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Immigration

  • CRISE DES FRONTIÈRES

     

    Pourquoi les réfugiés de guerre doivent-ils encore risquer leurs vies pour demander l’asile en Europe ?

    PAR RACHEL KNAEBEL 18 SEPTEMBRE 2015

    Se noyer en Méditerranée, se faire dépouiller par des passeurs sans scrupules, être enfermés dans des camps, se faire molester par des policiers, marcher de longues heures avec bagages et enfants : tels sont les risques encourus par les réfugiés qui cherchent à demander l’asile en Europe. Mais au fait, pourquoi sont-ils obligés de voyager dans ces conditions alors que beaucoup auraient les moyens de prendre l’avion ? A cause du système kafkaïen de Dublin, qui réglemente les demandes d’asile en Europe. Et du refus des Etats européens de leur accorder des visas dans les ambassades. Pourtant, des alternatives existent, plus sûres et moins coûteuses pour tout le monde, si la volonté politique est au rendez-vous.

    Partout, les frontières se ferment en Europe. Après avoir laissé entrer sur son territoire des dizaines de milliers de réfugiés coincés en Hongrie, l’Allemagne a fait marche arrière et rétabli ses contrôles aux frontières. L’Autriche a suivi, puis la Slovaquie. La France bloque depuis des mois l’entrée de réfugiés passés par l’Italie. La Hongrie a érigé une clôture sur sa frontière avec la Serbie et vient d’adopter une loi qui criminalise l’entrée “illégale” sur son territoire. Des dizaines de milliers de réfugiés se retrouvent encore coincés dans des camps de transit, dans des conditions catastrophiques, en Hongrie, en Serbie, ou en Grèce, dépassée par les arrivées sur son territoire [1].

    Plus de quatre millions de Syriens ont fui leur pays depuis le début de la guerre en 2011. Parmi eux, près de deux millions se trouvent en Turquie, plus d’un million au Liban, plus de 600 000 en Jordanie [2]. Pendant ce temps, les pays européens rétablissent les contrôles aux frontières. Et se battent sur le nombre de réfugiés qu’ils pourraient peut-être accueillir parmi ceux qui sont déjà arrivés en Grèce, en Italie ou en Hongrie, souvent après avoir traversé la Méditerranée sur des bateaux de fortune.


    Dessins réalisés par des enfants Syriens, collectés par Caritas Syria et publiés par le quotidien britannique The Independant

    La Grèce a vu débarquer 288 000 réfugiés sur ces côtes depuis début 2015, l’Italie 120 000. Il s’agit en grande partie de Syriens, d’Afghans et d’Irakiens. Le nombre d’exilés arrivés par la mer dans ces deux pays a plus que quintuplé depuis 2011 [3]. Et le nombre de morts en mer explose : 2900 réfugiés ont déjà perdu la vie ou ont été déclarés disparus dans leur traversée de la Méditerranée depuis le début de l’année. Ils étaient 3500 en 2014.

    Le kafkaïen système de Dublin

    N’y a t-il pas d’alternatives aux milliers de morts en mer et à l’enrichissement de passeurs sans scrupules ? Pourquoi les réfugiés de guerre sont-ils traités comme des criminels ? Pourquoi se retrouvent-ils coincés en Grèce alors qu’ils ne veulent pas y rester, et que le pays – qui a subi des années d’austérité imposée par ses voisins – n’a pas les moyens de les prendre en charge dignement ? Pourquoi la Hongrie recourt-elle à des méthodes de plus en plus brutales pour empêcher les réfugiés de passer sur son territoire ? La réponse tient pour beaucoup à une expression : “Le système de Dublin”.

    L’Union européenne a adopté sous ce nom un règlement [4] qui oblige les demandeurs d’asile à déposer leur demande dans le premier pays européen sur lequel ils ont posé le pied. Or, il s’agit le plus souvent des États qui se trouvent aux frontières de l’UE : Grèce, Italie et Hongrie en tête. Ce système contraint ces États à enregistrer les demandeurs et à les prendre en charge. Et à ne surtout pas les laisser partir vers un autre pays de l’UE. Si c’est le cas, l’Allemagne ou la France ont l’obligation juridique d’expulser un réfugié vers la Hongrie ou la Grèce si c’est là qu’il a été enregistré à son arrivée en Europe.

    Selon ses détracteurs, le règlement de Dublin est en grande partie responsable du chaos actuel. « Nous percevons depuis plusieurs années des dysfonctionnements du système. Et avec les nouvelles arrivées de ces derniers mois, nous voyons bien que le système ne fonctionne pas et doit être réformé, en profondeur, souligne Christophe Harrison, de France Terre d’Asile. Le système de Dublin est inégalitaire entre les États et inégalitaire pour les demandeurs d’asile. »

    « Ils doivent pouvoir aller là où ils ont des attaches »

    De facto, le règlement de Dublin n’est pas toujours respecté au vu des conditions d’accueil qui règnent dans les pays d’arrivée. L’Allemagne n’expulse plus de demandeurs d’asile vers la Grèce, quand bien même ils y auraient été enregistrés à leur arrivée en Europe. Un document de l’administration allemande, révélé fin août, donne à penser que la consigne circulait outre-Rhin de suspendre les règles de Dublin pour les demandeurs d’asile syriens. La Cour de justice de l’Union européenne avait elle-même remis en question le système en cas de « risque réel » pour le réfugié « d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants » [5].

    « Le système de Dublin a échoué. Nous le voyons bien aujourd’hui, juge aussi la député européenne verte Ska Keller. Nous demandons une réforme de fond, avec une répartition justes des demandeurs d’asile entre les États. Et en prenant en compte la volonté des réfugiés. Ils doivent pouvoir aller là où ils ont des attaches ou dans le pays dont ils maîtrisent la langue. » Le modèle de réforme envisagé par les Verts européens et plusieurs associations donnerait le droit aux demandeurs d’asile de s’enregistrer là où ils le souhaitent. Tout en mettant en place un système de compensations financières entre les États [6].

    Ouvrir des voies légales et sûres

    Pourquoi les Syriens, une fois arrivés en Turquie, au Liban ou en Jordanie, ne demandent-ils pas tout simplement un visa auprès des ambassades consulats européens, plutôt que d’entreprendre un périlleux et coûteux voyage ? Avec un visa, ils pourraient se rendre en Europe en avion. Et demander l’asile une fois sur place sans devoir se risquer dans des embarcations de fortunes ni confier leur vie à des criminels potentiels. Un vol du Liban ou de Turquie vers l’Allemagne, la France ou la Suède coûte quelques centaines d’euros, bien moins que le chemin extrêmement dangereux de la mer et des Balkans. Un voyage pendant lequel les réfugiés n’ont d’autres choix que d’enrichir les passeurs et d’alimenter la corruption. Ce serait évidemment beaucoup plus simple. Trop simple pour l’Union européenne.

    Dans les faits, les demandes d’asile déposées dans les aéroports sont très peu nombreuses : 1100 en France en 2014 , 643 dans les aéroports allemands la même année, dont 178 de Syriens, 96 d’Afghans... [7] Car les États de l’UE ne donnent presque pas de possibilités légales et sûres pour les réfugiés syriens de se rendre en Europe. « C’est absurde, nous avons en Europe un système d’asile, et c’est bien, mais pas de système d’accès à l’asile, analyse Ska Keller. Il faut créer des voies légales d’arrivée en Europe pour les réfugiés. »

    Quand le Brésil accorde plus de visas aux Syriens que la France

    Quelques pays ont bien en mis place des programmes pour faire venir légalement des Syriens ou des minorités persécutées de la région depuis le début de la guerre. Mais il ne s’agit à chaque fois que de quelques milliers, voire de quelques centaines de personnes. La France a décidé l’année dernière d’accueillir sur deux ans 1000 personnes venues de Syrie ou des camps de réfugiés des pays voisins. Le pays a aussi distribué depuis 2012, 1880 visas d’asile à des Syriens [8]. Des visas qui leur permettent de se rendre légalement en France pour y déposer une demande d’asile. Pour comparaison, le programme d’accueil légal de la Suède a fait venir 2700 Syriens. Le Brésil a de son côté déjà distribué plus de 7000 visas humanitaires à des réfugiés de Syrie.

    « Le fait que la France donne des visas d’asile est en soi une bonne pratique. C’est quelque chose qui n’existe pas partout en Europe, précise Christophe Harrison. Mais leur nombre est extrêmement limité. Et quand on compare le programme français d’accueil légal de Syriens à celui de l’Allemagne, par exemple, on voit que la générosité de la France est mesurée. » L’État fédéral allemand a mis en place en 2013 un programme d’accueil légal de 20 000 Syriens. Les régions allemandes ont décidé de faire venir environ 15 000 personnes supplémentaires, mais seulement si elles avaient de la famille en Allemagne qui s’engageait à les prendre en charge financièrement. Là encore, le nombre est finalement très limité au vu des demandes et des dizaines de milliers de réfugiés qui sont arrivés par la voie non légale de la Méditerranée, des Balkans et de l’Autriche dans les gares allemandes ces dernières semaines [9]. Aucun nouveau programme n’est prévu pour l’instant.

    Les réfugiés syriens : persona non grata dans les aéroports

    À côté de ces voies spécifiques, il reste en théorie la possibilité aux réfugiés syriens de demander des visas classiques, d’études, de regroupement familial, voire de tourisme. Mais les chances d’en obtenir sont faibles. En France, en 2013 [10], seulement 2957 visas ont été accordés à des Syriens. Et dans 2136 cas, les demandes de visas ont même été refusées.

    Pire, début 2013, la France a réinstauré l’obligation pour les Syriens de posséder un visa de transit aéroportuaire pour faire escale dans un aéroport français. Pourquoi ? Pour trouver asile en France, certains Syriens prenaient un billet d’avion vers un État qui ne les soumettait pas à un visa, mais avec un transit par des aéroports européens. Une fois arrivés en France, ils y déposaient parfois une demande d’asile.

    « Le visa de transit aéroportuaire représente une difficulté supplémentaire pour les Syriens qui cherchent protection, regrette Christophe Harrison. Une chose est sûre, développer des voies légales, ce sont autant de voyageurs qui ne vont pas emprunter des voies dangereuses, et qui pourront trouver protection sans risquer leur vie. » À rebours de ce verrou supplémentaire, les Verts européens proposent de leur côté de prendre le chemin complètement inverse : supprimer l’obligation de visa pour les Syriens qui voudraient venir en Europe.

    Militarisation des frontières

    Ce n’est évidement pas la direction prise par l’Europe. Bien plus que d’ouvrir des chemins sûrs pour les populations en danger, l’Union a renforcé ses frontières, avec toujours plus de moyens militaires. L’agence européenne de protection des frontières Frontex, créée en 2004, dispose d’un budget de 114 millions d’euros pour 2015. C’est dix fois plus que celui du Bureau européen d’appui en matière d’asile [11], une structure chargée depuis 2010 de renforcer les échanges entre États européens sur l’accueil des réfugiés.

    Une toute nouvelle mission militaire européenne est active depuis quelques mois dans les eaux méditerranéennes. Son cahier des charges : traquer les bateaux de migrants et leurs passeurs. C’est l’opération Eunavfor Med, en cours depuis juin [12]. Elle compte déjà quatre navires militaire, cinq avions, un hélicoptère. Aucun n’est destiné à aider les réfugiés à traverser la Méditerranée.

    Rachel Knaebel

    Photo : CC via flickr
    Illustrations : Dessins réalisés par des enfants Syriens, collectés par Caritas Syria et publiés par le quotidien britannique The Independant et signalés par Big Browser.

    Voir aussi : 
    - Le site de la campagne Frontexit
    - Le blog des photographes de l’AFP : Réfugiés dans l’enfer hongrois

    Lire aussi : 
    - Accueil des réfugiés : quand l’ombre de « la conférence de la honte » de 1938 plane sur l’Europe de 2015
    - Le business de la xénophobie en plein boom

    Notes

    [1Voir ici.

    [2Source : Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU.

    [3Plus de 410 000 depuis début 2015 contre 70 000 en 2011, selon les chiffres du HCR.

    [4Aujourd’hui dit règlement de Dublin III, adopté en 2013 et qui est venu replacer Dublin II, de 2003. La première convention de Dublin date de 1990.

    [5Voir ici.

    [6Les propositions des Verts au Parlement européen pour réformer le système de Dublin sont à lire ici, en anglais. Et celles de France Terre d’asile ici.

    [7Les chiffres français sont fournis par le rapport annuel de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, p 33), pour les chiffres allemands, voir ici, p 52.

    [8Selon les chiffres du HCR. Voir ici.

    [9Le gouvernement allemand estime que 140 000 Syriens sont venus se réfugier en Allemagne depuis le début du conflit.

    [10Selon les chiffres de l’association La Cimade.

    [11Voir ici.

    [12Voir ici et ici.

  • "Yacoub, 27 ans, Libyen"

     par Caroline Sédrati-Dinet

    19 juillet 2015 | Par La Chapelle en Lutte

    « Depuis 2011, j'ai souffert. Avant je n'avais jamais souffert. Peut-être que je vais continuer à souffrir ? Peut-être que c'est mon chemin de vie ?

    Tout le monde connaît Yacoub, son bonnet rasta, son humeur égale, sa nonchalance active. Il est devenu une « figure » des migrants de La Chapelle, sollicité par tous, toujours disponible pour assurer une traduction de l'arabe vers le français qu'il parle quasi parfaitement, pour aider à la distribution de nourriture, pour répondre aux journalistes... Mais pas grande gueule, la voix très douce. De grands yeux. Et un large sourire quand la fatigue s'éloigne.

    Yacoub est né à Sabah, une grande ville située dans une zone désertique à 650 km au sud de la Libye. C'est un Amazigh – un Amazigh noir alors que cette ethnie est majoritairement blanche. Un peuple discriminé : « Nous, les Amazigh noirs, n'avons jamais été considérés comme des Libyens, nous n'avons aucun droit, il n'y a pas d'école pour nous. Quand il y a un Noir tué en Libye, c'est un Amazigh ».

    Yacoub s'en sort bien. Il n'a jamais été à l'école publique de son pays mais, pendant six ans, sa famille lui paie des cours du soir (30 dinars par mois) pour apprendre l'anglais et le français. Parallèlement, il commence à travailler dans des hôtels de Tripoli. « Il n'y a pas beaucoup de touristes en Libye mais, petit à petit, je suis devenu un guide reconnu, on savait que je faisais tout pour mes clients et on réservait mes services longtemps à l'avance ». En période creuse, il s'occupe d'un magasin de téléphones avec son grand frère qui a ouvert une boutique. « Je fais ma vie, je gagne un bon salaire, entre 6000 et 10 000 dinars par mois [soit 4 à 6000 euros environ au cours actuel, NDLR]. A l'époque, tout le monde a de l'argent en Libye… »

    Début 2011 : la première guerre civile libyenne provoque l'effondrement du pays. Face au soulèvement populaire et à l'intervention occidentale qui se profile, le chef d’État Mouammar Kadhafi multiplie les promesses afin d'obtenir le soutien des diverses tribus du pays : « Aux Amazigh noirs, il promet des papiers. Nos anciens se réunissent. Ils pensent que la guerre ne va pas durer et décident que notre jeunesse doit aider Kadhafi pour acquérir les droits que leurs ancêtres n'ont jamais eus ».

    Réticent, Yacoub, revenu à Sabah du fait de l'instabilité politique dans la capitale, se plie à la décision des aînés et rejoint en bus l'armée du « Guide de la Révolution » à Tripoli. On lui donne une tenue avec des armes. Pas d'entraînement. Sa mission : patrouiller dans la ville en 4*4 pour repérer les nombreux migrants et réfugiés (soudanais, éthiopiens, somaliens…) qui souhaitent traverser la Méditerranée. La Libye est alors le principal pays de transit vers l'Europe pour des dizaines de milliers d'Africains. Les négociations pour aboutir à un accord avec les Européens pour régler la question migratoire ne sont plus d'actualité. Cette fois, ripostant aux menaces d'ingérence de l'Occident, Kadhafi « ouvre les vannes » de l'immigration : il affrète des bateaux gratuits et les volontaires au départ, cinquante dollars en poche, quittent le pays. « J'ai embarqué des milliers de personnes avec la consigne de chanter tout au long du trajet : « Allah Wa Mahama Wa Libya Wabes » (« Dieu et Kadhafi protègent la Libye ») ».

    Fin août 2011, après plusieurs offensives et contre-offensives, la prise de Tripoli par les opposants à Kadhafi entraîne la fuite du chef d’État. « Les rebelles prennent le pouvoir, ils contrôlent tout, ils cherchent les soutiens de Kadhafi. Je me cache dans la ville pilonnée par l'OTAN : la terre tremble, elle s'ouvre, elle balance comme si c'était la mer ». Il y a cette femme, à la fenêtre d'un immeuble, au sixième étage. Il la regarde. Sous le coup des bombes, l'immeuble s'effondre. Le regard de la femme qui tombe…

    « La ville entière est en guerre, les banques sont volées, les magasins pillés, il n'y a plus rien à manger. Plus personne ne connaît personne… On vit une vie, je ne sais comment le dire… On prend des armes pour se défendre. On ne dort jamais, on a peur de mourir bombardés par l'OTAN. Des civils qui n'ont rien à voir avec la guerre sont massacrés, il y a des cadavres dans les maisons, des femmes enceintes sont brûlées vivantes… La Libye est un volcan ».

    La première guerre civile s'achève en octobre 2011. Mais la situation politique reste extrêmement fragile, avec de nombreux combats de rue entre factions rivales. Le grand frère de Yacoub est militaire dans l'armée libyenne depuis 2009 – ce qui lui a permis d'acquérir des papiers dès cette époque. Fin 2014, dans un contexte où la guerre civile a repris entre deux gouvernements rivaux et plusieurs groupes djihadistes, il est accusé de trahison, déserte et entame une vie clandestine avec sa jeune épouse. Yacoub lui apporte à manger secrètement. A son tour, des soldats rebelles le repèrent et découvrent qu'il a lui aussi servi sous les ordres de Kadhafi. Avec ses deux jeunes sœurs de 7 et 9 ans, il rejoint son frère et sa belle-sœur dans leur cachette. « On est là depuis une quinzaine de jours quand on entend du bruit dans la rue, des voitures, des voix qui parlent forts. Mon frère pense que ce sont les voisins, il va voir. J'entends : « On va te tuer ! Dis nous où est ton petit frère ! » »

    Yacoub s'enfuit par une fenêtre avec ses deux sœurs, sa belle-sœur préfère rester sur place. Dans la cour, ils se glissent tous les trois dans des toilettes extérieures – impossible d'aller plus loin, au-delà, c'est la mer. « On entend du bruit, les soldats fouillent. Par la protection de Dieu, ils ne nous voient pas ». Ils restent terrés dans ce réduit, sans nourriture, juste l'eau de la cuvette pour étancher la soif, qu'ils boivent à l'aide du tuyau de la chasse d'eau qui fait office de paille. Trois jours. Et puis « ma petite sœur, elle est malade, elle est morte dans mes bras ». De ce moment, il garde une trace indélébile sur la lèvre inférieure, une dépigmentation qu'il associe à l'eau viciée bue là-bas. Une marque qui le rattache pour toujours à cet instant.

    « Alors il faut qu'on sorte. On sort, il n'y a plus personne. Je pars vers l'hôpital. Je laisse mes deux sœurs, celle qui est morte, celle qui est en vie. Je suis dans un état très grave. Je croise une femme et je lui demande de m'aider, je dois téléphoner. Elle veut me donner 10 dinars pour acheter une carte de téléphone mais je n'ai plus la force de marcher. Elle s'en va. J'ai peur et je me cache plus loin. Elle me retrouve avec une carte mais mon téléphone est déchargé. Finalement quelqu'un me prête son portable et j'appelle un cousin. Il est soulagé d'apprendre que je suis en vie, il m'informe que mon grand frère est en prison, que ma belle-sœur a été violée... »

    Yacoub se réfugie avec trois autres hommes « dans un bâtiment en ruine, tu ne penses même pas qu'il peut y avoir quelqu'un qui vit là tellement il est en ruine ». Un rendez-vous est fixé en pleine nuit, trois jours plus tard, pour embarquer vers l'Europe. « On a peur, on est méfiant, on attend d'être sûr de reconnaître la personne qui vient nous chercher en voiture pour sortir de nos cachettes ».

    Mi-avril. Vers 3 heures du matin, le bateau largue les amarres. 160 personnes à bord. « Le premier jour, je suis vraiment content. Puis la situation devient très tendue : dès le deuxième jour, il n'y a plus rien à manger et bientôt juste l'eau de la mer à boire. Il y a aussi des problèmes de gazoil, de moteur… ». Il y a encore cette femme déchirée qui jette à la mer son nourrisson décédé pour éviter les risques sanitaires sur un bateau surpeuplé.

    Dans ce contexte, des dissensions apparaissent entre les quatre Libyens et les migrants soudanais et érythréens, largement majoritaires et peu enclins à se montrer amènes avec des ressortissants d'un pays qui les a maltraités. « Pour me protéger, je descends dans la soute, c'est très dur, il fait chaud, ça sent l'essence ». Il y rencontre Abdou, un Soudanais, qui lui tend une lame de rasoir – dans ce contexte, un geste salvateur, qui cèlera leur amitié jusqu'en France, car Yacoub peut couper ses longs dreadlocks. Ne plus être reconnu, se fondre dans la foule.

    Le sixième jour, le soir. Des lumières apparaissent au loin. Puis des maisons, des voitures qui circulent. « Et il y a des humains, comme nous. Au bout de la mer, le bateau s'arrête ». Yacoub ne le sait pas mais il est en Italie. Avec les autres migrants, il court, il court sans chaussure – il n'en a plus depuis longtemps –, sans rien dans le ventre depuis cinq jours.

    « Il y a un restaurant, des gens vont à notre rencontre, ils enlèvent leurs chaussures, leur chemise, ils nous donnent leurs vêtements, ils nous nourrissent ». Les Italiens sont prêts à les accueillir. Mais les migrants ont peur de la police, d'être renvoyés en Libye, de revivre tout ça. Dans l'heure qui suit, une soixantaine d'entre eux se rend à la gare toute proche et monte dans le premier train. « Je suis très fatigué, mon corps est comme un cadavre, mais si je meurs autant mourir ici ».

    Encore trois jours d'errance : Yacoub change de train, change et change encore. Ils ne sont plus qu'une petite trentaine de migrants désormais. Et puis c'est la France, « on ne savait même pas qu'on avait passé la frontière ». Sur les indications d'un voyageur, le prochain train sera pour Paris. Une fois arrivé, un Soudanais rencontré à la gare accompagne le groupe jusqu'au campement sous le métro aérien situé à la station La Chapelle. La plupart des compagnons de Yacoub continueront leur route vers l'Angleterre. « Moi je préfère rester ici, je peux enfin me poser un peu ».

    Quelques jours plus tard, le 2 juin, le campement de La Chapelle est évacué. Yacoub est conduit dans un hôtel au Blanc-Mesnil (93). « C'est la première fois depuis longtemps que je peux dormir, vraiment dormir… » Revers de la médaille : il n'y a pas de nourriture. Quelques jours sans manger, ou presque : faute d'une autre solution, le 8 juin, il rejoint avec d'autres la Halle Pajol (Paris 18e), nouveau campement improvisé dans le quartier de La Chapelle, où il espère pouvoir s'alimenter.

    Sandwiches au thon, tomates… : il y a de quoi se sustenter grâce aux dons des habitants du quartier. Mais, à partir de midi, des CRS arrivent en nombre. Vers 16h, les migrants sont expulsés des lieux dans la violence et poussés avec force dans des bus. « Le nôtre tourne un peu dans le quartier, puis nous laisse dans une rue pas loin. On retourne au Blanc-Mesnil où le Secours catholique finit par ravitailler l'hôtel ». Mais déjà les migrants doivent laisser leur place. Un bus est affrété en direction du centre d'accueil et de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre (92). « C'est un endroit très sale, j'ai peur de tomber malade ». Les repas sont composés de biscuits – avec du lait à midi.

    11 juin. Yacoub et les autres migrants doivent quitter le centre de Nanterre. Que faire, sinon retourner à La Chapelle ? « Aucun d'entre nous ne connaît le chemin, on s'arrête à chaque station de RER pour voir où on est et ça nous prend la journée ». Leur retour coïncide avec la manifestation qui suit le départ des migrants du Bois-Dormoy (Paris 18e), où ces derniers avaient élu domicile quelques jours, et l'occupation de la caserne des pompiers désaffectée de Château Landon (Paris 10e), là encore réprimée par les CRS.

    Il faut trouver un endroit où dormir. Ce sera la première nuit passée au jardin d'Eole (Paris 18e). En quelques jours, le campement s'organise avec le soutien d'habitants du quartier et de militants. « Enfin, un lieu où on mange bien ». Une scène toute simple ravive le souvenir de sa vie d'avant : le 18 juin, lors de la rupture du jeûne du premier jour du ramadan (qu'il a décidé de ne pas faire cette année compte tenu de sa situation), des migrants assis en cercle par terre partagent un plat de nourriture. « Depuis que je suis né, c'est comme ça que j'ai mangé. Depuis 2011, j'avais perdu cette image, je me sens vraiment ému ».

    Le lendemain, vendredi 19 juin, environ deux cents places d'hébergement à Paris et en banlieue sont « proposées » par l'OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides) et des associations du secteur, comme Emmaüs Solidarité. Les migrants sont encerclés par la police. Pas le choix, pas le temps de réfléchir. Yacoub est emmené en bus dans un centre proche de la Place d'Italie. « On est seize par chambre, il n'y a rien à manger avant 20h et je n'ai pris aucune nourriture depuis la veille, je préfère m'enfuir ».

    Retour à la case départ. Après quelques nuits précaires, un campement se forme de nouveau sur la halle Pajol. Yacoub y dort parfois. Mais certains soirs, il est désormais hébergé par un ami soudanais d'Abdou, à quatre stations de métro de La Chapelle. Il préfère cette solution à celles proposées par les pouvoirs publics. Il n'est monté dans aucun bus, le 9 juillet, lors de l'opération – menée sur le modèle de celle du jardin d'Eole quelques semaines plus tôt mais sans menace policière, cette fois – proposant 200 places d'hébergement nouvelles.

    « Je suis le premier de ma famille à avoir mis les pieds en Europe. Est-ce que c'est une bonne chose pour moi ? Ce que je vois, c'est que ma situation est toujours très difficile. Parfois je regrette d'être venu ici. Parfois je regrette de ne pas être mort en Libye. Une chose est sûre : si je rentre dans mon pays, c'est la mort qui m'attend ». Deux jours plus tôt, le 12 juillet, Yacoub a appris celle de son grand frère en prison, sans doute sous la torture.

    Post-scriptum

    Yacoub souhaite solliciter le statut de réfugié en France. Il a fait une demande de domiciliation auprès de France Terre d'Asile, préalable à toute demande d'asile, mais les délais pour obtenir un rendez-vous sont de plusieurs semaines. En attendant, il apprend l'italien avec Annalisa, une bénévole d'origine italienne qui vient presque tous les jours au campement. « La Libye est une ancienne colonie italienne et l'Italie y est encore très présente – par exemple, l'arabe libyen a intégré beaucoup de mots italiens, j'aime cette langue ». Amazigh, arabe, anglais, français et bientôt italien : maîtriser cinq langues, est-c'est suffisant pour un nouveau départ ? « Pour l'instant, c'est trop compliqué pour moi de faire des projets, je n'ai rien décidé de ce que je ferai ensuite ».

    Portraits de Pajol, par Caroline Sédrati-Dinet

  • Migrants:Nousra et Naim ont traversé les Alpes à pied

     

    1. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, devant la Méditerranée, sur le pont Saint-Ludovic entre Menton et Vintimille. Naïm et Nousra ont quitté le Tchad il y a trois ans avec une seule idée en tête : rejoindre la France pour y faire des études. Pour comprendre leur détermination, il faut remonter en 2011, à la mort du père du Nousra, alors âgé de 13 ans. Sa mère, qui a déjà trois enfants, ne peut plus subvenir à ses besoins, Nousra doit quitter son village du Sahel pour Moussoro, à 330 kilomètres au nord-est de la capitale N'Djamena. C'est là qu'il rencontre Naïm, lui-même issu d'une famille modeste de six enfants. Les deux amis ne voient pas leur avenir « au Tchad. Si tu n'as pas grandi dans une famille proche du clan du président Idriss Déby, tu n'as aucune perceptive », explique Naïm. En 2012, alors qu'ils vivotent de petits jobs, ils décident de quitter le Tchad pour tenter leur chance en Europe. Tous deux passionnés par la presse, assidus à France 24 en arabe – ils sont incollables sur François Hollande, le scandale Kadhafi-Sarkozy ou les exactions de Total en Afrique – ils projettent de venir en France et plus précisément à Lyon, où réside déjà un cousin de Nousra, pour suivre des études et une formation.

    2. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, Vintimille. Depuis le 12 juin, la gare revêt des allures de camp de réfugiés, conséquence directe du blocus de fait de la frontière franco-italienne par le gouvernement Valls. Naïm et Nousra sont parmi les quelque deux cents migrants retranchés dans la gare. Débarqués en Europe depuis cinq jours – après avoir quitté la Libye à bord d'un rafiot proche de l'épave – ils sont bien décidés à « passer » coûte que coûte. Il faut dire que Naïm et Nousra reviennent de loin : avant de toucher l'Europe, ils dormaient retranchés dans des habitations de fortune à Zliten, petite ville côtière à 100 kilomètres de Tripoli. Ils y sont restés pendant deux ans. Dans un pays où toutes les structures étatiques se sont écroulées, Naïm et Nousra ont souvent subi les vexations et le racket des policiers. Ils ont survécu un mois dans les prisons illégales libyennes, tenaillés par la soif et dans des conditions de surpopulation effroyables, sans promenade et souvent recroquevillés faute d'espace pour s'allonger. Depuis l'effondrement du régime Kadhafi, la plupart des « centres pénitentiaires » sont gérés par des milices et des chefs de guerre. 
      Les traits fins de leur visage et une silhouette filiforme signent leurs origines goranes, cette ethnie nilo-saharienne principalement nomade dans le Sahara oriental. Nousra et Naïm ont grandi dans une communauté villageoise, pratiquant encore le pastoralisme. Face au chaos régnant dans la gare de Vintimille, ils entrevoient des chemins de traverse. Quitte à faire confiance à la rumeur selon laquelle certains Somaliens auraient réussi à rejoindre la France en franchissant les Alpes à pied. 

    3. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, devant la gare de Vintimille. Avant de se lancer sur les pentes alpines, Naïm et Nousra préparent leur périple. Durant deux jours, ils cherchent à évaluer auprès d'autres migrants (de face sur la photo) leurs chances de réussite. Tous parlent un arabe littéraire approximatif, devenu la langue véhiculaire entre les nationalités. Ici, les réfugiés forment une communauté de destin relativement solidaire au sein de laquelle « on échange nos ressentis et on se tient au courant de l’évolution de la situation », rapporte Nousra. Nousra et Naïm se rendent aussi dans les librairies de la ville pour étudier les cartes et peaufiner leur itinéraire. Enfin, ils rassemblent quelques victuailles glanées çà et là : un surplus de sandwichs de la Croix-Rouge, des biscuits, une bouteille d'eau.

    4. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, le départ. De Vintimille, Nousra et Naïm ont le train vers le nord. Après une brève escale à Turin, ils se sont arrêtés à Bardonnecchia, petite gare italienne située au fond d'une vallée très boisée. En cette fin de journée, l'air est humide et les montagnes disparaissent sous une brume épaisse. Pieds nus dans des tennis de contrefaçon, ils sont simplement vêtus d'une veste légère sur un tee-shirt. « Les sacs que nous avions préparés nous ont été volés par la police libyenne peu avant notre traversée pour l'Europe », explique Naïm. 

    5. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Se repérant sur une carte qu'ils ont eux-mêmes dessinée, les deux compagnons entament une longue marche qui va durer environ vingt heures. Côte à côte, en silence, ils adoptent la posture fluide et le pas efficace des personnes rompues aux grandes distances, sachant gérer leur effort. Par le passé, ils ont déjà traversé une partie du désert du Sahara à pied pour quitter le Tchad et rallier la Libye. C'était quelques mois après la chute de Mouammar Kadhafi, ils avaient tout juste quinze ans et pas de passeport.

    6. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Après à peine une heure de marche, Naïm et Nousra passent la frontière franco-italienne. Un changement à peine notable que seule souligne la langue française gravée sur les panneaux des sentiers. Ici, la frontière redessinée en 1947 est une anomalie. Pour atteindre réellement le versant français, il leur faudra encore grimper deux heures dans une forêt dense de mélèzes et de sapins. D'autant que pour les sans-papiers la frontière n'est pas limitée au tracé de la carte : sur des dizaines de kilomètres, la police de l'air et des frontières a érigé tout un système de barrages fixes et mobiles. Les quelques lueurs de phare, en contrebas sur la route, tétanisent Naïm. « Ces deux dernières années, nous avons survécu la peur au ventre », confie-t-il. En effet, les travailleurs émigrés subsahariens, longtemps assimilés par la population libyenne à des mercenaires pro-Kadhafi, sont souvent victimes de lynchage.

    7. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, au sommet du premier col. À 2 200 mètres, la plupart des dernières plaques de neige ont déjà fondu. Le vent glacial a balayé les nuages laissant apparaître les étoiles et la lune dans son dernier quartier. Le froid des sommets rappelle à Nousra celui qu'il a enduré lors de sa traversée de la Méditerranée à bord du rafiot. Six heures de navigation, le corps trempé à écoper l'eau de mer qui rentrait dans la coque du vieux chalutier : « Nous étions environ 450. Autour de moi, des femmes et des gamins terrorisés criaient en permanence. C'était horrible ! » Sauvés in extremis par les gardes-côtes italiens, qui finiront par brûler l'épave avec une espèce de cocktail Molotov, les deux compagnons ont alors été acheminés dans un centre d’accueil près de Vérone dans le nord du pays. Ils y ont passé cinq jours.

    8. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. La nuit paraît interminable mais il faut avancer. Les pauses sont rares. Nousra et Naïm marchent l'un derrière l'autre, sans plus vraiment réfléchir. En silence. Au-delà de l'obscurité de la forêt, on devine l'aube. À plusieurs reprises sur le sentier, des chamois et des chevreuils se font surprendre et déguerpissent. Vers 5 heures du matin, alors que la rosée retombe, le froid devient plus intense. Parfois, Nousra semble perdre patience. Il souffle alors avec énervement, prend un moment sa tête entre ses mains puis parvient à puiser à nouveau des forces pour repartir. Depuis Vintimille, il est le plus faible, le regard souvent distant. « T'inquiète pas, je ne suis pas malade », croit-il bon de me rappeler parfois.

    9. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra a perdu deux phalanges à l'index, arrachées par une machine. Un accident survenu à Zliten où, toujours avec Naïm, il a taillé des menuiseries en aluminium, portes et fenêtres, pour 40 dinars libyens (20 euros) par jour, chez un artisan égyptien. C'est en économisant sur ce salaire qu'ils ont pu payer les passeurs et la traversée de la Méditerranée : 1 500 dinars chacun (environ 800 euros). Avant d'embarquer, ils ont été arrêtés par la police. Des proches ont alors payé 1 000 dinars pour libérer les deux amis. Une dette qu'ils devront rembourser. La Libye, qui n'a que cinq millions d'habitants, compte plus de deux millions d'immigrés venus travailler comme ouvriers dans le pétrole, le bâtiment ou l'agriculture. Les Tchadiens y seraient environ 500 000.

    10. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra et Naïm boivent dans la même bouteille en verre, qu'ils remplissent dans les torrents sur le parcours. En cette saison, le bétail a déjà rejoint l'alpage et l'on croise plusieurs troupeaux de vaches, de moutons, et même de chevaux de trait. Les deux jeunes Tchadiens découvrent qu'en Europe il n'y a ni chameaux ni singes à l'état sauvage. Toute la journée, ils s'arrêtent, s'accroupissent et échangent en langue gourane sur la taille d'une fourmi, la couleur d'une abeille, la texture d'une pierre ou la forme d'une fleur. « Vous mangez ces animaux ? », demandent-ils en désignant les marmottes.

    11. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, sur la face nord du dernier col. En cette saison, la neige est particulièrement compacte et persiste sous forme de grandes plaques espacées : après avoir fondu au soleil, elle gèle à nouveau dans la nuit. « Elle tombe aussi dure depuis le ciel ? », questionne Nousra. Lorsqu'il aperçoit un sommet enneigé, voire un glacier, Naïm s'interroge aussi sur la température qu'il fait là-haut, curieux de savoir s'il parviendrait à la supporter. Et de se demander encore : « Comment vivaient les paysans autrefois quand il n'y avait pas de routes et qu'il neigeait plusieurs mètres ? »

    12. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, la descente. Lorsque Naïm et Nousra croisent des randonneurs, ces derniers devinent rapidement à leur tenue inappropriée et à leur posture quelque peu craintive qu'ils sont réfugiés sans papiers. Dans la région, tout le monde sait ce qu'il se passe à Vintimille. Les attitudes sont toujours bienveillantes : certains commentent de manière banale la vue magnifique depuis ce bout de sentier ; d'autres se contentent d'un « bonne journée » sincère. Le soir même, arrivés dans la première ville de France, Naïm et Nousra entrent dans un bar tenu par un Algérien, afin de s'informer en arabe des possibilités de se rendre à Lyon. À nouveau, les deux jeunes Tchadiens ne parviennent pas à cacher leur clandestinité. Plusieurs personnes se proposent de les héberger, certains se cotisent pour leur payer le train jusqu'à Lyon. « Ce que l'on fait subir au migrants, c'est devenu de la folie, lâche Émilie, une jeune trentenaire. La seule chose qui en 2012 m'avait fait choisir Hollande, c'était l'espoir d'une autre politique migratoire. Il nous a bien trompés. » Finalement, Naïm et Nousra seront logés à quelques kilomètres de là, par une famille modeste. Ils dormiront 15 heures d'affilée, épuisés par ces jours de voyage.

    13. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, arrivée à Lyon. C'est un grand soulagement. Longtemps silencieux, Naïm et Nousra sont impressionnés par « la taille des maisons anciennes » et par la diversité de la foule qui remonte les rues piétonnes. Rapidement, ils aiment s'y perdre, comme en un anonymat retrouvé. Sur les pentes de la Croix-Rousse, ils font d'abord étape à la Cimade. Là, une juriste leur prend rendez-vous avec le Forum des réfugiés afin qu'ils fassent une demande d'asile auprès de l'Ofpra, mais aussi avec RESF, le Réseau éducation sans frontières. Puis, le cousin de Nousra ne répondant pas au téléphone, elle les dirige vers les services de l'Aide sociale à l'enfance où une assistance sociale refuse de prendre en charge leur hébergement, arguant qu'en l'absence de passeport, rien ne prouve qu'ils sont mineurs. Et d'ajouter : « La traversée des Alpes à pied… On n'y croit pas ! »

  • Comédiens et sans-papiers

     

    lundi 11 mai 2015, par Marina Da Silva

    « A Aubervilliers, l’avenue Victor Hugo abrite entre autres des entrepôts de commerce en gros et, au 81, face à un centre commercial chinois en construction, un ancien Pôle emploi. C’est ici que vit, depuis août 2014, un collectif d’immigrés qui a décidé, après 4 mois passés à la rue, de réquisitionner ce bâtiment. Sur scène, à La Commune, c’est l’histoire de huit d’entre eux qui se déploie, nous conduisant des faubourgs d’Abidjan, de Ouagadougou ou de Dhaka, à ce présent de la lutte des sans-toits à Aubervilliers. »

    Le spectateur attiré par ces quelques lignes va découvrir sur le plateau les protagonistes de cette histoire dont le titre est Pièce d’actualité n° 3 – 81, avenue Victor Hugo. Le concept de « pièce d’actualité » a été élaboré par Marie-José Malis, à la tête de ce théâtre historique de la banlieue rouge depuis janvier 2014 et dont Alain Badiou est auteur associé. Une démarche artistique qui veut poser la question du rôle et de la place d’un théâtre dans la cité. Après Laurent Chétouane et Maguy Marin, c’est Olivier Coulon-Jablonka, fondateur de la compagnie Moukden Théâtre, qui met en scène 81, Avenue Victor Hugo, écrit avec Barbara Métais-Chastanier et Camille Plagnet.

    Lire aussi Rodney Benson, « Quarante ans d’immigration dans les médias en France et aux Etats-Unis », Le Monde diplomatique, mai 2015.Sur le plateau, Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleyman S, Méité Soualiho, Mohammed Zia, interprètent avec force leur propre rôle. Ils ne racontent pas chacun une histoire personnelle mais mettent bout à bout un itinéraire collectif qui donne à comprendre la complexité de la géographie des migrations. Ils sont huit pour raconter les parcours de vie des quatre-vingt personnes (hommes, femmes, enfants), en provenance de trois collectifs expulsés de la rue du Colonel Fabien, du Passage de l’Avenir ou de la rue des Postes après son tragique incendie, et qui ont réquisitionné le 81, avenue Victor Hugo en août 2014, après quatre mois passés à camper dans la rue. Au terme d’une âpre lutte, menée avec l’association Droit au logement (DAL), soutenus par des syndicats et une partie de la population, ils obtiennent devant les tribunaux de pouvoir y rester jusqu’en avril 2016.

    « Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée. L’homme réfléchit, puis demande s’il lui sera permis d’entrer plus tard. “C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant.” »

    La pièce s’ouvre par cet extrait du Procès de Kafka qu’un comédien-griot expose comme métaphore de la situation absurde dans laquelle ils se trouvent. Sans-papiers, alors même qu’ils sont en France parfois depuis une vingtaine d’années, ils sont rendus fous par une insoluble et ubuesque législation. Sans contrat de travail, ils ne peuvent avoir de papiers, et sans papiers, ils ne peuvent avoir de contrat de travail. Ils accumulent alors le travail au noir et sous payé. Cinq euros de l’heure lorsque leurs collègues en gagnent le double. Parfois, ils travaillent sous une identité d’emprunt. Il arrive qu’ils fassent du gardiennage au sein de la préfecture même qui les traque, ou dans les centres de rétention où sont entassés leurs frères de misère. Tout le monde le sait et ferme les yeux, cette hypocrisie étant très lucrative.

    Les comédiens parlent à la première personne et nous interpellent sur la production de leurs conditions d’existence : « Mais quand vous formez des rebellions dans les pays, que vous bombardez certains pays qui sont en voie de développement, du coup ceux qui travaillent avec ces bombardements, avec ces rebellions, n’arrivent plus à travailler, n’arrivent plus à subvenir à leurs besoins, n’arrivent plus à s’occuper de leur famille. Vous voulez qu’ils fassent quoi ? Ils ne vont pas rester chez eux à regarder leur famille mourir de faim. Ils sont obligés de sortir. »

    Ils font entendre et prendre la mesure de ces traversées de l’enfer pour fuir des situations de détresse économique ou de guerres meurtrières qui les frappent en Côte d’Ivoire, au Mali, au Burkina, au Bangladesh, en Tunisie ou en Algérie. En pleine force de l’âge, ils ont laissé leurs familles pour se confronter à de périlleux périples, affrontant la faim et la soif dans le désert libyen, parcourant jusqu’à deux cents kilomètres en trois jours et demi. Soumis pieds et poings liés aux exactions de passeurs sans scrupules. Leur arrivée en Grèce, en Italie et en France est toujours « un grand choc »« Je ne savais pas que les gens pouvaient être plus pauvres ici que là-bas ».

    Le jeu de ces tout nouveaux comédiens est impressionnant. Et leur choix de s’exposer ainsi relève d’un grand courage. Il n’y a aucun pathos dans leur récit. L’adresse frontale au public est percutante. Elle fait toucher concrètement une réalité que connaissent les militants de la solidarité avec les sans-papiers mais plus rarement les spectateurs lambda. Le choix épuré et brut de la mise en scène, le travail exigeant sur le texte et la présence physique de ces damnés de la terre nous touche et nous bouleverse.

    On est plus dubitatif sur la posture du théâtre lorsqu’on découvre qu’à la fin du spectacle, son accès étant libre, il est demandé au public une participation financière, « les comédiens ne pouvant avoir de contrat pour les motifs qu’ils ont racontés », selon la directrice des lieux.

    Le samedi où nous avons vu la représentation, elle était suivie d’un débat. Celui-ci a permis de faire circuler la parole et bon nombre de questionnements. On y a donc appris que le théâtre complèterait la recette pour que les comédiens aient les cachets réglementaires définis pour ce type d’activité. Mais était-ce le bon choix ? Une fois qu’ils se sont exposés et nous ont exposé ainsi leur situation, quelle relation concrète de solidarité peut-on construire avec eux ? Comment prolonger les effets de la pièce ?

    Une autre rencontre avec le public est prévue le samedi 16 mai, soit deux rencontres sur deux semaines d’exploitation. Mais d’ores et déjà, l’on peut suggérer que la représentation — qui ne dure que 50 minutes — devrait systématiquement être suivie d’un temps d’échange sur le processus de travail et les actions de solidarité à mener avec le collectif d’Aubervilliers et leurs porte-paroles

  • Si c’étaient des Blancs...

    « Si c’étaient des Blancs, la terre entière serait en train de trembler »

    • Publié le : 
      26/04/2015 à 16h47

     

    L’émission « Ce soir ou jamais » remonte au 24 avril. Ça commence à faire vieux en temps internet mais nous avons décidé d’en reproduire un extrait de par la qualité et la justesse des interventions de l’écrivaine Fatou Diome, franco-sénégalaise.

    Née au Sénégal, passionnée dès l’enfance par la littérature francophone, Fatou Diome s’installe en France à 22 ans. Au début, sa vie, c’est des petits boulots, pour payer ses études de lettres, avant de connaître la reconnaissance en tant qu’auteur. Ses livres, des fictions, évoquent bien souvent son histoire, situéeentre l’Afrique et la France.

    « Peut-on accueillir toute la misère du monde ? »

    Contexte de l’émission : le 24 avril, les invités de « Ce soir ou jamais » répondaient à la question : « Après le drame de Lampedusa, peut-on accueillir toute la misère du monde ? ». Présente sur le plateau, Fatou Diome n’a eu de cesse de dénoncer « l’hypocrisie européenne ».

    A plusieurs reprises (dans le texte ci-dessous), Fatou Diome cite un « monsieur ». Il s’agit de Thierry Henri Philippe Baudet, historien juriste et essayiste néerlandais, connu notamment pour vouloir un contrôle absolu des frontières étatiques.

    Voici quelques extraits issus des interventions de Fatou Diome :

    « Quand vous dites que l’immigration pose un problème, il faut aussi parler des avantages de l’immigration parce que moi, quand je travaille en France, je paie mes impôts ici. Les étrangers qui sont là, il y en a une partie qui peut envoyer [de l’argent] au pays pour aider, mais la majorité paie ses impôts, s’installe dans vos pays, enrichit vos pays. Donc, ce sont des citoyens productifs. [...]

    Je voulais m’indigner contre le silence de l’Union africaine. Les gens, là, qui meurent sur les plages, et je mesure mes mots, si c’étaient des Blancs, la terre entière serait en train de trembler. Ce sont des Noirs et des Arabes, alors eux, quand ils meurent, ça coûte moins cher. [...]

    Si on voulait sauver les gens dans l’Atlantique, dans la Méditerranée, on le ferait, parce que les moyens qu’on a mis pour Frontex, on aurait pu les utiliser pour sauver les gens. Mais on attend qu’ils meurent d’abord. C’est à croire que le “laisser mourir” est même un outil dissuasif. Et je vais vous dire une chose : ça ne dissuade personne, parce que quelqu’un qui part et qui envisage l’éventualité d’un échec, celui-là peut trouver le péril absurde, et donc l’éviter. Mais celui qui part pour la survie, qui considère que la vie qu’il a à perdre ne vaut rien, celui-là, sa force est inouïe parce qu’il n’a pas peur de la mort. [...]

    Au jour d’aujourd’hui, l’Europe ne sera plus jamais épargnée tant qu’il y aura des conflits ailleurs dans le monde. L’Europe ne sera plus jamais opulente tant qu’il y aura des carences ailleurs dans le monde. On est dans une société de la mondialisation où un Indien gagne sa vie à Dakar, un Dakarois gagne sa vie à New York, un Gabonais gagne sa vie à Paris. Que ça vous plaise ou non, c’est irréversible, alors trouvons une solution collective, ou bien déménagez d’Europe car j’ai l’intention d’y rester. [...]

    Quand quelqu’un part [du pays où il est né pour rejoindre l’Europe, ndlr], c’est comme quelqu’un qui est élu, choisi, peut-être le plus débrouillard. Il y a tout un clan, ou toute une famille, qui pose son espoir sur cette personne-là. Monsieur, là, je vous vois bien habillé, bien nourri. Si vous étiez affamé chez vous, peut-être que votre famille serait ravie d’imaginer que vous pourriez aller gagner de quoi faire vivre les autres. [...]

    [L’espace Schengen], quand il trouve que mon cerveau est convenable, là, il l’utilise. Par contre, ils sont embêtés à l’idée d’avoir mon frère qui n’est pas aussi diplômé que moi et qui pourrait avoir envie de travailler dans le bâtiment. Vos pays deviennent schizophrènes. On ne peut pas trier les gens comme ça, avec les étrangers utiles d’un côté et les étrangers néfastes de l’autre. [...]

    Quand les pauvres viennent vers vous, il y a des mouvements de foule qu’il faut bloquer, mais quand vous, avec votre passeport et avec toutes les prétentions que cela donne, vous débarquez dans les pays du tiers-monde, là, vous êtes en terrain conquis. Donc on voit les pauvres qui se déplacent mais on ne voit pas les riches qui investissent dans nos pays. L’Afrique se développe à un taux entre 5 et 10%, ce n’est plus de la progression, c’est de la surchauffe. [...]

    Sauf que quand des pays du tiers-monde se développent et qu’ils n’ont pas les moyens pour gérer tout ça, il faut une ingénierie, il faut une formation, il faut des populations pour installer une démocratie. […] Vous avez besoin qu’on reste dominés pour servir de débouchés à l’industrie européenne. Alors il faut arrêter l’hypocrisie : on sera riches ensemble ou on va se noyer tous ensemble. »