Gratuité, neutralité, facebook
Voilà, ça y est, nous sommes en 2016. Et rien ne change : les États se démènent toujours autant pour nous éviter de tomber bêtement dans la richesse ou la prospérité. Force est de constater qu’ils y arrivent plutôt bien.
C’est ainsi qu’on apprend qu’après l’Inde, c’est au tour de l’Égypte de mettre un terme à l’actuel service de Mark Zuckerberg, Free Basics, proposé depuis quelques mois dans le pays. Avec ce projet (initialement lancé sous le nom d’internet.org), le dirigeant et philanthrope de Facebook vise en effet à offrir un accès internet aux populations des pays en voie de développement qui n’y ont pas accès, et permet d’accéder via une appli mobile à tout un éventail de services gratuits couvrant les domaines de la santé, de l’emploi, ou des informations locales. Ciblant en particulier l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie, Free Basics est disponible dans 37 pays, via des partenariats avec des opérateurs télécoms locaux.
Mais en Inde, puis en Égypte, l’initiative rencontre de vives critiques, à tel point qu’elle est interrompue : en substance, Free Basics, bien que gratuit, ne respecterait pas la neutralité du net, c’est-à-dire l’égal accès à tous les services accessibles sur internet. En Inde par exemple, Facebook décide des services gratuits et ceux payants, et favorise bien évidemment ceux de son choix : version allégée de Facebook, recherche par Bing, mais Google Search et Youtube payants.
Bref : le service, bien que gratuit, serait honteusement biaisé et donc pas assez bon pour justifier une autorisation de commercialisation, tant l’État indien qu’égyptien savent en effet mieux que leurs citoyens ce qui est bon pour eux. Les autorités ont heureusement agi pour éviter que, de fil en aiguille, leurs citoyens s’habituent à d’aussi honteuses facilités.
Et c’est bien normal, après tout : si c’est gratuit, c’est donc que les utilisateurs ne sont pas des clients, mais des produits. Quel scandale ! Si c’est gratuit, c’est pour augmenter le nombre d’utilisateurs de Facebook. Quelle honte ! Et si c’est gratuit maintenant, c’est à l’évidence pour obtenir un retour sur investissement pour la société de Mark Zuckerberg. Quelle ignominie !
… Mais d’un autre côté,…
- C’est ça ou rien. Apparemment, pour ces États, pour ces détracteurs du service Free Basics, ce « rien » est préférable, puisqu’au moins, rien serait neutre. C’est évidemment faux : « rien » est la situation de base, contre laquelle chaque individu travaille et lutte, souvent chèrement. Et lorsqu’enfin un moyen apparaît pour surpasser ce problème, l’État intervient heureusement et évite ainsi que l’abondance survienne et biaise malencontreusement une situation auparavantneutre par l’aspect universel de son emmerdement. C’est super, non ?
- Ça ne coûte rien au contribuable. Or, toute solution vraiment neutre apportée par l’État et ses sbires se traduira par une facture bien réelle, qui sera envoyée aux citoyens solvables (ou à leur descendance). Si ce système (collectiviste par essence) fonctionnait si bien, ça se saurait ; les cas des transports en commun, de l’eau, de l’électricité, de la santé, avec leur cortège de corruption, de capitalisme de connivence, ou de gestion publique calamiteuse viennent à l’esprit. L’alternative (revenir à la situation où le service n’existe plus, et l’État ne fait rien) coûte malgré tout, non seulement par les efforts qu’il aura fallu faire pour annuler le déploiement du service, mais par les efforts qu’il faudra faire pour chaque individu afin d’obtenir quand même le service équivalent devenu intégralement payant.
- Et puis, si on comprend bien que l’utilisateur est le produit, si on imagine sans mal que Facebook en tirera, à terme, un bénéfice, on semble ici oublier très vite que pour ces individus aussi, obtenir une connectivité se traduira très vite par des retombées économiques palpables pour eux puis, par voie de conséquence, pour ceux qui vivent autour d’eux et qui commercent avec eux. Autrement dit, si Facebook sera un bénéficiaire évident de cette opération, sinon immédiat, au moins à terme par retombées commerciales diverses, il reste cependant extrêmement dommageable pour tout le monde, État y compris, de s’interdire ce genre de facilités pour des raisons qui sont exclusivement idéologiques. Par analogie, si Facebook était dans le domaine de l’eau potable, on reprocherait ainsi à cette entreprise de distribuer gratuitement une ou deux marques d’eau de source spécifiques plutôt que toutes celles possibles sur le marché. Seulement de la Volvic et pas de la St-Yorre ? Pouah, autant tout interdire !
Au passage, on ne s’étonnera pas trop de retrouver dans les États qui interdiront avec le plus de véhémence ce genre de services ceux qui ont, assez généralement, beaucoup à perdre d’une nouvelle forme d’indépendance de la population vis-à-vis d’eux. Ce n’est pas un hasard du tout : si internet est un bienfait, il l’est par sa capillarité qui touche tous les individus, depuis le patron du CAC40 jusqu’au guerrier Masaï au fin fond du Kenya en passant par le petit commerçant du Caire ou de Calcutta, et qui permet à chacun d’entre eux de s’affranchir progressivement de toutes les contraintes que les États s’ingénient à construire pour se rendre omniprésents et indispensables.
Alors oui, bien sûr, l’initiative de Zuckerberg est lourdement teintée de marketing, d’une vision qui n’est clairement pas entièrement philanthropique, mais si l’on dépasse l’idéologie idiote, purement anticapitaliste, et qu’on en reste aux faits, on doit constater qu’en définitive, les perdants de cette interdiction, bien avant Facebook, seront les individus les plus pauvres qui seront tendrement protégés d’un accès gratuit à internet.
Ah, franchement, si l’État n’était pas là, qui s’occuperait d’interdire l’internet gratuit ?