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  • Faces cachées de la seconde guerre mondiale

    La guerre d’Algérie a commencé à Sétif

    Le 8 mai 1945, tandis que la France fêtait la victoire, son armée massacrait des milliers d’Algériens à Sétif et à Guelma. Ce traumatisme radicalisera irréversiblement le mouvement national.

    par Mohammed Harbi, mai 2005

    Désignés par euphémisme sous l’appellation d’« événements » ou de « troubles du Nord constantinois », les massacres du 8 mai 1945 dans les régions de Sétif et de Guelma sont considérés rétrospectivement comme le début de la guerre algérienne d’indépendance. Cet épisode appartient aux lignes de clivage liées à la conquête coloniale.

    La vie politique de l’Algérie, plus distincte de celle de la France au fur et à mesure que s’affirme un mouvement national, a été dominée par les déchirements résultant de cette situation. Chaque fois que Paris s’est trouvé engagé dans une guerre, en 1871, en 1914 et en 1940, l’espoir de mettre à profit la conjoncture pour réformer le système colonial ou libérer l’Algérie s’est emparé des militants. Si, en 1871 en Kabylie et dans l’Est algérien et en 1916 dans les Aurès, l’insurrection était au programme, il n’en allait pas de même en mai 1945. Cette idée a sans doute agité les esprits, mais aucune preuve n’a pu en être avancée, malgré certaines allégations.

    La défaite de la France en juin 1940 a modifié les données du conflit entre la colonisation et les nationalistes algériens. Le monde colonial, qui s’était senti menacé par le Front populaire – lequel avait pourtant, sous sa pression, renoncé à ses projets sur l’Algérie –, accueille avec enthousiasme le pétainisme, et avec lui le sort fait aux juifs, aux francs-maçons et aux communistes.

    Avec le débarquement américain, le climat se modifie. Les nationalistes prennent au mot l’idéologie anticolonialiste de la Charte de l’Atlantique (12 août 1942) et s’efforcent de dépasser leurs divergences. Le courant assimilationniste se désagrège. Aux partisans d’un soutien inconditionnel à l’effort de guerre allié, rassemblés autour du Parti communiste algérien et des « Amis de la démocratie », s’opposent tous ceux qui, tel le chef charismatique du Parti du peuple algérien (PPA), Messali Hadj, ne sont pas prêts à sacrifier les intérêts de l’Algérie colonisée sur l’autel de la lutte antifasciste.

    Vient se joindre à eux un des représentants les plus prestigieux de la scène politique : Ferhat Abbas. L’homme qui, en 1936, considérait la patrie algérienne comme un mythe se prononce pour « une République autonome fédérée à une République française rénovée, anticoloniale et anti-impérialiste », tout en affirmant ne rien renier de sa culture française et occidentale. Avant d’en arriver là, Ferhat Abbas avait envoyé aux autorités françaises, depuis l’accession au pouvoir de Pétain, des mémorandums qui restèrent sans réponse. En désespoir de cause, il transmet aux Américains un texte signé par 28 élus et conseillers financiers, qui devient le 10 février 1943, avec le soutien du PPA et des oulémas, le Manifeste du peuple algérien.

    Alors, l’histoire s’accélère. Les gouvernants français continuent à se méprendre sur leur capacité à maîtriser l’évolution. De Gaulle n’a pas compris l’authenticité des poussées nationalistes dans les colonies. Contrairement à ce qui a été dit, son discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, n’annonce aucune politique d’émancipation, d’autonomie (même interne). « Cette incompréhension se manifeste au grand jour avec l’ordonnance du 7 mars 1944 qui, reprenant le projet Blum-Violette de 1936, accorde la citoyenneté française à 65 000 personnes environ et porte à deux cinquièmes la proportion des Algériens dans les assemblées locales », écrit Pierre Mendès France à André Nouschi (1). Trop peu et trop tard : ces miniréformes ne touchent ni à la domination française ni à la prépondérance des colons, et l’on reste toujours dans une logique où c’est la France qui accorde des droits...

    L’ouverture de vraies discussions avec les nationalistes s’imposait. Mais Paris ne les considère pas comme des interlocuteurs. Leur riposte à l’ordonnance du 7 mars intervient le 14 : à la suite d’échanges de vues entre Messali Hadj pour les indépendantistes du PPA, Cheikh Bachir El Ibrahimi pour les oulémas et Ferhat Abbas pour les autonomistes, l’unité des nationalistes se réalise au sein d’un nouveau mouvement, les Amis du Manifeste et de la liberté (AML). Le PPA s’y intègre en gardant son autonomie. Plus rompus aux techniques de la politique moderne et à l’instrumentalisation de l’imaginaire islamique, ses militants orientent leur action vers une délégitimation du pouvoir colonial. La jeunesse urbaine leur emboîte le pas. Partout, les signes de désobéissance se multiplient. Les antagonismes se durcissent. La colonie européenne et les juifs autochtones prennent peur et s’agitent.

    Au mois de mai 1945, lors du congrès des AML, les élites plébéiennes du PPA affirmeront leur suprématie. Le programme initial convenu entre les chefs de file du nationalisme – la revendication d’un Etat autonome fédéré à la France – sera rangé au magasin des accessoires. La majorité optera pour un Etat séparé de la France et uni aux autres pays du Maghreb et proclamera Messali Hadj « leader incontesté du peuple algérien ». L’administration s’affolera et fera pression sur Ferhat Abbas pour qu’il se dissocie de ses partenaires.

    Cette confrontation s’était préparée dès avril. Les dirigeants du PPA – et plus précisément les activistes, avec à leur tête le Dr Mohamed Lamine Debaghine – sont séduits par la perspective d’une insurrection, espérant que le réveil du millénarisme et l’appel au djihad favoriseront le succès de leur entreprise. Mais leur projet irréaliste avorte. Dans le camp colonial, où l’on craint de voir les Algériens rejeter les « Européens » à la mer, le complot mis au point par la haute administration, à l’instigation de Pierre-René Gazagne, haut fonctionnaire du Gouvernement général, pour décapiter les AML et le PPA prend jour après jour de la consistance.

    L’enlèvement de Messali Hadj et sa déportation à Brazzaville, le 25 avril 1945, après les incidents de Reibell, où il est assigné à résidence, préparent l’incendie. La crainte d’une intervention américaine à la faveur de démonstrations de force nationalistes hantait certains, dont l’islamologue Augustin Berque (2). Exaspéré par le coup de force contre son leader, le PPA fait de la libération de Messali Hadj un objectif majeur et décide de défiler à part le 1er mai, avec ses propres mots d’ordre, ceux de la CGT et des PC français et algérien restant muets sur la question nationale. A Oran et à Alger, la police et des Européens tirent sur le cortège nationaliste. Il y a des morts, des blessés, de nombreuses arrestations, mais la mobilisation continue.

    Le 8 mai, le Nord constantinois, délimité par les villes de Bougie, Sétif, Bône et Souk-Ahras et quadrillé par l’armée, s’apprête, à l’appel des AML et du PPA, à célébrer la victoire des alliés. Les consignes sont claires : rappeler à la France et à ses alliés les revendications nationalistes, et ce par des manifestations pacifiques. Aucun ordre n’avait été donné en vue d’une insurrection. On ne comprendrait pas sans cela la limitation des événements aux régions de Sétif et de Guelma. Dès lors, pourquoi les émeutes et pourquoi les massacres ?

    La guerre a indéniablement suscité des espoirs dans le renversement de l’ordre colonial. L’évolution internationale les conforte. Les nationalistes, PPA en tête, cherchent à précipiter les événements. De la dénonciation de la misère et de la corruption à la défense de l’islam, tout est mis en œuvre pour mobiliser. « Le seul môle commun à toutes les couches sociales reste (...) le djihad, compris comme arme de guerre civile plus que religieuse. Ce cri provoque une terreur sacrée qui se mue en énergie guerrière », écrit l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer (3). La maturité politique n’était pas au rendez-vous chez les ruraux, qui ne suivaient que leurs impulsions.

    Chez les Européens, une peur réelle succède à l’angoisse diffuse. Malgré les changements, l’égalité avec les Algériens leur reste insupportable. Il leur faut coûte que coûte écarter cette alternative. Même la pâle menace de l’ordonnance du 7 mars 1944 les effraie. Leur seule réponse, c’est l’appel à la constitution de milices et à la répression. Ils trouvent une écoute chez Pierre-René Gazagne, chez le préfet de Constantine Lestrade Carbonnel et le sous-préfet de Guelma André Achiary, qui s’assignent pour but de « crever l’abcès ».

    A Sétif, la violence commence lorsque les policiers veulent se saisir du drapeau du PPA, devenu depuis le drapeau algérien, et des banderoles réclamant la libération de Messali Hadj et l’indépendance. Elle s’étend au monde rural, où l’on assiste à une levée en masse des tribus. A Guelma, les arrestations et l’action des milices déclenchent les événements, incitant à la vengeance contre les colons des environs. Les civils européens et la police se livrent à des exécutions massives et à des représailles collectives. Pour empêcher toute enquête, ils rouvrent les charniers et incinèrent les cadavres dans les fours à chaux d’Héliopolis. Quant à l’armée, son action a fait dire à un spécialiste, Jean-Charles Jauffret, que son intervention « se rapproche plus des opérations de guerre en Europe que des guerres coloniales traditionnelles (4». Dans la région de Bougie, 15 000 femmes et enfants doivent s’agenouiller avant d’assister à une prise d’armes.

    Le bilan des « événements » prête d’autant plus à contestation que le gouvernement français a mis un terme à la commission d’enquête présidée par le général Tubert et accordé l’impunité aux tueurs. Si on connaît le chiffre des victimes européennes, celui des victimes algériennes recèle bien des zones d’ombre. Les historiens algériens (5) continuent légitimement à polémiquer sur leur nombre. Les données fournies par les autorités françaises n’entraînent pas l’adhésion. En attendant des recherches impartiales (6), convenons avec Annie Rey-Goldzeiguer que, pour les 102 morts européens, il y eut des milliers de morts algériens.

    Les conséquences du séisme sont multiples. Le compromis tant recherché entre le peuple algérien et la colonie européenne apparaît désormais comme un vœu pieux.

    En France, les forces politiques issues de la Résistance se laissent investir par le parti colonial. « Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable », avait averti le général Duval, maître d’œuvre de la répression. Le PCF – qui a qualifié les chefs nationalistes de « provocateurs à gages hitlériens » et demandé que « les meneurs soient passés par les armes » – sera, malgré son revirement ultérieur et sa lutte pour l’amnistie, considéré comme favorable à la colonisation. En Algérie, après la dissolution des AML le 14 mai, les autonomistes et les oulémas accusent le PPA d’avoir joué les apprentis sorciers et mettent fin à l’union du camp nationaliste. Les activistes du PPA imposent à leurs dirigeants la création d’une organisation paramilitaire à l’échelle nationale. Le 1er novembre 1954, on les retrouvera à la tête d’un Front de libération nationale. La guerre d’Algérie a bel et bien commencé à Sétif le 8 mai 1945.

     

    Mohammed Harbi

    Historien, auteur, avec Benjamin Stora, de La Guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Robert Laffont, Paris, 2004.
  • Racisme ou le déni par l'image



     Un officier blanc a été arrêté et inculpé de meurtre mardi 7 avril en Caroline du Sud après avoir tiré plusieurs fois sur un homme noir non armé. (Capture d'écran vidéo du New York Times.)
    TRIBUNE

    Un Noir de plus vient d’être assassiné par un policier blanc aux Etats-Unis. L’officier a été inculpé parce que le «New York Times» a mis en ligne la vidéo, révélant l’injustifiable déluge de huit balles tirées dans le dos de la victime en fuite.

    Ici et là, on se félicite donc du rôle de telles images et non sans voyeurisme, on les fait circuler à très grande vitesse, dans l’espoir que la surveillance désormais inévitable des caméras amateurs serve dorénavant à la société civile et non aux forces de l’ordre.

    Lorsque Martin Luther King et ses amis de la résistance noire lançaient leurs opérations non violentes mais résolument confrontationnelles dans les bourgades sudistes où les Blancs régnaient en maîtres, ils s’assuraient que caméras et appareils photo de la presse nationale seraient présents, prêts à saisir sur le vif l’immanquable brutalité policière et son lot de matraquages iniques, de propos racistes outranciers, de comportements ensauvagés où chiens policiers enragés et officiers sûrs de leur bon droit n’épargnaient ni enfants ni vieillards. La télévision, toute jeune compagne des foyers américains en ce début des années soixante se révéla l’alliée la plus efficace des militants de la justice raciale. Bien avant que les clichés de la guerre du Vietnam ne révèlent le pouvoir insoupçonné des images dans la mobilisation de l’opinion publique, le spectacle inouï de la brutalité des policiers de Birmingham ou de Selma agissant en toute impunité aux yeux du monde avait donné la nausée à Kennedy, bouleversé Johnson et infléchi jusqu’aux plus réfractaires des parlementaires du Sud.

    Il fallut donc que le regard se pose pour voir. Regarder pour admettre. Voir pour cesser d’ignorer. Reconnaître l’ampleur de l’indignité nationale telle que donnée à voir par les images de violence intolérable pour sortir du déni, se sentir impliqué, complice, presque coupable. Le rôle du regardeur dans la révolution des droits civiques fut ainsi un élément essentiel de la stratégie disruptive de Martin Luther King J.-R. et l’historiographie lui a largement donné raison sur ce point. L’angoisse raciale du spectateur blanc trouva même une sorte de médiation cathartique dans ces portraits de Noirs vulnérables et innocents, soumis à la toute puissance arbitraire des Blancs, les rassurant peut-être non sans ambiguïté sur la permanence de leur suprématie. Ils s’autorisèrent ainsi la magnanimité d’Auguste et firent crédit aux Afro-Américains de la légitimité de leurs revendications.

    Les enfants balayés par les lances à incendies de Birmingham saisies par la télévision, les crocs saillants d’un berger allemand refermés sur le flanc d’un manifestant noir pacifique immobilisé par deux officiers à lunettes de soleil, capturés par le photographe Bill Hudson et que le New York Times publia en 1963 furent des catalyses remarquables du changement social. Les militants noirs communistes des années trente avaient déjà mis en avant la stratégie du «shaming and blaming» de la nation américaine pour l’acculer à la justice : lui faire honte aux yeux du monde en dénonçant, image à l’appui, devant une opinion internationale déjà clivée entre Soviétiques et Américains, la parodie de démocratie régnant aux Etats-Unis. King fit honte aux Blanc modérés du Nord qui, subitement indignés, ne voulaient pas manger de ce pain-là, et leur offrit une issue.

    Vidéo : les enfants balayés par les lances à incendies à Birmingham

    On aurait donc pu penser que la domination incontestable des images dans les sociétés démocratiques contemporaines et la puissance mobilisatrice de l’internet auraient accéléré le démantèlement des pratiques criminelles de la police qui rappelons-le est «officiellement» responsable de la mort d’une centaine de Noirs américains par an depuis le début des années 2000. Or, depuis le passage à tabac iconique de Rodney King en 1992 par quatre officiers blancs de la police de Los Angeles, ces scènes sont régulièrement prises sur le vif par des cameramen amateurs et diffusées à la télévision. Mais ni la bande attestant de l’agression de Rodney King, ni l’enregistrement du meurtre d’Eric Gardner à New York il y a quelques mois n’ont permis la justice. Même face à l’évidence explicite des images, les policiers incriminés clament qu’ils étaient en état de «légitime défense», que la victime s’apprêtait à s’emparer de leur taser ou d’un objet suspect dans leur poche ou bien que le suspect semblait sur le point de commettre un délit.

    Les images ne sont pas la transparence, elles ne «disent» ni la vérité ni ne font la justice. Elles sont invisibles à l’oeil tellement certain d’être «aveugle à la race» et il semble que plus l’Amérique voie ces scènes à l’écran, moins elle n’en saisit la réalité et la portée. Il faut dire que depuis plus de trente ans, depuis les premières émeutes de Watts en 1965 où déjà, un jeune Noir avait été malmené par la police, l’espace public américain a été inondé d’une imagerie de propagande présentant le jeune Noir comme un émeutier délinquant, un criminel dont les agissements menacent l’ordre public et la tranquillité des bonnes gens. Des clips officiels de campagne de certains candidats républicains aux couvertures de Time Magazine au moment de Katrina en passant par la surreprésentation de visages noirs dans tout reportage portant sur l’aide sociale, la délinquance ou le trafic de drogue, l’imaginaire visuel américain est pollué par la permanence des représentations racistes. La force de ces dernières explique en partie que ces images de violence policière soient inopérantes : pour bien des Américains, elles renforcent paradoxalement le stéréotype du Noir criminel, qui a forcément quelque chose à se reprocher pour s’être mis dans une telle situation. L’institutionnalisation de la peur du Noir est une politique publique toujours active, qui prit hier le nom martial de «la loi et l’ordre» et aujourd’hui de «théorie du carreau cassé» ou «Stop and Frisk». Elle explique également que l’exécutif timoré ne s’attelle pas véritablement aux causes profondes d’un déni de justice systématique et systémique.

    Après les émeutes de Watts et de Harlem, l’écrivain et militant afro-américain James Baldwin fit paraître en 1966 un article intitulé «Reportage en territoire occupé», dont la traduction vient d’être republiée en français dans un recueil d’essais remarquable intitulé Retour dans l’oeil du cyclone. A propos d’un énième «incident» entre Noirs et la police blanche dont l’issue ne pouvait qu’être le déni de justice, Baldwin, qui mettait en garde contre la colère sourde qu’il sentait monter parmi des Noirs, dénonçait : «Qui pourrait prétendre que la manière dont ils ont été arrêtés, ou le traitement qu’ils ont subi, corresponde un temps soit peu au principe de l’égalité de tous devant la loi ? Le département de police a noblement refusé de "donner suite aux accusations". Mais qui pourrait prétendre qu’ils oseraient utiliser ce ton si l’affaire impliquait, disons, des fils de courtiers de Wall Street ? J’ai été le témoin et j’ai subi la brutalité de la police bien plus d’une fois mais bien sûr, je ne peux pas le prouver parce que le département de la police enquête sur lui-même… de telles choses arrivent, dans nos Harlems, tous les jours. Ignorer ce fait et ignorer notre obligation commune de changer ce fait nous condamne». Sa prophétie est hélas, plus que jamais juste.