Comédiens et sans-papiers
« A Aubervilliers, l’avenue Victor Hugo abrite entre autres des entrepôts de commerce en gros et, au 81, face à un centre commercial chinois en construction, un ancien Pôle emploi. C’est ici que vit, depuis août 2014, un collectif d’immigrés qui a décidé, après 4 mois passés à la rue, de réquisitionner ce bâtiment. Sur scène, à La Commune, c’est l’histoire de huit d’entre eux qui se déploie, nous conduisant des faubourgs d’Abidjan, de Ouagadougou ou de Dhaka, à ce présent de la lutte des sans-toits à Aubervilliers. »
Le spectateur attiré par ces quelques lignes va découvrir sur le plateau les protagonistes de cette histoire dont le titre est Pièce d’actualité n° 3 – 81, avenue Victor Hugo. Le concept de « pièce d’actualité » a été élaboré par Marie-José Malis, à la tête de ce théâtre historique de la banlieue rouge depuis janvier 2014 et dont Alain Badiou est auteur associé. Une démarche artistique qui veut poser la question du rôle et de la place d’un théâtre dans la cité. Après Laurent Chétouane et Maguy Marin, c’est Olivier Coulon-Jablonka, fondateur de la compagnie Moukden Théâtre, qui met en scène 81, Avenue Victor Hugo, écrit avec Barbara Métais-Chastanier et Camille Plagnet.
Lire aussi Rodney Benson, « Quarante ans d’immigration dans les médias en France et aux Etats-Unis », Le Monde diplomatique, mai 2015.
Sur le plateau, Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleyman S, Méité Soualiho, Mohammed Zia, interprètent avec force leur propre rôle. Ils ne racontent pas chacun une histoire personnelle mais mettent bout à bout un itinéraire collectif qui donne à comprendre la complexité de la géographie des migrations. Ils sont huit pour raconter les parcours de vie des quatre-vingt personnes (hommes, femmes, enfants), en provenance de trois collectifs expulsés de la rue du Colonel Fabien, du Passage de l’Avenir ou de la rue des Postes après son tragique incendie, et qui ont réquisitionné le 81, avenue Victor Hugo en août 2014, après quatre mois passés à camper dans la rue. Au terme d’une âpre lutte, menée avec l’association Droit au logement (DAL), soutenus par des syndicats et une partie de la population, ils obtiennent devant les tribunaux de pouvoir y rester jusqu’en avril 2016.
La pièce s’ouvre par cet extrait du Procès de Kafka qu’un comédien-griot expose comme métaphore de la situation absurde dans laquelle ils se trouvent. Sans-papiers, alors même qu’ils sont en France parfois depuis une vingtaine d’années, ils sont rendus fous par une insoluble et ubuesque législation. Sans contrat de travail, ils ne peuvent avoir de papiers, et sans papiers, ils ne peuvent avoir de contrat de travail. Ils accumulent alors le travail au noir et sous payé. Cinq euros de l’heure lorsque leurs collègues en gagnent le double. Parfois, ils travaillent sous une identité d’emprunt. Il arrive qu’ils fassent du gardiennage au sein de la préfecture même qui les traque, ou dans les centres de rétention où sont entassés leurs frères de misère. Tout le monde le sait et ferme les yeux, cette hypocrisie étant très lucrative.
Les comédiens parlent à la première personne et nous interpellent sur la production de leurs conditions d’existence : « Mais quand vous formez des rebellions dans les pays, que vous bombardez certains pays qui sont en voie de développement, du coup ceux qui travaillent avec ces bombardements, avec ces rebellions, n’arrivent plus à travailler, n’arrivent plus à subvenir à leurs besoins, n’arrivent plus à s’occuper de leur famille. Vous voulez qu’ils fassent quoi ? Ils ne vont pas rester chez eux à regarder leur famille mourir de faim. Ils sont obligés de sortir. »
Ils font entendre et prendre la mesure de ces traversées de l’enfer pour fuir des situations de détresse économique ou de guerres meurtrières qui les frappent en Côte d’Ivoire, au Mali, au Burkina, au Bangladesh, en Tunisie ou en Algérie. En pleine force de l’âge, ils ont laissé leurs familles pour se confronter à de périlleux périples, affrontant la faim et la soif dans le désert libyen, parcourant jusqu’à deux cents kilomètres en trois jours et demi. Soumis pieds et poings liés aux exactions de passeurs sans scrupules. Leur arrivée en Grèce, en Italie et en France est toujours « un grand choc ». « Je ne savais pas que les gens pouvaient être plus pauvres ici que là-bas ».
Le jeu de ces tout nouveaux comédiens est impressionnant. Et leur choix de s’exposer ainsi relève d’un grand courage. Il n’y a aucun pathos dans leur récit. L’adresse frontale au public est percutante. Elle fait toucher concrètement une réalité que connaissent les militants de la solidarité avec les sans-papiers mais plus rarement les spectateurs lambda. Le choix épuré et brut de la mise en scène, le travail exigeant sur le texte et la présence physique de ces damnés de la terre nous touche et nous bouleverse.
On est plus dubitatif sur la posture du théâtre lorsqu’on découvre qu’à la fin du spectacle, son accès étant libre, il est demandé au public une participation financière, « les comédiens ne pouvant avoir de contrat pour les motifs qu’ils ont racontés », selon la directrice des lieux.
Le samedi où nous avons vu la représentation, elle était suivie d’un débat. Celui-ci a permis de faire circuler la parole et bon nombre de questionnements. On y a donc appris que le théâtre complèterait la recette pour que les comédiens aient les cachets réglementaires définis pour ce type d’activité. Mais était-ce le bon choix ? Une fois qu’ils se sont exposés et nous ont exposé ainsi leur situation, quelle relation concrète de solidarité peut-on construire avec eux ? Comment prolonger les effets de la pièce ?
Une autre rencontre avec le public est prévue le samedi 16 mai, soit deux rencontres sur deux semaines d’exploitation. Mais d’ores et déjà, l’on peut suggérer que la représentation — qui ne dure que 50 minutes — devrait systématiquement être suivie d’un temps d’échange sur le processus de travail et les actions de solidarité à mener avec le collectif d’Aubervilliers et leurs porte-paroles