Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Mondialisation - Page 3

  • Flat line

     

    27 juillet 2015 | Par Juliette Keating

    On crut longtemps que la fin de l'humanité viendrait de l'épuisement de la planète, de l'exploitation excessive des ressources naturelles, de la pollution, effet de l'activité industrielle des hommes. On imagina une ultime guerre nucléaire, anéantissant l'ensemble des formes de vie. On pensa à un virus, échappé des tubes à essais de docteurs imprudents. On craignit la collision de notre fragile bille bleue avec une fulgurante météorite, et l'on guettait le ciel en y logeant des satellites espions et un improbable dieu. Hélas, on ne sut que trop tard la vérité.

    L'humanité déclinait déjà tandis qu'on la croyait encore souveraine. Certes, elle souffrait de céphalées chroniques, de spasmes qui l'agitaient par crises, de troubles persistants de la vision. Elle toussait, elle se grattait. La fièvre lui faisait venir des sueurs froides qui lui coulaient, comme autant de serpents, tout au long de l'échine brûlante. Elle était malade, l'humanité. Elle allait mourir. Mais de quoi ?

    Des savants extraterrestres pratiquèrent l'autopsie. Dans le crâne devenu chauve de la défunte, les petits toubibs verts ne trouvèrent en guise de cervelle qu'une molle substance terne à la texture cotonneuse qui se délitait sous la lame du scalpel. L'humanité avait crevé de dégénérescence cérébrale, piquée à la tempe par le vénéneux diptère vedettariat destructeur de neurones.

    Enfanté par les ondes de la radio et de la télé, engraissé par la société de consommation, démultiplié par l’extension tentaculaire des médias et des réseaux, le vedettariat avait jeté son venin dans le cerveau de l'humanité. On adorait des icônes éphémères auxquelles on vouait des cultes démesurés. Chacun voulait devenir une star et se voir liké par milliers. Les politiciens oubliaient l'intérêt général, délaissaient les dossiers, pour faire, en photo retouchée, la une des gazettes. Les artistes, emportés par l'amour de leur propre gloire, cédaient à la facilité du marché, géraient leur patronyme, devenu marque déposée, comme on développe une start-up. L'individu lambda ne travaillait qu'à se faire un nom, fût-il un pseudo, sur la toile aux millions de fils : peu importait ce qui le sortait un instant de l'anonymat, montrer ses fesses, se faire exploser dans le métro, ou réinventer l'eau tiède, pourvu que ça fasse du buzz. Le poison du vedettariat s'insinuait dans tous les organes de l'humanité, ralentissant l'activité cérébrale intelligente tout en hypertrophiant la confusion mentale, en élargissant encore la zone infinie de la bêtise. Il y eut quelques derniers sursauts, deux trois fulgurances, mais irrémédiablement, l'encéphalogramme de l'humanité devenait de plus en plus plat. Les fonctions vitales n'étaient plus assurées que par des machines. Un matin (ou était-ce le soir?), pour jouir enfin de son quart d'heure de célébrité, quelqu'un débrancha l'humanité en coma. L’histoire n'a pas retenu son nom.

    Ce blog reprendra en septembre. Bonne pause (ou continuation) à tous!

  • "Yacoub, 27 ans, Libyen"

     par Caroline Sédrati-Dinet

    19 juillet 2015 | Par La Chapelle en Lutte

    « Depuis 2011, j'ai souffert. Avant je n'avais jamais souffert. Peut-être que je vais continuer à souffrir ? Peut-être que c'est mon chemin de vie ?

    Tout le monde connaît Yacoub, son bonnet rasta, son humeur égale, sa nonchalance active. Il est devenu une « figure » des migrants de La Chapelle, sollicité par tous, toujours disponible pour assurer une traduction de l'arabe vers le français qu'il parle quasi parfaitement, pour aider à la distribution de nourriture, pour répondre aux journalistes... Mais pas grande gueule, la voix très douce. De grands yeux. Et un large sourire quand la fatigue s'éloigne.

    Yacoub est né à Sabah, une grande ville située dans une zone désertique à 650 km au sud de la Libye. C'est un Amazigh – un Amazigh noir alors que cette ethnie est majoritairement blanche. Un peuple discriminé : « Nous, les Amazigh noirs, n'avons jamais été considérés comme des Libyens, nous n'avons aucun droit, il n'y a pas d'école pour nous. Quand il y a un Noir tué en Libye, c'est un Amazigh ».

    Yacoub s'en sort bien. Il n'a jamais été à l'école publique de son pays mais, pendant six ans, sa famille lui paie des cours du soir (30 dinars par mois) pour apprendre l'anglais et le français. Parallèlement, il commence à travailler dans des hôtels de Tripoli. « Il n'y a pas beaucoup de touristes en Libye mais, petit à petit, je suis devenu un guide reconnu, on savait que je faisais tout pour mes clients et on réservait mes services longtemps à l'avance ». En période creuse, il s'occupe d'un magasin de téléphones avec son grand frère qui a ouvert une boutique. « Je fais ma vie, je gagne un bon salaire, entre 6000 et 10 000 dinars par mois [soit 4 à 6000 euros environ au cours actuel, NDLR]. A l'époque, tout le monde a de l'argent en Libye… »

    Début 2011 : la première guerre civile libyenne provoque l'effondrement du pays. Face au soulèvement populaire et à l'intervention occidentale qui se profile, le chef d’État Mouammar Kadhafi multiplie les promesses afin d'obtenir le soutien des diverses tribus du pays : « Aux Amazigh noirs, il promet des papiers. Nos anciens se réunissent. Ils pensent que la guerre ne va pas durer et décident que notre jeunesse doit aider Kadhafi pour acquérir les droits que leurs ancêtres n'ont jamais eus ».

    Réticent, Yacoub, revenu à Sabah du fait de l'instabilité politique dans la capitale, se plie à la décision des aînés et rejoint en bus l'armée du « Guide de la Révolution » à Tripoli. On lui donne une tenue avec des armes. Pas d'entraînement. Sa mission : patrouiller dans la ville en 4*4 pour repérer les nombreux migrants et réfugiés (soudanais, éthiopiens, somaliens…) qui souhaitent traverser la Méditerranée. La Libye est alors le principal pays de transit vers l'Europe pour des dizaines de milliers d'Africains. Les négociations pour aboutir à un accord avec les Européens pour régler la question migratoire ne sont plus d'actualité. Cette fois, ripostant aux menaces d'ingérence de l'Occident, Kadhafi « ouvre les vannes » de l'immigration : il affrète des bateaux gratuits et les volontaires au départ, cinquante dollars en poche, quittent le pays. « J'ai embarqué des milliers de personnes avec la consigne de chanter tout au long du trajet : « Allah Wa Mahama Wa Libya Wabes » (« Dieu et Kadhafi protègent la Libye ») ».

    Fin août 2011, après plusieurs offensives et contre-offensives, la prise de Tripoli par les opposants à Kadhafi entraîne la fuite du chef d’État. « Les rebelles prennent le pouvoir, ils contrôlent tout, ils cherchent les soutiens de Kadhafi. Je me cache dans la ville pilonnée par l'OTAN : la terre tremble, elle s'ouvre, elle balance comme si c'était la mer ». Il y a cette femme, à la fenêtre d'un immeuble, au sixième étage. Il la regarde. Sous le coup des bombes, l'immeuble s'effondre. Le regard de la femme qui tombe…

    « La ville entière est en guerre, les banques sont volées, les magasins pillés, il n'y a plus rien à manger. Plus personne ne connaît personne… On vit une vie, je ne sais comment le dire… On prend des armes pour se défendre. On ne dort jamais, on a peur de mourir bombardés par l'OTAN. Des civils qui n'ont rien à voir avec la guerre sont massacrés, il y a des cadavres dans les maisons, des femmes enceintes sont brûlées vivantes… La Libye est un volcan ».

    La première guerre civile s'achève en octobre 2011. Mais la situation politique reste extrêmement fragile, avec de nombreux combats de rue entre factions rivales. Le grand frère de Yacoub est militaire dans l'armée libyenne depuis 2009 – ce qui lui a permis d'acquérir des papiers dès cette époque. Fin 2014, dans un contexte où la guerre civile a repris entre deux gouvernements rivaux et plusieurs groupes djihadistes, il est accusé de trahison, déserte et entame une vie clandestine avec sa jeune épouse. Yacoub lui apporte à manger secrètement. A son tour, des soldats rebelles le repèrent et découvrent qu'il a lui aussi servi sous les ordres de Kadhafi. Avec ses deux jeunes sœurs de 7 et 9 ans, il rejoint son frère et sa belle-sœur dans leur cachette. « On est là depuis une quinzaine de jours quand on entend du bruit dans la rue, des voitures, des voix qui parlent forts. Mon frère pense que ce sont les voisins, il va voir. J'entends : « On va te tuer ! Dis nous où est ton petit frère ! » »

    Yacoub s'enfuit par une fenêtre avec ses deux sœurs, sa belle-sœur préfère rester sur place. Dans la cour, ils se glissent tous les trois dans des toilettes extérieures – impossible d'aller plus loin, au-delà, c'est la mer. « On entend du bruit, les soldats fouillent. Par la protection de Dieu, ils ne nous voient pas ». Ils restent terrés dans ce réduit, sans nourriture, juste l'eau de la cuvette pour étancher la soif, qu'ils boivent à l'aide du tuyau de la chasse d'eau qui fait office de paille. Trois jours. Et puis « ma petite sœur, elle est malade, elle est morte dans mes bras ». De ce moment, il garde une trace indélébile sur la lèvre inférieure, une dépigmentation qu'il associe à l'eau viciée bue là-bas. Une marque qui le rattache pour toujours à cet instant.

    « Alors il faut qu'on sorte. On sort, il n'y a plus personne. Je pars vers l'hôpital. Je laisse mes deux sœurs, celle qui est morte, celle qui est en vie. Je suis dans un état très grave. Je croise une femme et je lui demande de m'aider, je dois téléphoner. Elle veut me donner 10 dinars pour acheter une carte de téléphone mais je n'ai plus la force de marcher. Elle s'en va. J'ai peur et je me cache plus loin. Elle me retrouve avec une carte mais mon téléphone est déchargé. Finalement quelqu'un me prête son portable et j'appelle un cousin. Il est soulagé d'apprendre que je suis en vie, il m'informe que mon grand frère est en prison, que ma belle-sœur a été violée... »

    Yacoub se réfugie avec trois autres hommes « dans un bâtiment en ruine, tu ne penses même pas qu'il peut y avoir quelqu'un qui vit là tellement il est en ruine ». Un rendez-vous est fixé en pleine nuit, trois jours plus tard, pour embarquer vers l'Europe. « On a peur, on est méfiant, on attend d'être sûr de reconnaître la personne qui vient nous chercher en voiture pour sortir de nos cachettes ».

    Mi-avril. Vers 3 heures du matin, le bateau largue les amarres. 160 personnes à bord. « Le premier jour, je suis vraiment content. Puis la situation devient très tendue : dès le deuxième jour, il n'y a plus rien à manger et bientôt juste l'eau de la mer à boire. Il y a aussi des problèmes de gazoil, de moteur… ». Il y a encore cette femme déchirée qui jette à la mer son nourrisson décédé pour éviter les risques sanitaires sur un bateau surpeuplé.

    Dans ce contexte, des dissensions apparaissent entre les quatre Libyens et les migrants soudanais et érythréens, largement majoritaires et peu enclins à se montrer amènes avec des ressortissants d'un pays qui les a maltraités. « Pour me protéger, je descends dans la soute, c'est très dur, il fait chaud, ça sent l'essence ». Il y rencontre Abdou, un Soudanais, qui lui tend une lame de rasoir – dans ce contexte, un geste salvateur, qui cèlera leur amitié jusqu'en France, car Yacoub peut couper ses longs dreadlocks. Ne plus être reconnu, se fondre dans la foule.

    Le sixième jour, le soir. Des lumières apparaissent au loin. Puis des maisons, des voitures qui circulent. « Et il y a des humains, comme nous. Au bout de la mer, le bateau s'arrête ». Yacoub ne le sait pas mais il est en Italie. Avec les autres migrants, il court, il court sans chaussure – il n'en a plus depuis longtemps –, sans rien dans le ventre depuis cinq jours.

    « Il y a un restaurant, des gens vont à notre rencontre, ils enlèvent leurs chaussures, leur chemise, ils nous donnent leurs vêtements, ils nous nourrissent ». Les Italiens sont prêts à les accueillir. Mais les migrants ont peur de la police, d'être renvoyés en Libye, de revivre tout ça. Dans l'heure qui suit, une soixantaine d'entre eux se rend à la gare toute proche et monte dans le premier train. « Je suis très fatigué, mon corps est comme un cadavre, mais si je meurs autant mourir ici ».

    Encore trois jours d'errance : Yacoub change de train, change et change encore. Ils ne sont plus qu'une petite trentaine de migrants désormais. Et puis c'est la France, « on ne savait même pas qu'on avait passé la frontière ». Sur les indications d'un voyageur, le prochain train sera pour Paris. Une fois arrivé, un Soudanais rencontré à la gare accompagne le groupe jusqu'au campement sous le métro aérien situé à la station La Chapelle. La plupart des compagnons de Yacoub continueront leur route vers l'Angleterre. « Moi je préfère rester ici, je peux enfin me poser un peu ».

    Quelques jours plus tard, le 2 juin, le campement de La Chapelle est évacué. Yacoub est conduit dans un hôtel au Blanc-Mesnil (93). « C'est la première fois depuis longtemps que je peux dormir, vraiment dormir… » Revers de la médaille : il n'y a pas de nourriture. Quelques jours sans manger, ou presque : faute d'une autre solution, le 8 juin, il rejoint avec d'autres la Halle Pajol (Paris 18e), nouveau campement improvisé dans le quartier de La Chapelle, où il espère pouvoir s'alimenter.

    Sandwiches au thon, tomates… : il y a de quoi se sustenter grâce aux dons des habitants du quartier. Mais, à partir de midi, des CRS arrivent en nombre. Vers 16h, les migrants sont expulsés des lieux dans la violence et poussés avec force dans des bus. « Le nôtre tourne un peu dans le quartier, puis nous laisse dans une rue pas loin. On retourne au Blanc-Mesnil où le Secours catholique finit par ravitailler l'hôtel ». Mais déjà les migrants doivent laisser leur place. Un bus est affrété en direction du centre d'accueil et de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre (92). « C'est un endroit très sale, j'ai peur de tomber malade ». Les repas sont composés de biscuits – avec du lait à midi.

    11 juin. Yacoub et les autres migrants doivent quitter le centre de Nanterre. Que faire, sinon retourner à La Chapelle ? « Aucun d'entre nous ne connaît le chemin, on s'arrête à chaque station de RER pour voir où on est et ça nous prend la journée ». Leur retour coïncide avec la manifestation qui suit le départ des migrants du Bois-Dormoy (Paris 18e), où ces derniers avaient élu domicile quelques jours, et l'occupation de la caserne des pompiers désaffectée de Château Landon (Paris 10e), là encore réprimée par les CRS.

    Il faut trouver un endroit où dormir. Ce sera la première nuit passée au jardin d'Eole (Paris 18e). En quelques jours, le campement s'organise avec le soutien d'habitants du quartier et de militants. « Enfin, un lieu où on mange bien ». Une scène toute simple ravive le souvenir de sa vie d'avant : le 18 juin, lors de la rupture du jeûne du premier jour du ramadan (qu'il a décidé de ne pas faire cette année compte tenu de sa situation), des migrants assis en cercle par terre partagent un plat de nourriture. « Depuis que je suis né, c'est comme ça que j'ai mangé. Depuis 2011, j'avais perdu cette image, je me sens vraiment ému ».

    Le lendemain, vendredi 19 juin, environ deux cents places d'hébergement à Paris et en banlieue sont « proposées » par l'OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) et des associations du secteur, comme Emmaüs Solidarité. Les migrants sont encerclés par la police. Pas le choix, pas le temps de réfléchir. Yacoub est emmené en bus dans un centre proche de la Place d'Italie. « On est seize par chambre, il n'y a rien à manger avant 20h et je n'ai pris aucune nourriture depuis la veille, je préfère m'enfuir ».

    Retour à la case départ. Après quelques nuits précaires, un campement se forme de nouveau sur la halle Pajol. Yacoub y dort parfois. Mais certains soirs, il est désormais hébergé par un ami soudanais d'Abdou, à quatre stations de métro de La Chapelle. Il préfère cette solution à celles proposées par les pouvoirs publics. Il n'est monté dans aucun bus, le 9 juillet, lors de l'opération – menée sur le modèle de celle du jardin d'Eole quelques semaines plus tôt mais sans menace policière, cette fois – proposant 200 places d'hébergement nouvelles.

    « Je suis le premier de ma famille à avoir mis les pieds en Europe. Est-ce que c'est une bonne chose pour moi ? Ce que je vois, c'est que ma situation est toujours très difficile. Parfois je regrette d'être venu ici. Parfois je regrette de ne pas être mort en Libye. Une chose est sûre : si je rentre dans mon pays, c'est la mort qui m'attend ». Deux jours plus tôt, le 12 juillet, Yacoub a appris celle de son grand frère en prison, sans doute sous la torture.

    Post-scriptum

    Yacoub souhaite solliciter le statut de réfugié en France. Il a fait une demande de domiciliation auprès de France Terre d'Asile, préalable à toute demande d'asile, mais les délais pour obtenir un rendez-vous sont de plusieurs semaines. En attendant, il apprend l'italien avec Annalisa, une bénévole d'origine italienne qui vient presque tous les jours au campement. « La Libye est une ancienne colonie italienne et l'Italie y est encore très présente – par exemple, l'arabe libyen a intégré beaucoup de mots italiens, j'aime cette langue ». Amazigh, arabe, anglais, français et bientôt italien : maîtriser cinq langues, est-c'est suffisant pour un nouveau départ ? « Pour l'instant, c'est trop compliqué pour moi de faire des projets, je n'ai rien décidé de ce que je ferai ensuite ».

    Portraits de Pajol, par Caroline Sédrati-Dinet

  • Migrants:Nousra et Naim ont traversé les Alpes à pied

     

    1. © Jean Sébastien Mora

      01

      Mi-juin 2015, devant la Méditerranée, sur le pont Saint-Ludovic entre Menton et Vintimille. Naïm et Nousra ont quitté le Tchad il y a trois ans avec une seule idée en tête : rejoindre la France pour y faire des études. Pour comprendre leur détermination, il faut remonter en 2011, à la mort du père du Nousra, alors âgé de 13 ans. Sa mère, qui a déjà trois enfants, ne peut plus subvenir à ses besoins, Nousra doit quitter son village du Sahel pour Moussoro, à 330 kilomètres au nord-est de la capitale N'Djamena. C'est là qu'il rencontre Naïm, lui-même issu d'une famille modeste de six enfants. Les deux amis ne voient pas leur avenir « au Tchad. Si tu n'as pas grandi dans une famille proche du clan du président Idriss Déby, tu n'as aucune perceptive », explique Naïm. En 2012, alors qu'ils vivotent de petits jobs, ils décident de quitter le Tchad pour tenter leur chance en Europe. Tous deux passionnés par la presse, assidus à France 24 en arabe – ils sont incollables sur François Hollande, le scandale Kadhafi-Sarkozy ou les exactions de Total en Afrique – ils projettent de venir en France et plus précisément à Lyon, où réside déjà un cousin de Nousra, pour suivre des études et une formation.

    2. © Jean Sébastien Mora

      02

      Mi-juin 2015, Vintimille. Depuis le 12 juin, la gare revêt des allures de camp de réfugiés, conséquence directe du blocus de fait de la frontière franco-italienne par le gouvernement Valls. Naïm et Nousra sont parmi les quelque deux cents migrants retranchés dans la gare. Débarqués en Europe depuis cinq jours – après avoir quitté la Libye à bord d'un rafiot proche de l'épave – ils sont bien décidés à « passer » coûte que coûte. Il faut dire que Naïm et Nousra reviennent de loin : avant de toucher l'Europe, ils dormaient retranchés dans des habitations de fortune à Zliten, petite ville côtière à 100 kilomètres de Tripoli. Ils y sont restés pendant deux ans. Dans un pays où toutes les structures étatiques se sont écroulées, Naïm et Nousra ont souvent subi les vexations et le racket des policiers. Ils ont survécu un mois dans les prisons illégales libyennes, tenaillés par la soif et dans des conditions de surpopulation effroyables, sans promenade et souvent recroquevillés faute d'espace pour s'allonger. Depuis l'effondrement du régime Kadhafi, la plupart des « centres pénitentiaires » sont gérés par des milices et des chefs de guerre. 
      Les traits fins de leur visage et une silhouette filiforme signent leurs origines goranes, cette ethnie nilo-saharienne principalement nomade dans le Sahara oriental. Nousra et Naïm ont grandi dans une communauté villageoise, pratiquant encore le pastoralisme. Face au chaos régnant dans la gare de Vintimille, ils entrevoient des chemins de traverse. Quitte à faire confiance à la rumeur selon laquelle certains Somaliens auraient réussi à rejoindre la France en franchissant les Alpes à pied. 

    3. © Jean Sébastien Mora

      03

      Mi-juin 2015, devant la gare de Vintimille. Avant de se lancer sur les pentes alpines, Naïm et Nousra préparent leur périple. Durant deux jours, ils cherchent à évaluer auprès d'autres migrants (de face sur la photo) leurs chances de réussite. Tous parlent un arabe littéraire approximatif, devenu la langue véhiculaire entre les nationalités. Ici, les réfugiés forment une communauté de destin relativement solidaire au sein de laquelle « on échange nos ressentis et on se tient au courant de l’évolution de la situation », rapporte Nousra. Nousra et Naïm se rendent aussi dans les librairies de la ville pour étudier les cartes et peaufiner leur itinéraire. Enfin, ils rassemblent quelques victuailles glanées çà et là : un surplus de sandwichs de la Croix-Rouge, des biscuits, une bouteille d'eau.

    4. © Jean Sébastien Mora

      04

      Mi-juin 2015, le départ. De Vintimille, Nousra et Naïm ont le train vers le nord. Après une brève escale à Turin, ils se sont arrêtés à Bardonnecchia, petite gare italienne située au fond d'une vallée très boisée. En cette fin de journée, l'air est humide et les montagnes disparaissent sous une brume épaisse. Pieds nus dans des tennis de contrefaçon, ils sont simplement vêtus d'une veste légère sur un tee-shirt. « Les sacs que nous avions préparés nous ont été volés par la police libyenne peu avant notre traversée pour l'Europe », explique Naïm. 

    5. © Jean Sébastien Mora

      05

      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Se repérant sur une carte qu'ils ont eux-mêmes dessinée, les deux compagnons entament une longue marche qui va durer environ vingt heures. Côte à côte, en silence, ils adoptent la posture fluide et le pas efficace des personnes rompues aux grandes distances, sachant gérer leur effort. Par le passé, ils ont déjà traversé une partie du désert du Sahara à pied pour quitter le Tchad et rallier la Libye. C'était quelques mois après la chute de Mouammar Kadhafi, ils avaient tout juste quinze ans et pas de passeport.

    6. © Jean Sébastien Mora

      06

      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Après à peine une heure de marche, Naïm et Nousra passent la frontière franco-italienne. Un changement à peine notable que seule souligne la langue française gravée sur les panneaux des sentiers. Ici, la frontière redessinée en 1947 est une anomalie. Pour atteindre réellement le versant français, il leur faudra encore grimper deux heures dans une forêt dense de mélèzes et de sapins. D'autant que pour les sans-papiers la frontière n'est pas limitée au tracé de la carte : sur des dizaines de kilomètres, la police de l'air et des frontières a érigé tout un système de barrages fixes et mobiles. Les quelques lueurs de phare, en contrebas sur la route, tétanisent Naïm. « Ces deux dernières années, nous avons survécu la peur au ventre », confie-t-il. En effet, les travailleurs émigrés subsahariens, longtemps assimilés par la population libyenne à des mercenaires pro-Kadhafi, sont souvent victimes de lynchage.

    7. © Jean Sébastien Mora

      07

      Mi-juin 2015, au sommet du premier col. À 2 200 mètres, la plupart des dernières plaques de neige ont déjà fondu. Le vent glacial a balayé les nuages laissant apparaître les étoiles et la lune dans son dernier quartier. Le froid des sommets rappelle à Nousra celui qu'il a enduré lors de sa traversée de la Méditerranée à bord du rafiot. Six heures de navigation, le corps trempé à écoper l'eau de mer qui rentrait dans la coque du vieux chalutier : « Nous étions environ 450. Autour de moi, des femmes et des gamins terrorisés criaient en permanence. C'était horrible ! » Sauvés in extremis par les gardes-côtes italiens, qui finiront par brûler l'épave avec une espèce de cocktail Molotov, les deux compagnons ont alors été acheminés dans un centre d’accueil près de Vérone dans le nord du pays. Ils y ont passé cinq jours.

    8. © Jean Sébastien Mora

      08

      Mi-juin 2015, dans les Alpes. La nuit paraît interminable mais il faut avancer. Les pauses sont rares. Nousra et Naïm marchent l'un derrière l'autre, sans plus vraiment réfléchir. En silence. Au-delà de l'obscurité de la forêt, on devine l'aube. À plusieurs reprises sur le sentier, des chamois et des chevreuils se font surprendre et déguerpissent. Vers 5 heures du matin, alors que la rosée retombe, le froid devient plus intense. Parfois, Nousra semble perdre patience. Il souffle alors avec énervement, prend un moment sa tête entre ses mains puis parvient à puiser à nouveau des forces pour repartir. Depuis Vintimille, il est le plus faible, le regard souvent distant. « T'inquiète pas, je ne suis pas malade », croit-il bon de me rappeler parfois.

    9. © Jean Sébastien Mora

      09

      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra a perdu deux phalanges à l'index, arrachées par une machine. Un accident survenu à Zliten où, toujours avec Naïm, il a taillé des menuiseries en aluminium, portes et fenêtres, pour 40 dinars libyens (20 euros) par jour, chez un artisan égyptien. C'est en économisant sur ce salaire qu'ils ont pu payer les passeurs et la traversée de la Méditerranée : 1 500 dinars chacun (environ 800 euros). Avant d'embarquer, ils ont été arrêtés par la police. Des proches ont alors payé 1 000 dinars pour libérer les deux amis. Une dette qu'ils devront rembourser. La Libye, qui n'a que cinq millions d'habitants, compte plus de deux millions d'immigrés venus travailler comme ouvriers dans le pétrole, le bâtiment ou l'agriculture. Les Tchadiens y seraient environ 500 000.

    10. © Jean Sébastien Mora

      10

      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra et Naïm boivent dans la même bouteille en verre, qu'ils remplissent dans les torrents sur le parcours. En cette saison, le bétail a déjà rejoint l'alpage et l'on croise plusieurs troupeaux de vaches, de moutons, et même de chevaux de trait. Les deux jeunes Tchadiens découvrent qu'en Europe il n'y a ni chameaux ni singes à l'état sauvage. Toute la journée, ils s'arrêtent, s'accroupissent et échangent en langue gourane sur la taille d'une fourmi, la couleur d'une abeille, la texture d'une pierre ou la forme d'une fleur. « Vous mangez ces animaux ? », demandent-ils en désignant les marmottes.

    11. © Jean Sébastien Mora

      11

      Mi-juin 2015, sur la face nord du dernier col. En cette saison, la neige est particulièrement compacte et persiste sous forme de grandes plaques espacées : après avoir fondu au soleil, elle gèle à nouveau dans la nuit. « Elle tombe aussi dure depuis le ciel ? », questionne Nousra. Lorsqu'il aperçoit un sommet enneigé, voire un glacier, Naïm s'interroge aussi sur la température qu'il fait là-haut, curieux de savoir s'il parviendrait à la supporter. Et de se demander encore : « Comment vivaient les paysans autrefois quand il n'y avait pas de routes et qu'il neigeait plusieurs mètres ? »

    12. © Jean Sébastien Mora

      12

      Mi-juin 2015, la descente. Lorsque Naïm et Nousra croisent des randonneurs, ces derniers devinent rapidement à leur tenue inappropriée et à leur posture quelque peu craintive qu'ils sont réfugiés sans papiers. Dans la région, tout le monde sait ce qu'il se passe à Vintimille. Les attitudes sont toujours bienveillantes : certains commentent de manière banale la vue magnifique depuis ce bout de sentier ; d'autres se contentent d'un « bonne journée » sincère. Le soir même, arrivés dans la première ville de France, Naïm et Nousra entrent dans un bar tenu par un Algérien, afin de s'informer en arabe des possibilités de se rendre à Lyon. À nouveau, les deux jeunes Tchadiens ne parviennent pas à cacher leur clandestinité. Plusieurs personnes se proposent de les héberger, certains se cotisent pour leur payer le train jusqu'à Lyon. « Ce que l'on fait subir au migrants, c'est devenu de la folie, lâche Émilie, une jeune trentenaire. La seule chose qui en 2012 m'avait fait choisir Hollande, c'était l'espoir d'une autre politique migratoire. Il nous a bien trompés. » Finalement, Naïm et Nousra seront logés à quelques kilomètres de là, par une famille modeste. Ils dormiront 15 heures d'affilée, épuisés par ces jours de voyage.

    13. © Jean Sébastien Mora

      13

      Mi-juin 2015, arrivée à Lyon. C'est un grand soulagement. Longtemps silencieux, Naïm et Nousra sont impressionnés par « la taille des maisons anciennes » et par la diversité de la foule qui remonte les rues piétonnes. Rapidement, ils aiment s'y perdre, comme en un anonymat retrouvé. Sur les pentes de la Croix-Rousse, ils font d'abord étape à la Cimade. Là, une juriste leur prend rendez-vous avec le Forum des réfugiés afin qu'ils fassent une demande d'asile auprès de l'Ofpra, mais aussi avec RESF, le Réseau éducation sans frontières. Puis, le cousin de Nousra ne répondant pas au téléphone, elle les dirige vers les services de l'Aide sociale à l'enfance où une assistance sociale refuse de prendre en charge leur hébergement, arguant qu'en l'absence de passeport, rien ne prouve qu'ils sont mineurs. Et d'ajouter : « La traversée des Alpes à pied… On n'y croit pas ! »

  • Assange et l'hypocrisie des puissants

     

    |

    2 juillet 2015

    Article en PDF :  

    Le 19 avril dernier, cela faisait trois ans que Julian Assange, fondateur et éditeur de WikiLeaks, était réfugié à l’ambassade de l’Equateur à Londres. Le problème essentiel de son incarcération est un problème de justice, puisqu’il n’a été accusé d’aucun crime.

     

    Policiers en face de l’ambassade équatorienne de Londres. 

    Le premier procureur suédois a rejeté les accusations à l’encontre de Julian Assange pour mauvaise conduite envers deux femmes à Stockholm en 2010. 

    Les actions du second procureur suédois ont été et sont encore aujourd’hui manifestement politiques. Pendant longtemps, il refusa de se rendre à Londres pour interroger Assange. Il finit par se décider à y aller, puis annula son rendez-vous. 

    Cette affaire est une farce, mais une farce aux conséquences tragiques pour Assange qui n’ose même pas mettre un pied hors de l’ambassade de l’Equateur. Une enquête criminelle est menée par les US contre lui et Wikileaks pour avoir commis le « crime » d’avoir exercé un droit pourtant ancré dans la constitution Américaine. La révélation de vérités gênantes a eu un impact et des répercussions d’une ampleur inédite selon les documents US. Pour cette raison, il a été condamné à plusieurs peines de prison à perpétuité dans un établissement pénitentiaire américain et est sommé de quitter l’ambassade de l’Equateur de Londres. 

    Les accusations suédoises ne sont rien d’autre qu’une diversion puisque les SMS entre les femmes impliquées dans cette affaire (qui ont été lus par des avocats) disculperaient Assange. Les avocats se réfèrent en effet à des accusations fabriquées par la police. Dans le rapport de police, une des femmes concernées dit avoir été forcée par la police suédoise. Quelle honte pour le système judiciaire suédois ! 

    Julian Assange est un réfugié bénéficiant de la protection du droit international. Le gouvernement du Royaume Uni est donc censé l’autoriser à quitter le territoire pour aller en Equateur. Et cela révèle le non-sens de son absence lors de son procès. Si l’affaire de son extradition allait devant les tribunaux anglais aujourd’hui, le mandat d’arrêt européen serait levé et Julian Assange serait un homme libre. Qu’est-ce que le gouvernement anglais cherche donc à prouver en ayant mis en place cet absurde barrage de police autour d’une ambassade qui n’a nulle intention d’abandonner Assange ? Pourquoi ne pas le laisser partir ? 

    Pourquoi un homme qui n’a été accusé d’aucun crime a-t-il dû passer 3 ans dans une chambre, privé de lumière, en plein cœur de Londres ? L’affaire Assange a amplifié bien des vérités, et la principale est le totalitarisme international de Washington, et ce, sans tenir compte de la personne élue comme Président. 

    L’on me demande souvent si je pense qu’Assange a été « oublié ». D’après mon expérience, une quantité innombrable de personnes à travers le monde, particulièrement en Australie (son pays natal), comprennent parfaitement l’injustice dont Julian Assange est victime. Ils les respectent, lui et Wikileaks, pour avoir fourni un service public épique, en informant des millions de personnes à travers le monde du dessein conçu pour eux dans leurs dos : les mensonges gouvernementaux, leurs intérêts, ainsi que toute la violence qu’ils engendrent. 

    Le pouvoir, avec sa capacité à corrompre, en est effrayé, puisque la vraie Démocratie est en marche. 

    Source :http://johnpilger.com/

  • Une civilisation veut naître

     

    18 juin 2015 | Par Edgar Morin

     

    Nous vivons dans une civilisation où la domination de l’intérêt (personnel et/ou matériel) du calcul (dont les chiffres ignorent le bonheur et le malheur) du quantitatif (PIB, croissance, statistiques, sondages) de l’économique, est devenu hégémonique. Certes, il existe de très nombreux oasis de vie aimante, familiale, fraternelle, amicale, ludique qui témoignent de la résistance du vouloir bien vivre ; la civilisation de l’intérêt et du calcul ne pourront jamais les résorber. Mais ces oasis sont dispersés et s’ignorent les uns les autres. Toutefois, des symptômes d’une civilisation qui voudrait naitre, civilisation du bien vivre, bien qu’encore dispersés, se manifestent de plus en plus.

    Notons, sur le plan économique, l’économie sociale et solidaire où renait l’élan des mutuelles et coopératives, les banques à micro-crédit, l’économie participative, l’économie circulaire, le télé travail, l’économie écologisée dans la production d’énergie, la dépollution des villes, l’agro-écologie prônée par Pierre Rabbi et Philippe Desbrosses, qui nous indiquent la voie d’un refoulement progressif d’une économie vouée au seul profit.

    Ainsi seraient progressivement refoulées, sur le plan vital de l’alimentation, l’agriculture industrialisée (immenses monocultures qui stérilisent les sols et toute vie animale, porteuses de pesticides et fournisseuses de céréales, légumes, fruits standardisés privés de saveur) l’élevage industrialisés en camps de concentrations pour bovins, ovins, volailles nourris de déchets, engraissés artificiellement et surchargés d’antibiotiques) Ce qui serait en même temps la progression d’une agriculture et d’un élevage fermiers ou bios, qui, avec le concours des connaissances scientifiques actuelles, revitaliserait et repeuplerait les campagnes et fournirait aux villes une nutrition saine.

    Le développement des circuits courts, notamment pour l’alimentation, via marchés, Amaps, Internet, favorisera nos santés en même temps que la régression de l’hégémonie des grandes surfaces, de la conserve non artisanale, du surgelé.

    Sur le plan social et humain, la nouvelle civilisation tendrait à restaurer des solidarités locales ou instaurer de nouvelles solidarités (comme la création de maisons de la solidarité dans les petites villes et les quartiers de grande ville).

    Elle stimulerait la convivialité, besoin humain premier qu’inhibe la vie rationalisée, chronométrée, vouée à l’efficacité. Ivan Ilitch avait annoncé dès 1970 ce besoin de nouvelle civilisation et le mouvement convivialiste, animé par Alain Caillé répand le message en France et au-delà de nos frontières.

    Il s’agit d’un élément majeur pour une réforme existentielle. Nous devons reconquérir un temps à nos rythmes propres, et n’obéissant plus que partiellement à la pression chronométrique. Le slow food, mouvement de fond lancé par Pertini pour réduire la fast food, et restaurer les plaisirs gastronomiques, s’accompagne d’une réforme de vie qui alternerait les périodes de vitesse (qui ont des vertus enivrantes) et les périodes de lenteur (qui ont des vertus sérénisantes). Nous obéirions successivement aux deux injonctions qu’exprime excellemment la langue turque : Ayde (allons, pressons), Yawash (doucement, mollo).

    La multiplication actuelle des festivités et festivals nous indique clairement nos aspirations à une vie poétisée par la fête et par la communion dans les arts, théâtre, cinéma, danse. Les maisons de la culture trouvent de plus en plus une vie nouvelle.

    Nos besoins personnels ne sont pas seulement concrètement liés à notre sphère de vie. Par les informations de presse, radio, télévision nous tenons, parfois inconsciemment, à participer au monde. Ce qui devrait accéder à la conscience, c’est notre appartenance à l’humanité, aujourd’hui interdépendante et liée dans une communauté de destin planétaire. Le cinéma, qui a cessé d’être un produit d’Occident seul, nous permet de voir des films iraniens, coréens, chinois, philippins, marocains, africains et, dans la participation psychique à ces films, de ressentir en nous l’unité et la diversité humaine.

    La réforme de la consommation serait capitale dans la nouvelle civilisation. Elle permettrait une sélection éclairée des produits selon leurs vertus réelles et non les vertus imaginaires des publicités (notamment pour la beauté, l’hygiène, la séduction, le standing) qui opérerait la régression des intoxications consuméristes (dont l’intoxication automobile). Le gout, la saveur, l’esthétique guideraient la consommation, laquelle en se développant, ferait régresser l’agriculture industrialisée, la consommation insipide et malsaine, et par là la domination du profit capitaliste.

    Alors que les producteurs que sont les travailleurs ont perdu leur pouvoir de pression sur la vie de la société, les consommateurs, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, ont acquis un pouvoir qui faute de reliance collective, leur est invisible, mais qui pourrait une fois éclairé et éclairant, déterminer une nouvelle orientation non seulement de l’économie (industrie, agriculture, distribution) mais de nos vies de plus en plus conviviales

    Pa ailleurs, la standardisation industrielle a créé en réaction un besoin d’artisanat. La résistance aux produits à obsolescence programmée (automobiles, réfrigérateurs, ordinateurs, téléphones portables, bas, chaussettes, etc) favoriserait un néo-artisanat. Parallèlement l’encouragement aux commerces de proximité rehumaniserait considérablement nos villes. Tout cela provoquerait du même coup une régression de cette formidable force techno-économique qui pousse à l’anonymat, à l’absence de relatons cordiales avec autrui, souvent dans un même immeuble.

    Enfin une réforme des conditions du travail serait nécessaire au nom même de cette rentabilité qui aujourd’hui produit mécanisation des comportements, voire robotisation, burn out, chômage qui ont diminué en fait la rentabilité promue.

    En fait la rentabilité peut être obtenue, non par la robotisation des comportements mais par le plein emploi de la personnalité et de la responsabilité des salariés. La réforme de l’Etat peut être obtenue, non par réduction ou augmentation des effectifs, mais par débureaucratisation, c’est à dire communications entre les compartimentés, initiatives, et relations constantes en feed back entre les niveaux de direction et ceux d’exécution.

    Enfin, la nouvelle civilisation demande une éducation où serait enseignée la connaissance complexe, qui percevant les aspects multiples, parfois contradictoires d’un même phénomène ou même individu, permet une meilleure compréhension d’autrui et du monde. La Compréhension d’autrui serait elle même enseignée, de façon à réduire cette peste psychique qu’est l’incompréhension, présente en une même famille, un même atelier, un même bureau. Y seraient enseignées les difficultés de la connaissance, qui comporte risque permanent d’erreur et d’illusion, y serait enseignée la compléxité humaine. Bref une réforme radicale à tous niveaux de l’éducation permettrait à celle ci d’enseigner à vivre autonome, responsable, solidaire, amical.

    Comme les pièces dispersées au hasard d’un puzzle, les ferments premiers de la nouvelle civilisation travaillent ici et là, font ici et là lever la pâte nouvelle. Les besoins inconscients d’une autre vie commencent alors à passer à la conscience. Des oasis de convivialité, de vie nouvelle se sont créés, parfois c’est une municipalité animée d’un nouvel esprit, comme à Grenoble qui anime le mouvement. En vérité la civilisation du bien vivre aspire à naitre, sous des formes différentes, déjà sous ce label en Equateur où existe un ministère du bien vivre.

    Ce sont des petits printemps qui bourgeonnent, et qui risquent la glaciation ou le cataclysme. Avant la guerre, c’était sur le plan des idées qu’une nouvelle civilisation se cherchait sous des noms divers, avec les écrits d’Emmanuel Mounier, Robert Aron, Armand Dandieu, Simone Weil et autres, elle cherchait à sortir d’une impuissance qui n’avait pas évité la crise économique, de la double menace du fascisme et du communisme stalinien, et cherchait la troisième voie. La troisième voie fut écrasée dans l’œuf par la guerre.

    Aujourd’hui, il s’agit de changer de voie, d’élaborer une nouvelle voie et cela dans et par le développement de la nouvelle civilisation, qu’incarnent déjà tant de bonnes volontés de tous âges de femmes d’hommes, et qui dessine des nouvelles formes dans les oasis de vie. Mais les forces obscures et obscurantistes énormes de la barbarie froide et glacée du profit illimité qui dominent la civilisation actuelle progressent encore plus vite que les forces de salut, et nous ne savons pas encore si celles ci pourrons accélérer et amplifier leur développement. Socialisme ou barbarie disait-on autrefois ; aujourd’hui il faut comprendre l’alternative : nouvelle civilisation ou barbarie.