Les musulmans français face à la méfiance
Face au terrorisme et au djihadisme, que penser des réactions des musulmans français ?
Par Yves Montenay
Face au terrorisme et au djihadisme qui touchent maintenant la France, et à la méfiance qui en découle, quelles sont les réactions et les analyses politico-sociales des musulmans européens ? Et leurs idées personnelles et religieuses ? Voici le premier volet d’une série de deux articles.
Socialement, les musulmans occidentaux sentent grandir une méfiance à leur égard. Et souvent bien plus qu’une méfiance. En tant que rédacteur de la lettre « Échos du monde musulman », je me trouve embarqué dans des débats où s’étale une hostilité due à une ignorance reflétant parfois le racisme le plus cru. Avec beaucoup d’autres, je fais de mon mieux pour réduire cette ignorance. Mais il y a souvent un blocage intellectuel total.
Les musulmans occidentaux attribuent cette méfiance aux médias, en constatant qu’on les présente comme violents, délinquants, et maintenant djihadistes. Les islamophobes insistent par exemple sur le fait que la majorité des détenus dans les prisons françaises sont musulmans, ce qui est exact, mais ces détenus ne représentent que moins de 1% de la population musulmane française. Voir sur ce sujet l’étude de Farhad Khosrokhavar sur « Les prisonniers musulmans en France ».
On y voit notamment que cette forte proportion de musulmans chez les détenus vaut non seulement pour la France, mais également pour l’Europe, et n’est valable que pour les hommes et non pour les femmes. Bref s’il y a un réel problème, dont on discutera les causes à l’infini (culturelles ? sociales ?), il reste néanmoins qu’il ne concerne pas 99% de la population musulmane française.
Cette méfiance est bien sûr ressentie comme une injustice par les musulmans occidentaux, d’autant qu’elle accroît les discriminations à l’embauche, ce qui nourrit un cercle vicieux d’assistanat, d’humiliation, et, maintenant, de disponibilité envers les arguments des salafistes et djihadistes. C’est donc une catastrophe nationale.
Les réactions à la méfiance
En gros, il y a eu trois périodes.
– Dans un premier temps, les musulmans français constataient un racisme banal, mais minoritaire, notamment alimenté par l’amertume des Pieds-Noirs, et les réactions étaient inexistantes, ou demandaient une meilleure intégration.
– Une deuxième période commence en 2001 avec l’attentat contre le World Trade Center de New York, la multiplication des attentats en Occident ensuite, et maintenant les tueries de l’État islamique. Ce sont alors multipliés des discours du genre « les musulmans modérés sont sympathisants ou complices des terroristes, puisqu’ils ne manifestent pas leur réprobation ». Il suffisait pourtant d’aller dans leurs réseaux sociaux et de lire leurs interventions publiques pour constater cette réprobation.
Ces accusations de complicité ont été contre-productives : « Pourquoi nous, musulmans occidentaux, devrions-nous nous sentir coupables parce que des fous furieux massacrent à 5000 km d’ici en se proclamant musulmans ? Les chrétiens, les juifs ou les hindous descendent-ils dans la rue lorsqu’un autre chrétien, juif ou hindou commet un attentat dans un pays lointain ? » D’où le slogan qui a fait rapidement le tour de la planète : « Nous n’avons pas à nous excuser d’être musulmans ».
– Nous entrons maintenant dans une troisième époque, après notamment l’attentat contre Charlie Hebdo : ce n’est plus à 5000 km, mais ici, en France, que les attentats ont lieu, tandis que de jeunes musulmans, dont 22% de fraîchement convertis, rejoignent en Syrie les rangs de l’EI.
Cela fait évoluer les réflexions de nombreux musulmans, comme nous le verrons dans le deuxième article, mais en attendant, l’incompréhension est plus vive que jamais.
Deux exemples d’incompréhension
Un sondage, mondial et très remarqué, montre que la grande majorité des musulmans est favorable à la charia. Voilà une preuve de leur barbarie disent les islamophobes. Ils oublient que le terme signifie en gros « le chemin qui mène à Dieu », ce qui en donne une idée positive, et qu’il a de plus une connotation identitaire (« c’est notre droit »).
Les musulmans sondés n’imaginent pas pour autant une seconde d’en appliquer les brimades et les violences, ce qu’ils ne font plus depuis des siècles, voire n’ont jamais fait. On remarque que c’est dans les pays occidentaux, ou à proximité, que les musulmans sont moins favorables à la charia, probablement parce qu’ils ont l’expérience d’un autre droit et que pour eux il s’agit d’une question concrète et pas seulement de réagir à un mot.
De même, mais en sens inverse, pour « laïcité ». Elle était plébiscitée par les sondages auprès de musulmans français parce qu’ils y voyaient la liberté d’être musulman dans un État considéré comme chrétien. Elle est moins bien vue depuis qu’ils se voient apostropher au nom de cette laïcité. Les musulmans qui ignorent l’histoire de France pensent même qu’il s’agit d’une « invention » récente mise en place pour s’attaquer à eux. C’est un beau gâchis !
Bref les sondages sont rares, et les questions et réponses ne sont pas comprises de la même façon par les sondeurs et les sondés.
L’évolution des réflexions
Une autre idée répandue est que les musulmans ne distinguent pas entre politique et religion. Non seulement l’islam n’a pas l’équivalent de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », mais Mahomet, contrairement à Jésus, n’était pas seulement prophète, mais aussi chef d’État et chef de guerre. Certes, mais c’est donner aux textes plus d’importance qu’ils n’en ont : l’histoire nous montre que, contrairement à ces textes, l’Église catholique et les églises protestantes ont longtemps joué un rôle politique en Occident, alors que dans les pays musulmans, le palais a souvent ignoré ou combattu la mosquée et réciproquement.
Dans ce domaine, les islamistes sont en train de nous rendre un immense service : leur passage au pouvoir a fait comprendre à la masse des musulmans du Nord comme du Sud qu’il ne fallait surtout pas mélanger politique et religion, et les islamistes ont été écartés du pouvoir (Tunisie, Égypte), ou ne se maintiennent que par la force (Iran).
Sur le plan géopolitique, la réaction est moins nette, car le rejet de l’État islamique et la peur qu’il inspire sont partiellement compensés par la réaction anti-israélienne, qui vire souvent à l’antisémitisme. Or les États-Unis sont à la fois de proches alliés d’Israël et à la tête de la coalition contre l’EI, ce qui amène certains musulmans, arabes surtout, à se féliciter des victoires de l’EI. Reste le plan personnel et les convictions religieuses. C’est un vaste sujet que je traiterai dans une prochaine tribune.
Vous remarquerez que je parle des musulmans et non de l’islam, car ce qui compte est ce que pensent et font des individus concrets. Une autre raison est d’éviter de tomber dans le même piège que les islamophobes. Ces derniers, en répétant sur Internet « nous sommes en guerre contre l’islam » font le jeu des terroristes qui clament « venez nous rejoindre, car l’Occident est en guerre contre notre religion ». Les djihadistes, qui sont quelques dizaines de milliers, rêvent ainsi d’enrôler tous les musulmans, soit plus d’un milliard et demi de personnes. Ne les aidons pas !