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Migrants:Nousra et Naim ont traversé les Alpes à pied

 

  1. © Jean Sébastien Mora

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    Mi-juin 2015, devant la Méditerranée, sur le pont Saint-Ludovic entre Menton et Vintimille. Naïm et Nousra ont quitté le Tchad il y a trois ans avec une seule idée en tête : rejoindre la France pour y faire des études. Pour comprendre leur détermination, il faut remonter en 2011, à la mort du père du Nousra, alors âgé de 13 ans. Sa mère, qui a déjà trois enfants, ne peut plus subvenir à ses besoins, Nousra doit quitter son village du Sahel pour Moussoro, à 330 kilomètres au nord-est de la capitale N'Djamena. C'est là qu'il rencontre Naïm, lui-même issu d'une famille modeste de six enfants. Les deux amis ne voient pas leur avenir « au Tchad. Si tu n'as pas grandi dans une famille proche du clan du président Idriss Déby, tu n'as aucune perceptive », explique Naïm. En 2012, alors qu'ils vivotent de petits jobs, ils décident de quitter le Tchad pour tenter leur chance en Europe. Tous deux passionnés par la presse, assidus à France 24 en arabe – ils sont incollables sur François Hollande, le scandale Kadhafi-Sarkozy ou les exactions de Total en Afrique – ils projettent de venir en France et plus précisément à Lyon, où réside déjà un cousin de Nousra, pour suivre des études et une formation.

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    Mi-juin 2015, Vintimille. Depuis le 12 juin, la gare revêt des allures de camp de réfugiés, conséquence directe du blocus de fait de la frontière franco-italienne par le gouvernement Valls. Naïm et Nousra sont parmi les quelque deux cents migrants retranchés dans la gare. Débarqués en Europe depuis cinq jours – après avoir quitté la Libye à bord d'un rafiot proche de l'épave – ils sont bien décidés à « passer » coûte que coûte. Il faut dire que Naïm et Nousra reviennent de loin : avant de toucher l'Europe, ils dormaient retranchés dans des habitations de fortune à Zliten, petite ville côtière à 100 kilomètres de Tripoli. Ils y sont restés pendant deux ans. Dans un pays où toutes les structures étatiques se sont écroulées, Naïm et Nousra ont souvent subi les vexations et le racket des policiers. Ils ont survécu un mois dans les prisons illégales libyennes, tenaillés par la soif et dans des conditions de surpopulation effroyables, sans promenade et souvent recroquevillés faute d'espace pour s'allonger. Depuis l'effondrement du régime Kadhafi, la plupart des « centres pénitentiaires » sont gérés par des milices et des chefs de guerre. 
    Les traits fins de leur visage et une silhouette filiforme signent leurs origines goranes, cette ethnie nilo-saharienne principalement nomade dans le Sahara oriental. Nousra et Naïm ont grandi dans une communauté villageoise, pratiquant encore le pastoralisme. Face au chaos régnant dans la gare de Vintimille, ils entrevoient des chemins de traverse. Quitte à faire confiance à la rumeur selon laquelle certains Somaliens auraient réussi à rejoindre la France en franchissant les Alpes à pied. 

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    Mi-juin 2015, devant la gare de Vintimille. Avant de se lancer sur les pentes alpines, Naïm et Nousra préparent leur périple. Durant deux jours, ils cherchent à évaluer auprès d'autres migrants (de face sur la photo) leurs chances de réussite. Tous parlent un arabe littéraire approximatif, devenu la langue véhiculaire entre les nationalités. Ici, les réfugiés forment une communauté de destin relativement solidaire au sein de laquelle « on échange nos ressentis et on se tient au courant de l’évolution de la situation », rapporte Nousra. Nousra et Naïm se rendent aussi dans les librairies de la ville pour étudier les cartes et peaufiner leur itinéraire. Enfin, ils rassemblent quelques victuailles glanées çà et là : un surplus de sandwichs de la Croix-Rouge, des biscuits, une bouteille d'eau.

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    Mi-juin 2015, le départ. De Vintimille, Nousra et Naïm ont le train vers le nord. Après une brève escale à Turin, ils se sont arrêtés à Bardonnecchia, petite gare italienne située au fond d'une vallée très boisée. En cette fin de journée, l'air est humide et les montagnes disparaissent sous une brume épaisse. Pieds nus dans des tennis de contrefaçon, ils sont simplement vêtus d'une veste légère sur un tee-shirt. « Les sacs que nous avions préparés nous ont été volés par la police libyenne peu avant notre traversée pour l'Europe », explique Naïm. 

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    Mi-juin 2015, dans les Alpes. Se repérant sur une carte qu'ils ont eux-mêmes dessinée, les deux compagnons entament une longue marche qui va durer environ vingt heures. Côte à côte, en silence, ils adoptent la posture fluide et le pas efficace des personnes rompues aux grandes distances, sachant gérer leur effort. Par le passé, ils ont déjà traversé une partie du désert du Sahara à pied pour quitter le Tchad et rallier la Libye. C'était quelques mois après la chute de Mouammar Kadhafi, ils avaient tout juste quinze ans et pas de passeport.

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    Mi-juin 2015, dans les Alpes. Après à peine une heure de marche, Naïm et Nousra passent la frontière franco-italienne. Un changement à peine notable que seule souligne la langue française gravée sur les panneaux des sentiers. Ici, la frontière redessinée en 1947 est une anomalie. Pour atteindre réellement le versant français, il leur faudra encore grimper deux heures dans une forêt dense de mélèzes et de sapins. D'autant que pour les sans-papiers la frontière n'est pas limitée au tracé de la carte : sur des dizaines de kilomètres, la police de l'air et des frontières a érigé tout un système de barrages fixes et mobiles. Les quelques lueurs de phare, en contrebas sur la route, tétanisent Naïm. « Ces deux dernières années, nous avons survécu la peur au ventre », confie-t-il. En effet, les travailleurs émigrés subsahariens, longtemps assimilés par la population libyenne à des mercenaires pro-Kadhafi, sont souvent victimes de lynchage.

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    Mi-juin 2015, au sommet du premier col. À 2 200 mètres, la plupart des dernières plaques de neige ont déjà fondu. Le vent glacial a balayé les nuages laissant apparaître les étoiles et la lune dans son dernier quartier. Le froid des sommets rappelle à Nousra celui qu'il a enduré lors de sa traversée de la Méditerranée à bord du rafiot. Six heures de navigation, le corps trempé à écoper l'eau de mer qui rentrait dans la coque du vieux chalutier : « Nous étions environ 450. Autour de moi, des femmes et des gamins terrorisés criaient en permanence. C'était horrible ! » Sauvés in extremis par les gardes-côtes italiens, qui finiront par brûler l'épave avec une espèce de cocktail Molotov, les deux compagnons ont alors été acheminés dans un centre d’accueil près de Vérone dans le nord du pays. Ils y ont passé cinq jours.

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    Mi-juin 2015, dans les Alpes. La nuit paraît interminable mais il faut avancer. Les pauses sont rares. Nousra et Naïm marchent l'un derrière l'autre, sans plus vraiment réfléchir. En silence. Au-delà de l'obscurité de la forêt, on devine l'aube. À plusieurs reprises sur le sentier, des chamois et des chevreuils se font surprendre et déguerpissent. Vers 5 heures du matin, alors que la rosée retombe, le froid devient plus intense. Parfois, Nousra semble perdre patience. Il souffle alors avec énervement, prend un moment sa tête entre ses mains puis parvient à puiser à nouveau des forces pour repartir. Depuis Vintimille, il est le plus faible, le regard souvent distant. « T'inquiète pas, je ne suis pas malade », croit-il bon de me rappeler parfois.

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    Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra a perdu deux phalanges à l'index, arrachées par une machine. Un accident survenu à Zliten où, toujours avec Naïm, il a taillé des menuiseries en aluminium, portes et fenêtres, pour 40 dinars libyens (20 euros) par jour, chez un artisan égyptien. C'est en économisant sur ce salaire qu'ils ont pu payer les passeurs et la traversée de la Méditerranée : 1 500 dinars chacun (environ 800 euros). Avant d'embarquer, ils ont été arrêtés par la police. Des proches ont alors payé 1 000 dinars pour libérer les deux amis. Une dette qu'ils devront rembourser. La Libye, qui n'a que cinq millions d'habitants, compte plus de deux millions d'immigrés venus travailler comme ouvriers dans le pétrole, le bâtiment ou l'agriculture. Les Tchadiens y seraient environ 500 000.

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    Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra et Naïm boivent dans la même bouteille en verre, qu'ils remplissent dans les torrents sur le parcours. En cette saison, le bétail a déjà rejoint l'alpage et l'on croise plusieurs troupeaux de vaches, de moutons, et même de chevaux de trait. Les deux jeunes Tchadiens découvrent qu'en Europe il n'y a ni chameaux ni singes à l'état sauvage. Toute la journée, ils s'arrêtent, s'accroupissent et échangent en langue gourane sur la taille d'une fourmi, la couleur d'une abeille, la texture d'une pierre ou la forme d'une fleur. « Vous mangez ces animaux ? », demandent-ils en désignant les marmottes.

  11. © Jean Sébastien Mora

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    Mi-juin 2015, sur la face nord du dernier col. En cette saison, la neige est particulièrement compacte et persiste sous forme de grandes plaques espacées : après avoir fondu au soleil, elle gèle à nouveau dans la nuit. « Elle tombe aussi dure depuis le ciel ? », questionne Nousra. Lorsqu'il aperçoit un sommet enneigé, voire un glacier, Naïm s'interroge aussi sur la température qu'il fait là-haut, curieux de savoir s'il parviendrait à la supporter. Et de se demander encore : « Comment vivaient les paysans autrefois quand il n'y avait pas de routes et qu'il neigeait plusieurs mètres ? »

  12. © Jean Sébastien Mora

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    Mi-juin 2015, la descente. Lorsque Naïm et Nousra croisent des randonneurs, ces derniers devinent rapidement à leur tenue inappropriée et à leur posture quelque peu craintive qu'ils sont réfugiés sans papiers. Dans la région, tout le monde sait ce qu'il se passe à Vintimille. Les attitudes sont toujours bienveillantes : certains commentent de manière banale la vue magnifique depuis ce bout de sentier ; d'autres se contentent d'un « bonne journée » sincère. Le soir même, arrivés dans la première ville de France, Naïm et Nousra entrent dans un bar tenu par un Algérien, afin de s'informer en arabe des possibilités de se rendre à Lyon. À nouveau, les deux jeunes Tchadiens ne parviennent pas à cacher leur clandestinité. Plusieurs personnes se proposent de les héberger, certains se cotisent pour leur payer le train jusqu'à Lyon. « Ce que l'on fait subir au migrants, c'est devenu de la folie, lâche Émilie, une jeune trentenaire. La seule chose qui en 2012 m'avait fait choisir Hollande, c'était l'espoir d'une autre politique migratoire. Il nous a bien trompés. » Finalement, Naïm et Nousra seront logés à quelques kilomètres de là, par une famille modeste. Ils dormiront 15 heures d'affilée, épuisés par ces jours de voyage.

  13. © Jean Sébastien Mora

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    Mi-juin 2015, arrivée à Lyon. C'est un grand soulagement. Longtemps silencieux, Naïm et Nousra sont impressionnés par « la taille des maisons anciennes » et par la diversité de la foule qui remonte les rues piétonnes. Rapidement, ils aiment s'y perdre, comme en un anonymat retrouvé. Sur les pentes de la Croix-Rousse, ils font d'abord étape à la Cimade. Là, une juriste leur prend rendez-vous avec le Forum des réfugiés afin qu'ils fassent une demande d'asile auprès de l'Ofpra, mais aussi avec RESF, le Réseau éducation sans frontières. Puis, le cousin de Nousra ne répondant pas au téléphone, elle les dirige vers les services de l'Aide sociale à l'enfance où une assistance sociale refuse de prendre en charge leur hébergement, arguant qu'en l'absence de passeport, rien ne prouve qu'ils sont mineurs. Et d'ajouter : « La traversée des Alpes à pied… On n'y croit pas ! »

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