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Myopie médiatique contre longue mémoire

 

 

Par Guy Sorman.

chien à lunettes credits alison elisabeth X (licence creative commons)

chien à lunettes credits alison elisabeth X (licence creative commons)

Submergés par la marée incessante de l’actualité médiatisée, nous savons simultanément tout sur rien et rien sur tout : l’information remplace la connaissance. Bombardés par les médias traditionnels et nouveaux, il nous échappe que tout événement s’inscrit dans une histoire longue : une compréhension véritable de cette hyper-actualisation exigerait une connaissance du passé et des écoles de pensée qui l’éclairent. Apportons quelques illustrations à notre thèse.

Considérez la dette grecque. La réduire à un affrontement entre les partisans de « l’austérité » et une « libération » du peuple grec ne permet pas de comprendre combien cette dette s’inscrit dans un cycle qui remonte à l’Indépendance de la Grèce moderne au début du XIXe siècle, puis au traitement de faveur dont elle a bénéficié, en 1919, après la Première guerre mondiale. Depuis que la Grèce a été ressuscitée dans les lieux où naquit la civilisation hellénistique, deux mille cinq cents ans plus tôt, les Grecs modernes ont bénéficié d’une indulgence exceptionnelle : les poètes comme les dirigeants européens ont projeté sur cette tribu ottomane toute leur nostalgie de l’Hellénisme. Cette tribu était « grecque » non pas parce qu’elle descendait des Hellènes, mais parce que de religion orthodoxe – byzantine donc plutôt que Hellène – dans un océan musulman. Ces néo-Grecs, reconnus par les Européens pour ce qu’ils n’étaient pas, ne se crurent jamais contraints de gérer leurs affaires de manière sobre : l’Europe payerait pour l’éternité, une pension alimentaire à la mère supposée de la civilisation occidentale et de la démocratie. L’entrée dans la zone Euro a encouragé les néo-Grecs à s’endetter plus encore, arc-boutés sur leur histoire longue réinventée, une caution définitive contre leurs créditeurs. Une institution à elle seule pourrait libérer la Grèce de sa dette : l’Eglise orthodoxe qui possède un tiers du territoire et ne paye aucun impôt. Mais nul, pas même un gouvernement gauchiste, n’ose incriminer cette Église, parce qu’elle fut et reste l’incarnation de la Grèce contemporaine à la manière dont l’Église catholique en Pologne n’a jamais cessé d’incarner la nation. À la lumière de cette histoire longue, la question est donc moins « La Grèce est-elle en Europe ? » que « L’Église orthodoxe est-elle en Europe ? ». N’appartient-elle pas plutôt à l’Orient ainsi qu’on le constate dans une autre zone de conflit : l’Ukraine ?

L’Ukraine de l’Ouest, qui fut polonaise, reste catholique et pro-occidentale, tandis que l’Est ukrainien orthodoxe est pro-russe, en un  temps où, de nouveau, le nationalisme russe se confond avec l’Église orthodoxe ressuscitée. Vladimir Poutine semble mieux connaître cette Histoire que les Européens.

Passons à la Libye, autre exemple : on ne comprend rien aux combats présents si l’on ne se rappelle pas que la Libye contemporaine fut l’assemblage de deux nations distinctes, le Cyrénaïque et le Tripolitaine, par le colonisateur italien. Lorsque les Français et les Britanniques décidèrent d’intervenir en Libye, cette intervention n’aurait eu de sens que pour restaurer les deux nations antérieures, pas pour replâtrer la Libye coloniale.

La même myopie historique éclaire les conflits en Syrie, Irak et Kurdistan : on ne peut les interpréter que par référence au Traité de Sèvres qui, en 1920, répartit, entre les colonisateurs français et britanniques, des territoires anciennement ottomans. Les Ottomans respectaient la diversité tribale et religieuse : chacun dans l’Empire dépendait des autorités de la religion à laquelle il appartenait. Après le dépeçage, les colonisateurs et leurs successeurs ont imposé des États centraux à des peuples qui, jamais, ne se reconnurent en eux. Les diplomates Sykes et Picot, qui tracèrent en 1917 la ligne droite qui aujourd’hui encore sépare la Syrie et l’Irak, ignoraient tout de ces cultures locales et ne connaissaient pas la différence entre un Chiite et un Sunnite. En 2003, le Général David Petraeus qui, à la demande de George W. Bush, s’empara de Bassorah n’en savait pas plus : n’étaient-ils pas tous Irakiens ?

Tout le continent africain est pareillement affecté par cette négation du passé : des États trop nombreux y consomment l’essentiel des richesses locales pour perpétuer des frontières coloniales absurdes qui ont balkanisé les cultures. N’allons pas chercher plus loin les causes de la pauvreté en Afrique : le nationalisme y a remplacé et asphyxié le développement.

Cette ignorance de l’histoire longue génère la plupart des désordres contemporains : une ignorance qui conduit à la guerre, aux migrations de masse, à la pauvreté collective, mais profite aux intérêts acquis. Prospèrent les chefs d’État dont l’État ne coïncide avec aucune nation, les Seigneurs de la guerre, les contrebandiers et – plus modestement – les bureaucrates internationaux chargés de perpétuer cet ordre artificiel. Le Fonds monétaire international, autre exemple de la mémoire courte, emploie dix mille fonctionnaires pour remplir une mission qui n’existe plus. Créé en 1945 pour pallier les déséquilibres des balances des paiements qui avaient semé le désordre économique dans les années 1930, le FMI continue alors que ces déséquilibres ont disparu : saint est l’oubli des origines.

Par lui-même, aucun événement d’actualité ne fait sens : toute information publiée dans les médias ne devrait-elle pas – dans un monde évidemment théorique – être accompagnée d’une notice explicative, à la manière dont les médicaments sont assortis d’une notice recensant les contre-indications et effets toxiques ? Bien des informations sont toxiques parce que l’opinion publique les engloutit en toute bonne foi et parce que les dirigeants ne sont pas nécessairement, ou ne souhaitent pas être, mieux informés que l’opinion qui les porte.

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