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Europe - Page 2

  • Migrants:Nousra et Naim ont traversé les Alpes à pied

     

    1. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, devant la Méditerranée, sur le pont Saint-Ludovic entre Menton et Vintimille. Naïm et Nousra ont quitté le Tchad il y a trois ans avec une seule idée en tête : rejoindre la France pour y faire des études. Pour comprendre leur détermination, il faut remonter en 2011, à la mort du père du Nousra, alors âgé de 13 ans. Sa mère, qui a déjà trois enfants, ne peut plus subvenir à ses besoins, Nousra doit quitter son village du Sahel pour Moussoro, à 330 kilomètres au nord-est de la capitale N'Djamena. C'est là qu'il rencontre Naïm, lui-même issu d'une famille modeste de six enfants. Les deux amis ne voient pas leur avenir « au Tchad. Si tu n'as pas grandi dans une famille proche du clan du président Idriss Déby, tu n'as aucune perceptive », explique Naïm. En 2012, alors qu'ils vivotent de petits jobs, ils décident de quitter le Tchad pour tenter leur chance en Europe. Tous deux passionnés par la presse, assidus à France 24 en arabe – ils sont incollables sur François Hollande, le scandale Kadhafi-Sarkozy ou les exactions de Total en Afrique – ils projettent de venir en France et plus précisément à Lyon, où réside déjà un cousin de Nousra, pour suivre des études et une formation.

    2. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, Vintimille. Depuis le 12 juin, la gare revêt des allures de camp de réfugiés, conséquence directe du blocus de fait de la frontière franco-italienne par le gouvernement Valls. Naïm et Nousra sont parmi les quelque deux cents migrants retranchés dans la gare. Débarqués en Europe depuis cinq jours – après avoir quitté la Libye à bord d'un rafiot proche de l'épave – ils sont bien décidés à « passer » coûte que coûte. Il faut dire que Naïm et Nousra reviennent de loin : avant de toucher l'Europe, ils dormaient retranchés dans des habitations de fortune à Zliten, petite ville côtière à 100 kilomètres de Tripoli. Ils y sont restés pendant deux ans. Dans un pays où toutes les structures étatiques se sont écroulées, Naïm et Nousra ont souvent subi les vexations et le racket des policiers. Ils ont survécu un mois dans les prisons illégales libyennes, tenaillés par la soif et dans des conditions de surpopulation effroyables, sans promenade et souvent recroquevillés faute d'espace pour s'allonger. Depuis l'effondrement du régime Kadhafi, la plupart des « centres pénitentiaires » sont gérés par des milices et des chefs de guerre. 
      Les traits fins de leur visage et une silhouette filiforme signent leurs origines goranes, cette ethnie nilo-saharienne principalement nomade dans le Sahara oriental. Nousra et Naïm ont grandi dans une communauté villageoise, pratiquant encore le pastoralisme. Face au chaos régnant dans la gare de Vintimille, ils entrevoient des chemins de traverse. Quitte à faire confiance à la rumeur selon laquelle certains Somaliens auraient réussi à rejoindre la France en franchissant les Alpes à pied. 

    3. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, devant la gare de Vintimille. Avant de se lancer sur les pentes alpines, Naïm et Nousra préparent leur périple. Durant deux jours, ils cherchent à évaluer auprès d'autres migrants (de face sur la photo) leurs chances de réussite. Tous parlent un arabe littéraire approximatif, devenu la langue véhiculaire entre les nationalités. Ici, les réfugiés forment une communauté de destin relativement solidaire au sein de laquelle « on échange nos ressentis et on se tient au courant de l’évolution de la situation », rapporte Nousra. Nousra et Naïm se rendent aussi dans les librairies de la ville pour étudier les cartes et peaufiner leur itinéraire. Enfin, ils rassemblent quelques victuailles glanées çà et là : un surplus de sandwichs de la Croix-Rouge, des biscuits, une bouteille d'eau.

    4. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, le départ. De Vintimille, Nousra et Naïm ont le train vers le nord. Après une brève escale à Turin, ils se sont arrêtés à Bardonnecchia, petite gare italienne située au fond d'une vallée très boisée. En cette fin de journée, l'air est humide et les montagnes disparaissent sous une brume épaisse. Pieds nus dans des tennis de contrefaçon, ils sont simplement vêtus d'une veste légère sur un tee-shirt. « Les sacs que nous avions préparés nous ont été volés par la police libyenne peu avant notre traversée pour l'Europe », explique Naïm. 

    5. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Se repérant sur une carte qu'ils ont eux-mêmes dessinée, les deux compagnons entament une longue marche qui va durer environ vingt heures. Côte à côte, en silence, ils adoptent la posture fluide et le pas efficace des personnes rompues aux grandes distances, sachant gérer leur effort. Par le passé, ils ont déjà traversé une partie du désert du Sahara à pied pour quitter le Tchad et rallier la Libye. C'était quelques mois après la chute de Mouammar Kadhafi, ils avaient tout juste quinze ans et pas de passeport.

    6. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Après à peine une heure de marche, Naïm et Nousra passent la frontière franco-italienne. Un changement à peine notable que seule souligne la langue française gravée sur les panneaux des sentiers. Ici, la frontière redessinée en 1947 est une anomalie. Pour atteindre réellement le versant français, il leur faudra encore grimper deux heures dans une forêt dense de mélèzes et de sapins. D'autant que pour les sans-papiers la frontière n'est pas limitée au tracé de la carte : sur des dizaines de kilomètres, la police de l'air et des frontières a érigé tout un système de barrages fixes et mobiles. Les quelques lueurs de phare, en contrebas sur la route, tétanisent Naïm. « Ces deux dernières années, nous avons survécu la peur au ventre », confie-t-il. En effet, les travailleurs émigrés subsahariens, longtemps assimilés par la population libyenne à des mercenaires pro-Kadhafi, sont souvent victimes de lynchage.

    7. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, au sommet du premier col. À 2 200 mètres, la plupart des dernières plaques de neige ont déjà fondu. Le vent glacial a balayé les nuages laissant apparaître les étoiles et la lune dans son dernier quartier. Le froid des sommets rappelle à Nousra celui qu'il a enduré lors de sa traversée de la Méditerranée à bord du rafiot. Six heures de navigation, le corps trempé à écoper l'eau de mer qui rentrait dans la coque du vieux chalutier : « Nous étions environ 450. Autour de moi, des femmes et des gamins terrorisés criaient en permanence. C'était horrible ! » Sauvés in extremis par les gardes-côtes italiens, qui finiront par brûler l'épave avec une espèce de cocktail Molotov, les deux compagnons ont alors été acheminés dans un centre d’accueil près de Vérone dans le nord du pays. Ils y ont passé cinq jours.

    8. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. La nuit paraît interminable mais il faut avancer. Les pauses sont rares. Nousra et Naïm marchent l'un derrière l'autre, sans plus vraiment réfléchir. En silence. Au-delà de l'obscurité de la forêt, on devine l'aube. À plusieurs reprises sur le sentier, des chamois et des chevreuils se font surprendre et déguerpissent. Vers 5 heures du matin, alors que la rosée retombe, le froid devient plus intense. Parfois, Nousra semble perdre patience. Il souffle alors avec énervement, prend un moment sa tête entre ses mains puis parvient à puiser à nouveau des forces pour repartir. Depuis Vintimille, il est le plus faible, le regard souvent distant. « T'inquiète pas, je ne suis pas malade », croit-il bon de me rappeler parfois.

    9. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra a perdu deux phalanges à l'index, arrachées par une machine. Un accident survenu à Zliten où, toujours avec Naïm, il a taillé des menuiseries en aluminium, portes et fenêtres, pour 40 dinars libyens (20 euros) par jour, chez un artisan égyptien. C'est en économisant sur ce salaire qu'ils ont pu payer les passeurs et la traversée de la Méditerranée : 1 500 dinars chacun (environ 800 euros). Avant d'embarquer, ils ont été arrêtés par la police. Des proches ont alors payé 1 000 dinars pour libérer les deux amis. Une dette qu'ils devront rembourser. La Libye, qui n'a que cinq millions d'habitants, compte plus de deux millions d'immigrés venus travailler comme ouvriers dans le pétrole, le bâtiment ou l'agriculture. Les Tchadiens y seraient environ 500 000.

    10. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra et Naïm boivent dans la même bouteille en verre, qu'ils remplissent dans les torrents sur le parcours. En cette saison, le bétail a déjà rejoint l'alpage et l'on croise plusieurs troupeaux de vaches, de moutons, et même de chevaux de trait. Les deux jeunes Tchadiens découvrent qu'en Europe il n'y a ni chameaux ni singes à l'état sauvage. Toute la journée, ils s'arrêtent, s'accroupissent et échangent en langue gourane sur la taille d'une fourmi, la couleur d'une abeille, la texture d'une pierre ou la forme d'une fleur. « Vous mangez ces animaux ? », demandent-ils en désignant les marmottes.

    11. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, sur la face nord du dernier col. En cette saison, la neige est particulièrement compacte et persiste sous forme de grandes plaques espacées : après avoir fondu au soleil, elle gèle à nouveau dans la nuit. « Elle tombe aussi dure depuis le ciel ? », questionne Nousra. Lorsqu'il aperçoit un sommet enneigé, voire un glacier, Naïm s'interroge aussi sur la température qu'il fait là-haut, curieux de savoir s'il parviendrait à la supporter. Et de se demander encore : « Comment vivaient les paysans autrefois quand il n'y avait pas de routes et qu'il neigeait plusieurs mètres ? »

    12. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, la descente. Lorsque Naïm et Nousra croisent des randonneurs, ces derniers devinent rapidement à leur tenue inappropriée et à leur posture quelque peu craintive qu'ils sont réfugiés sans papiers. Dans la région, tout le monde sait ce qu'il se passe à Vintimille. Les attitudes sont toujours bienveillantes : certains commentent de manière banale la vue magnifique depuis ce bout de sentier ; d'autres se contentent d'un « bonne journée » sincère. Le soir même, arrivés dans la première ville de France, Naïm et Nousra entrent dans un bar tenu par un Algérien, afin de s'informer en arabe des possibilités de se rendre à Lyon. À nouveau, les deux jeunes Tchadiens ne parviennent pas à cacher leur clandestinité. Plusieurs personnes se proposent de les héberger, certains se cotisent pour leur payer le train jusqu'à Lyon. « Ce que l'on fait subir au migrants, c'est devenu de la folie, lâche Émilie, une jeune trentenaire. La seule chose qui en 2012 m'avait fait choisir Hollande, c'était l'espoir d'une autre politique migratoire. Il nous a bien trompés. » Finalement, Naïm et Nousra seront logés à quelques kilomètres de là, par une famille modeste. Ils dormiront 15 heures d'affilée, épuisés par ces jours de voyage.

    13. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, arrivée à Lyon. C'est un grand soulagement. Longtemps silencieux, Naïm et Nousra sont impressionnés par « la taille des maisons anciennes » et par la diversité de la foule qui remonte les rues piétonnes. Rapidement, ils aiment s'y perdre, comme en un anonymat retrouvé. Sur les pentes de la Croix-Rousse, ils font d'abord étape à la Cimade. Là, une juriste leur prend rendez-vous avec le Forum des réfugiés afin qu'ils fassent une demande d'asile auprès de l'Ofpra, mais aussi avec RESF, le Réseau éducation sans frontières. Puis, le cousin de Nousra ne répondant pas au téléphone, elle les dirige vers les services de l'Aide sociale à l'enfance où une assistance sociale refuse de prendre en charge leur hébergement, arguant qu'en l'absence de passeport, rien ne prouve qu'ils sont mineurs. Et d'ajouter : « La traversée des Alpes à pied… On n'y croit pas ! »

  • L’Eurovision, symbole de la pseudo-civilisation de l’Union européenne

     

    La 60e édition du concours Eurovision vient de se terminer et fait encore une fois la une de la presse, après avoir monopolisé les esprits, les foules et surtout d’incommensurables budgets marketing.

    Je dois bien l’avouer, je fais partie des gens qui n’ont jamais regardé un seul concours Eurovision, et il y a bien des raisons à cela.

    Il y a tout d’abord l’illogisme culturel qui accompagne l’Eurovision. Si le concours est organisé par l’Union européenne de radio-télévision, il est ouvert à tous les pays membres et diffuseurs, soit des pays situés en dehors de la zone européenne, par exemple dans le Pacifique ou en Afrique. Pour cette raison sans doute, la quasi-totalité des chansons sont émises en anglais, dénaturant ainsi totalement le projet, qui d’européen à la base, est devenu un projet globaliste en langue anglaise. Sur les 16 dernières années, 15 des chansons gagnantes ont été interprétées en anglais.

    Il y a aussi l’aspect politique qui accompagne, et chaque année un peu plus, cet événement. 2014 a été un grand cru concernant le délire permanent qui accompagne l’Eurovision, lorsque l’artiste Conchita Wurst, travesti allemand d’origine colombienne, a emporté la victoire. Dans le même temps et depuis le début de la crise ukrainienne, les artistes russes sont hués par un public visiblement bien éduqué par le mainstream médiatique tandis qu’il n’acclame que des artistes plus médiocres les uns que les autres.

    Il y a surtout l’insupportable pression médiatique et marketing qui accompagne chaque année cet événement, dénaturant ce qu’il devrait être, à savoir un moment artistique. Comme la responsable des divertissements de France 2 vient de le soulever : il se pose la question de savoir si la Francedoit participer l’année prochaine à ce show, dont les résultats électoraux dépendent de plus en plus des fortes accointances géographiques et culturelles entre les pays. Ces tendances lourdes sont apparues dès les années 1970 lorsque des blocs politico-musicaux ont commencé à se former, entre Scandinaves d’abord puis par exemple entre États de l’ex-bloc post-soviétique.

    Hormis la France, un autre pays se demande s’il doit continuer à participer à cet événement : il s’agit de la Russie. Les huées qui accompagnent les chanteuses russes, que ce soit la ravissante Polina Gagarina [photo ci-dessus], qui d’ailleurs aime la France, ou les sœurs jumelles Tomalchevy l’année dernière, sont visiblement la goutte de trop.

    Certains commentateurs ont ouvertement remis en cause la nécessité pour la Russie de participer à un événement qui promeut une « culture globale asexuée, anglophone et antinationale ». Ce ton est révélateur des grandes et novatrices scissions qui s’opèrent entre les élites russes et occidentales alors que jusqu’à présent, la Russie avait toujours présenté des artistes de la scène rock/pop traditionnelle, et non issus de la puissante scène musicale patriotique que le pays connaît pourtant, que l’on pense par exemple au duo TATU en 2003.

    Quoi qu’il en soit, l’Eurovision est symptomatique du malaise qui accompagne la politique que Bruxelles mène, que ce soit à l’égard de la Russie mais aussi de l’Europe. Peut-on imaginer un concours Eurovision 2016 sans la Russie et la France, mais avec par exemple l’Australie, la Tunisie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie ? Cela montre une fois de plus que les élites européennes et l’Union européenne ne font pas l’Europe mais le mondialisme.

    À quand un concours Eurovision authentique organisé par Paris et Moscou, et qui promouvrait des groupes traditionnels chantant dans leurs langues nationales ?

  • Comédiens et sans-papiers

     

    lundi 11 mai 2015, par Marina Da Silva

    « A Aubervilliers, l’avenue Victor Hugo abrite entre autres des entrepôts de commerce en gros et, au 81, face à un centre commercial chinois en construction, un ancien Pôle emploi. C’est ici que vit, depuis août 2014, un collectif d’immigrés qui a décidé, après 4 mois passés à la rue, de réquisitionner ce bâtiment. Sur scène, à La Commune, c’est l’histoire de huit d’entre eux qui se déploie, nous conduisant des faubourgs d’Abidjan, de Ouagadougou ou de Dhaka, à ce présent de la lutte des sans-toits à Aubervilliers. »

    Le spectateur attiré par ces quelques lignes va découvrir sur le plateau les protagonistes de cette histoire dont le titre est Pièce d’actualité n° 3 – 81, avenue Victor Hugo. Le concept de « pièce d’actualité » a été élaboré par Marie-José Malis, à la tête de ce théâtre historique de la banlieue rouge depuis janvier 2014 et dont Alain Badiou est auteur associé. Une démarche artistique qui veut poser la question du rôle et de la place d’un théâtre dans la cité. Après Laurent Chétouane et Maguy Marin, c’est Olivier Coulon-Jablonka, fondateur de la compagnie Moukden Théâtre, qui met en scène 81, Avenue Victor Hugo, écrit avec Barbara Métais-Chastanier et Camille Plagnet.

    Lire aussi Rodney Benson, « Quarante ans d’immigration dans les médias en France et aux Etats-Unis », Le Monde diplomatique, mai 2015.Sur le plateau, Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleyman S, Méité Soualiho, Mohammed Zia, interprètent avec force leur propre rôle. Ils ne racontent pas chacun une histoire personnelle mais mettent bout à bout un itinéraire collectif qui donne à comprendre la complexité de la géographie des migrations. Ils sont huit pour raconter les parcours de vie des quatre-vingt personnes (hommes, femmes, enfants), en provenance de trois collectifs expulsés de la rue du Colonel Fabien, du Passage de l’Avenir ou de la rue des Postes après son tragique incendie, et qui ont réquisitionné le 81, avenue Victor Hugo en août 2014, après quatre mois passés à camper dans la rue. Au terme d’une âpre lutte, menée avec l’association Droit au logement (DAL), soutenus par des syndicats et une partie de la population, ils obtiennent devant les tribunaux de pouvoir y rester jusqu’en avril 2016.

    « Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée. L’homme réfléchit, puis demande s’il lui sera permis d’entrer plus tard. “C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant.” »

    La pièce s’ouvre par cet extrait du Procès de Kafka qu’un comédien-griot expose comme métaphore de la situation absurde dans laquelle ils se trouvent. Sans-papiers, alors même qu’ils sont en France parfois depuis une vingtaine d’années, ils sont rendus fous par une insoluble et ubuesque législation. Sans contrat de travail, ils ne peuvent avoir de papiers, et sans papiers, ils ne peuvent avoir de contrat de travail. Ils accumulent alors le travail au noir et sous payé. Cinq euros de l’heure lorsque leurs collègues en gagnent le double. Parfois, ils travaillent sous une identité d’emprunt. Il arrive qu’ils fassent du gardiennage au sein de la préfecture même qui les traque, ou dans les centres de rétention où sont entassés leurs frères de misère. Tout le monde le sait et ferme les yeux, cette hypocrisie étant très lucrative.

    Les comédiens parlent à la première personne et nous interpellent sur la production de leurs conditions d’existence : « Mais quand vous formez des rebellions dans les pays, que vous bombardez certains pays qui sont en voie de développement, du coup ceux qui travaillent avec ces bombardements, avec ces rebellions, n’arrivent plus à travailler, n’arrivent plus à subvenir à leurs besoins, n’arrivent plus à s’occuper de leur famille. Vous voulez qu’ils fassent quoi ? Ils ne vont pas rester chez eux à regarder leur famille mourir de faim. Ils sont obligés de sortir. »

    Ils font entendre et prendre la mesure de ces traversées de l’enfer pour fuir des situations de détresse économique ou de guerres meurtrières qui les frappent en Côte d’Ivoire, au Mali, au Burkina, au Bangladesh, en Tunisie ou en Algérie. En pleine force de l’âge, ils ont laissé leurs familles pour se confronter à de périlleux périples, affrontant la faim et la soif dans le désert libyen, parcourant jusqu’à deux cents kilomètres en trois jours et demi. Soumis pieds et poings liés aux exactions de passeurs sans scrupules. Leur arrivée en Grèce, en Italie et en France est toujours « un grand choc »« Je ne savais pas que les gens pouvaient être plus pauvres ici que là-bas ».

    Le jeu de ces tout nouveaux comédiens est impressionnant. Et leur choix de s’exposer ainsi relève d’un grand courage. Il n’y a aucun pathos dans leur récit. L’adresse frontale au public est percutante. Elle fait toucher concrètement une réalité que connaissent les militants de la solidarité avec les sans-papiers mais plus rarement les spectateurs lambda. Le choix épuré et brut de la mise en scène, le travail exigeant sur le texte et la présence physique de ces damnés de la terre nous touche et nous bouleverse.

    On est plus dubitatif sur la posture du théâtre lorsqu’on découvre qu’à la fin du spectacle, son accès étant libre, il est demandé au public une participation financière, « les comédiens ne pouvant avoir de contrat pour les motifs qu’ils ont racontés », selon la directrice des lieux.

    Le samedi où nous avons vu la représentation, elle était suivie d’un débat. Celui-ci a permis de faire circuler la parole et bon nombre de questionnements. On y a donc appris que le théâtre complèterait la recette pour que les comédiens aient les cachets réglementaires définis pour ce type d’activité. Mais était-ce le bon choix ? Une fois qu’ils se sont exposés et nous ont exposé ainsi leur situation, quelle relation concrète de solidarité peut-on construire avec eux ? Comment prolonger les effets de la pièce ?

    Une autre rencontre avec le public est prévue le samedi 16 mai, soit deux rencontres sur deux semaines d’exploitation. Mais d’ores et déjà, l’on peut suggérer que la représentation — qui ne dure que 50 minutes — devrait systématiquement être suivie d’un temps d’échange sur le processus de travail et les actions de solidarité à mener avec le collectif d’Aubervilliers et leurs porte-paroles

  • Si c’étaient des Blancs...

    « Si c’étaient des Blancs, la terre entière serait en train de trembler »

    • Publié le : 
      26/04/2015 à 16h47

     

    L’émission « Ce soir ou jamais » remonte au 24 avril. Ça commence à faire vieux en temps internet mais nous avons décidé d’en reproduire un extrait de par la qualité et la justesse des interventions de l’écrivaine Fatou Diome, franco-sénégalaise.

    Née au Sénégal, passionnée dès l’enfance par la littérature francophone, Fatou Diome s’installe en France à 22 ans. Au début, sa vie, c’est des petits boulots, pour payer ses études de lettres, avant de connaître la reconnaissance en tant qu’auteur. Ses livres, des fictions, évoquent bien souvent son histoire, situéeentre l’Afrique et la France.

    « Peut-on accueillir toute la misère du monde ? »

    Contexte de l’émission : le 24 avril, les invités de « Ce soir ou jamais » répondaient à la question : « Après le drame de Lampedusa, peut-on accueillir toute la misère du monde ? ». Présente sur le plateau, Fatou Diome n’a eu de cesse de dénoncer « l’hypocrisie européenne ».

    A plusieurs reprises (dans le texte ci-dessous), Fatou Diome cite un « monsieur ». Il s’agit de Thierry Henri Philippe Baudet, historien juriste et essayiste néerlandais, connu notamment pour vouloir un contrôle absolu des frontières étatiques.

    Voici quelques extraits issus des interventions de Fatou Diome :

    « Quand vous dites que l’immigration pose un problème, il faut aussi parler des avantages de l’immigration parce que moi, quand je travaille en France, je paie mes impôts ici. Les étrangers qui sont là, il y en a une partie qui peut envoyer [de l’argent] au pays pour aider, mais la majorité paie ses impôts, s’installe dans vos pays, enrichit vos pays. Donc, ce sont des citoyens productifs. [...]

    Je voulais m’indigner contre le silence de l’Union africaine. Les gens, là, qui meurent sur les plages, et je mesure mes mots, si c’étaient des Blancs, la terre entière serait en train de trembler. Ce sont des Noirs et des Arabes, alors eux, quand ils meurent, ça coûte moins cher. [...]

    Si on voulait sauver les gens dans l’Atlantique, dans la Méditerranée, on le ferait, parce que les moyens qu’on a mis pour Frontex, on aurait pu les utiliser pour sauver les gens. Mais on attend qu’ils meurent d’abord. C’est à croire que le “laisser mourir” est même un outil dissuasif. Et je vais vous dire une chose : ça ne dissuade personne, parce que quelqu’un qui part et qui envisage l’éventualité d’un échec, celui-là peut trouver le péril absurde, et donc l’éviter. Mais celui qui part pour la survie, qui considère que la vie qu’il a à perdre ne vaut rien, celui-là, sa force est inouïe parce qu’il n’a pas peur de la mort. [...]

    Au jour d’aujourd’hui, l’Europe ne sera plus jamais épargnée tant qu’il y aura des conflits ailleurs dans le monde. L’Europe ne sera plus jamais opulente tant qu’il y aura des carences ailleurs dans le monde. On est dans une société de la mondialisation où un Indien gagne sa vie à Dakar, un Dakarois gagne sa vie à New York, un Gabonais gagne sa vie à Paris. Que ça vous plaise ou non, c’est irréversible, alors trouvons une solution collective, ou bien déménagez d’Europe car j’ai l’intention d’y rester. [...]

    Quand quelqu’un part [du pays où il est né pour rejoindre l’Europe, ndlr], c’est comme quelqu’un qui est élu, choisi, peut-être le plus débrouillard. Il y a tout un clan, ou toute une famille, qui pose son espoir sur cette personne-là. Monsieur, là, je vous vois bien habillé, bien nourri. Si vous étiez affamé chez vous, peut-être que votre famille serait ravie d’imaginer que vous pourriez aller gagner de quoi faire vivre les autres. [...]

    [L’espace Schengen], quand il trouve que mon cerveau est convenable, là, il l’utilise. Par contre, ils sont embêtés à l’idée d’avoir mon frère qui n’est pas aussi diplômé que moi et qui pourrait avoir envie de travailler dans le bâtiment. Vos pays deviennent schizophrènes. On ne peut pas trier les gens comme ça, avec les étrangers utiles d’un côté et les étrangers néfastes de l’autre. [...]

    Quand les pauvres viennent vers vous, il y a des mouvements de foule qu’il faut bloquer, mais quand vous, avec votre passeport et avec toutes les prétentions que cela donne, vous débarquez dans les pays du tiers-monde, là, vous êtes en terrain conquis. Donc on voit les pauvres qui se déplacent mais on ne voit pas les riches qui investissent dans nos pays. L’Afrique se développe à un taux entre 5 et 10%, ce n’est plus de la progression, c’est de la surchauffe. [...]

    Sauf que quand des pays du tiers-monde se développent et qu’ils n’ont pas les moyens pour gérer tout ça, il faut une ingénierie, il faut une formation, il faut des populations pour installer une démocratie. […] Vous avez besoin qu’on reste dominés pour servir de débouchés à l’industrie européenne. Alors il faut arrêter l’hypocrisie : on sera riches ensemble ou on va se noyer tous ensemble. »

  • Quand le protectionnisme écrase les pauvres

     

    Publié le 10 février 2015 dans Économie générale

    Est-il moralement justifiable pour l’État de prélever de l’argent aux pauvres pour soutenir les entreprises, de sorte que leurs salariés ne perdront pas leur emploi ?

    Par Jasson Urbach et Eustace Davie.

     

     

    Nous n’avons jamais entendu une personne pauvreou tout autre d’ailleurs, se plaindre d’avoir accès à des produits moins chers. Et pourtantbeaucoup de gens en Afrique du Sud (SA) adorent haïr les Chinois juste parce qu’ils nous procurent des vêtements bon marchéParce que les fabricants locaux ne peuvent pas produire des vêtements aussi efficacement et aussi bon marché que les Chinois, le gouvernement SA impose des taxes à l’importation allant jusqu’à 45% du coût de ces vêtements pour protéger l’industrieCela n’empêche pas le vêtement de rester moins cher que ceux fabriqués localement. Il s’agit donc d’une taxe qui est finalement subie, non par les importateursmais par les consommateursmême les plus pauvres.

    Est-il moralement justifiable pour le gouvernement de prélever délibérément de l’argent aux pauvres pour soutenir les entreprises de certains fabricants de vêtements de sorte quecomme les fabricants le prétendentleurs employés ne perdront pas leur emploi ? Surtout quand ces mêmes fabricants insistent pour que leurs concurrents Sud-Africainstels que ceux basés à Newcastle, ferment leur structure sous prétexte qu’avec le consentement de leurs employésils paient en dessous du salaire minimum imposé par le gouvernement et que ça fausse le jeu.

    Ces questions doivent être traitées dans leur contexte. La libéralisation des échanges donne aux consommateurs l’accès aux produits les meilleurs et les moins chers. La vraie question est de savoir si ce sont les consommateurs qui doivent décider quels biens il peuvent acheter et qui doit les produireou si ces décisions doivent être prises en leur nom par leurs gouvernementsInévitablement, les producteurs locaux sont contre la concurrence dite « injuste ». Ce qui conduire à imposer des taxes coûts « injustes » sur les consommateurs.

    Une question similaire se pose concernant les salaires versés aux employés. Qui doit décider de la somme acceptable en salaire décent : les concernés ou le gouvernement ? Cette tactique fait écho à la décision du gouvernement de l’apartheid d’assouplir les lois du travail pour permettre aux travailleurs « noirs » d’intégrer le marché de la main-d’œuvre qualifiée, quand les syndicats « blancs » ont insisté sur « le salaire décent ». En d’autres termes, ils ont plaidé pour un « salaire décent » afin de bloquer la concurrence des nouveaux entrants qui peut-être étaient disposés à travailler pour des salaires inférieurs.

    Le protectionnisme dans le commerce et les marchés du travail engendre des surcoûts payés par les consommateurs, et, dans de nombreux cas, avec peu de bénéfice réel pour les entreprises et travailleurs locaux. La libéralisation du commerce et des marchés du travail permettrait une adaptation plus rapide. Il est impératif que les travailleurs et les propriétaires du capital ne soient pas enfermés dans des environnements économiques non concurrentiels.

    Le textile est peut-être le domaine commercial où est le plus évident que la production de masse chinoise a forcé le changement dans d’autres pays, mais il y en a beaucoup d’autres, comme la fabrication de produits électroniques. Plutôt que de compter sur le gouvernement pour ériger un mur tarifaire derrière lequel se protéger, les fabricants Sud-Africains de textile devraient s’adapter en trouvant des domaines dans lesquels ils possèdent un avantage comparatif, éventuellement dans des modèles uniques de vêtements qui ne se prêtent pas à la production de masse.

    Certains commentateurs se plaignent que la Chine sous-évalue sa monnaie (le yuan) et présentent cela comme une forme subtile de protectionnisme chinois. Ils affirment que, en gardant la valeur de leur monnaie artificiellement basse, les Chinois subventionnent leurs secteurs d’exportation en leur donnant un avantage concurrentiel. On fait valoir que cette forme cachée de protectionnisme nuit à l’Afrique du Sud en détruisant son industrie du vêtement, amplifiant ainsi le problème du chômage. Mais ces critiques blâmant les Chinois, sont-elles pertinentes pour justifier les difficultés rencontrées par nos fabricants de vêtements ?

    Un argument majeur pour la protection des fabricants de vêtements en Afrique du Sud est inextricablement lié à la demande pressante internationale au gouvernement chinois de laisser s’apprécier le yuan face aux autres devises, y compris le rand. Selon ces critiques un yuan à sa « juste » valeur augmenterait le prix des exportations chinoises au point où les fabricants dans d’autres pays seraient en mesure de rivaliser sur un pied d’égalité, mais un examen des faits laisse croire que c’est l’efficacité et non la monnaie sous-évaluée qui rend les produits chinois si compétitifs.

    Jusqu’en 1994, le yuan s’est déprécié de façon constante par rapport au dollar et la Chine a connu une volatilité de ses taux de PIB et d’inflation. Pour résoudre le problème, le gouvernement chinois a apparié le yuan au dollar de 1994 à 2005, ce qui a laissé le taux d’inflation chinois en ligne avec celui des États-Unis (en moyenne 0,75%). Entre 2005 et 2008, le yuan s’est apprécié en moyenne de 7,25% contre le dollar, le taux d’inflation moyen a augmenté pour atteindre 3,49% et la volatilité du PIB a également augmenté. Par rapport au dollar, le taux de change du yuan a augmenté de sorte que l’argument d’un yuan sous-évalué est injustifié. S’il y a quelque chose à blâmer au sujet des querelles constantes sur les taux de change et les menaces de guerres commerciales, c’est qu’il n’y a pas une monnaie universelle « aussi saine que l’or » à utiliser par les pays dans leurs échanges.

    Ce que nos fabricants de vêtements en difficulté ignorent est que les exportations sud-africaines vers la Chine ont énormément augmenté. Introduire les mesures souhaitées pour protéger l’industrie du vêtement pénaliserait non seulement les pauvres en les privant de vêtements bon marché, mais également mettrait d’autres industries et leurs effectifs, en danger.