impliqué, complice, presque coupable. Le rôle du regardeur dans la révolution des droits civiques fut ainsi un élément essentiel de la stratégie disruptive de Martin Luther King J.-R. et l’historiographie lui a largement donné raison sur ce point. L’angoisse raciale du spectateur blanc trouva même une sorte de médiation cathartique dans ces portraits de Noirs vulnérables et innocents, soumis à la toute puissance arbitraire des Blancs, les rassurant peut-être non sans ambiguïté sur la permanence de leur suprématie. Ils s’autorisèrent ainsi la magnanimité d’Auguste et firent crédit aux Afro-Américains de la légitimité de leurs revendications.

Les enfants balayés par les lances à incendies de Birmingham saisies par la télévision, les crocs saillants d’un berger allemand refermés sur le flanc d’un manifestant noir pacifique immobilisé par deux officiers à lunettes de soleil, capturés par le photographe Bill Hudson et que le New York Times publia en 1963 furent des catalyses remarquables du changement social. Les militants noirs communistes des années trente avaient déjà mis en avant la stratégie du «shaming and blaming» de la nation américaine pour l’acculer à la justice : lui faire honte aux yeux du monde en dénonçant, image à l’appui, devant une opinion internationale déjà clivée entre Soviétiques et Américains, la parodie de démocratie régnant aux Etats-Unis. King fit honte aux Blanc modérés du Nord qui, subitement indignés, ne voulaient pas manger de ce pain-là, et leur offrit une issue.

Vidéo : les enfants balayés par les lances à incendies à Birmingham

On aurait donc pu penser que la domination incontestable des images dans les sociétés démocratiques contemporaines et la puissance mobilisatrice de l’internet auraient accéléré le démantèlement des pratiques criminelles de la police qui rappelons-le est «officiellement» responsable de la mort d’une centaine de Noirs américains par an depuis le début des années 2000. Or, depuis le passage à tabac iconique de Rodney King en 1992 par quatre officiers blancs de la police de Los Angeles, ces scènes sont régulièrement prises sur le vif par des cameramen amateurs et diffusées à la télévision. Mais ni la bande attestant de l’agression de Rodney King, ni l’enregistrement du meurtre d’Eric Gardner à New York il y a quelques mois n’ont permis la justice. Même face à l’évidence explicite des images, les policiers incriminés clament qu’ils étaient en état de «légitime défense», que la victime s’apprêtait à s’emparer de leur taser ou d’un objet suspect dans leur poche ou bien que le suspect semblait sur le point de commettre un délit.

Les images ne sont pas la transparence, elles ne «disent» ni la vérité ni ne font la justice. Elles sont invisibles à l’oeil tellement certain d’être «aveugle à la race» et il semble que plus l’Amérique voie ces scènes à l’écran, moins elle n’en saisit la réalité et la portée. Il faut dire que depuis plus de trente ans, depuis les premières émeutes de Watts en 1965 où déjà, un jeune Noir avait été malmené par la police, l’espace public américain a été inondé d’une imagerie de propagande présentant le jeune Noir comme un émeutier délinquant, un criminel dont les agissements menacent l’ordre public et la tranquillité des bonnes gens. Des clips officiels de campagne de certains candidats républicains aux couvertures de Time Magazine au moment de Katrina en passant par la surreprésentation de visages noirs dans tout reportage portant sur l’aide sociale, la délinquance ou le trafic de drogue, l’imaginaire visuel américain est pollué par la permanence des représentations racistes. La force de ces dernières explique en partie que ces images de violence policière soient inopérantes : pour bien des Américains, elles renforcent paradoxalement le stéréotype du Noir criminel, qui a forcément quelque chose à se reprocher pour s’être mis dans une telle situation. L’institutionnalisation de la peur du Noir est une politique publique toujours active, qui prit hier le nom martial de «la loi et l’ordre» et aujourd’hui de «théorie du carreau cassé» ou «Stop and Frisk». Elle explique également que l’exécutif timoré ne s’attelle pas véritablement aux causes profondes d’un déni de justice systématique et systémique.

Après les émeutes de Watts et de Harlem, l’écrivain et militant afro-américain James Baldwin fit paraître en 1966 un article intitulé «Reportage en territoire occupé», dont la traduction vient d’être republiée en français dans un recueil d’essais remarquable intitulé Retour dans l’oeil du cyclone. A propos d’un énième «incident» entre Noirs et la police blanche dont l’issue ne pouvait qu’être le déni de justice, Baldwin, qui mettait en garde contre la colère sourde qu’il sentait monter parmi des Noirs, dénonçait : «Qui pourrait prétendre que la manière dont ils ont été arrêtés, ou le traitement qu’ils ont subi, corresponde un temps soit peu au principe de l’égalité de tous devant la loi ? Le département de police a noblement refusé de "donner suite aux accusations". Mais qui pourrait prétendre qu’ils oseraient utiliser ce ton si l’affaire impliquait, disons, des fils de courtiers de Wall Street ? J’ai été le témoin et j’ai subi la brutalité de la police bien plus d’une fois mais bien sûr, je ne peux pas le prouver parce que le département de la police enquête sur lui-même… de telles choses arrivent, dans nos Harlems, tous les jours. Ignorer ce fait et ignorer notre obligation commune de changer ce fait nous condamne». Sa prophétie est hélas, plus que jamais juste.

Les commentaires sont fermés.