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Stratégies d’énonciation du sujet migrant chez Fatou Diome

Eugène Nshimiyimana

p. 117-126

Texte intégral

1Si la migration ne cesse de retenir l’attention des études littéraires, c’est qu’elle contribue à la mise en évidence d’un sujet humain « divers », issu de la traversée d’un espace multidimensionnel, réel et imaginaire, en quête de soi et de l’autre. Plusieurs études concordent pour dévoiler un sujet mouvant, partagé entre l’origine et la destination, structuré par un manque fondamental, celui du lieu originel. Des nouvelles formes d’identités postulées par ce manque jaillissent, toutes étant l’expression d’une négociation entre le sujet et sa réalité en vue de la cohésion de la triade énonciative (je-ici-maintenant) du sujet ni « ici » ni « là », ni « maintenant » ni « jadis ». L’entre-deux, qui est le lieu par excellence du nouveau sujet ? le sujet de l’émigration qui retiendra notre attention ? se lexicalise sous plusieurs vocables tels que hybridité, métissage et autres, qui, dans l’ensemble, témoignent de la difficulté de situer les nouveaux sujets de l’arrachement à la terre natale. Peu s’en faut pour dire, en effet, que l’écriture migrante se réalise dans la fracture de la perte et d’un deuil inachevé. Le manque est donc son centre de gravité d’où rayonne un imaginaire du désemparement et de la dispersion qui sont le propre du sujet migrant.

2Perte, deuil et manque, tels semblent être les lieux qui condensent la violence de l’exil, émotionnel et psychique, qui accompagne l’arrachement au familier dans l’attente incertaine d’un possible avenir. Car en définitive, toute migration, si elle est volontaire, comporte en son sein une logique de la quête qui se décline sur l’espace et le temps sur base d’une évaluation : si le temps et l’espace envisagés comportent une positivité absente dans le temps et, autrement dit, si « l’ailleurs » et « demain » sont investis d’un « idéal » inaccessible dans l’« ici » et le « maintenant ». À son horizon, tout exil se fait un exercice de l’espoir.

  • 1 Diome Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003, p. 256. Désormais, (...)

3Mais quel espoir ? La question rebondit dans l’ouvre de Fatou Diome qui nous présente un univers où le rêve et la réalité se côtoient dans un antagonisme choquant, parfois même dramatique. Elle nous donne à lire les affres de l’exil sur le corps de l’émigré, sacrifice fumant sur l’autel du succès. C’est, dans Le Ventre de l’Atlantique (2003), la question du devenir qui se pose entre l’être africain et le devenir émigré, entre l’ancrage chez soi et l’errance chez l’autre. Situant son propos entre l’immigrant qui n’est jamais arrivé et l’émigré qui n’est jamais parti, la narratrice du Ventre de l’Atlantique dévoile la face cachée de l’émigration, que cette face soit sociale, politique, économique ou psychologique, individuelle ou collective. Le but ici n’est pas de suivre ce dévoilement pas à pas, mais de dégager les stratégies d’énonciation du sujet migrant. Deux stratégies retiendront particulièrement notre attention : le testimonial-didactique et le mémoriel-imaginaire. Nous appréhenderons la première à partir de ce que l’auteure appelle « syndrome postcolonial1 » pour rendre compte du sujet désemparé et la deuxième à partir de la mise en scène de l’écriture qui nous permettra de rendre compte du sujet dispersé. De ce double mode énonciatif il sera possible de déduire de l’écriture migrante une dimension moralisante et reterritorialisante.

DU SYNDROME POSTCOLONIAL : TÉMOIGNAGE ET PÉDAGOGIE

  • 2 Sembène Ousmane, Xala, Paris, Présence africaine, 1995.
  • 3 Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Éditions du Seuil, 1979.
  • 4 Lopès Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence africaine, 2003.
  • 5 Smith Andrew, «, hybridité et études littéraires postcoloniales », in Penser le postcolonial. Une (...)

4De la civilisation de l’universel chère à Césaire et du métissage culturel cher à Senghor à la mondialisation, une constante : la pensée d’un ordre mondial culturellement et économiquement démocratique. Devant ces utopies mondialistes qui visent l’émergence d’un vrai citoyen du monde, il n’y pas que nationalismes, racismes et autres intégrismes qui font écueil. C’est aussi les relations internationales qui, quand il s’agit des rapports Nord-Sud, ne cessent de multiplier les frontières, en isolant davantage le Sud, pauvre et sous-développé. C’est du moins ce qui ressort chez bon nombre d’écrivains du Sud qui fustigent l’unilatéralisme dans les rapports Nord-Sud, fondement du nouvel ordre néocolonial. Ce n’est ni à Ousmane Sembène2, ni à Sony Labou Tansi3, ni à Henri Lopes4 qu’il faut le rappeler : le « colonisé » réclame l’indépendance, le « néocolonisé » ne cesse de l’hypothéquer. Quand la coopération technique se double du droit d’ingérence, c’est l’intégrité des États qui s’en trouve entamée et le citoyen menacé : la nation, dit Andrew Smith, « ne semble plus pouvoir être le vecteur d’un quelconque progrès historique et social5 ». Ce que Diome désigne comme le « syndrome postcolonial » résulte de cette situation où la déception est ce qui marque le sentiment général, les nouveaux pouvoirs ayant échoué à établir un système qui garantisse aux citoyens une perception optimiste du futur.

  • 6 Ibid., p. 365.

5La migration, dès lors, s’insère dans une structure où la quête est ce qui meut le sujet ; elle est la réplique d’un autre phénomène connu depuis longtemps dans la littérature d’Afrique, celui de l’exode rural, avec cette différence que l’opposition ville/campagne de l’exode se transforme en opposition Afrique/ailleurs. Mais cette différence n’est que de surface car dans une structure profonde où le jugement revient à l’imaginaire, la ville est à la campagne ce que l’ailleurs est à l’Afrique. C’est cet imaginaire que Fatou Diome explore, maintenant la quête au cour de l’« exil » pour mieux fustiger le rêve et l’illusion, manifestations du syndrome surtout dans les milieux jeunes : idolâtrie de l’Occident transformé en nouvel Eden, en Eldorado des temps modernes. Le choix du narrateur chez Diome ne laisse pas d’équivoque : il n’y a que des émigrés qui peuvent dire l’émigration car, comme elle le dit si bien, « [ b] on converti sera meilleur prêcheur » (VA, p. 135). C’est ainsi que la narratrice domienne, émigrée elle-même, s’investit d’un devoir moral qui consiste à examiner la question de l’émigration, en aval et en amont, pour formuler un jugement capable d’apporter un nouveau regard sur un phénomène qui peut « déboucher aussi bien sur une épiphanie que sur un horizon borné6 ».

6En réalité, l’option de l’émigration chez les jeunes de Niodior est fondée sur un paraître peu révélateur de la réalité de l’émigration. L’homme de Barbès et Wagane Yaltigué, dit El-Hadji, restent des exemples qui contredisent toute représentation négative de l’émigration : partis pour revenir riches, ces personnages constituent des centres d’attention, des preuves éclatantes que l’émigration et la réussite vont de pair. Dans l’imaginaire collectif, le premier est l’« emblème de l’émigration réussie » (VA, p. 38) tandis que l’autre est vu comme le « verni de l’émigration » (VA, p. 136). Et la place qu’ils occupent dans l’imaginaire se traduit effectivement sur la place publique où respect et vénération leur confèrent autorité et sagesse, qu’ils n’auraient pas s’ils n’avaient pas été en France. Mais ce statut, comme on le verra plus loin, est assuré et entretenu par le silence et le mensonge qui entourent le séjour en Europe marqué par l’humiliation, comme c’est le cas chez l’homme de Barbès d’abord :

Jamais ses récits torrentiels ne laissaient émerger l’existence minable qu’il avait menée en France. Le sceptre à la main, comment aurait-il pu avouer qu’il avait d’abord hanté les bouches du métro, chapardé pour calmer sa faim, fait la manche, survécu à l’hiver grâce à l’Armée du Salut avant de trouver un squat avec des compagnons d’infortune ? (VA, p. 101-103)

7Si cet exemple participe au dévoilement de la réalité sociologique de l’émigration, celui de Moussa en dévoile une dimension psychologique et économique susceptibles, du moins l’espèrent la narratrice et l’instituteur, de décourager ces élans aveugles vers l’humiliation et l’exploitation. Il ramène l’émigrant au cour de l’interrogation sur l’assujettissement du migrant. À travers lui, la narratrice dévoile les nouvelles formes de l’exploitation de l’homme par l’homme à partir du football qui fait rêver les jeunes niodiorois. Si les jeune gens de Niodior rêvent de partir un jour, c’est qu’ils espèrent pouvoir percer dans le monde du football professionnel européen. Ce n’est d’ailleurs pas les exemples qui leur manqueront, tant les « Senef » (Sénégalais Nationaux Évoluant en France) suscitent l’admiration et l’envie. Mais l’aveuglement ne laisse pas percer la réalité que l’histoire de Moussa permet d’illuminer : l’esclavage moderne sur fond sportif.

8Recruté par un certain Jean-Charles Sauveur ? merveilleuse ironie de l’onomastique ! ?, Moussa se retrouve dans un club français auquel le recruteur espère le vendre. Pendant sa période d’essai, il analyse avec lucidité les enjeux du monde footballistique :

Le soir, au centre, en regardant la télé, Moussa s’indignait de ce marchandage de joueurs et finissait par délirer sur les prix faramineux des transferts : Le Real Madrid a acheté ce gars à tant de millions de francs français ! La vache ! […] Même s’il s’amusait à calculer en s’imaginant au cour d’une telle transaction, ce procédé d’esclavagiste ne lui plaisait guère. Mais il n’avait pas de choix, il faisait maintenant partie du bétail sportif à évaluer. (VA, p. 112)

9La métaphore animale dans la réflexion de Moussa apporte une dimension nouvelle à la représentation de l’émigration chez Diome : celle de la déshumanisation qui ne manque d’accompagner tout système esclavagiste. Ainsi, écrire sur l’émigration sur fond du football revient à écrire sur la loi de la production et de l’intérêt, une loi, tout compte fait, inique et dégradante dans la mesure où la valeur humaine est déterminée par la valeur marchande du sujet. Dans le cas de Moussa, étant donné que sa valeur marchande est nulle, il se retrouve au rang de « taillable et corvéable à merci ». N’ayant pas réussi à convaincre les responsables du club de ses talents, il échoue à s’inscrire dans le système économique puisque sans valeur d’échange footballistique. Marchandise jugée défectueuse, retour à l’expéditeur. Mais Jean-Charles Sauveur n’entend pas s’arrêter là. Le changement de paradigme-du football au travail forcé ? révèle le monde dégradé du gain contraire à l’éthique des droits humains :

Si tu t’étais bien débrouillé, le club aurait tout réglé en vitesse : mon fric, tes papiers, tout, quoi. Mais là, tu n’as ni club ni autre salaire ; le renouvellement de la carte de séjour, faut même pas y songer. J’ai un pote qui a un bateau, on ira le voir, je te ferai engager là-bas. On ne lui demandera pas beaucoup, ça l’aidera à la fermer. Il me versera ton salaire, et quand tu auras fini de me rembourser, tu pourras économiser de quoi aller faire la bamboula au pays. (VA, p. 117)

10De Moussa, footballeur raté, ne restera que le forçat des mers à la merci des négriers, parmi lesquels, Jean-Charles Sauveur. Moussa et Jean-Charles Sauveur représentent ainsi deux pôles d’un même système économique basé sur l’exploitation, d’un côté l’esclave et de l’autre le maître, comme dans d’autres cas d’esclavagisme sexuel de jeunes filles (VA, p. 232). L’émigration se fait le lieu où trafic et exploitation de l’humain se rejoignent.

11La tragédie de Moussa permet à la narratrice de rendre compte des affres de l’émigration. Elle est la mesure de l’étendue et de la variété du drame de l’émigré surtout dans un contexte où tout, des papiers à la race, semblent l’exclure. L’aventure émigrante devient, au bout du rêve, une rencontre douloureuse avec le néant. C’est du moins la conclusion à laquelle conduit l’histoire de Moussa, qui est expulsé de France, se retrouve au pays sans rien et finit par se suicider. Ce suicide qui sanctionne sa quête de la réussite est l’ultime aveu de l’échec, l’issue pour le moins choquante dans la mesure où elle est déjà symboliquement inscrite dans le départ : partir, c’est un peu se suicider, s’en remettre à l’inconnu, maître et tyran. À l’endroit d’une émigration rêvée salutaire, la narratrice dévoile une émigration dangereuse et mortifère pour proposer une vision de l’avenir plus responsable et pragmatique, libérée du rêve, de l’illusion et de l’idéalisation de l’ailleurs. À son frère Madické, qui rêve de devenir un « Maldini », elle propose une identité intrinsèque, ni importée ni fabriquée, inscrite dans le temps et le lieu des niodiorois ; un frère qui s’assume, non dans des stades imaginaires du football étranger, mais dans les arènes concrètes de la vie de tous les jours à Niodior.

ENTRE LE MÉMORIEL ET L’IMAGINAIRE : L’ÉCRITURE COMME LIEU DU RETOUR À SOI

  • 7 Harel Simon, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 194.

12Poser l’écriture comme le lieu du retour à soi revient à poser la question de la négociation des espaces, l’espace réel d’arrivé et l’espace imaginaire d’origine. Car, en fin de compte, l’émigré n’arrivera que partiellement puisque perpétuellement en transit, « guidé par une forme de quête originelle7 », celle de la terre natale qui se double de celle de la mère chez Diome. Car, observe Simon Harel,

  • 8 Ibid., p. 197.

[…] l’imaginaire des lieux est animé par une pulsion fondatrice, dans la mesure où toute écriture est aussi-et peut-être avant tout ? retour à l’enfance et au souvenir de la mère. Toute écriture est l’impossible reconquête du lieu perdu de l’enfance. Et la quête d’un corps-psyché originaire tente, dans cette écriture, de nommer l’exil. À la croisée des chemins, l’écrivain ne sait plus se situer dans ce monde multiple qui est à la fois promesse de métissage et dissolution de l’identité8.

  • 9 Montandon Alain, « guise d’introduction. De soi à soi : les métamorphoses du temps », in De soi à (...)

13Comment dès lors s’opère cette négociation entre l’ailleurs et l’ici, l’antan et le maintenant puisque la réalité de l’émigré ne peut se lire que dans cet espace de désaccord dans la trame du temps et de l’espace ? C’est là que l’écriture, du moins chez Diome, intervient pour offrir à la narratrice, par l’acte de parole qui la dit, le seul lieu de liberté où la mémoire et l’imagination tiennent lieu de papiers : visas, passeport et autres certificats d’hébergement. L’écriture devient le seul territoire hospitalier, contrepartie symbolique de la hautaine et raciste Strasbourg. Écrire n’est alors pour la narratrice rien d’autre que l’exercice du droit le plus inaliénable, le droit à la vie : écrire pour être, écrire pour exister, écrire pour vivre, écrire pour se retrouver dans un univers qui ne cesse de se rendre inaccessible. Écrire pour conjurer la solitude et la nostalgie, écrire pour faire un avec soi en dépit de la déchirure. Là l’écriture offre le véritable lieu d’accueil de soi, « de soi comme un autre, ce qui présuppose cette distance fondatrice de la subjectivité comme conscience de soi9 ».

  • 10 Cf. Certeau Michel de, L’Invention du quotidien I, Paris, Gallimard, 1990.
  • 11 Cf. Chambers Ross, Room for Manœuver. Reading (the) Oppositional (in) Narrative, Chicago / Londre (...)
  • 12 Cf. Cyrulnik Boris, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2004, et Un merveilleux malheu (...)

14En mettant en scène une narratrice écrivaine, Diome fait de l’écriture une réponse, comme diraient De Certeau10 ou Chambers11, aux « forces aliénantes » de l’émigration, un moyen de résistance contre l’anéantissement du sujet : n’existe que le sujet qui se dit. Elle révèle chez la narratrice une forte résilience12 qui lui permet de sublimer les contradictions de son passé et de composer avec la réalité douloureuse de sa vie quotidienne. L’écriture se retrouve alors investie d’une valeur thérapeutique et d’une force sublimatoire sans précédents ; par ses capacités de symbolisation, elle permet à la narratrice de transcender l’orgueil et le mépris strasbourgeois, mais surtout de composer avec son histoire de bâtarde et d’accepter son identité hybride, maintenant plus que jamais. Sur le blanc de la page, la bâtarde et l’hybride se rencontrent pour dire Salie. C’est ainsi qu’écrire, écrire l’autre, son frère Madické, l’émigrant ou l’émigré, devient en même temps s’écrire pour se retrouver, pour rassembler les morceaux épars d’un soi constamment menacé par la disparition. Dans l’espace de l’écriture se réalise la mise en espace du sujet, reterritorialisation salvatrice dans l’espace de la parole et de l’exil :

Chez moi ? Chez l’autre ? Etre hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient. Je suis l’enfant présenté au sabre du roi Salomon pour le juste partage. Exilée en permanence, je passe mes nuits à souder les rails qui mènent à l’identité. L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs de cloisons des deux bords. Je suis cette chéloïde qui pousse là où les hommes, en traçant leurs frontières, ont blessé la terre de Dieu. […] Je cherche mon pays là où on apprécie l’être additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire. […] Je cherche mon territoire sur une page blanche ; un carnet, ça tient dans un sac de voyage. Alors, partout où je pose mes valises, je suis chez moi. (VA, p. 295-296)

15Ainsi donc, dans l’espace de l’écriture, la narratrice retrouve, pour ainsi dire, le passé, le présent et le futur. Mais cela ne devient possible qu’au terme d’une double médiation, mémorielle et imaginaire : la mémoire permet de faire cohabiter le passé et le présent dans le même espace de la page, et ce faisant, de rétablir la connexion entre le sujet narrateur et le lieu originel perdu (la terre et la mère) ; ce lieu reste cependant inscrit dans un deuil inachevé et inachevable qui deviendra la condition même de l’émigré, de la parole et de l’écriture. L’imagination quant à elle, par le truchement de la fabulation, vient superposer l’ailleurs et l’ici pour fendre la cloison de la séparation. C’est du moins ce que permet de constater l’effet « duplex » fortement présent dans Le Ventre de l’Atlantique et qui permet à la narratrice de raconter, à partir de son studio strasbourgeois, l’actualité de Niodior sans médiation ni modulation de son savoir. De l’échappée mémorielle et imaginaire se dégage une forte emprise de la douleur liée à la solitude et à la nostalgie de l’exil. Étant donné son statut d’étrangère à Strasbourg, sa ville d’accueil qui ne cesse de la renvoyer dans les périphéries de l’emploi et de l’intégration, la narratrice retrouve dans la plongée au fond de l’âme le confort nécessaire pour résister à la désintégration totale, pour se ramasser et se recomposer, pour remédier à la dispersion caractéristique de son état.

16Choisir l’émigration comme objet de parole, c’est aussi en faire le lieu de parole pour Salie. Une parole qui ne saurait s’articuler ailleurs que dans cet ailleurs de la dépossession et de la re-possession de soi. Car, pour la narratrice, « partir, […] c’est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances » (VA, p. 262). Naître de soi, par la distance, mais surtout par la distance de l’écriture à partir de laquelle le sujet s’objective pour mieux se saisir. Une multiplicité d’identités germe de cette plongée orphique : la bâtarde, l’« orpheline », l’étudiante, la femme, la ménagère ; mais aussi, l’enfant abusée (par le beau-père et par la famille d’accueil africaine qui l’expose aux excès d’un marabout plutôt lubrique), la divorcée, l’émigrée. Toutes ces identités peuvent se distribuer sur trois axes à l’intersection desquels se retrouve Salie. Le nom de la narratrice reste d’ailleurs intriguant, au point que l’on peut difficilement s’empêcher de le rapprocher de la souillure qui caractérise sa naissance : Salie est une enfant illégitime, une enfant de la honte (VA, p. 260). Il s’agit donc de l’axe de la nature (enfant, bâtard, orphelin, femme), de l’axe de la fonction (étudiante) et de l’axe des circonstances d’évolution des deux premiers (l’abus, le divorce et l’émigration). Il va sans dire qu’aucun axe ne se suffit à lui seul pour dire Salie. Elle est la somme de toutes ces identités sans pour autant se réduire à aucune d’elles.

17Habitante d’un imaginaire désenchanté et d’une mémoire enchantée, le seul territoire qui, pour ainsi dire, échappe aux formalités douanières et au contrôle des garde-frontières, Salie confère à l’écriture la tâche de ramener ensemble les éléments les plus antinomiques comme l’Afrique et l’Europe, le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs, comme la métaphore de la cire l’évoquait plus haut : « L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs des cloisons des deux bords » (VA, p. 295). Ramener ensemble, cependant, en réparant la fissure : celle qui l’éloigne de l’autre, mais aussi celle qui l’éloigne d’elle-même. L’écriture se fait réparation, dans tous les sens du mot : dans le sens technique comme raccommodage et réfection de soi ; dans le sens artistique comme restauration du lien de soi à soi et de soi à l’autre ; dans le sens moral comme acquittement d’une dette, correction de la faute, de soi et de l’autre ; et dans le sens religieux comme expiation : expiation de la honte originelle liée à une naissance illégitime.

18De l’émigration à l’écriture, le parcours de Salie se veut archéologique (VA, p. 259) : l’archéologie d’une identité fuyante, inscrite à la fois dans l’absence et dans le trop plein. L’absence du père et de la mère comme l’absence de la terre d’origine et de la terre d’accueil correspond, dans l’espace de l’exil, non au vide d’une Sankèle, mais au trop plein affectif à l’égard des « siens » et de son île natale. Quoi qu’il en soit, et c’est le moins que l’on puisse dire, l’émigration offre à la narratrice, par le moyen de l’écriture et par la distance physique de l’éloignement, un retour aux origines pour mieux pouvoir s’appréhender comme sujet d’un amour inconditionnel (grand-mère) et de une honte originelle (mère). L’écriture de l’exil vient comme un tribut versé à l’honneur de la grand-mère et comme l’expiation de la faute maternelle : « […] l’écriture m’offre un sourire maternel complice, car, libre, j’écris pour dire et faire tout ce que ma mère n’a pas osé dire et faire » (VA, p. 262). Dans l’écriture, la fille rencontre la mère sur la page blanche d’une nouvelle existence : réparation et réconciliation. Et c’est là que tout recommence : l’écriture se fait mère d’un nouveau sujet, l’écrivain.

19À partir de la question de l’émigration, le roman amorce un parcours identitaire dans la fracture de la perte et d’un deuil inachevé, tout en se voulant un roman de la quête : celle d’un sujet en panne de définition, celui qui échappe à lui-même et dans le temps et dans l’espace, ce sujet devenu une extériorité par rapport à lui-même. C’est au « rapatriement » intérieur que le convie la narratrice : le retour en soi pour une récupération de soi. Si elle arrive à cette récupération à partir de l’écriture, son frère, défenseur impénitent de l’émigration, quant à lui, réussit en s’investissant dans l’activité économique qui se fait en même temps activité sociale : « C’est vrai, finit-il par confier à sa sœur, que les gens me prennent beaucoup de choses à crédit, certains viennent carrément quémander. […] Mais bon, ça va, on se file tous des coups de main » (VA, p. 293). Roman de l’écart et de la proximité, Le Ventre de l’Atlantique, se fait aussi le roman de la réconciliation entre soi et soi (la narratrice et son histoire), entre soi et l’autre (la narratrice et les siens). La distance couverte par l’émigration devient salutaire dans ce cas alors qu’elle devient mortifère quand elle a à son origine l’inconscience. L’écriture de l’émigration chez Diome garde une dimension à la fois pédagogique, informationnelle, politique, morale et éthique, sociologique et psychologique. C’est dans les pans les moins ouverts de l’émigration que l’auteur conduit son lecteur pour interroger et la société d’origine et la société d’accueil.

Notes

1 Diome Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003, p. 256. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle VA, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

2 Sembène Ousmane, Xala, Paris, Présence africaine, 1995.

3 Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Éditions du Seuil, 1979.

4 Lopès Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence africaine, 2003.

5 Smith Andrew, «, hybridité et études littéraires postcoloniales », in Penser le postcolonial. Une introduction critique, Lazarus Neil (dir.), Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 366.

6 Ibid., p. 365.

7 Harel Simon, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 194.

8 Ibid., p. 197.

9 Montandon Alain, « guise d’introduction. De soi à soi : les métamorphoses du temps », in De soi à soi : l’écriture comme auto-hospitalité, Montandon Alain (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 7.

10 Cf. Certeau Michel de, L’Invention du quotidien I, Paris, Gallimard, 1990.

11 Cf. Chambers Ross, Room for Manœuver. Reading (the) Oppositional (in) Narrative, Chicago / Londres, The University of Chicago Press, 1991.

12 Cf. Cyrulnik Boris, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2004, et Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 2002.

Auteur

Eugène Nshimiyimana

© Presses universitaires de Paris Ouest, 2012

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