enquête Le 05/07/2013 Par Sébastien Rochat
BATHO : UN INDUSTRIEL DU GAZ DE SCHISTE SAVAIT-IL À L'AVANCE ?
Les coulisses d'un diner "off" dans l'Ohio
Comment un industriel du gaz de schiste a-t-il pu évoquer la marginalisation de la ministre de l'environnement deux semaines avant son éviction ? En posant cette question lors de sa conférence de presse, Delphine Batho a dénoncé les groupes de pression à l'origine de son renvoi. La veille,Challenges avait expliqué comment Philippe Crouzet, président du directoire de Vallourec (leader mondial de la fabrication de tubes utilisés dans l'exploitation des gaz de schiste) avait annoncé mi-juin, devant plusieurs journalistes, que "le problème Batho était en passe d’être réglé". Une information d'autant plus crédible que Crouzet est par ailleurs l'époux de Sylvie Hubac, directrice de cabinet de François Hollande. Mais joints par @si, plusieurs participants à ce "dîner informel" contestent l'interprétation du journaliste de Challenges.
Après l'éviction de Nicole Bricq du ministère de l'environnement à cause du lobby pétrolier, Delphine Batho a-t-elle été victime d'une attaque au gaz (de schiste) ? Jeudi 4 juillet, au cours de sa conférence de presse, la ministre a dénoncé les lobbys du gaz de schiste et du nucléaire : "ces forces ne se sont pas cachées de vouloir ma tête", a-t-elle affirmé. Exemple :"Est-il normal que le patron de l'entreprise Vallourec, directement intéressée par l'exploitation des gaz de schiste, ait pu annoncer ma marginalisation des semaines à l'avance devant des responsables de son entreprise aux Etats-Unis ?"
Le patron de Vallourec aurait même déclaré qu'elle était "un désastre"
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C'est le site Challenges qui a évoqué cette histoire pour la première fois.
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"Le mois dernier, lors d’un voyage aux Etats-Unis, le président du directoire de Vallourec, Philippe Crouzet, avait dit devant l’état-major américain de son groupe, qu’elle était “un vrai désastre”. Philippe Crouzet (...) avait ajouté que le problème Batho était en passé d’être réglé, car son influence au gouvernement allait désormais décroître. Un propos prémonitoire qui montre que cela faisait belle lurette que la ministre de l’Ecologie n’était plus en odeur de sainteté auprès des proches du président", écrit ainsi Challenges.fr le 3 juillet.
Article publié la veille de sa conférence de presse expliquant son limogeage
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Le voyage de presse en question a eu lieu du 11 au 14 juin à l'occasion de l'inauguration aux Etats-Unis d'une nouvelle aciérie du groupe français Vallourec, leader mondial des tubes sans soudures utilisés notamment dans l'exploitation du gaz de schiste. Lors de ce voyage de presse à destination de Youngstown (Ohio), six médias étaient présents : l'AFP, Le Monde, Le Figaro, Les Echos, Challenges et le Financial Times. Quand l'AFP, Le Figaro, Les Echos et Challenges ont évoqué cette inauguration, aucun d'entre eux n'a signalé qu'il s'agissait d'un voyage de presse financé (totalement ou en partie, selon les médias) par Vallourec. "Quand les journalistes politiques voyagent avec le staff présidentiel, est-ce qu'ils le disent ?" se défend l'un des journalistes concernés.
Seul Le Monde, qui avait été épinglé pour un précédent voyage de presse organisé par Total, l'a raconté dans un compte rendu publié le 2 juillet, quelques heures avant l'éviction de Batho, en indiquant que le président du directoire de Vallourec "avait invité pour la circonstance plusieurs journalistes, dont celui du Monde".
C'est toujours Le Monde, après la publication de l'article de Challenges sur les propos qu'aurait tenus Crouzet, qui a dévoilé une partie des coulisses d'un "dîner informel" organisé au cours du voyage : "Lors de ce repas, auquel a assisté un journaliste du Monde, Philippe Crouzet, à la tête du groupe depuis 2009, avait invité les responsables américains de l'entreprise française à détailler l'ampleur de la révolution introduite aux Etats-Unis par l'exploitation du gaz de schiste (...) A cette occasion, M. Crouzet s'était livré à une attaque en règle de la ministre de l'époque, la qualifiant d'incompétente, notamment dans sa gestion du débat national sur la transition énergétique. M. Crouzet, à demi-mot, avait laissé entendre qu'il souhaitait que ce débat soit conduit autrement, voire par une autre personne. Il ne semblait toutefois pas indiquer que son sort était scellé".
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"C'EST DÉLICAT DE PARLER D'UN OFF, D'AILLEURS, À MON TOUR, JE RÉCLAME LE OFF"
Un problème Batho "en passe d'être réglé" pour Challenges, une ministre dont le sort n'est pas "scellé" pour Le Monde, autant dire que les journalistes n'ont pas vraiment entendu la même chose. Sur les cinq journalistes français présents à ce dîner, nous avons réussi à en contacter quatre. Un dîner informel ? "C'est un dîner off où l'on discute à bâtons rompus sans qu'il y ait de déclarations officielles", nous explique Gilles Paris du Monde. Si aucun des journalistes ne se souvient précisément de ce qu'il a mangé, tous se rappellent bien des circonstances du dîner, même si certains convives se sentent encore gênés d'en parler. "C'est délicat de parler de quelque chose qui est off, d'ailleurs, à mon tour, je réclame le off pour moi aussi", nous demande par exemple l'un des hôtes de Vallourec.
La scène se passe donc mardi 11 juin, dans un restaurant de Youngstown, à 21 heures (heure locale). "C'était après un long voyage et avec du décalage horaire qu'il a parlé d'elle", indique l'un des participants, comme pour dédouaner Crouzet. "Je n'ai pas pris de notes mais on a parlé à 95% des gaz de schiste et à 5% de Delphine Batho, à la fin", explique Gilles Paris du Monde. Et qu'a dit Crouzet ? "Il nous a dit que la ministre n'était pas compétente, que ça finirait pas se voir", indique le journaliste du Monde. "Il a été critique envers elle, mais c'était les critiques d'un président d'un groupe qui fait des affaires aux Etats-Unis grâce au gaz de schiste, il n'a jamais dit que Batho était sur un siège ejectable", assure un autre. Un troisième journaliste, qui souhaite lui aussi rester anonyme, a une autre interprétation : "A aucun moment il n'a dit qu'elle allait tomber, je n'ai vraiment pas entendu ça. Mais il a dit que la gestion dont il se plaignait était remontée". Remontée jusqu'où ? "Il ne l'a pas dit, c'était sous-entendu mais selon lui, il y avait eu une prise de conscience que sa gestion posait problème" en haut lieu. Comprendre : l'Elysée. Le fait qu'il soit marié à la directrice de cabinet de Hollande, ça n'a pas interpellé les journalistes ? "En rentrant à l'hôtel, on en a parlé, mais on ne connaissait pas le rôle exact de son épouse, on pensait qu'elle était simple conseillère", explique l'un d'entre eux.
D'une manière générale, sur ce dîner, certains des journalistes présents sont gênés que le journaliste de Challengesait grillé le off : " Si on commence à citer des propos des patrons du CAC 40 qui se lâchent sur leur ministre de tutelle, on n'est pas sorti de l'auberge", s'agace l'un des convives.
De son côté, le journaliste de Challenges, Nicolas Stiel, maintient ses informations et conteste avoir grillé le off : "C'est un dîner on. Mais quand Crouzet s'est mis à dire des horreurs sur Batho, dont il n'a jamais prononcé son nom, la responsable de la com', Caroline Philips, nous a dit que c'était off. Ensuite, tout le monde s'est couché, et le lendemain, pour l'inauguration de l'usine, quand un journaliste le relance sur Batho, il poursuit sur le même ton. J'ai alors estimé que ce n'était plus off". Si deux journalistes considèrent que Crouzet n'a jamais laissé entendre qu'il disposait d'information en haut lieu, le journaliste de Challenges soutient le contraire : "Il a dit que son périmètre allait être réduit, qu'elle allait avoir moins d'influence et qu'elle serait recadrée. J'estime qu'il a été très imprudent en disant cela", conclut Stiel. Comment expliquer une telle différence d'appréciation ? Le décalage horaire peut-être, à moins que ce soit la barrière de la langue. Oui, car le dîner s'est déroulé entièrement en anglais en raison de la présence d'une partie de l'état major américain de Vallourec. Do you understand ?
Dans un communiqué, le groupe Vallourec a indiqué que Philippe Crouzet "n'a jamais fait aucun commentaire sur un éventuel départ du gouvernement de Delphine Batho".
(avec Marion Mousseau)
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