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Mondialisation - Page 4

  • Six hauts responsables de la FIFA arrêtés pour corruption

     

     
         

     

    Six responsables du monde de football soupçonnés de corruption ont été arrêtés mercredi matin à Zurich à la demande des autorités américaines, ont indiqué les autorités suisses, à deux jours de l’élection présidentielle de la FIFA, alors que le président Joseph Blatter brigue un cinquième mandat. Selon le New-York, 14 ou 15 personnes sont impliquées dans le dossier, mais Sepp Blatter n’y figure pas.

    "La police cantonale a arrêté six fonctionnaires du football (...) à la demande des autorités américaines. Des représentants des médias sportifs et de sociétés de marketing sportif seraient impliqués dans des versements à de hauts fonctionnaires d’organisations footballistiques (des délégués de la FIFA et d’autres personnes appartenant à des organisations affiliées à la Fédération Internationale de Football Association) en échange de droits médiatiques et des droits de marketing de compétitions organisées aux États-Unis et en Amérique du Sud", a indiqué le ministère suisse de la Justice dans un communiqué, précisant agir à la demande du parquet du district est de New York.

    Ils sont suspectés d’avoir accepté des dessous de table d’un montant de plusieurs millions des années 1990 à nos jours, précisent les autorités judiciaires suisses. Le chiffre de 100 millions a été évoqué par le New York Times.

    Pas Sepp Blatter

    Le New York Times, citant une source officielle, précise que les six personnes sont Jeffrey Webb, vice-président de la FIFA, des Iles Caïmans, l’Uruguayen Eugenio Figueredo, Jack Warner de Trinidad & Tobago, ancien vice-président de la FIFA, déjà impliqué dans des dossiers de corruption en 2011, Eduardo Li, président de la fédération costa-ricienne de football, le Nicaraguéen Julio Rocha, Costas Takkas, membre de la CONCACAF, le Venezuélien Rafael Esquivel, le Brésilien José Maria Marin, ancien président de la fédération brésilienne, et le Paraguayen Nicolás Leoz, président de la Commebol, qui avait annoncé sa démission de la FIFA il y a deux ans pour avoir été mêlé aussi à des affaires de corruption dans le passé. Des charges pourraient aussi être retenues contre des responsables de marketing sportif Alejandro Burzaco, Aaron Davidson, Hugo Jinkis et Mariano Jinkis. Les autorités visent aussi José Margulies en tant qu’intermédiaire, ayant facilité les paiements illégaux, toujours selon le New York Times.

    "Selon la demande d’arrestation américaine, l’entente relative à ces actes aurait été conclue aux Etats-Unis, où ont également eu lieu les préparatifs. Des paiements auraient transité par des banques américaines", ajoute le communiqué suisse. Les suspects, interpellés dans un grand hôtel de Zurich où ils se trouvent pour assister au Congrès de la FIFA, font l’objet d’une demande d’extradition américaine.

    Extradition

    Ils vont être entendus par la police de Zurich. Ceux qui accepteront leur extradition feront l’objet d’une procédure simplifiée "par laquelle l’OFJ (Office Fédéral de la Justice) pourra sans délai approuver la demande d’extradition vers les États-Unis et l’exécuter. Pour celles qui s’y opposeront, l’OFJ priera les États-Unis de faire parvenir une demande formelle d’extradition à la Suisse dans le délai de 40 jours prévu par le traité d’extradition en vigueur entre les deux pays", selon le communiqué.

    Le parquet du district est de New York qui tiendra une conférence de presse mercredi matin encore à Brooklyn, à 10h30 locales.

    De con côté, la FIFA cherche "à clarifier" la situation après ces arrestations, a indiqué une porte-parole. "Nous avons vu les comptes rendus des médias. Nous cherchons à clarifier la situation. Nous ne ferons pas de commentaire à cette étape", a déclaré la porte-parole.

    Mardi, Joseph Blatter, dirigeant en exercice de la FIFA depuis 1998 et qui cherche sa réélection vendredi, s’était adressé à huis clos, à une réunion de Concacaf (Amérique du nord, Amérique centrale et Caraïbes), qui représente 35 voix sur les 209 votants, dans un grand hôtel de Zurich.

    "Sepp" Blatter, 79 ans, est favori pour un cinquième mandat face au Prince Ali, 39 ans, un de ses vice-présidents.

     

  • A la Dominique, la croisière n’amuse pas

    Quelques coups de boutou [1] derrière le crâne viennent parachever les derniers élans d’une résistance vaine. Le gommier [2] chaloupe sous le poids de l’animal hissé péniblement à bord : un thon jaune d’une cinquantaine de kilos. Les visages se décrispent alors qu’on recouvre le poisson de feuilles de bananier sèches. Les deux pêcheurs relèvent la tête et s’épongent le front. Face à eux, à une quinzaine de kilomètres, se dessine le profil escarpé de l’île caribéenne de la Dominique. Une dizaine de volcans crevant les nuages à plus de 1 000 mètres d’altitude, des mornes aux pentes abruptes [3], couverts d’une végétation dense, qui tombent à pic dans une mer d’un bleu intense.

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    La baie de Kashakrou (Soufrière) vue depuis le village de Galion. Paysage volcanique typique de l’île.
    © Romain Philippon

    La capitale, Roseau, est une minuscule ville coloniale. Des rues parallèles bordées de vieilles maisons en pierre à un étage laissent rapidement la place à de modestes cases en bois sous tôles. Des enfants à la peau noire brillante remontent la rue dans des uniformes à cravate, les adultes vont au travail dans des chemises bouffantes et pantalons à pli, tailleurs pour les femmes. La pauvreté photogénique des Antilles anglophones…

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    Terrain de football de Pottersville, Roseau.
    © Ro. Ph.

    Des grappes de touristes se promènent dans les rues qui jouxtent le quai sur lequel accostent les bateaux de croisière. Peau blanche, chapeau large, short de bain, sandales. Parfum de crème solaire. L’appareil photographique noir avec téléobjectif se porte en pendentif, le petit appareil compact en bracelet argenté. Quelques hommes arborent un torse nu rougi par le soleil. Des femmes mûres portent un t-shirt flottant sur lequel il est écrit un « No problem » précédé du nom de l’une des îles visitée précédemment par le bateau. A la différence des maisons du centre-ville, la navire à quai peut compter jusqu’à quinze étages. Tel un immeuble de verre du centre-ville de Miami couché sur une barge et accosté le long de l’avenue principale de la capitale du pays le plus pauvre des Petites Antilles.

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    Touristes déambulant le long des stands installés dans la zone fermée.
    © Ro. Ph.

    Le tourisme de croisière débute à la Dominique au milieu des années 1980. Ceux qui ne veulent plus de contact avec l’Occident esclavagiste ont été « pacifiés » par les forces de police du pays fraîchement indépendant. Quelques leaders ont été tués ou emprisonnés. On ne peut désormais plus jeter de pierres sur ces visiteurs blancs [4]. En 1991, il y a déjà à la Dominique chaque année plus de croisiéristes que d’habitants (environ 70 000 habitants aujourd’hui). En 1996, ils sont trois fois plus nombreux. Un pic est atteint en 2010 avec plus d’un demi million de touristes. Mais à la fin de l’année 2010 une grande compagnie maritime déprogramme la venue de quelques-uns de ses navires. Pour la première fois depuis des années, le quai de Roseau restera désert certains mois durant la basse saison. En un an, la fréquentation connaît une baisse de 35 %, présentée localement comme un cataclysme [5].

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    Un groupe de touristes accompagnés par le guide d’une agence vers le minibus qui les emmènera en visite.
    © Ro. Ph.

    Roseau compte deux immeubles. Le premier est gris et austère. Il date visiblement de la fin des années 1970 et rappelle tristement l’architecture soviétique. Il s’agit du siège du gouvernement, probablement construit au moment de l’accession à l’indépendance en 1978. Un double escalier central ouvert mène aux petits bureaux qui hébergent les différents ministères. Deux par palier. En face se trouve un bâtiment jaune climatisé à la façade de verre.

    Deux ascenseurs mènent aux étages qui abritent notamment le bureau des statistiques nationales, les bureaux de l’Eastern Caribbean Bank et le bras exécutif du ministère du tourisme : la Discover Dominica Authority (DDA). Le bureau du directeur de la DDA, Colin Piper, est décoré de plaques dorées vantant la qualité de service, récompenses de compagnies croisiéristes. Quelques trophées en plastique d’employés du mois, une petite collection d’ouvrages touristiques français et anglais sur la Dominique. Le tout sous vitrine. Colin Piper est un jeune homme dynamique, dans la trentaine, de complexion claire. Il porte une chemise, une cravate et un badge. Il a fait ses études aux États-Unis.

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    Un chauffeur de taxi indépendant essaye d’attirer l’attention des croisiéristes puerto-ricains depuis la barrière empêchant l’accès à l’avenue du front de mer (Gauche). Couple de touristes à proximité du marché d’artisanat (Droite).
    © Ro. Ph.

    « Avant, c’était l’île nature », nous explique-t-il. Depuis les années 1980 de nombreux touristes visitent en effet la Dominique différemment. Le lieu est bien connu par les amateurs de tourisme vert et de plongée. Il s’agit de l’île la plus montagneuse et la mieux conservée de la région. Elle compte d’innombrables rivières, des sources chaudes noyées dans la végétation, un lac d’eau bouillante situé au cœur d’un cratère volcanique et des paysages à couper le souffle. A la différence des croisiéristes, les touristes de séjour passent plusieurs jours dans l’île. Ils dorment dans les hôtels locaux, mangent dans les petits restaurants et consomment beaucoup plus. En moyenne, d’après le directeur de la DDA, un croisiériste dépense l’équivalent de 35 euros par jour quand un touriste de séjour dépense plus de 100 euros. Sur une année, les recettes touristiques liées au tourisme de croisière s’élèvent à moins de 12 millions d’euros. Les recettes liées au tourisme de séjour sont sept fois plus élevées. « Quand nous avons commencé la croisière [à grande échelle] certains ont fait beaucoup de bruit » continue Colin Piper...

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    Des chauffeurs de taxi indépendants tentent d’attirer un client isolé qui n’a pas réservé de tour auprès d’une agence.
    © Ro. Ph.

    Car contrairement à ce qu’affirme le directeur de la DDA, ces deux formes de tourisme ne sont pas complémentaires. Loin de là. Ken Hill est directeur d’une petite agence de voyage spécialisée dans les excursions à l’intérieur de l’île. Son entreprise en propose à la fois aux touristes de croisière et aux touristes de séjour. Pour cet homme noir d’une cinquantaine d’années, polo uni à l’effigie de son entreprise, jean et chaussures de randonnée aux pieds, le tourisme de croisière est devenu nécessaire. Mais « les touristes de séjour prennent très mal de voir arriver sur les sites d’intérêt des centaines de visiteurs débarqués des bateaux de croisière », explique-t-il.

    Les premiers marchent, par petits groupes, sac sur le dos, et visitent à un rythme lent des sites réputés pour leur calme et leur végétation extraordinaire. Les seconds descendent du bateau par milliers, se déplacent en cohortes bruyantes et n’ont que quelques heures pour voir les lieux les plus réputés avant de lever l’ancre à 16 heures. Pour eux, le parking des chutes de Traffalgar ou de Emerald Pool se transforment en marché d’artisanat, où dominent les produits made in China et des groupes de musique folklorique surfaits. Le doudouisme a toujours la côte dans ces espaces aux ambiances madras et chapeaux bakoua.

    Ces touristes ne sont pas les seuls à se plaindre de la vue des croisiéristes. Les pancartes « Tourism is everybody business », installées par le gouvernement à l’entrée des villages il y a quelques années, ont rapidement disparu. Il n’en reste aujourd’hui que les moignons métalliques. Seules les publicités télévisées peuvent encore distiller ce message, avant les émissions locales dans lesquelles des personnes à l’accent britannique débattent sans fin des mille et une façons de mieux recevoir les croisiéristes pour qu’ils reviennent toujours plus nombreux.

    Dans la ville un homme à bout s’énerve et insulte un chauffeur qui tente d’attirer quelques touristes : « Magie [6] ! Vous dites que c’est le business de tout le monde mais on ne peut même plus trouver un bus pour aller travailler ! » « Partez tous ! », s’écrie un autre, les yeux exorbités.

    Une partie de la population est visiblement de plus en plus agacée : l’avenue principale de la capitale est fermée à la circulation pour permettre aux croisiéristes de flâner entre les cybercafés et des magasins hors taxes, la circulation et les livraisons sont rendues difficiles et les chauffeurs de bus préfèrent tenter leur chance auprès de ces touristes que de faire les habituels allers-retours entre les villages et la capitale. On les trouve malpolis... Et surtout, on peine à voir les bénéfices de cette activité pourtant très lucrative. Résultat, d’après Yvonne Armour, présidente de la Dominica Hotel and Tourism Association [7], quand ils remontent à bord du navire, les touristes se plaignent des comportements antisociaux de la population…

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    Le port et le centre ville, zone réservée
    La principale avenue de la capitale est fermée et réservée aux touristes lorsqu’un bateau de croisière est accosté en ville. La sécurité veille à ce que les taxis indépendants ne puissent pas pénétrer la zone réservée aux agences (Gauche). Les touristes des bateaux de croisière tels que les verront la plupart des Dominicais, de l’autre coté de la vitre fermée, dans un bus climatisé (Droite). 
    © Ro. Ph.

    Sur le port, nous rencontrons une ancienne vedette de la scène locale de Calypso. Un homme noir, grand et sec, qui approche les 70 ans. Pour survivre, il se mêle aujourd’hui au groupe des taxis indépendants qui tentent de proposer des excursions à ces touristes de croisière, en dehors des circuits pré-vendus par les grosses agences locales. « Le tourisme de croisière est devenu une drogue pour nous... ».

    Ces chauffeurs et guides travaillant à leur propre compte sont devenus en quelques années la bête noire du gouvernement, des agences locales et des compagnies de croisière américaines. « Ils cannibalisent le marché », nous affirme le directeur de la DDA. Daniel Nunez, directeur d’une petite agence proposant des excursions va dans le même sens. La baisse récente de fréquentation de l’île par les paquebots serait liée, entre autres choses, au « harcèlement » des taxis indépendants.

    D’après le ministre du tourisme Ian Douglas ces chauffeurs privés ont pris une part trop importante du marché aux agences locales, ce qui explique la désaffection des compagnies croisiéristes. Ces dernières prennent entre 25 et 35 % de marge sur les excursions qu’ils proposent à terre. En général, lorsque les indépendants prennent plus de 40 % du volume total de visiteurs à ces agences, la compagnie se retire pour chercher des bénéfices plus importants dans les îles voisines…

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    Une touriste américaine devant le bateau de croisière.
    © Ro. Ph.

    Au gouvernement de faire en sorte que cela ne se produise pas. La législation sur la certification pour exercer le métier de taxi indépendant est devenue de plus en plus contraignante ces dernières années. Début 2013, le ministère a été jusqu’à mettre en place l’initiative des « premium access passes » : les jours où un bateau de croisière est à quai, seules les agences peuvent acheter des tickets d’accès aux principaux sites touristiques avant 13h. Quant à l’accès au quai, il est interdit aux taxis indépendants durant la descente des croisiéristes.

    Seules les agences ont le droit de garer leurs véhicules à proximité du navire et leurs agents sont les premiers à pouvoir proposer leurs services, y compris aux plus indécis qui n’ont pas réservé une excursion depuis le bateau. De l’autre côté des grilles, surveillées par des policiers armés de matraques et les agents de sécurité du port, les indépendants doivent attendre leur tour. « On ne ramasse que les petits poissons qui s’échappent du filet », se plaint amèrement le chanteur de calypso.

    Les bénéfices générés par la croisière, à la Dominique comme ailleurs, se répartissent entre les firmes de croisière, les agences de voyage locales qui organisent les excursions dans l’île, les taxis indépendants et les commerçants. Les firmes croisiéristes sont dominées par trois entreprises américaines en situation d’oligopole, qui contrôlent 80 % du marché caribéen (Carnival, Royal Caribbean et Norwegian Cruise Line). Ces compagnies tirent des bénéfices des cabines qu’elles louent sur leur bateaux, des alcools et des attractions vendues à bord (casino, cinéma, soirées, etc.) et des marges sur les excursions proposées par les agences de voyage locales. Ces firmes sont les véritables moteurs du tourisme de croisière et en sont les principaux bénéficiaires.

    Les seules excursions à la Dominique leur rapportent environ 5 millions de dollars [8]. Et une croisière normale représente six escales de ce genre durant la semaine. Les agences de voyage locales sont les autres grandes gagnantes de ce business, qui se négocie en tête à tête avec les compagnies croisiéristes au Seatrade, organisé chaque année à Miami par la Florida Caribbean Cruise Association (FCCA).

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    Un indépendant qui a réussi à pénétrer dans la zone fermée tente discrètement de proposer un tour à un petit groupe de touristes.
    © Ro. Ph.

    Le schéma classique dans la Caraïbe veut qu’une agence locale se place en situation de quasi-monopole, tandis que quelques concurrents plus petits se disputent les miettes. A la Dominique cette agence s’appelle la Whitchurch Limited. D’après la DDA, la firme contrôlerait environ 80 % des excursions. L’agence de voyage n’est d’ailleurs qu’une de ses nombreuses branches d’activité : import-export, services financiers, vente de gros et de détail (nourriture, matériaux de construction)... Pour les seules excursions proposées aux croisiéristes, la Whitchurch réalise un bénéfice net avoisinant les 5,6 millions de dollars [9].

    Lorsque nous avons demandé au ministère du tourisme et à la DDA des lettres d’introduction pour rencontrer et interviewer les responsables des agences de voyage locales, nous avons reçu quatorze enveloppes. Seule manquait la lettre destinée à… Gerry Aird, le directeur général de la Whitchurch Ltd ! Devant notre insistance, nous avons finalement pu nous présenter à lui muni d’un de ces courriers « recommandant fortement [le directeur] de [nous] recevoir et de nous accorder un entretien dans le cadre d’une étude soutenue par la DDA et le ministère du tourisme ». Averti par une secrétaire, un petit homme blanc, en fin de soixantaine, se dirige vers nous d’un pas rapide. Il est visiblement très agacé. Il ressemble furieusement à un béké de l’île voisine de la Martinique. Même teint, mêmes tâches sur la peau qu’on appelle les « fleurs de cimetière ». Il a les yeux clairs, ses cheveux blancs sont rabattus sur le côté et il porte une cravate rouge à fleurs jaunes. La lettre à en-tête de la DDA tremble entre ses doigts fins : « Pourquoi ils ne m’ont pas prévenu ? Nous sommes en contact tout le temps pourtant ! Je n’ai pas le temps ! Demain non plus ! Non, pas en fin de semaine. Nous sommes très occupés (...). Retournez les voir et dites leur de ne pas m’embarrasser ! »

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    Les croisiéristes partent avant tout pour des vacances sur un bateau de croisière. Pas pour les îles. Un touriste prend en photo le bateau.
    © Ro. Ph.

    Contrairement à la Whitchurch, le gouvernement dominicain tire très peu de bénéfices du tourisme de croisière. Certes, il existe des taxes sur l’activité : taxes portuaires, impôts sur les bénéfices des sociétés locales et taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Mais le rapport de force est tout à fait défavorable au gouvernement : la seule compagnie Carnival affiche un chiffre d’affaires annuel de plus de 13 milliards de dollars [10] quand le PNB de la Dominique dépasse à peine les 400 millions de dollars. Résultat, les taxes gouvernementales sont minimes : un total de 2,9 millions de dollars pour 2011. En contrepartie, il faut en premier lieu construire et entretenir les infrastructures portuaires pour accueillir ces géants des mers. Ces infrastructures sont extrêmement coûteuses et endettent le pays.

    Il faut aussi payer les salaires des nombreux fonctionnaires nécessaires à la bonne marche de l’activité et précéder sans cesse les nouvelles demandes pour s’assurer que les compagnies reviendront l’année suivante : renforcer la sécurité des sites, construire et entretenir des routes de bonne qualité vers le port, s’occuper du problème des drogués et des estropiés qui mendient en guenilles dans les rues, installer des poubelles, nettoyer. Les dernières études montrent que les touristes trouvent maintenant l’île trop bruyante...

    Tout dans le rapport annuel des comptes nationaux semble indiquer que l’opération est en fait nulle ou presque. Rares sont les îles tentant le bras de fer avec les compagnies pour augmenter leurs taxes. Les compagnies n’ont d’ailleurs dans ce cas là qu’à faire jouer la concurrence avec les îles voisines. Les retombées pour la population sont donc très faibles et se mesurent à l’aune des quelques emplois gracieusement « offerts ». « Nous pensons que le tourisme dans son ensemble génère 3 000 emplois », nous explique Colin Piper, « mais nous n’avons pas d’études sur la question ».

    Cette estimation large, qui agrège le tourisme de séjour, inclut aussi les centaines de vendeuses vivant très chichement de la vente occasionnelle d’un artisanat bon marché made in China aux couleurs de la Dominique. Elle inclut aussi les nombreux guides et chauffeurs des agences, qu’on appelle occasionnellement, la veille pour le lendemain, et qui gagnent alors en une journée l’équivalent d’une trentaine de dollars. Reste à espérer quelques pourboires car le coût de la vie augmente très rapidement en Dominique. Les emplois générés sont en outre peu qualifiés, les gérants des Duty free et des bars ciblant les touristes sont le plus souvent français ou nord-américains. En dehors de ces étrangers, seule la petite bourgeoisie claire locale a le capital pour investir dans les activités liées au tourisme.

    L’article publié dans le Chronicle du 8 février 2013, sur la baisse de fréquentation récente, n’a pas même la décence de mentionner les quelques retombées pour l’île. La seule chose signalée par le ministère et la DDA : « permettre aux opérateurs de croisières de faire plus d’argent en Dominique » [11] . Pour cela, c’est aux Dominicains qu’on en demande encore et toujours plus : « de la propreté de nos rues à la convivialité de notre population, nous devons faire tous les efforts... » Le tourisme de croisière à la Dominique, à l’image du reste de la Caraïbe, rappelle le titre de cette pièce de Shakespeare : « Beaucoup de bruit pour rien ».

    Déçues, les compagnies se retirent aujourd’hui de l’ïle, espérant trouver des marges plus alléchantes ailleurs...

    Cet article est la synthèse d’un projet de recherche financé par le Ceregmia, Centre d’Etude et de Recherche pluridisciplinaire de l’Université des Antilles et de la Guyane.

    Toutes les photographies sont de Romain Philippon

    Notes

    [1] Une matraque de bois lourd dans le créole des îles des Petites Antilles. Le mot dérive de langues amérindiennes.

    [2] Petite embarcation de pêche traditionnelle qu’on construisait encore récemment dans le tronc de l’arbre du même nom.

    [3] collines formées par les volcans inactifs

    [4] On lira sur cette période l’excellent Bayou of Pigs de Madison Stewart Bell.

    [5] Les chiffres sont ceux de la Caribbean Tourism Organization(CTO) et de la Discover Dominica Authority (DDA).

    [6] Littéralement « foutaises » en créole de la Dominique.

    [7] Lire « 18 % drop in cruise ship calls expected this season », Chronicle, 8 février 2013.

    [8] Les valeurs sont en dollars des États-Unis. Les calculs de bénéfice sont effectués en croisant l’étude de la FCCA sur les recettes touristiques dans la Caraïbe et les comptes nationaux publiés par le Central Statistics Services (CSS) de la Dominique.

    [9] Calcul réalisé en croisant les chiffres des comptes nationaux et des études de la FCCA.

    [10] D’après le rapport annuel de comptes de la compagnie (2009).

    [11] Article du Chronicleop. cit..

     

    vendredi 26 avril 2013, par Bruno Marques et Romain Cruse

     
  • Non, nous ne mettrons pas de mouchards dans notre réseau

    Publié le 16/04/2015 à 12h52.

    Dans les réflexions sur la surveillance, notamment la surveillance généralisée, il revient souvent la question d’un de ses effets : l’autocensure. Soumis au regard constant ou même simplement à la crainte de ce regard, on en vient à modifier nos comportements, nos paroles, nos actes, voire nos pensées de peur d’attirer sur nous les foudres du pouvoir scrutateur et inquisiteur.

    Autocensure et autosurveillance

    Making of

    Parmi ce qu'on appelle les FAI (fournisseurs d'accès à Internet), il n'y a pas que SFR, Orange et Free. Il en existe d'autres – petits, associatifs – qui défendent souvent une autre vision de l'Internet. Mais eux aussi devront appliquer la loi sur le renseignement en discussion depuis lundi à l'Assemblée nationale et installé des programmes surveillant leurs abonnés.

    Julien Rabier – président du AFI associatif Ilico et vice-président de la Fédération des fournisseurs d'accès associatifs à Internet, dite FDN – a écrit sur son blog le dilemme moral face auquel il allait se trouver. Un dommage collatéral d'une loi qui pose tant de questions. Nous reproduisons ce post avec l'aimable autorisation de son auteur. Xavier de La Porte

     

    C’est un phénomène bien connu, théorisé et même observé. C’est un phénomène dévastateur auquel les Français ont été peu confrontés ces dernières décennies et pourtant, il va nécessairement émerger du vote à l’Assemblée nationale de la mise en place de « boîtes noires » dans les réseaux des opérateurs et hébergeurs sur Internet.

    Au-delà de cet effet d’autocensure, dont je ne suis pas le mieux placé pour parler, il est un autre phénomène bien moins massif mais tout aussi intéressant qui va se mettre en place : l’autosurveillance.

    Soumis à la loi comme tous les autres, les fournisseurs d’accès associatifs devront l’appliquer et permettre à l’œil inquisiteur des services de renseignement de scruter les agissements de leurs abonnés en temps réel.

    Logés à la même enseigne que les grands opérateurs commerciaux, et pourtant, il est une différence fondamentale dans le fonctionnement de ces structures associatives : les bénéficiaires du service sont leur propre fournisseur d’accès à Internet.

    Mettre fin à la confiance

    Ce que ça signifie, c’est que chaque personne participe dans la mesure des ses moyens à l’élaboration du service dont elle bénéficie. Et chaque personne a un droit de regard sur les questions techniques, financières et éthiques qui sont associées à ce service. En assemblée générale, nous décidons collectivement des tarifs pour l’année à venir, nous décidons de promouvoir la neutralité du Net, nous décidons ou non de nous soumettre à la loi, rien que la loi, juste la loi. Ici, avec le projet de loi relatif au renseignement et ses fameuses boîtes noires, nous allons donc nous voir imposer de nous mettre sous surveillance nous-mêmes.

    Une mosaïque de Space Invader
    Une mosaïque de Space Invader - Ludovic Bertron/Flickr/CC

    Comment un groupe de personnes peut décider collectivement de mettre fin à ce qui fait le liant de ce même groupe : la confiance ? Comment imaginer qu’un groupe de personnes puisse accepter collectivement une telle intrusion dans la vie privée de chacun ?

    Je suis président fondateur d’une telle association depuis 2010 – Ilico (pour Internet libre en Corrèze) –, et j’ai beau retourner la question dans tous les sens, elle me transit : si un service de renseignement me demande d’installer un tel dispositif de surveillance généralisée au sein de notre réseau au motif qu’une ou plusieurs de nos adhérentes sont des terroristes potentielles…

    Nous sommes une force collective

    Je dis bien « notre réseau », car nous participons toutes et tous à le maintenir. Et ils viendront me voir moi, car je suis le représentant légal. Et justement, en tant que représentant élu par mes adhérent-es, comment pourrais-je accepter une telle contrainte ? Comment pourrais-je accepter une telle intrusion ? Comment pourrions-nous collectivement l’accepter ? Nous ne le pourrions pas. J’ai beau retourner la question dans tous les sens, la réponse m’est toujours aussi évidente : non.

    Non, nous ne mettrons pas de mouchards dans notre réseau. Non, nous ne nous mettrons pas sous surveillance. Il ne peut y avoir d’autosurveillance comme il peut y avoir un autocontrôle ou une autocensure. Parce que nous ne sommes pas des individus isolés. Parce que nous sommes des individus en réseau, une force collective, nous ne pouvons nous soumettre à une telle mesure. Parce que nous formons un réseau humain avant de former un réseau de machines. Non.

  • France, défends ta viande !

     

    Partie 2/2

     
         

    [Lire la première partie]

     

    Le petit boucher qui va chercher sa vache chez son éleveur, avec pâturages l’été, étable et foin l’hiver, semblait un modèle dépassé, et pourtant, il revient à la lumière : c’est ce que prône Yves-Marie Le Bourdonnec, établi à Asnières, et qui représente la boucherie de pointe. Une race de boucher chic pas si éloignée que ça du petit artisan de province, qui résiste, et qui a raison de résister. En fait, à lui tout seul, Bourdonnec a plus fait en 10 ans de médias pour la filière que toutes les campagnes officielles. Avec son discours énergique, informatif et cohérent, il ne prend pas le consommateur pour un bœuf, et ne fuit pas les problèmes : au contraire, il propose des solutions pragmatiques, parfois douloureuses. Même s’il fait partie des bouchers de luxe (il pratique des prix « au réel »), ses principes sont les mêmes que le vrai boucher à l’ancienne. Et se résument en deux mots : qualité et respect. Certes, la « filière » a fait un gros travail sur la qualité et la transparence, en réponse aux scandales qui l’ont minée. Avec la création des labels (VBF pour viande bovine française, Label rouge, AB), une hiérarchisation des viandes avec un début d’information a diffusé dans le public. Qui, il faut le dire, n’y connaît pas grand-chose. Aimer l’entrecôte ne suffit pas : une entrecôte de quelle vache ? Race à viande ou laitière ? De quel pays, Irlande ou France ? De quel éleveur ? Avec quelles méthodes ? On en arrive à des crus, petits et grands, comme dans le vin.

     

     

    70 % des viandes consommées par le grand public, qui l’ignore, sont issues de races à lait, mixtes et réformées. Les réformées sont ces vieilles vaches, dont on a exploité le lait pendant 8 à 10 ans, tout juste bonnes pour l’abattoir, et qui finissent en steak haché ou viande cuisinée. Nourries à l’hyperprotéine pour surproduire du lait, leur viande est sans saveur. Les mixtes changeant de fonction au cours de leur vie, au bout de 5 ou 6 ans en général. Les connaisseurs préféreront les pures races à viande comme la limousine, la charolaise, la salers, l’aubrac ou la blonde d’Aquitaine. Des bêtes à meilleur « rendement », c’est-à-dire qu’on y taille une quantité supérieure de meilleurs morceaux à griller. Mais au prix multiplié par deux par rapport au système industriel. Le soleil et l’herbe (avec le trèfle qui donne le gras) suffisent à la croissance de vaches « pures » : les bouses fertilisent le sol, pas besoin d’accélérateurs de croissance. Mais ces vaches poussent 6 à 8 mois de plus que les autres, d’où leur prix double.

    L’exemple de l’aubrac, qui a failli disparaître, redonne espoir : une vache à l’hectare dans des prairies permanentes à 1000 mètres d’altitude, broutant des flores riches en oméga 3 (source : Global steak). De l’autre côté de l’Atlantique, les jeunes bovins des feedlots (parcs d’engraissement) sont gavés de résidus de maïs et de pulpe de betterave, très énergétique. Ces vaches américaines prennent 1 à 2 kg par jour (sans oublier l’implant derrière l’oreille, qui diffuse une stéroïde qui augmente la croissance de 25 %, une méthode interdite en Europe), passant en 200 jours de 250 kg à 600 kg ! Un record absolu de rentabilité.

     

     

    Et même si Le Bourdonnec, s’appuyant sur le superbe terroir national, préconise un croisement des races françaises – les Anglais ont deux longueurs génétiques d’avance dans ce domaine –, pour trouver le meilleur rendement, des vaches de qualité supérieure qu’on pourra abattre avant 24 mois au lieu des 48 actuellement, tout en désindustrialisant leur élevage via une alimentation plus saine, il reste décrié : en important le système anglais, il fait figure de traître à la patrie ! Cependant, son discours sans concession, plus raisonnable que les dénonciations négatives habituelles, fait mouche, et des petits.

    Les restaurants à viande se mettent à la page : alors que les menus dépliants avaient l’habitude de communiquer sur les morceaux (le filet, le rosbif) et leur tendreté (chez Hippopotamus), aujourd’hui, on voit apparaître les races et leur élevage. À Paris, la mode du viandard branché fait fureur : du très chic Beef Club aux viandes select du croiseur de races Tim Wilson, fournisseur du Bourdonnec, en passant par la salers d’Hugo Desnoyer (l’autre boucher des stars) chez Bang… À noter que les journalistes du Figaroscope commettent toujours la confusion bœuf/vache. Il s’agit en général bien de vaches, à part le bœuf de Kobe, et de races à viandes.

    Certains éleveurs sont même devenus restaurateurs : Hugo Desnoyer, Boris Leclercq, qui a fondé Chez Boris, avec sa viande suisse Simmental. Les bourses plus modestes – à Paris il faut lâcher 50-60 € pour mâcher de l’extra – iront dans les ateliers, qui vendent des morceaux à emporter ou à griller sur place, une sorte de boucher qui ferait goûter. Là on est dans la relation humaine et le conseil pur. Expérience pilote que tente le groupe Auchan avec le retour du conseil en magasin, grâce à la réintroduction du boucher artisan qui travaille sur carcasses et non sur prêt-à-découper (PAD).

     

     

    Encore moins cher, mais plus haché, coup de pouce mérité à King Marcel, la petite chaîne qui monte en Rhône-Alpes, avec ses employés en bleu de chauffe qui servent de succulents burgers qui n’ont rien à voir avec le MacDo de base, et encore moins avec la viande hachée issue des déchets de découpe recompactés, dite aussi « minerai », matière première de nombreux plats cuisinés industriels, à l’origine du scandale des raviolis, lasagnes et autres hachis parmentier. C’est sur ces produits douteux que les marges sont les plus fortes. Les traders néerlandais excellent dans ce sport qui consiste à réinjecter les sous-produits théoriquement incomestibles dans le circuit commercial.

    « Le scandale des lasagnes Findus – de la sauce bolognaise étiquetée pur bœuf contenant une proportion significative de viande de cheval – fut une leçon de choses sur la malbouffe. Ses origines, ses circuits, sa fabrication, son commerce, ses profits et ses acteurs. Le public a ainsi découvert que, tel le haut-fourneau, il était nourri au « minerai » de viande. Un agrégat de maigre, de gras, de collagène malaxé et congelé par pains de 20 kilos. Le carburant des boulettes, merguez, lasagnes, raviolis ou hachis parmentier industriels. Même les professionnels n’arriveraient pas à démêler le minerai de boeuf de celui de cheval, selon certains menteurs, qui connaissent en revanche la différence de prix entre les deux. La viande arrivait de Roumanie achetée par un trader hollandais, sous-traitée à un trader chypriote, livrée chez Spanghero à Castelnaudary (Aude), réexpédiée à Comigel au Luxembourg et diffusée dans toute l’Europe. L’illustration parfaite de la standardisation et de l’uniformisation de notre assiette. La même viande trafiquée pour tous et partout. » (M le magazine du Monde, du 20 décembre 2013)

    « Sur mes terres le travail se fait tout seul, la vache sert de fertilisant et de faucheuse. » (Food Inc., documentaire)

     

    Fermons ce petit aparté écœurant. La décrue du fast-food à l’américaine laisse place à du vrai hamburger français, avec produits racés et tracés. Ces nouvelles tendances en restauration sont le résultat de la diffusion d’une meilleure connaissance de la viande. Rien n’empêche un amateur d’aller, non pas brûler son RSA pour 500 grammes d’entrecôte de Wagyu (bœuf japonais dont la graisse a pénétré le muscle, donnant ce parfum à la fois unique et violent) à 179 €, mais acheter des morceaux moins nobles mais tout à fait goûteux, comme le paleron, à condition d’être paré par le boucher (dénervé et dégraissé). La plupart des bouchers ne savent ou ne veulent pas communiquer sur ces morceaux moins connus, donc moins chers, mais très mangeables. D’ailleurs, un vrai artisan évoquera devant nous la distinction à faire entre « celui qui achète sa bête et celui qui achète le muscle sous vide dans des ateliers découpe ».

    Encore un paradoxe : la viande connaît son heure de gloire en restauration (même si Ducasse la supprime de sa carte au Plaza Athénée), au moment où les médias la déboulonnent. Pour être honnêtes, c’est la viande d’excellence qui fait fureur sur les bonnes tables, tandis que les médias attaquent la médiocrité à tous points de vue (goût trafiqué ou formaté, opacité des origines et des injections) de la viande bas de gamme. Ce avec quoi les éleveurs, bouchers et restaurateurs réformistes sont d’accord. Comme souvent, tout est question d’argent. C’est d’ailleurs ce qui a motivé la colère, quasi-récurrente, des éleveurs dans les années 2010. Afin de satisfaire aux nouvelles exigences en matière de sécurité alimentaire, ces derniers, qui sont aussi nombreux que modestes, en revenus (c’est le plus bas revenu agricole, avec 10 000 € par an, trois fois moins qu’un exploitant céréalier) et en nombre de bêtes, ont voulu augmenter leurs prix, mais la grande distribution n’a pas suivi. Pour cette dernière, et son client sacré, seul le prix (bas) compte. Les éleveurs locaux ont alors attaqué des hypermarchés, et des abattoirs, car les grandes et moyennes surfaces (GMS) se fournissent directement en carcasses à l’abattoir, sans toujours s’arrêter sur les provenances. Ils voulaient vérifier si ces acheteurs n’avaient pas dans leurs frigos de viande un peu trop allemande, ces jeunes bovins (JB) sans goût mais pas chers… Ce sont les commerçants, malgré le soutien en faveur des éleveurs des ministres successifs de l’Agriculture (soucieux de leur réélection locale en tant que futurs députés ?), qui auront le dernier mot : le prix de la viande de base, à l’image du pain, doit rester bas.

     

    L’ancien ministre de l’agriculture Bruno Le Maire : « Si vous démantelez la politique agricole commune vous ne permettrez plus à un seul agriculteur de survivre en France…. 70 % des exploitations agricoles disparaîtraient en quelques années. » (Le Grand Journal de Canal+, 22 février 2011)

     

    Alors, quel avenir pour le petit éleveur, ou même l’éleveur moyen, quand la distribution devrait lui acheter son kilo de viande (d’une bête de 5 ans) à 6 €, alors que le kilo de vache de réforme dite industrielle (les vieilles vaches à lait passées dans la broyeuse) culminent à 3 € (revendues en magasin 6 € le kilo brut), sachant que les Allemands vendent du bovin encore moins cher abattu à tout juste 24 mois, en payant 4 à 5 € de l’heure leurs ouvriers roumains ou polonais… Un avenir sombre, avec une seule porte de sortie : la refonte qualitative. On met de côté le steak conçu en laboratoire par culture de tissus à 250 000 €, son goût chimique et ses impulsions électriques pour simuler le sport, qui ne remplacera pas l’autre avant longtemps. La qualité dans une filière courte, ce que prônent les néo-bouchers, ces tenants pas forcément écolos radicaux du « produire local, consommer local ». Qui devient un argument d’achat imparable, une sorte de « viande équitable » à la française ! Car aider Pedro, le petit paysan du Pérou, en achetant un peu plus cher son chocolat, c’est bien ; mais acheter de la bonne viande française locale à Raymond, c’est très bien aussi. Encourager la production indépendante en délaissant la médiocrité industrielle à bas prix, voici un début de réponse. En termes de budget, cela équivaut à de la viande moins fréquemment, mais meilleure à tous points de vue : pour le consommateur, pour le producteur, et pour la nature. Tout ça avec un peu d’information. C’est jouable, non ?

    Caroline Chenet, vice-présidente de l’association Phyto-Victimes : 

    « On a traité leurs grands-pères de bouseux, eux ont été considérés comme plus modernes avec la mécanisation et la chimie, ils ont pu enfin participer à la société de progrès, voir leurs conditions de vie améliorées et aujourd’hui, le monde urbain commence à les traiter de pollueurs, d’assassins. » (M le magazine du Monde, 21 février 2014)

     

    C’est d’ailleurs ce que prône plus à l’échelle de la planète Olivier De Schutter, auteur d’un rapport sur l’alimentation mondiale pour les Nations unies : limiter la dépendance à l’agro-industrie pour développer l’agro-écologie. Concrètement, réduire les intrants intensifs (engrais et pesticides, dont la France est l’une des premières consommatrices en Europe) du productivisme destructeur. Il recommande, dans les pays pauvres (c’est valable chez nous), de reconstituer l’agriculture familiale, celle des circuits courts, seule à même de palier la pauvreté rurale.

    Notre système d’élevage est cher, et dépassé : sans aide, la majorité des exploitations mourraient. Le régime céréalier enchaîne l’éleveur aux aléas du marché de cette matière première qu’est devenue la céréale destinée à l’animal, et donc aux subventions bruxelloise (10 milliards d’euros pour l’agriculture française en 2013) et élyséenne. Sans oublier le système de cotation Europ, qui conduit à des sur-cotations et des sous-cotations déséquilibrantes. La France, qui produisait 110 % de sa consommation il y a 30 ans, n’en produit plus que 70 aujourd’hui. L’éleveur est mal payé, et le consommateur de base hérite d’une viande importée abordable, mais de piètre qualité. Le prix plancher entraîne la qualité vers le bas, tout le monde y perd. Sauf l’intermédiaire. Voilà pourquoi les Français se jettent sur le poulet, et consomment de plus en plus de « produits » de l’aquaculture, dont les ventes en volume approchent déjà celles du bœuf. Le poisson d’élevage étant du point de vue de son alimentation dix fois plus rentable que le bœuf.

     

    Dans le genre hyper-rentable, le criquet est imbattable : il transforme 2 kg de nourriture en 1 kg de viande. Cinq fois mieux que le bœuf, qui a besoin de 10 kg d’aliments pour produire 1 kg de viande. Les larves d’insectes comportant 40 % de protéines, contre 20 pour le poulet et 18 pour le bœuf.

     

    Le végétarisme : solution radicale ?

     

    Le 2 décembre 1992 sort La Crise, le film de Coline Serreau. 2 350 000 entrées, et une scène visionnaire entre le député socialiste embourgeoisé, son épouse et ses deux adolescents…

    Le fils : « On a jeté le foie gras, parce que c’est le foie toxique et malade d’un animal qu’on a torturé, on a jeté la côte de bœuf parce que les bœufs ils sont piqués aux antibiotiques et aux hormones et ils mangent que des pilules chimiques…

    La fille : Si vous voulez mourir à 50 ans de sclérose en plaques, de cancer ou de crise cardiaque c’est votre problème mais nous on mangera plus comme ça pasqu’on veut pas vivre comme des bêtes malades, on veut vivre longtemps et en bonne santé !

    La mère coincée : Mais vous êtes complètement, complètement fous !

    Le père à son fils : Tu es un idéaliste c’est très bien. Mais il y a des réalités économiques derrière la pollution : il y a des éleveurs, il y a la concurrence !

    La fille : Et alors ? Faudrait tous qu’on s’intoxique pour que les éleveurs puissent continuer à se faire du fric sur le dos de la santé des gens et surtout qu’ils continuent à voter pour toi ? Mais qu’ils crèvent les éleveurs, et leur viande pourrie, ben qu’ils se la gardent ! Et si demain les gens comprennent que la viande c’est mauvais qu’ils arrêtent d’en acheter eh ben les éleveurs ils arrêteront d’élever, ils cultiveront des céréales à la place. Et si toi t’es pas réélu, eh ben peut-être que tu commenceras à t’intéresser à ce qui est bon pour les gens et pas seulement ce qui est bon pour toi ! »

     

     

    Il y a une seconde solution, crient les amis de la Terre et des animaux : plus de viande du tout ! Si dans les années 70 le végétarisme – devenu veganisme – était associé à une marginalité romantique, aujourd’hui, c’est beaucoup plus sérieux. Sociologues, philosophes, journalistes et écrivains appuient les thèses qui commencent à faire vaciller les tenants du tout-viande et les professionnels du secteur.

    Florence Burgat, philosophe devenue végétarienne :

    « Tant que l’homme mangera les animaux, rien ne pourra changer dans sa conduite envers les autres hommes. On ne peut pas éduquer à la non-violence envers son prochain quand des espèces très proches de nous restent tuables. » (Le Monde, 27 décembre 2014)

    L’association de défense animale L214 (en souvenir de la loi du 30 octobre 2014 qui reconnaît dans les animaux des « êtres vivants doués de sensibilité ») se sert de la souffrance animale et de l’ambiance atroce des abattoirs pour promouvoir son mouvement, et faire pression sur les pouvoirs publics. Le mouvement antiviande, constellation bigarrée qui va des sympathisants soumis à la mode du moment aux activistes radicaux (les eco-warriors britanniques partisans d’opérations coup de poing), fonctionne désormais sur un ressort moral et politique, avec des arguments sanitaires et environnementaux. En France ce mouvement ne dépasse pas 5 % de la population, et encore, on parle de végétariens non-ultra, comme les végétaliens. C’est le livre de Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les animaux ?, qui a mis le feu aux poudres végétariennes de l’autre côté de l’Atlantique. L’historien américain Charles Patterson ira, lui, jusqu’à comparer le massacre des animaux à celui des juifs dans Un éternel Treblinka (Calmann-Lévy, 2008) ! À ceci près, et sans faire d’humour macabre, que les nazis ne mangeaient pas leurs victimes.

     

    Un léopard ouvre une boucherie…

     

    Les trois-quarts des végétariens invoquent la souffrance animale comme raison de leur choix alimentaire. L’argument sanitaire, largement évoqué, vient juste derrière l’argument moral. Même si on ne peut pas écarter la motivation amaigrissante de nouveaux bataillons de femmes, pas insensibles à une méthode qui joint l’utile à l’agréable… et qui ne coûte pas cher.

    « Le problème éthique majeur aujourd’hui, ce n’est pas celui de la consommation de viande. C’est l’ignominie de l’élevage industriel. Il y a une dégradation non seulement de l’animal mais aussi de l’humain à travers ces pratiques. » (Dominique Lestel, philosophe et éthologue à Normale sup, auteur de livres sur l’animal, et aussi d’une étonnante Apologie du carnivore, chez Fayard, 2011)

    Le documentaire Food, Inc. se termine par une sorte de prière : « Encouragez les entreprises qui respectent les travailleurs, les animaux et l’environnement. » Les nouveaux agriculteurs prônent la production – et donc la consommation – d’aliments nutritifs, non-altérés, et qui protègent des maladies. Quand on y pense, il y a un terrain commun entre amateurs de viande éclairés et végétariens non-extrémistes : le refus de l’animal-machine (machine à lait ou à viande), de l’animal-marchandise.

    Conscients de la situation, les « démocrates » compatibles des deux camps se retrouveront peut-être sur une consommation de viande plus sage, non-violente, et plus durable.