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Europe

  • Migrants:xénophobe en Europe

    L'événement a bouleversé toute l'Allemagne ce week-end. L'agression de la candidate à la mairie de Cologne Henriette Reker, à coups de couteau, par un homme au passé néonazi a suscité une immense vague de réprobation. Gravement blessée au cou, la candidate d'une coalition emmenée par la CDU (conservateur) a finalement été élue, dimanche. Mais les motifs de l'agression viennent rappeler combien l'accueil massif de réfugiés par l'Allemagne suscite les pires oppositions. En charge à Cologne de l'accueil des réfugiés, Henriette Reker a été visée justement pour cela :« Reker et Merkel nous inondent de réfugiés », a lancé l'homme qui l'a attaquée.

    Affiche électorale de Henriette Reker, agressée samedi à Cologne.Affiche électorale de Henriette Reker, agressée samedi à Cologne. © Reuters

    Lundi 19 octobre, l'émoi demeurait très vif, d'autant qu'une nouvelle manifestation du mouvement xénophobe Pegida a réuni dans la soirée près de 15.000 personnes à Dresde. Un an après sa création, ce mouvement des« patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident » s'installe dans le paysage allemand par des rassemblements hebdomadaires. À cela, s'ajoutent des critiques de plus en plus vives de la politique d'accueil revendiquée par Angela Merkel. Partout en Europe, la crise des réfugiés sert de carburant aux mouvements populistes, nationalistes, d'extrême droite.

    Des dirigeants, comme le Hongrois Viktor Orban, aux responsables de partis, tels que Marine Le Pen ou Christian Estrosi en France, l'accueil des réfugiés ne fait pas que bouleverser les frontières de l'espace Schengen : nous assistons à une reconfiguration d'ensemble des discours politiques et à des rapprochements inédits entre la droite et l'extrême droite. Cette reconfiguration est d'autant plus rapide que plusieurs pays européens sont en campagne électorale.

    La Suisse vient de voter, tout comme l'Autriche. La Pologne le fera le 25 octobre, puis la Slovaquie, l'Espagne et la France à l'occasion des élections régionales. La dénonciation de « l'invasion », des migrants et des « faux réfugiés » s'est installée au cœur des discours de campagne. Voici un tour d'Europe des pays et le récit de comment cette crise des réfugiés pèse sur les consultations électorales.

    Suisse.- Les nationalistes-populistes de l’UDC réalisent leur meilleur score

    Cela fait vingt ans que la Suisse place au cœur de ses campagnes électorales les thèmes de l’immigration et des réfugiés, sur fond de progression presque ininterrompue des nationalistes-populistes de l’Union démocratique du centre (UDC). Dimanche 18 octobre, l’UDC a encore amélioré son score avec de 29,4 % des voix (contre 26,6 % en 2011), raflant un total 65 sièges sur 200 au Conseil national (la chambre basse). Elle devance largement le parti socialiste (18,8 %) et la droite libérale (PLR 16,4 %) et les centristes du PDC (11,6 %), alors que les Verts accusent un fort recul. Les résultats du Conseil des États (46 députés élus dans les 26 cantons,) seront connus le 8 novembre prochain (voir ici les résultats).

    « Difficile de savoir ce qui relève de la crise actuelle des réfugiés, ou ce qui est seulement dans la continuité d’un agenda politique suisse dicté par l’UDC aux autres partis politiques »,estime Oscar Mazzoleni, politologue spécialiste de la droite anti-immigration, auteur de Nationalisme et populisme en Suisse : La radicalisation de la « nouvelle » UDC« Ce qu’on peut dire, c’est que l’UDC a bénéficié du climat d’inquiétude créé par la vague migratoire sur l’Europe », ajoute-t-il. Alors que le dossier des relations avec l’Union européenne, pourtant autrement plus brûlant pour le pays, « est resté au second plan, du fait de son extrême complexité », remarque-t-il.  

    Durant toute la campagne, les électeurs ont été abreuvés de discours, débats, chiffres et affiches sur la thématique des migrations qui, si l’on en croit un récent sondage de l’institut gfs.bern, est considérée par 46 % des personnes interrogées comme le « problème le plus urgent » à traiter. Galvanisée par la victoire, en février 2014, de son initiative populaire « contre l’immigration de masse » qui demande la réintroduction des quotas de travailleurs, l’UDC n’a pas lésiné sur les moyens se présentant comme l’« unique parti qui veut limiter l’immigration et corriger les abus de l’asile ».

    « Expulser enfin les étrangers criminels »

    En septembre, tous les foyers ont reçu dans leur boîte aux lettres Edition spéciale, un journal de vingt-deux pages. Plus d’un tiers des articles sont consacrés au péril que font courir les étrangers (toutes catégories confondues) au pays, avec ces titres évocateurs :« Stop au chaos de l’asile » ; « Combien de migrants supporte la Suisse ? » « Expulser enfin les étrangers criminels » « Asile, il faut agir immédiatement » « Genève, malade de son immigration », etc.

    « Êtes-vous inquiet devant une immigration sans limite, devant chaque année quelque 30 000 requérants d’asile qui cherchent une vie meilleure en Suisse et devant les énormes abus sociaux et la criminalité qui y sont liés ? Alors vous devez voter le 18 octobre », lance en première page Toni Brunner, le président de l’UDC. Dans ce « tout-ménage », les Érythréens qui arrivent en tête des demandes d’asile incarnent ces migrants économiques qui cherchent « avant tout à profiter des excellentes prestations sociales et médicales du pays ». Mais à côté de ça, la brochure réussit le tour de force de passer quasiment sous silence la crise des réfugiés syriens en Europe. Et pour cause.

    Comme nous l’avons raconté, la Suisse n’est pas la destination favorite, loin s’en faut, des réfugiés qui fuient les guerres en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Le « chaos de l’asile » invoqué par l’UDC est tout relatif puisque pour les huit premiers mois de l’année 2015, 19 668 personnes ont déposé une requête (dont 1 425 Syriens), alors que les États membres de l’UE et de l’AELE enregistraient environ 550 000 demandes de janvier à juillet 2015 (contre 304 000 durant la même période de 2014). Soit une hausse de 20 % en Suisse, contre une moyenne européenne de plus 71 %.  

    Une affiche électorale de l'UDC.Une affiche électorale de l'UDC.

    En dépit de ces chiffres, les réfugiés se sont retrouvés au cœur de la bataille électorale. Le hasard du calendrier a voulu que le parlement suisse se penche cet été sur unerévision de la loi sur l’asile, un texte qui prévoit une accélération et une simplification des procédures et qui a finalement été adopté le 9 septembre, après dix heures de débats enflammés au Conseil national.   

    L’UDC avait mis toutes ses forces pour s’y opposer, piétinant au passage toutes considérations humanitaires. Alors que la photo du cadavre du petit Aylan échoué sur une plage de Bodrum faisait le tour du monde, le parti réclamait, seul contre tous, « un moratoire d’un an » dans les procédures d’asile, et la réintroduction d’un contrôle systématique aux frontières avec la mobilisation possible de l’armée. La motion était finalement refusée par 103 voix contre 48.

    Au sein de l’UDC, certains (dont les trois députés qui ont voté contre) s’étaient inquiétés de cette stratégie, craignant qu’une partie des électeurs ne soient choqués par un tel cynisme. Mais la ligne dure s’exprime à nouveau sans complexe. « L'UDC trouve anormal que tous ces réfugiés aillent en Europe. Nous préférons privilégier l'aide sur place »fait valoir son leader Toni Brunner, estimant « injuste que Mme Merkel ouvre les portes grandes aux réfugiés et ensuite veuille les répartir dans les autres pays. Ce qui va au final encore plus charger la Suisse ».

    Le 18 septembre, Berne a annoncé sa « participation » au premier programme de répartition de 40 000 réfugiés en provenance de Syrie, Irak et Afghanistan, adopté en juillet par l’Union européenne. Le gouvernement suisse s’est dit prêt à recevoir 1 500 personnes sur deux ans (un chiffre à retrancher de celui du quota de 3 000 personnes promis en mars au Haut-commissariat de l’ONU aux réfugiés), annonçant une enveloppe de 70 millions de francs pour les pays alentour.

    L’UDC n’avait pas manqué de fustiger le Conseil fédéral accusé de suivre « la mauvaise voie de l’UE ». Le parti libéral-radical (PLR) qui chasse depuis des années sur les terres des nationaux-populistes évoque le risque de voir s’infiltrer des « terroristes » parmi les réfugiés. Seuls les socialistes et les Verts demandent à Berne d’en faire davantage, jugeant ces initiatives beaucoup trop timides, face à une crise migratoire d’une telle ampleur.

    Un boulevard semble désormais s’ouvrir au premier parti de Suisse qui, en l’absence de toute législation sur le financement des partis politiques, a dépensé des millions dans cette campagne. Le 6 octobre, l’UDC a lancé unréférendum contre la fameuse loi sur l’asile révisée. Il s’agit d’interdire aux requérants de bénéficier de l’assistance gratuite d’avocats, comme le prévoit le texte. Les Jeunes de l’UDC proposent, eux, une nouvelle initiative populaire pour rétablir un contrôle complet des allées et venues sur le territoire suisse. Annoncée depuis plus d’un an, l’initiative « pour l’interdiction de se voiler le visage » dirigée en priorité contre les musulmans a été ressortie des tiroirs le 29 septembre. Elle est pilotée par le « comité d’Egerkinger », le regroupement qui avait préparé l’initiative sur l’interdiction de construction de minarets, approuvée en 2009. (Agathe Duparc à Genève.)

    Pologne.- Favorite, la droite nationaliste du PiS se déchaîne

    En Pologne, les élections législatives ont lieu dimanche 25 octobre, et la question des réfugiés s'est imposée de plain-pied dans la campagne. Le débat est irréel quand on pense qu'il s'agit d'un pays de 40 millions d'habitants… à qui Bruxelles demande d'accueillir à peine plus de 7 000 réfugiés.

    C'est surtout le parti Droit et Justice (PiS, droite conservatrice) qui s'est emparé de la thématique, pour agiter le chiffon nationaliste et discréditer un gouvernement soi-disant laxiste (PO, Plateforme civique, droite libérale). L'objectif est clair : remporter les élections et mettre fin à la cohabitation actuelle (la Pologne est gouvernée depuis juin par un président PiS face à gouvernement PO).

    Ainsi, le président Andrzej Duda refuse depuis début septembre de rencontrer la première ministre Ewa Kopacz, tout en critiquant dans les médias ce que la chef de l'exécutif accepte à Bruxelles, quand bien même PO serait elle-même allée à reculons sur le dossier migrants. La candidate du PiS au poste de premier ministre, Beata Szydło, parle carrément de « scandale » après le dernier sommet européen sur les quotas. Elle accuse le gouvernement d'avoir trahi le groupe de Visegrad (alliance entre Varsovie, Budapest, Prague et Bratislava). « C'était l'occasion de reconstruire la confiance et de bâtir de la solidarité entre les pays de la régiona-t-elle déclaréDésormais ce sera encore plus difficile. »

     

    Andrzej Duda, 42 ans, responsable du PiS et élu président en mai 2015.Andrzej Duda, 42 ans, responsable du PiS et élu président en mai 2015. © (dr)

     

    Le député PiS Witold Waszczykowski, chef adjoint de la commission parlementaire des affaires étrangères, va même jusqu'à dire que la Pologne « devrait être exclue du système de répartition des réfugiés » en raison de l'éventualité d'un afflux à venir de réfugiés ukrainiens. « Nous avons pour voisin un agresseur et les autres pays devraient le comprendre. » Mais c'est le président du parti qui a eu les mots les plus violents, et que le PiS affiche désormais en tête de gondole sur son site Internet, sous le slogan « Nous avons le droit de défendre notre souveraineté » : Jarosław Kaczyński y réitère les propos qu'il a tenus lors du débat parlementaire consacré au dossier des réfugiés, le 16 septembre dernier.

    « Il y a un vrai danger qu'un processus irréversible se mette en place, qui ressemblera à ça : d'abord le nombre d'étrangers s'accroît violemment, ensuite ils déclarent qu'ils ne respecteront ni notre droit ni nos coutumes, et ensuite ils imposent leur sensibilité et leurs exigences dans différents domaines, et ce de manière agressive et violente », déclarait Kaczyński. Et de prendre l'exemple de la France, de la Suède et de l’Italie, où des musulmans, dit-il, « ont su efficacement imposer la charia »... Le PiS ne fait aucune proposition concrète et ne dit pas s'il renégociera le quota à Bruxelles en cas de victoire aux élections… Or il a toutes les chances de l'emporter, tant PO semble à bout de souffle, après huit années d'exercice du pouvoir.

    Si le PiS a toujours été réactionnaire et nationaliste, c'est la première fois qu'il affiche un positionnement aussi tranché sur la question des immigrés dans une campagne électorale. Autrefois cette thématique était plutôt l'apanage de l'extrême droite polonaise, et encore, elle n'était pas tellement mise en avant, tant la question migratoire ne se posait guère dans ce vaste pays d'Europe centrale. C'est plutôt sur le rapport à l’Église et les problématiques de mœurs que s'arc-boutaient les conservateurs en Pologne.

    Du côté de la « Gauche unitaire » (Front mis sur pied pour le scrutin par les sociaux-démocrates du SLD – Union de la gauche démocratique – et d'autres formations de gauche), c'est la cacophonie. Les prises de position du SLD sont peu cohérentes avec les idées défendues par ses partenaires. La crise migratoire a permis au chef du SLD Leszek Miller de révéler son euroscepticisme ; il regrette, tout comme ses adversaires du PiS, que la Pologne se soit éloignée de ses partenaires du groupe de Visegrad. « Cela aurait été probablement meilleur si les Polonais étaient sur la même ligne que les Hongrois et les Slovaquesa-t-il assuré à différents médias polonais. Nous, les faibles, devons faire front ensemble. »

    Il faut selon lui étudier les possibilités réelles d'accueil… Mais le SLD s'est bien gardé d'avancer un quota, il a tout juste assuré que le pays ne pouvait absolument pas accueillir les quelque 7 000 réfugiés dont il est question. Officiellement, le SLD (né en 1991 d'une reconversion de l'ancien parti communiste) veut s'attaquer aux causes de la crise migratoire, et soutient pour cela la Russie dans la guerre en Syrie. « Nous devons réfléchir où se trouve actuellement le plus grand ennemi. Aujourd'hui, c'est l’État islamique. »

    La ligne est difficile à tenir pour le front unitaire, tant les figures de la formation Twój Ruch (« Ton mouvement ») sont à l'opposé des caciques du SLD. Ainsi, la tête de liste Barbara Nowacka déclarait, lors de la présentation du programme : « Nous sommes solidaires des réfugiés de guerre de Syrie du Proche-Orient, et nous agirons de telle sorte qu'ils puissent vivre dignement en Pologne jusqu'à ce qu'ils puissent rentrer chez eux. »Les Verts, également partenaires de cette coalition électorale, défendent quant à eux des quotas « obligatoires ».

    « Notre patrie n'est plus la nôtre »

    « Non aux quartiers islamiques dans nos villes », dit le slogan de cette affiche du KNP, formation d'extrême droite polonaise.« Non aux quartiers islamiques dans nos villes », dit le slogan de cette affiche du KNP, formation d'extrême droite polonaise.

    C'est sans conteste l'extrême droite libertarienne et eurosceptique de Korwin-Mikke qui est la plus radicale sur le dossier migrants. Le KNP (Congrès de la Nouvelle droite, complètement marginal pendant une quinzaine d'années, brusquement entré au parlement européen en 2014) afficheun programme en trois points. « Liquidation de l'impôt sur le revenu. Retrait des cotisations sociales obligatoires. Arrêt de la vague de migrants. » Quand on sait que la Pologne n'a, pour l'heure, accueilli aucun réfugié (à l'exception d'une fondation catholique qui a fait venir quelque 150 Syriens chrétiens en juillet), la formule a quelque chose de comique.

    Mais les leaders du KNP n'ont rien de drôle. Ils présentent les réfugiés comme des« immigrés islamiques », organisent çà et là des manifestations « contre les immigrés », rejettent en bloc tout ce qui vient de Bruxelles. Pour eux, même le PiS est modéré... L'eurodéputé Michał Marusik (qui siège avec le FN au parlement européen) s'est engagé pleinement dans cette campagne d'amalgames.

    Dans l'un de ses rassemblements, à Gdańsk, au mois de septembre, il lançait à la foule :« L'islamisme est la goutte d'eau qui fait débordela coupe d'amertume ! Mais le problème n'est pas seulement cette vague d'immigrés. C'est aussi que notre patrie n'est plus la nôtre. La Pologne n'est pas gouvernée comme il le faudrait.(...) Nous voulons une Pologne libre ! (…) » L'iconographie va avec le discours. Sur des affiches du parti, on peut voir un groupe terroriste cagoulé et armé jusqu'aux dents. « Non aux quartiers islamiques dans nos villes », dit le slogan. (Amélie Poinssot.)

    Croatie.- Les sociaux-démocrates profitent de l’afflux des réfugiés

    Le gouvernement social-démocrate croate de Zoran Milanovic a-t-il effectué un « sans-faute politique » dans sa gestion de la crise des réfugiés ? On pourrait le croire à regarder les résultats des sondages en vue des élections législatives convoquées pour le 8 novembre.

    Il y a quelques semaines, l’opposition de droite, menée par la Communauté démocratique croate (HDZ), semblait assurée de la victoire. Or, selon les récentes enquêtes d'opinion, la coalition de centre-gauche est au coude-à-coude avec le HDZ, les deux formations étant créditées de 32 % des intentions de vote. Sachant que les sociaux-démocrates peuvent encore compter sur le renfort de plusieurs petits partis, comme les écologistes du mouvement Orah, la victoire semble désormais à portée de main du premier ministre Milanovic, que l’on pensait pourtant « grillé » par quatre années d’un difficile exercice du pouvoir. Tous les indicateurs économiques de la Croatie, membre de l’UE depuis le 1er juillet 2013, sont en effet au rouge : chômage massif, croissance en berne depuis des années, etc.

    C’est grâce à la crise des réfugiés que la coalition au pouvoir a pu restaurer sa crédibilité politique. La Croatie se retrouve, en effet, « prise en étau » entre les réfugiés qui affluent de Serbie (plus de 100 000 depuis la mi-septembre) et les pays voisins, Slovénie et Hongrie. Des corridors humanitaires ont été improvisés mais si l’Autriche et l’Allemagne fermaient les portes, la situation deviendrait ingérable pour les pays de transit, comme la Croatie.

    Omniprésents dans les médias, Zoran Milanovic et son ministre de l’intérieur, Ranko Ostojic, ont su jouer avec brio d’un mélange de fermeté et d’humanisme. Le premier ministre a dénoncé la construction de la clôture de barbelés hongroise, en affirmant que « jamais » la Croatie n’en viendrait à de telles extrémités. Pourtant, Zagreb a fermé durant quelques jours ses frontières avec la Serbie, et a déployé des renforts de police le long de ses frontières avec le Monténégro.

    Alors que l’opinion publique croate, comme celle de tous les pays des Balkans, réagit avec empathie au drame des réfugiés – pour beaucoup de Croates, cette tragédie évoque celle qu’ils ont eux-mêmes vécue durant la guerre du début des années 1990 –, l’humanisme affiché par le gouvernement passe bien. Dans le même temps, les accusations lancées contre la Serbie, qui serait « incapable de gérer ses frontières », satisfont les secteurs les plus nationalistes de l’opinion.

    La reprise de ces antiennes anti-serbes ont coupé l’herbe sous le pied à la droite nationaliste. Le HDZ court derrière la crise des réfugiés, sans parvenir à trouver un angle d’attaque efficace contre le gouvernement. L’opposition concentre ses critiques sur les projets supposés du gouvernement de création d’immenses centres d’accueil sur la péninsule de Prevlaka, sur la frontière monténégrine, à une vingtaine de kilomètres de Dubrovnik, et sur l’île de Lastovo. Alors que l’activité touristique demeure importante toute l’année à Dubrovnik, les Croates font déjà des cauchemars en imaginant des milliers de réfugiés camper sous les remparts de la vieille ville… (Jean-Arnault Dérens en Croatie.)

    Espagne.- Rajoy et la droite hésitent à en faire un thème de campagne

    En Espagne, les législatives se dérouleront le 20 décembre. La campagne n’a pas encore commencé, et elle se jouera avant tout sur la « reprise » de l’économie espagnole promise par le chef de gouvernement conservateur Mariano Rajoy (PP). Les partis devraient tout de même s'affronter sur les questions migratoires, même si le pays ne se situe pas sur les routes des réfugiés fuyant la Syrie.

    Depuis la rentrée, les villes remportées par le mouvement « indigné », dont Madrid et Barcelone, ont constitué un réseau de villes-refuges, censé faciliter l’accueil de réfugiés. Avec l’aide de communautés autonomes remportées par la gauche (en mai), elles font pression sur le gouvernement de Rajoy, pour qu’il assouplisse sa politique. Ce dernier a fini par accepter, dans la douleur, le système de quotas proposé par Bruxelles. 

    En l'absence d'un parti d'extrême droite représenté au niveau national, le PP continue de présenter le cas des enclaves de Ceuta et Melilla, au nord du Maroc, protégées par un triple grillage de six mètres de haut, sur onze kilomètres, comme un succès de sa politique répressive. Depuis quatre mois, les intrusions de migrants sont quasiment impossibles. Le mouvement anti-austérité Podemos, lui, fait campagne pour instaurer des « voies d’accès légales » pour les réfugiés à travers l’Europe.

    À l’instar des Républicains en France, le PP est traversé par de nombreux courants, du centre droit à une ligne proche de l'extrême droite. Pour les élections catalanes du 27 septembre, Rajoy avait joué la carte de l’aile droitière, en imposant l’ancien maire de Badalona, Xavier Garcia Albiol, habitué des sorties nauséabondes visant les Roms en particulier (ce qui lui avait valu un procès, qu’il a gagné), et les migrants en général. Mais le PP n’est arrivé qu’en cinquième position en Catalogne, avec l’un de ses plus mauvais score... Cela pourrait faire réfléchir Rajoy d’ici aux législatives. (Ludovic Lamant.)
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    Autriche.- Les « torrents de réfugiés », aubaine de l'extrême droite FPÖ

    Heinz-Christian Strache rêvait d'arriver en tête. Ce dimanche 11 octobre, Vienne, ville-région et capitale autrichienne où vivent un quart des habitants du pays, élisait son maire. Strache, l'équivalent autrichien de Marine Le Pen, voulait absolument passer devant les sociaux-démocrates. Il rêvait, disait-il, de faire sa « révolution d'octobre ». Le symbole aurait été parfait : la ville, bastion de la bourgeoisie progressiste et libérale, est dirigée par les sociaux-démocrates depuis 1945.

    Strache, leader toujours bronzé d'une extrême droite qui se veut désormais respectable, n'a pas réussi son pari. Avec un progrès de 5 points, son parti, le FPÖ, dépasse certes les 30 % et ratiboise la droite classique, qui passe pour la première fois en dessous des 10 %. Il progresse quand tous les autres partis perdent du terrain, et emporte les districts de Simmering et Floridsdorf. Mais il reste à près de dix points derrière les sociaux-démocrates. Le vieux maire social-démocrate Michael Häupl, au pouvoir à Vienne depuis 1994, l'a joué habile en transformant le scrutin en référendum anti-Strache.

    Mais pour Strache, ce n'est qu'une demi-défaite. Car le leader de l'extrême droite a réussi à imposer ses thèmes, à commencer par la peur de ceux qu'il appelle les « soi-disant réfugiés », des étrangers et de l'islam en particulier. Depuis des mois, l'Autriche ne parle que de ça. La question de l'asile a écrasé la campagne. Rien qu'en septembre, après que l'Allemagne a imposé un strict contrôle à ses frontières, 200 000 migrants sont passés par l'Autriche, devenue une vaste salle d'attente (lire notre reportage). Et 10 000 ont déposé une demande d'asile. 

    Depuis des mois, Strache dénonce le « chaos de l'asile », les « torrents de réfugiés ». Pendant la campagne, il a aussi proposé d'ériger des murs aux frontières comme la Hongrie de Viktor Orban. Jouant à fond l'opposition entre les classes populaires autrichiennes déclassées et les migrants, il abuse de slogans simplistes comme« Vienne n'est pas Istanbul » ou « pas de nouvelles mosquées, mais de nouveaux logements ». Comme d'autres ailleurs, Strache surfe sur les peurs. Il fait référence aux invasions germaniques du IVe siècle (“Volkërwanderung”) – les fameuses « invasions barbares » aussi invoquées par Marine Le Pen. Il assure que les demandeurs d'asile vont prendre le travail ou les logements des honnêtes Autrichiens. Il certifie, comme Christian Estrosi chez nous, que des « terroristes » se cachent parmi eux. Un porte-parole de son parti a même traité les bénévoles qui aident les réfugiés dans les gares de Vienne de « collaborateurs de l'invasion »

    Cette rhétorique agressive lui a permis d'aligner les succès ces derniers mois lors d'autres élections régionales. En mai, après une percée de l'extrême droite (de 6 à 15 %) lors des élections régionales, les sociaux-démocrates du SPÖ ont dû se résoudre à une alliance avec le FPÖ dans l'État du Burgenland, le plus oriental du pays, à la frontière slovaque. Une alliance qui n'est pas inédite, mais prouve le délitement et la perte d'influence de la social-démocratie autrichienne.

    Dans l'État du Steiermark, il a triplé son score à 27 %, égalant les deux grands partis, le SPÖ et le ÖVP – qui ont depuis reconduit leur coalition. Fin septembre, en Haute-Autriche, la région de Linz, il a obtenu plus de 30 % des voix – deux fois plus qu'en 2009 – derrière la droite, devant les sociaux-démocrates – finalement, la droite pourraitgouverner avec les sociaux-démocrates et les écologistes, mais une coalition extrême droite/droite n'est pas exclue. 

    Alors que le SPÖ et les conservateurs gouvernent le pays ensemble, Strache a durement critiqué leur gestion de la crise des réfugiés. Il a surtout imposé son agenda. La ministre de l'intérieur conservatrice a ainsi lancé l'idée d'un asile « temporaire » de trois ans, qui serait ensuite ré-examiné. Une décision contraire à la convention de Genève.Localement, les candidats de droite comme de gauche ont défendu une ligne anti-immigrés dure, pensant ainsi limiter l'hémorragie de leurs électeurs. Une erreur, selon le politologie autrichien Thomas Hofer, interrogé par le journal allemand Süddeutsche Zeitung : « En imitant ce parti, en lui empruntant ses thèmes, on n'attire pas ses électeurs, on ne fait qu'alimenter son fonds de commerce. »

    Le FPÖ, qui gouverna le pays en alliance avec les conservateurs de 1999 à 2006, du temps de son ancien leader Jörg Haider – aujourd'hui décédé –, vise désormais les élections législatives de 2018. (Mathieu Magnaudeix, envoyé spécial à Vienne.)

    Slovaquie.- Surenchère avant les élections 

    En Slovaquie, les réfugiés n'existent pratiquement pas. Le pays est à l'écart des grandes routes de l'exil qui passent par la Serbie, la Hongrie et la Croatie. Les Syriens, Irakiens, Iraniens qui gagnent l'Europe n'en rêvent pas : ils visent l'Allemagne, la Suède ou la Finlande, où il y a du travail, et souvent leurs familles.

    Mais dans ce petit État de 5,4 millions d'habitants, indépendant depuis 1993, il n'est question que d'eux. Dans les médias, ils sont partout, comme si le pays découvrait les mouvements migratoires. Toujours, ou presque, les politiques en parlent comme d'une menace. Le Parlement a consacré sa session de rentrée à la crise migratoire « et les discours étaient plus affligeants les uns que les autres », selon Barbora Massova, l'avocate de la Ligue des droits de l'homme. Il n'est pas rare qu'à gauche comme à droite, les réfugiés soient, comme les Roms l'ont été avant eux, traités d'« inadaptables » ou de« tire-au-flanc ».

    Dans l'actuelle discussion européenne sur des quotas de réfugiés, la Slovaquie refuse farouchement tout système de quotas européen. C'est l' un des pays les plus intraitables, avec la Hongrie et la République tchèque, autres anciennes nations du bloc communiste qui ont intégré l'Union européenne.  Le gouvernement entend même porter plainte contre les quotas européens quand ils seront mis en place.

    Depuis des semaines, le premier ministre Robert Fico, un ancien communiste dont le parti social-démocrate détient la majorité absolue au Parlement, mène cette guerre rhétorique contre les réfugiés. Il les dépeint en profiteurs, venus essentiellement pour des raisons économiques, qui menaceraient l'identité chrétienne slovaque, ou comme des terroristes potentiels qui veulent« essayer de changer la nature, la culture et les valeurs de notre pays ». Pour plusieurs observateurs, cette rhétorique, outre le fait qu'elle permet d'étouffer des scandales de corruption, a un objectif politique immédiat : début mars, la Slovaquie élira ses députés. Fico entend bien conserver sa majorité.

    « Fico et ses proches veulent montrer les muscles, se désole Juraj Buzalka, chercheur à l'institut d'anthropologie sociale de l'université Comenius de Bratislava. Lui et l'autre personnalité de son parti, Robert Kalinak, ne reculent devant aucune instrumentalisation. Ils ont joué pendant longtemps la carte anti-hongroise [une forte minorité de 500 000 personnes, un dixième de la population – ndlr], puis la carte anti-Roms [toujours stigmatisés – ndlr], et maintenant ils s'en prennent aux réfugiés. Fico, qui est entré au parti communiste à la fin des années 1980 pour des raisons purement carriéristes, se présente désormais en catholique fervent. Après avoir été le bon élève de l'Union européenne, il s'en prend à elle parce qu'il espère que cela va lui profiter. »

    Fico n'est pas le seul à faire vibrer la corde anti-immigrés. À l'exception du chef du petit parti de la minorité hongroise, le Most de Bela Bugar, tous les partis s'y sont mis, de l'opposition conservatrice aux nationalistes, en passant, bien sûr, par l'extrême droite crypto-nazie qui dirige une des huit régions du pays. Ces messages simplistes trouvent une résonance dans les campagnes slovaques, délaissées depuis des décennies par le pouvoir central.

    « Jusqu'aux élections, et pour la première fois dans l'histoire de ce pays, les réfugiés vont être au centre des polémiques, alors que leur nombre ici est infinitésimal », soupire Barbora Messova. Un peu seul contre tous, le président de la République et homme d'affaires philanthrope Andrej Kiska, élu en 2014 au suffrage universel, tient un discours d'ouverture. Mais il n'a pas beaucoup de pouvoirs. (Mathieu Magnaudeix, envoyé spécial à Bratislava.)

  • Croatie : comment l'on passe de l'accueil au contrôle des migrants

     

    Après la Hongrie, l'Allemagne, l'Autriche, la République Tchèque, la Slovaquie et la Slovénie, la Croatie ferme à son tour une partie de ses frontières face à l'afflux des migrants. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans.Morgane Dujmovic, doctorante en géographie en recherche à l'Université de Zagreb, nous livre son analyse.

     


     

     Le mardi 15 septembre 2015, la Hongrie achevait de clôturer sa frontière avec la Serbie. Le jour suivant, la Croatie faisait le « buzz » : on découvrait un peu partout dans les médias qu’une « nouvelle route migratoire » s’ouvrait entre la ville de Šid en Serbie (province de Voïvodine) et le petit village de Tovarnik, en Croatie (Slavonie orientale). Si cet axe constitue une « porte d’entrée dans l’UE » depuis plusieurs années déjà, les arrivées constatées en 24 heures sont sans précédent. Le chiffre annoncé mercredi soir par le ministère de l’Intérieur croate de 1 191 personnes était porté à 5 650 jeudi matin, à 7 300 dans l’après-midi, pour se stabiliser autour de 9 200 à 19h00 et de 11 000 à 22h00. Dans la nuit de jeudi 17 à vendredi 18, 2 000 personnes supplémentaires ont été enregistrées.

     

    La première réaction des autorités croates laissait attendre une politique « à visage humain » : des bus et des trains ont été affrétés pour amener les migrants de la gare de Tovarnik au centre de rétention de Ježevo, spécialement transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » ; plusieurs lieux d’accueil ont par ailleurs été établis dans l’urgence.

    Les premières déclarations politiques, notamment celles du premier ministre Zoran Milanović, laissaient même supposer qu’un corridor humanitaire serait aménagé pour les migrants, non sans un certain cynisme quant à la supposée fonction de « transit » de la Croatie : « Ils pourront passer par la Croatie et nous travaillons à ce propos (…). Nous sommes prêts à accepter ces gens, quelles que soient leur religion et la couleur de leur peau, et à les diriger vers les destinations où ils souhaitent se rendre, l’Allemagne et la Scandinavie ». Pourtant, dès jeudi, c’est un tout autre discours qui fleurissait dans les médias croates : à l’idée d’accueil inconditionnel succédait la crainte que les capacités croates ne soient insuffisantes, voire que les migrants ne soient finalement bloqués en Croatie si l’Autriche décide de poursuivre la fermeture de sa frontière, et que la Slovénie s’emploie à en faire de même…Et à la Présidente de la République de Croatie de conclure que les « aspects sécuritaires » devaient l’emporter sur les besoins humanitaires...

     

    Le premier constat qui s’impose, une fois de plus, est que le contrôle migratoire et la fermeture des frontières, bien loin de stopper les migrants sur leurs routes, les amènent à de nouveaux contournements sur des routes toujours plus dangereuses. Mais le cas croate nous enseigne aussi sur la tendance généralisée d’une gestion sécuritaire de ces migrants contraints à fuir vers l’Europe. Comment peut-on passer, en 24 heures, d’une logique de l’accueil à une logique de fermeture des frontières ?


     

    Croatie : une « nouvelle » porte d’entrée dans l’Union européenne ?

     

    Jusqu’à la fin de l’été 2015, les parcours migratoires se dirigeaient majoritairement vers la Hongrie, déjà membre de l’espace Schengen, plutôt que vers la Croatie, membre de l’Union européenne mais encore exclue de Schengen. Cette tendance ne signifie pas qu’aucun migrant ne passait auparavant par la Croatie. Dans une carte publiée sur le dossier participatif Ouvrez L’Europe, nous avons d’ailleurs retracé le parcours d’un jeune homme marocain à travers les Balkans entre 2011 et juillet 2015, parcours qui l’avait amené à traverser la Croatie avant d’être renvoyé de l’Autriche à la Croatie dans la cadre du règlement Dublin III.

    Pour l’année 2014, le ministère de l’Intérieur croate (MUP) a comptabilisé 3 914 « franchissements irréguliers des frontières étatiques », contre 4 734 en 2013. Dans la région de Vukovar-Srem (Vukovarsko-Srijemska Županija) qui jouxte la Serbie, à peine 993 passages irréguliers ont été détectés en 2013 et 797 en 2014. Bien sûr, ces chiffres semblent dérisoires à côté des statistiques françaises ou allemandes (800 000 arrivées attendues pour 2015). Mais la Croatie est un pays de taille relativement réduite, qui rassemble une population de 4 millions 300 000 habitants. Par ailleurs, le système d’asile mis en place dans le cadre du processus d’adhésion à l’Union européenne est très récent ; la première Loi sur l’asile est entrée en vigueur en 2004. Dans ces conditions, on peut comprendre que l’arrivée de près de 10 000 migrants en 24 heures amène les autorités de Zagreb à parler de véritable « crise humanitaire ».

     

    Quelle politique d’accueil est possible en Croatie ?

     

    Face à cet afflux non anticipé, les premières annonces politiques ont porté à croire que le gouvernement croate se montrerait « humain » voire  « généreux » dans sa politique d’accueil des migrants. Ainsi les déclarations du premier ministre Zoran Milanović laissaient entendre que la Croatie « accepterait » que les migrants transitent par le territoire croate, alors que leministre de l’Intérieur Ranko Ostojić affirmait que « la Croatie est prête à accueillir jusqu’à 1 500 réfugiés par jour et cherchera des solutions pour augmenter ses capacités si leur nombre augmentait ». De son côté, le ministre de la Santé Siniša Varga a souligné que la Croatie a pu accueillir 450 000 réfugiés durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) ; il a même sous-entendu que les infrastructures touristiques pourraient être utilisées pour accueillir les migrants d’aujourd’hui, comme cela a été fait à l’époque du conflit.

     

    Dans cette première phase de l’accueil, les autorités croates ont de plus affrété un train transportant 800 migrants vers la capitale. Ce convoi s’est dirigé vers la ville de Dugo Selo, à une trentaine de kilomètres de Zagreb, où se situe le centre de rétention de Ježevo, transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » des migrants. La plupart des migrants ont été dirigés vers les centres d’accueil pour demandeurs d’asile déjà existants à Zagreb et à Kutina (une heure à l’est de la capitale). Aux côtés de ces centres, une solution d’hébergement a été improvisée dans une clinique psychiatrique à l’abandon à Čepin, non loin d’Osijek, et deux autres lieux ont été réquisitionnés à Sisak et Beli Manastir.

     

    Le jeudi 17 au soir, l’ensemble des lieux pouvant accueillir des migrants avaient presque atteint leurs capacités maximales : 791 personnes à Ježevo, 457 à Čepin, 466 à Zagreb, 50 à Kutina, 51 à Sisak et 110 à Beli Manastir, selon les sources officielles. Assez vite, pour faire face à l’arrivée continue de migrants, des tentes ont dû être installées dans la cour de Ježevo et de Čepin, et l’armée a même proposé de prendre en charge la gestion des couchages. Une question s’est très vite imposée : la Croatie est-elle capable de faire face ? Quelle est l’état des capacités d’accueil sur le territoire croate, et quel est le contexte de réception des migrants ?

             

    Tout d’abord, le pays a une solide expérience dans l’accueil des réfugiés et déplacés du conflit des années 90. Très souvent, les observateurs croates qui défendent une politique d’ouverture et de solidarité envers les migrants rappellent que la Croatie est parvenue à prendre en charge 650 000 personnes dans ces années noires - sous-entendant que le pays pourrait aujourd’hui sans problème accueillir ce qui ne représente qu’un dixième de cet effectif…Par ailleurs certains commentateurs soulignent régulièrement qu’environ 50 000 Croates ont trouvé asile dans d’autres pays d’Europe et du monde. L’expérience de cet exil est profondément ancrée dans le vécu de certaines franges de la population, en particulier dans la région de Vukovar où se font aujourd’hui les arrivées. En termes d’infrastructures, il en résulte que certains lieux d’accueil ont perduré à travers les deux dernières décennies. Ainsi, dans la matinée de jeudi, un ancien camp de réfugiés et déplacés, en fonction de 1994 à 2007, a été « ré-aménagé » avec des tentes pour recevoir 1 200 migrants, non loin de Vinkovci.

     

    Frilosité : les conséquences d’une politique attentiste et du « tout Schengen »

     

    Pourtant, après s’être entretenu avec le chancelier fédéral autrichien Werner Faymann, le premier ministre Milanović est vite revenu sur ses premières positions, déclarant que « les capacités croates sont limitées » et insistant sur la nécessité d’identifier et d’enregistrer tous les « réfugiés », ce qui a été présenté comme un « devoir de la Croatie » malgré le fait que « ces personnes ne souhaitent pas rester en Croatie ». Comment peut-on analyser un tel basculement de discours, et quelles en sont les implications pour la gestion de la situation d’urgence ?

     

    En premier lieu, il est vrai que la Croatie était très mal préparée à un tel afflux de migrants. Au printemps 2015, la situation migratoire était stationnaire, voire calme, en Croatie : 160 personnes avaient obtenu le statut de demandeur d’asile,  et seules quelques dizaines de nouvelles demandes étaient enregistrées chaque mois. Lorsque l’idée de quotas à l’échelle européenne a été avancée, nous avons interrogé plusieurs fonctionnaires du ministère de l’Intérieur croate (MUP) sur le dispositif national d’accueil qui pourrait être mis en place dans le cas de la mise en œuvre de ce système de répartition (à l’époque, le chiffre de 747 migrants de Syrie et d’Érythrée était avancé pour la Croatie, contre 1024 prévu par le plan présenté par Claude Junker le 9 septembre).

    Les fonctionnaires du Secteur pour l’asile comme ceux du Secteur pour les migrations irrégulières nous ont invariablement répondu que le thème n’était pas d’actualité, du moins tant que l’Union européenne n’avait pas de position unanime sur le sujet. Pourtant, en juin déjà, la Hongrie annonçait sa volonté de construire un mur à la frontière avec la Serbie, ce qui pouvait naturellement laisser présager un nouveau déplacement des routes migratoires vers la Croatie. Pourtant encore, certains médias alternatifs ont tiré la sonnette d’alarme fin juin, dénonçant une « politique de l’autruche » du fait de l’absence de stratégie du gouvernement croate dans le cas d’un afflux de migrants. Plutôt que d’adopter cette attitude de laisser-faire, les autorités croates n’auraient-elles pas pu anticiper une telle situation ?

     

    C’est que les autorités croates sont tout entières affairées à une activité des plus chronophages depuis cet été : préparer l’adhésion du pays à l’espace Schengen. Début juillet, la procédure de candidature de la Croatie a été lancée : cela implique pour les autorités de remplir le fameux« questionnaire Schengen », outil devenu incontournable  pour « évaluer » tous les aspirants à l’entrée dans le club. On y trouve des questions telles que : « décrivez le modèle de sécurité frontalière dans votre pays ? », ou : « quel est le nombre actuel de personnel travaillant dans les points frontières ?». La stratégie est donc toute entière tournée vers la sécurisation de la frontière externe de l’espace Schengen, que la Croatie partage avec la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro... Et en aucun cas, vers l’accueil de migrants.

    En matière « d’hébergement », l’acquis Schengen prévoit bien plutôt l’installation de centres fermés pour migrants indésirables. Ainsi, si le village de Tovarnik a été abondamment cité dans les médias ces derniers jours, il n’a pas été précisé que la localité se prépare à voir mis en fonction un camp fermé pour migrants, officiellement dénommé « centre de transit pour l’accueil des étrangers ». Ce lieu destiné à organiser l’admission ou l’expulsion de migrants « illégalisés » est financé à hauteur de 3 millions d’euros par « l’instrument Schengen », un fond principalement alloué au contrôle de la frontière.

    « Le projet de camp fermé de Tovarnik financé par l’instrument Schengen, photo Morgane Dujmovic le 10/04/2015. » « Le projet de camp fermé de Tovarnik financé par l’instrument Schengen, photo Morgane Dujmovic le 10/04/2015. »

    Ainsi, à un moment où l’essence même de cet espace Schengen est en train de péricliter avec la réinstauration de contrôles aux frontières internes un peu partout en Europe, l’État croate se doit de se montrer « bon élève » en appliquant strictement les préceptes du Code frontières Schengen, à grands renforts de subsides européens. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que le gouvernement croate ait fait volte-face et l’on peut même supposer que ce dernier s’est fait taper sur les doigts par les représentants slovènes et autrichiens pour avoir émis l’idée de « faciliter le transit des migrants vers l’Allemagne ou la Scandinavie ». C’est probablement la raison pour laquelle jeudi, le premier ministre Milanović n’a eu de cesse de répéter que le devoir des autorités croates était d’enregistrer les migrants qui tentent de traverser le territoire croate, ou dans le cas d’un refus, de les renvoyer dans leur pays d’origine ou dans un pays de transit.

     

    Vers une fermeture de la frontière : maintenir et refouler les migrants

     

    Déjà dans la journée de jeudi, le tournant sécuritaire se laisser deviner. La cheffe de la diplomatie croate Vesna Pušić a déclaré que la Croatie n’était pas prête à accorder le droit d’asile pour des dizaines de milliers de migrants. Puis, c’est la Présidente croate Kolinda Grabar Kitarović qui a donné le ton, en convoquant une réunion du Conseil de sécurité nationale et en assurant : « bien sûr, la Croatie a montré un visage humain, mais j’affirme que pour moi compte en premier lieu la sécurité des citoyens croates et la stabilité de l’État. Je crois qu’en ce premier jour est entré de façon incontrôlée un nombre trop important de réfugiés ». Et d’ajouter : « la Croatie ne peut simplement pas satisfaire les besoins de ces personnes. (…) L’aspect humanitaire est un visage de cette crise, néanmoins d’autres visages sont bel et bien les aspects sécuritaires, économiques et sociaux ». Alors que la Présidente aurait rencontré le chef d’état-major et demandé un relèvement du niveau d’alerte de l’armée, le ministre de l’Intérieur Ranko Ostojić commençait à envisager « d’autres moyens de gérer la situation ».

    C’est en soirée que la décision est tombée : à 23h00 les autorités locales de Vukovar et d’Osijek ont interdit le trafic dans sept postes-frontières en s’appuyant sur la Loi sur la sécurité des transports sur les routes (art. 195) et la Loi sur la procédure administrative (art. 96). Vendredi 18 au petit matin, le contrôle policier était renforcé aux points frontières de Tovarnik, Ilok, Principovac, Batina, et Erdut, ce qui pose de nombreuses questions sur le tour que pourrait prendre la politique croate et sur le sort qui sera réservé aux migrants.

    Si à l’instar de la Hongrie, la Croatie ferme sa frontière avec la Serbie, qu’en sera-t-il alors des milliers de migrants bloqués en Serbie ? Seront-ils tout simplement « refoulés » à l’entrée en Croatie et maintenus dans la zone-tampon serbe ?La fermeture de la frontière externe de Schengen est une chose, certes répréhensible mais néanmoins cohérente. Celle des frontières internes en est une autre : le cas croate pose aussi la question de la fermeture potentielle de la frontière avec la Slovénie, qui pourrait bien décider de procéder comme certains de sesvoisins européens, Autriche et Allemagne en tête. D’autant que la Hongrie a déjà annoncé qu’elle pourrait construire un mur à sa frontière avec la Croatie…On peut alors imaginer que bon nombre de migrants seront tout bonnement bloqués en Croatie, où ils n’ont aucune intention de faire leur vie du fait notamment de très faibles perspectives d’intégration.

     

    A Tovarnik, des milliers de personnes étaient amassées à la gare de train toute la journée de jeudi. Ces hommes, femmes et enfants attendaient un hypothétique train qui pourrait les mener jusqu’à la capitale. Des barricades policières ont été forcées, des migrants bousculés et séparés de leurs familles. Il n’a pas fallu longtemps pour conclure à une véritable « scène de chaos ». Beaucoup de migrants interrogés par la presse croate affirmaient ne pas vouloir rester en Croatie. Certains ont souligné qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient « détenus », et ont refusé de se rendre dans les camps. Dans le même temps, la Slovénie renvoyait 150 individus vers la Croatie. Pour ces migrants maintenus sur le territoire croate, c’est à la recherche d’une solution durable que le gouvernement devrait s’atteler. 

     

    Petit à petit, l’Europe semble craquer sous toutes ses coutures. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans. D’une part, alors que la politique de fermeture des frontières s’est montrée tant inefficace qu’inhumaine dans la gestion des flux de migrants, le vieux fantasme d’une opacité totale de ces frontières continue d’être brandi par les gouvernements des Etats-Membres de l’UE, Hongrie en tête. D’autre part, malgré l’élan de solidarité manifesté par les différentes populations des Etats-Membres (à Calais et Vintimille, comme en Macédoine, en Serbie et en Croatie), depuis dimanche 13 septembre les gouvernements européens ont décidé de se fermer en réinstaurent les uns après les autres un contrôle à leurs frontières internes, suivant l’exemple de l’Allemagne. Cette absence de solidarité entre Etats-Membres entraîne inévitablement la création de zones-tampons aux frontières externes de l’espace Schengen, où les situations humaines sont désastreuses - Grèce, Italie, Ceuta et Melilla, Hongrie en sont autant d’illustrations. Dans le cas croate, on voit comme de « bonnes intentions » peuvent être annihilées par les politiques des Etats membres voisins, mais aussi par les dispositifs de l’acquis Schengen eux-mêmes. En l’absence de réponse coordonnée des gouvernements européens, ce genre de situation risque de se prolonger...mais jusqu’à quand, et jusqu’où ?

    Morgane Dujmovic est doctorante en géographie (attachée au laboratoire TELEMME de l'Université Aix-Marseille/CNRS) en recherche à l'Université de Zagreb.

  • CRISE DES FRONTIÈRES

     

    Pourquoi les réfugiés de guerre doivent-ils encore risquer leurs vies pour demander l’asile en Europe ?

    PAR RACHEL KNAEBEL 18 SEPTEMBRE 2015

    Se noyer en Méditerranée, se faire dépouiller par des passeurs sans scrupules, être enfermés dans des camps, se faire molester par des policiers, marcher de longues heures avec bagages et enfants : tels sont les risques encourus par les réfugiés qui cherchent à demander l’asile en Europe. Mais au fait, pourquoi sont-ils obligés de voyager dans ces conditions alors que beaucoup auraient les moyens de prendre l’avion ? A cause du système kafkaïen de Dublin, qui réglemente les demandes d’asile en Europe. Et du refus des Etats européens de leur accorder des visas dans les ambassades. Pourtant, des alternatives existent, plus sûres et moins coûteuses pour tout le monde, si la volonté politique est au rendez-vous.

    Partout, les frontières se ferment en Europe. Après avoir laissé entrer sur son territoire des dizaines de milliers de réfugiés coincés en Hongrie, l’Allemagne a fait marche arrière et rétabli ses contrôles aux frontières. L’Autriche a suivi, puis la Slovaquie. La France bloque depuis des mois l’entrée de réfugiés passés par l’Italie. La Hongrie a érigé une clôture sur sa frontière avec la Serbie et vient d’adopter une loi qui criminalise l’entrée “illégale” sur son territoire. Des dizaines de milliers de réfugiés se retrouvent encore coincés dans des camps de transit, dans des conditions catastrophiques, en Hongrie, en Serbie, ou en Grèce, dépassée par les arrivées sur son territoire [1].

    Plus de quatre millions de Syriens ont fui leur pays depuis le début de la guerre en 2011. Parmi eux, près de deux millions se trouvent en Turquie, plus d’un million au Liban, plus de 600 000 en Jordanie [2]. Pendant ce temps, les pays européens rétablissent les contrôles aux frontières. Et se battent sur le nombre de réfugiés qu’ils pourraient peut-être accueillir parmi ceux qui sont déjà arrivés en Grèce, en Italie ou en Hongrie, souvent après avoir traversé la Méditerranée sur des bateaux de fortune.


    Dessins réalisés par des enfants Syriens, collectés par Caritas Syria et publiés par le quotidien britannique The Independant

    La Grèce a vu débarquer 288 000 réfugiés sur ces côtes depuis début 2015, l’Italie 120 000. Il s’agit en grande partie de Syriens, d’Afghans et d’Irakiens. Le nombre d’exilés arrivés par la mer dans ces deux pays a plus que quintuplé depuis 2011 [3]. Et le nombre de morts en mer explose : 2900 réfugiés ont déjà perdu la vie ou ont été déclarés disparus dans leur traversée de la Méditerranée depuis le début de l’année. Ils étaient 3500 en 2014.

    Le kafkaïen système de Dublin

    N’y a t-il pas d’alternatives aux milliers de morts en mer et à l’enrichissement de passeurs sans scrupules ? Pourquoi les réfugiés de guerre sont-ils traités comme des criminels ? Pourquoi se retrouvent-ils coincés en Grèce alors qu’ils ne veulent pas y rester, et que le pays – qui a subi des années d’austérité imposée par ses voisins – n’a pas les moyens de les prendre en charge dignement ? Pourquoi la Hongrie recourt-elle à des méthodes de plus en plus brutales pour empêcher les réfugiés de passer sur son territoire ? La réponse tient pour beaucoup à une expression : “Le système de Dublin”.

    L’Union européenne a adopté sous ce nom un règlement [4] qui oblige les demandeurs d’asile à déposer leur demande dans le premier pays européen sur lequel ils ont posé le pied. Or, il s’agit le plus souvent des États qui se trouvent aux frontières de l’UE : Grèce, Italie et Hongrie en tête. Ce système contraint ces États à enregistrer les demandeurs et à les prendre en charge. Et à ne surtout pas les laisser partir vers un autre pays de l’UE. Si c’est le cas, l’Allemagne ou la France ont l’obligation juridique d’expulser un réfugié vers la Hongrie ou la Grèce si c’est là qu’il a été enregistré à son arrivée en Europe.

    Selon ses détracteurs, le règlement de Dublin est en grande partie responsable du chaos actuel. « Nous percevons depuis plusieurs années des dysfonctionnements du système. Et avec les nouvelles arrivées de ces derniers mois, nous voyons bien que le système ne fonctionne pas et doit être réformé, en profondeur, souligne Christophe Harrison, de France Terre d’Asile. Le système de Dublin est inégalitaire entre les États et inégalitaire pour les demandeurs d’asile. »

    « Ils doivent pouvoir aller là où ils ont des attaches »

    De facto, le règlement de Dublin n’est pas toujours respecté au vu des conditions d’accueil qui règnent dans les pays d’arrivée. L’Allemagne n’expulse plus de demandeurs d’asile vers la Grèce, quand bien même ils y auraient été enregistrés à leur arrivée en Europe. Un document de l’administration allemande, révélé fin août, donne à penser que la consigne circulait outre-Rhin de suspendre les règles de Dublin pour les demandeurs d’asile syriens. La Cour de justice de l’Union européenne avait elle-même remis en question le système en cas de « risque réel » pour le réfugié « d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants » [5].

    « Le système de Dublin a échoué. Nous le voyons bien aujourd’hui, juge aussi la député européenne verte Ska Keller. Nous demandons une réforme de fond, avec une répartition justes des demandeurs d’asile entre les États. Et en prenant en compte la volonté des réfugiés. Ils doivent pouvoir aller là où ils ont des attaches ou dans le pays dont ils maîtrisent la langue. » Le modèle de réforme envisagé par les Verts européens et plusieurs associations donnerait le droit aux demandeurs d’asile de s’enregistrer là où ils le souhaitent. Tout en mettant en place un système de compensations financières entre les États [6].

    Ouvrir des voies légales et sûres

    Pourquoi les Syriens, une fois arrivés en Turquie, au Liban ou en Jordanie, ne demandent-ils pas tout simplement un visa auprès des ambassades consulats européens, plutôt que d’entreprendre un périlleux et coûteux voyage ? Avec un visa, ils pourraient se rendre en Europe en avion. Et demander l’asile une fois sur place sans devoir se risquer dans des embarcations de fortunes ni confier leur vie à des criminels potentiels. Un vol du Liban ou de Turquie vers l’Allemagne, la France ou la Suède coûte quelques centaines d’euros, bien moins que le chemin extrêmement dangereux de la mer et des Balkans. Un voyage pendant lequel les réfugiés n’ont d’autres choix que d’enrichir les passeurs et d’alimenter la corruption. Ce serait évidemment beaucoup plus simple. Trop simple pour l’Union européenne.

    Dans les faits, les demandes d’asile déposées dans les aéroports sont très peu nombreuses : 1100 en France en 2014 , 643 dans les aéroports allemands la même année, dont 178 de Syriens, 96 d’Afghans... [7] Car les États de l’UE ne donnent presque pas de possibilités légales et sûres pour les réfugiés syriens de se rendre en Europe. « C’est absurde, nous avons en Europe un système d’asile, et c’est bien, mais pas de système d’accès à l’asile, analyse Ska Keller. Il faut créer des voies légales d’arrivée en Europe pour les réfugiés. »

    Quand le Brésil accorde plus de visas aux Syriens que la France

    Quelques pays ont bien en mis place des programmes pour faire venir légalement des Syriens ou des minorités persécutées de la région depuis le début de la guerre. Mais il ne s’agit à chaque fois que de quelques milliers, voire de quelques centaines de personnes. La France a décidé l’année dernière d’accueillir sur deux ans 1000 personnes venues de Syrie ou des camps de réfugiés des pays voisins. Le pays a aussi distribué depuis 2012, 1880 visas d’asile à des Syriens [8]. Des visas qui leur permettent de se rendre légalement en France pour y déposer une demande d’asile. Pour comparaison, le programme d’accueil légal de la Suède a fait venir 2700 Syriens. Le Brésil a de son côté déjà distribué plus de 7000 visas humanitaires à des réfugiés de Syrie.

    « Le fait que la France donne des visas d’asile est en soi une bonne pratique. C’est quelque chose qui n’existe pas partout en Europe, précise Christophe Harrison. Mais leur nombre est extrêmement limité. Et quand on compare le programme français d’accueil légal de Syriens à celui de l’Allemagne, par exemple, on voit que la générosité de la France est mesurée. » L’État fédéral allemand a mis en place en 2013 un programme d’accueil légal de 20 000 Syriens. Les régions allemandes ont décidé de faire venir environ 15 000 personnes supplémentaires, mais seulement si elles avaient de la famille en Allemagne qui s’engageait à les prendre en charge financièrement. Là encore, le nombre est finalement très limité au vu des demandes et des dizaines de milliers de réfugiés qui sont arrivés par la voie non légale de la Méditerranée, des Balkans et de l’Autriche dans les gares allemandes ces dernières semaines [9]. Aucun nouveau programme n’est prévu pour l’instant.

    Les réfugiés syriens : persona non grata dans les aéroports

    À côté de ces voies spécifiques, il reste en théorie la possibilité aux réfugiés syriens de demander des visas classiques, d’études, de regroupement familial, voire de tourisme. Mais les chances d’en obtenir sont faibles. En France, en 2013 [10], seulement 2957 visas ont été accordés à des Syriens. Et dans 2136 cas, les demandes de visas ont même été refusées.

    Pire, début 2013, la France a réinstauré l’obligation pour les Syriens de posséder un visa de transit aéroportuaire pour faire escale dans un aéroport français. Pourquoi ? Pour trouver asile en France, certains Syriens prenaient un billet d’avion vers un État qui ne les soumettait pas à un visa, mais avec un transit par des aéroports européens. Une fois arrivés en France, ils y déposaient parfois une demande d’asile.

    « Le visa de transit aéroportuaire représente une difficulté supplémentaire pour les Syriens qui cherchent protection, regrette Christophe Harrison. Une chose est sûre, développer des voies légales, ce sont autant de voyageurs qui ne vont pas emprunter des voies dangereuses, et qui pourront trouver protection sans risquer leur vie. » À rebours de ce verrou supplémentaire, les Verts européens proposent de leur côté de prendre le chemin complètement inverse : supprimer l’obligation de visa pour les Syriens qui voudraient venir en Europe.

    Militarisation des frontières

    Ce n’est évidement pas la direction prise par l’Europe. Bien plus que d’ouvrir des chemins sûrs pour les populations en danger, l’Union a renforcé ses frontières, avec toujours plus de moyens militaires. L’agence européenne de protection des frontières Frontex, créée en 2004, dispose d’un budget de 114 millions d’euros pour 2015. C’est dix fois plus que celui du Bureau européen d’appui en matière d’asile [11], une structure chargée depuis 2010 de renforcer les échanges entre États européens sur l’accueil des réfugiés.

    Une toute nouvelle mission militaire européenne est active depuis quelques mois dans les eaux méditerranéennes. Son cahier des charges : traquer les bateaux de migrants et leurs passeurs. C’est l’opération Eunavfor Med, en cours depuis juin [12]. Elle compte déjà quatre navires militaire, cinq avions, un hélicoptère. Aucun n’est destiné à aider les réfugiés à traverser la Méditerranée.

    Rachel Knaebel

    Photo : CC via flickr
    Illustrations : Dessins réalisés par des enfants Syriens, collectés par Caritas Syria et publiés par le quotidien britannique The Independant et signalés par Big Browser.

    Voir aussi : 
    - Le site de la campagne Frontexit
    - Le blog des photographes de l’AFP : Réfugiés dans l’enfer hongrois

    Lire aussi : 
    - Accueil des réfugiés : quand l’ombre de « la conférence de la honte » de 1938 plane sur l’Europe de 2015
    - Le business de la xénophobie en plein boom

    Notes

    [1Voir ici.

    [2Source : Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU.

    [3Plus de 410 000 depuis début 2015 contre 70 000 en 2011, selon les chiffres du HCR.

    [4Aujourd’hui dit règlement de Dublin III, adopté en 2013 et qui est venu replacer Dublin II, de 2003. La première convention de Dublin date de 1990.

    [5Voir ici.

    [6Les propositions des Verts au Parlement européen pour réformer le système de Dublin sont à lire ici, en anglais. Et celles de France Terre d’asile ici.

    [7Les chiffres français sont fournis par le rapport annuel de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, p 33), pour les chiffres allemands, voir ici, p 52.

    [8Selon les chiffres du HCR. Voir ici.

    [9Le gouvernement allemand estime que 140 000 Syriens sont venus se réfugier en Allemagne depuis le début du conflit.

    [10Selon les chiffres de l’association La Cimade.

    [11Voir ici.

    [12Voir ici et ici.

  • Croatie : comment l'on passe de l'accueil au contrôle des migrants

     

    18 septembre 2015 | Par Les invités de Mediapart

     

    Après la Hongrie, l'Allemagne, l'Autriche, la République Tchèque, la Slovaquie et la Slovénie, la Croatie ferme à son tour une partie de ses frontières face à l'afflux des migrants. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans. Morgane Dujmovic, doctorante en géographie en recherche à l'Université de Zagreb, nous livre son analyse.

     


     

     Le mardi 15 septembre 2015, la Hongrie achevait de clôturer sa frontière avec la Serbie. Le jour suivant, la Croatie faisait le « buzz » : on découvrait un peu partout dans les médias qu’une « nouvelle route migratoire » s’ouvrait entre la ville de Šid en Serbie (province de Voïvodine) et le petit village de Tovarnik, en Croatie (Slavonie orientale). Si cet axe constitue une « porte d’entrée dans l’UE » depuis plusieurs années déjà, les arrivées constatées en 24 heures sont sans précédent. Le chiffre annoncé mercredi soir par le ministère de l’Intérieur croate de 1 191 personnes était porté à 5 650 jeudi matin, à 7 300 dans l’après-midi, pour se stabiliser autour de 9 200 à 19h00 et de 11 000 à 22h00. Dans la nuit de jeudi 17 à vendredi 18, 2 000 personnes supplémentaires ont été enregistrées.

     

    La première réaction des autorités croates laissait attendre une politique « à visage humain » : des bus et des trains ont été affrétés pour amener les migrants de la gare de Tovarnik au centre de rétention de Ježevo, spécialement transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » ; plusieurs lieux d’accueil ont par ailleurs été établis dans l’urgence.

    Les premières déclarations politiques, notamment celles du premier ministre Zoran Milanović, laissaient même supposer qu’un corridor humanitaire serait aménagé pour les migrants, non sans un certain cynisme quant à la supposée fonction de « transit » de la Croatie : « Ils pourront passer par la Croatie et nous travaillons à ce propos (…). Nous sommes prêts à accepter ces gens, quelles que soient leur religion et la couleur de leur peau, et à les diriger vers les destinations où ils souhaitent se rendre, l’Allemagne et la Scandinavie ». Pourtant, dès jeudi, c’est un tout autre discours qui fleurissait dans les médias croates : à l’idée d’accueil inconditionnel succédait la crainte que les capacités croates ne soient insuffisantes, voire que les migrants ne soient finalement bloqués en Croatie si l’Autriche décide de poursuivre la fermeture de sa frontière, et que la Slovénie s’emploie à en faire de même…Et à la Présidente de la République de Croatie de conclure que les « aspects sécuritaires » devaient l’emporter sur les besoins humanitaires...

     

    Le premier constat qui s’impose, une fois de plus, est que le contrôle migratoire et la fermeture des frontières, bien loin de stopper les migrants sur leurs routes, les amènent à de nouveaux contournements sur des routes toujours plus dangereuses. Mais le cas croate nous enseigne aussi sur la tendance généralisée d’une gestion sécuritaire de ces migrants contraints à fuir vers l’Europe. Comment peut-on passer, en 24 heures, d’une logique de l’accueil à une logique de fermeture des frontières ?


     

    Croatie : une « nouvelle » porte d’entrée dans l’Union européenne ?

     

    Jusqu’à la fin de l’été 2015, les parcours migratoires se dirigeaient majoritairement vers la Hongrie, déjà membre de l’espace Schengen, plutôt que vers la Croatie, membre de l’Union européenne mais encore exclue de Schengen. Cette tendance ne signifie pas qu’aucun migrant ne passait auparavant par la Croatie. Dans une carte publiée sur le dossier participatif Ouvrez L’Europe, nous avons d’ailleurs retracé le parcours d’un jeune homme marocain à travers les Balkans entre 2011 et juillet 2015, parcours qui l’avait amené à traverser la Croatie avant d’être renvoyé de l’Autriche à la Croatie dans la cadre du règlement Dublin III.

    Pour l’année 2014, le ministère de l’Intérieur croate (MUP) a comptabilisé 3 914 « franchissements irréguliers des frontières étatiques », contre 4 734 en 2013. Dans la région de Vukovar-Srem (Vukovarsko-Srijemska Županija) qui jouxte la Serbie, à peine 993 passages irréguliers ont été détectés en 2013 et 797 en 2014. Bien sûr, ces chiffres semblent dérisoires à côté des statistiques françaises ou allemandes (800 000 arrivées attendues pour 2015). Mais la Croatie est un pays de taille relativement réduite, qui rassemble une population de 4 millions 300 000 habitants. Par ailleurs, le système d’asile mis en place dans le cadre du processus d’adhésion à l’Union européenne est très récent ; la première Loi sur l’asile est entrée en vigueur en 2004. Dans ces conditions, on peut comprendre que l’arrivée de près de 10 000 migrants en 24 heures amène les autorités de Zagreb à parler de véritable « crise humanitaire ».

     

    Quelle politique d’accueil est possible en Croatie ?

     

    Face à cet afflux non anticipé, les premières annonces politiques ont porté à croire que le gouvernement croate se montrerait « humain » voire « généreux » dans sa politique d’accueil des migrants. Ainsi les déclarations du premier ministre Zoran Milanović laissaient entendre que la Croatie « accepterait » que les migrants transitent par le territoire croate, alors que le ministre de l’Intérieur Ranko Ostojić affirmait que « la Croatie est prête à accueillir jusqu’à 1 500 réfugiés par jour et cherchera des solutions pour augmenter ses capacités si leur nombre augmentait ». De son côté, le ministre de la Santé Siniša Varga a souligné que la Croatie a pu accueillir 450 000 réfugiés durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) ; il a même sous-entendu que les infrastructures touristiques pourraient être utilisées pour accueillir les migrants d’aujourd’hui, comme cela a été fait à l’époque du conflit.

     

    Dans cette première phase de l’accueil, les autorités croates ont de plus affrété un train transportant 800 migrants vers la capitale. Ce convoi s’est dirigé vers la ville de Dugo Selo, à une trentaine de kilomètres de Zagreb, où se situe le centre de rétention de Ježevo, transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » des migrants. La plupart des migrants ont été dirigés vers les centres d’accueil pour demandeurs d’asile déjà existants à Zagreb et à Kutina (une heure à l’est de la capitale). Aux côtés de ces centres, une solution d’hébergement a été improvisée dans une clinique psychiatrique à l’abandon à Čepin, non loin d’Osijek, et deux autres lieux ont été réquisitionnés à Sisak et Beli Manastir.

     

    Le jeudi 17 au soir, l’ensemble des lieux pouvant accueillir des migrants avaient presque atteint leurs capacités maximales : 791 personnes à Ježevo, 457 à Čepin, 466 à Zagreb, 50 à Kutina, 51 à Sisak et 110 à Beli Manastir, selon les sources officielles. Assez vite, pour faire face à l’arrivée continue de migrants, des tentes ont dû être installées dans la cour de Ježevo et de Čepin, et l’armée a même proposé de prendre en charge la gestion des couchages. Une question s’est très vite imposée : la Croatie est-elle capable de faire face ? Quelle est l’état des capacités d’accueil sur le territoire croate, et quel est le contexte de réception des migrants ?

    Tout d’abord, le pays a une solide expérience dans l’accueil des réfugiés et déplacés du conflit des années 90. Très souvent, les observateurs croates qui défendent une politique d’ouverture et de solidarité envers les migrants rappellent que la Croatie est parvenue à prendre en charge 650 000 personnes dans ces années noires - sous-entendant que le pays pourrait aujourd’hui sans problème accueillir ce qui ne représente qu’un dixième de cet effectif…Par ailleurs certains commentateurs soulignent régulièrement qu’environ 50 000 Croates ont trouvé asile dans d’autres pays d’Europe et du monde. L’expérience de cet exil est profondément ancrée dans le vécu de certaines franges de la population, en particulier dans la région de Vukovar où se font aujourd’hui les arrivées. En termes d’infrastructures, il en résulte que certains lieux d’accueil ont perduré à travers les deux dernières décennies. Ainsi, dans la matinée de jeudi, un ancien camp de réfugiés et déplacés, en fonction de 1994 à 2007, a été « ré-aménagé » avec des tentes pour recevoir 1 200 migrants, non loin de Vinkovci.

     

    Frilosité : les conséquences d’une politique attentiste et du « tout Schengen »

     

    Pourtant, après s’être entretenu avec le chancelier fédéral autrichien Werner Faymann, le premier ministre Milanović est vite revenu sur ses premières positions, déclarant que « les capacités croates sont limitées » et insistant sur la nécessité d’identifier et d’enregistrer tous les « réfugiés », ce qui a été présenté comme un « devoir de la Croatie » malgré le fait que « ces personnes ne souhaitent pas rester en Croatie ». Comment peut-on analyser un tel basculement de discours, et quelles en sont les implications pour la gestion de la situation d’urgence ?

     

    En premier lieu, il est vrai que la Croatie était très mal préparée à un tel afflux de migrants. Au printemps 2015, la situation migratoire était stationnaire, voire calme, en Croatie : 160 personnes avaient obtenu le statut de demandeur d’asile, et seules quelques dizaines de nouvelles demandes étaient enregistrées chaque mois. Lorsque l’idée de quotas à l’échelle européenne a été avancée, nous avons interrogé plusieurs fonctionnaires du ministère de l’Intérieur croate (MUP) sur le dispositif national d’accueil qui pourrait être mis en place dans le cas de la mise en œuvre de ce système de répartition (à l’époque, le chiffre de 747 migrants de Syrie et d’Érythrée était avancé pour la Croatie, contre 1024 prévu par le plan présenté par Claude Junker le 9 septembre).

    Les fonctionnaires du Secteur pour l’asile comme ceux du Secteur pour les migrations irrégulières nous ont invariablement répondu que le thème n’était pas d’actualité, du moins tant que l’Union européenne n’avait pas de position unanime sur le sujet. Pourtant, en juin déjà, la Hongrie annonçait sa volonté de construire un mur à la frontière avec la Serbie, ce qui pouvait naturellement laisser présager un nouveau déplacement des routes migratoires vers la Croatie. Pourtant encore, certains médias alternatifs ont tiré la sonnette d’alarme fin juin, dénonçant une « politique de l’autruche » du fait de l’absence de stratégie du gouvernement croate dans le cas d’un afflux de migrants. Plutôt que d’adopter cette attitude de laisser-faire, les autorités croates n’auraient-elles pas pu anticiper une telle situation ?

     

    C’est que les autorités croates sont tout entières affairées à une activité des plus chronophages depuis cet été : préparer l’adhésion du pays à l’espace Schengen. Début juillet, la procédure de candidature de la Croatie a été lancée : cela implique pour les autorités de remplir le fameux « questionnaire Schengen », outil devenu incontournable pour « évaluer » tous les aspirants à l’entrée dans le club. On y trouve des questions telles que : « décrivez le modèle de sécurité frontalière dans votre pays ? », ou : « quel est le nombre actuel de personnel travaillant dans les points frontières ?». La stratégie est donc toute entière tournée vers la sécurisation de la frontière externe de l’espace Schengen, que la Croatie partage avec la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro... Et en aucun cas, vers l’accueil de migrants.

    En matière « d’hébergement », l’acquis Schengen prévoit bien plutôt l’installation de centres fermés pour migrants indésirables. Ainsi, si le village de Tovarnik a été abondamment cité dans les médias ces derniers jours, il n’a pas été précisé que la localité se prépare à voir mis en fonction un camp fermé pour migrants, officiellement dénommé « centre de transit pour l’accueil des étrangers ». Ce lieu destiné à organiser l’admission ou l’expulsion de migrants « illégalisés » est financé à hauteur de 3 millions d’euros par « l’instrument Schengen », un fond principalement alloué au contrôle de la frontière.

    « Le projet de camp fermé de Tovarnik financé par l’instrument Schengen, photo Morgane Dujmovic le 10/04/2015. »

    Ainsi, à un moment où l’essence même de cet espace Schengen est en train de péricliter avec la réinstauration de contrôles aux frontières internes un peu partout en Europe, l’État croate se doit de se montrer « bon élève » en appliquant strictement les préceptes du Code frontières Schengen, à grands renforts de subsides européens. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que le gouvernement croate ait fait volte-face et l’on peut même supposer que ce dernier s’est fait taper sur les doigts par les représentants slovènes et autrichiens pour avoir émis l’idée de « faciliter le transit des migrants vers l’Allemagne ou la Scandinavie ». C’est probablement la raison pour laquelle jeudi, le premier ministre Milanović n’a eu de cesse de répéter que le devoir des autorités croates était d’enregistrer les migrants qui tentent de traverser le territoire croate, ou dans le cas d’un refus, de les renvoyer dans leur pays d’origine ou dans un pays de transit.

     

    Vers une fermeture de la frontière : maintenir et refouler les migrants

     

    Déjà dans la journée de jeudi, le tournant sécuritaire se laisser deviner. La cheffe de la diplomatie croate Vesna Pušić a déclaré que la Croatie n’était pas prête à accorder le droit d’asile pour des dizaines de milliers de migrants. Puis, c’est la Présidente croate Kolinda Grabar Kitarović qui a donné le ton, en convoquant une réunion du Conseil de sécurité nationale et en assurant : « bien sûr, la Croatie a montré un visage humain, mais j’affirme que pour moi compte en premier lieu la sécurité des citoyens croates et la stabilité de l’État. Je crois qu’en ce premier jour est entré de façon incontrôlée un nombre trop important de réfugiés ». Et d’ajouter : « la Croatie ne peut simplement pas satisfaire les besoins de ces personnes. (…) L’aspect humanitaire est un visage de cette crise, néanmoins d’autres visages sont bel et bien les aspects sécuritaires, économiques et sociaux ». Alors que la Présidente aurait rencontré le chef d’état-major et demandé un relèvement du niveau d’alerte de l’armée, le ministre de l’Intérieur Ranko Ostojić commençait à envisager « d’autres moyens de gérer la situation ».

    C’est en soirée que la décision est tombée : à 23h00 les autorités locales de Vukovar et d’Osijek ont interdit le trafic dans sept postes-frontières en s’appuyant sur la Loi sur la sécurité des transports sur les routes (art. 195) et la Loi sur la procédure administrative (art. 96). Vendredi 18 au petit matin, le contrôle policier était renforcé aux points frontières de Tovarnik, Ilok, Principovac, Batina, et Erdut, ce qui pose de nombreuses questions sur le tour que pourrait prendre la politique croate et sur le sort qui sera réservé aux migrants.

    Si à l’instar de la Hongrie, la Croatie ferme sa frontière avec la Serbie, qu’en sera-t-il alors des milliers de migrants bloqués en Serbie ? Seront-ils tout simplement « refoulés » à l’entrée en Croatie et maintenus dans la zone-tampon serbe ?La fermeture de la frontière externe de Schengen est une chose, certes répréhensible mais néanmoins cohérente. Celle des frontières internes en est une autre : le cas croate pose aussi la question de la fermeture potentielle de la frontière avec la Slovénie, qui pourrait bien décider de procéder comme certains de ses voisins européens, Autriche et Allemagne en tête. D’autant que la Hongrie a déjà annoncé qu’elle pourrait construire un mur à sa frontière avec la Croatie…On peut alors imaginer que bon nombre de migrants seront tout bonnement bloqués en Croatie, où ils n’ont aucune intention de faire leur vie du fait notamment de très faibles perspectives d’intégration.

     

    A Tovarnik, des milliers de personnes étaient amassées à la gare de train toute la journée de jeudi. Ces hommes, femmes et enfants attendaient un hypothétique train qui pourrait les mener jusqu’à la capitale. Des barricades policières ont été forcées, des migrants bousculés et séparés de leurs familles. Il n’a pas fallu longtemps pour conclure à une véritable « scène de chaos ». Beaucoup de migrants interrogés par la presse croate affirmaient ne pas vouloir rester en Croatie. Certains ont souligné qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient « détenus », et ont refusé de se rendre dans les camps. Dans le même temps, la Slovénie renvoyait 150 individus vers la Croatie. Pour ces migrants maintenus sur le territoire croate, c’est à la recherche d’une solution durable que le gouvernement devrait s’atteler. 

     

    Petit à petit, l’Europe semble craquer sous toutes ses coutures. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans. D’une part, alors que la politique de fermeture des frontières s’est montrée tant inefficace qu’inhumaine dans la gestion des flux de migrants, le vieux fantasme d’une opacité totale de ces frontières continue d’être brandi par les gouvernements des Etats-Membres de l’UE, Hongrie en tête. D’autre part, malgré l’élan de solidarité manifesté par les différentes populations des Etats-Membres (à Calais et Vintimille, comme en Macédoine, en Serbie et en Croatie), depuis dimanche 13 septembre les gouvernements européens ont décidé de se fermer en réinstaurent les uns après les autres un contrôle à leurs frontières internes, suivant l’exemple de l’Allemagne. Cette absence de solidarité entre Etats-Membres entraîne inévitablement la création de zones-tampons aux frontières externes de l’espace Schengen, où les situations humaines sont désastreuses - Grèce, Italie, Ceuta et Melilla, Hongrie en sont autant d’illustrations. Dans le cas croate, on voit comme de « bonnes intentions » peuvent être annihilées par les politiques des Etats membres voisins, mais aussi par les dispositifs de l’acquis Schengen eux-mêmes. En l’absence de réponse coordonnée des gouvernements européens, ce genre de situation risque de se prolonger...mais jusqu’à quand, et jusqu’où ?

    Morgane Dujmovic est doctorante en géographie (attachée au laboratoire TELEMME de l'Université Aix-Marseille/CNRS) en recherche à l'Université de Zagreb.

     

  • Chasse aux grévistes au Royaume-Uni

    18 juillet 2015 | Par Florian Cornu

    David Cameron © Photo par Thierry Erhman sous licence CC

    Mercredi 15 juillet dernier, à peine deux semaine après l'annonce de coupes budgétaires drastiques dans le budget des aides sociales, le gouvernement conservateur de David Cameron a présenté un nouveau projet de loi clairement anti-syndicat. En encadrant et en criminalisant le droit de grève, ce projet qui remet en cause le droit du travail vise également à affaiblir le Labour (parti travailliste).

    Comme l'analyse le Guardian dans un article du 15 juillet 2015, il s'agit là d'une attaque clairement idéologique. Elle est liée à la diffusion de l'idée selon laquelle les syndicats appellent à la grève par plaisir. Elle vise également, en encadrant les dons des membres des syndicats réservés au financement des partis politiques, à affaiblir le Labour qui en tire la majeure partie de son budget. Un pied de nez au pluralisme démocratique en somme.

    Le projet qui visait, à la base, à rendre illégale une grève ne rassemblant pas au moins 40% des votes des salariés, va maintenant beaucoup plus loin. Les mesures proposées sont les suivantes :

    -Les membres des syndicats se verront demander tous les 5 ans s'ils souhaitent continuer à verser le surplus à leur adhésion au syndicat. Cette somme sert à financer les partis politiques affiliés aux syndicats.

    -L'obligation pour les syndicats et grévistes de donner un préavis de 14 jours avant toute grève 

    -L'entreprise dont les salariés sont en grève pourra embaucher des contractuels pour remplacer les grévistes et "briser les piquets de grèves"

    -Les syndicats devront également renouveler le vote d'une grève dans les 4 mois succédant le premier vote.

    -Criminaliser les piquets de grève dits "intimidants ou "illégaux" pour pouvoir attaquer les syndicats et les grévistes en justice.

    -Préciser sur le bulletin de vote de la grève les raisons claires de cette dernière, et les types d'actions prévues.

    -La possibilité pour le gouvernement de demander des dommages d'un maximum de 20 000 livres sterling pour non respect des procédures s'appliquant à la grève. Il pourra également mener chaque année une enquête (financée par l'entreprise mais également par le syndicat) pour s'assurer de la "confirmité" des procédures. 

    -Évocation pendant le débat sur la loi d'utilisation de canons à eaux pour disperser les émeutes telles que celles survenues à Londres en 2011.

    Productivité vs Précarité

    Le gouvernement justifie ce projet de loi dit "Javid" (du nom de son instigateur Sajid Javid) par l'augmentation du nombre de préavis de grève dans le métro londonien, les chemins de fer et les écoles depuis deux ans. Si les mesures de cette proposition parlent d'elles-mêmes, la secrétaire à la santé et Sajid Javid, le secrétaire d'état au Commerce à l'Innovation et au Savoir-Faire, ont tenu des discours explicites pour la justifier.

    Il s'agirait de ne plus "nuire à la productivité" et de trouver "le juste milieu entre les intérêts des syndicats et de ceux qui veulent aller travailler à l'heure et ne peuvent se rendre au travail que via un unique moyen de transport".

    Bien sûr, cette proposition de loi n'est que le prolongement d'une idéologie et des réformes qui en découlent par le gouvernement conservateur de David Cameron depuis 2010. Une évolution naturelle pourrait-on dire, et un débat intéressant à l'heure où on ne cesse d'entendre que l'économie anglaise et son taux de chômage se portent bien. On entend bien souvent que le Royaume-Uni, à la manière du "modèle allemand", entretient une culture du business salvatrice pour la croissance.

    Pourtant, ces résultats économiques sont trompeurs et brandis hors contexte : une flexibilité outrancière du marché de l'emploi, des périodes d'essai de 6 mois et des contrats précaires dont les fameux "zero-hour". Toutes ces mesures qui minent la jeunesse, les immigrés et des retraités qui se voient bien souvent obligés de travailler aux caisses des supermarchés pour compenser une retraite quasi inexistante. Des mesures enfin, qui font du Royaume-Uni l'un des pays les plus inégalitaires en Europe aujourd'hui. (Indice GINI 2015)