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  • La Libye, entre grignotage

    TRIBUNE11/06/2013 à 18h40

    La Libye, entre grignotage islamiste et milices armées

    Hélène Bravin | “Kadhafi, vie et mort d’un dictateur” (Ed. Bourin)

    TRIBUNE

    La Libye vit toujours à l’heure des milices. En atteste l’affrontement entre la milice de Benghazi, le « bouclier de la Libye », et la population, qui a eu lieu dans la nuit de samedi à dimanche et qui a fait de nombreux morts et blessés.

    Parallèlement, la situation politique est devenue précaire depuis la démission de Mohamed Megharief, le président du Congrès national général (CGN), suite au vote de la loi sur l’exclusion politique de certains responsables du régime, laquelle est une politique de grignotage mise en œuvre notamment par les islamistes.


    Intervention de l’armée libyenne lors des affrontements de Benghazi, le 8 juin 2013 (AP Photo/APTV)

    Benghazi enterre mardi ses morts suite à un affrontement entre des manifestants, dont certains étaient armés, qui ont souhaité déloger la milice des bâtiments qu’elle occupe depuis des mois ; une milice qui pourtant avait intégré l’armée régulière libyenne. Celle-ci ne s’est pas laissé faire. Bilan : environ trente morts et près d’une centaine de blessés.

    Echec de l’intégration des milices

    Cet affrontement marque indéniablement l’échec de la politique d’intégration des milices dans son armée régulière, jusqu’à présent menée par le gouvernement. Si le « bouclier de la Libye » a en effet bien intégré l’armée c’est toutefois en gardant ses propres structures et son chef, l’islamiste Imad Balam.

    Dans la nuit de samedi à dimanche, sa brigade d’Al Koufia (Est de Benghazi), dirigée par Wissam Ben Hamid, qui serait également islamiste, a fait savoir qu’elle gardait bien son indépendance, n’hésitant pas à tuer. Cet événement désastreux amène à réfléchir sur les différentes stratégies adoptées jusqu’à présent par le gouvernement pour faire face aux milices, et qui semblent de toute évidence peu efficaces.

    En novembre, lors du conflit de Beni Walid opposant les milices de Misurata à la tribu des Warfallahs, perçus comme kadhafistes, le gouvernement avait appuyé la milice de Misurata pour mettre fin au conflit.

    Résultat : la milice en est ressortie renforcée. Et les Warfallahs, représentants la plus grosse tribu de Libye, ont été écartés des postes à responsabilité dans les administrations, laissant un goût amère de revanche.

    Menacé dans son bureau

    Peu de temps après, Ali Zaedane a mené une politique très offensive vis-à-vis des milices. Il a demandé leur délogement même par la force et a exigé leur intégration dans l’armée sous deux conditions : l’abandon de leur structure et leur paiement après leur intégration.

    Cela lui a valu d’être menacé dans son bureau par une milice proche de l’islamiste Abdouhakim Bel Haj, et l’enlèvement de son chef de cabinet, qui est aussi son cousin. Du coup, seules quelques petites milices ont été délogées, les plus importantes restant vissés aux ministères et bâtiments.

    Durant l’épisode de l’occupation des ministères fin avril, par différentes milices et notamment islamistes qui ont ainsi fait pression pour faire voter la loi qui exclut les anciens collaborateurs au régime de Kadhafi, Ali Zaedane a joué cette fois-çi une politique d’apaisement.

    Résultat : son ministre de l’Intérieur a jeté l’éponge. Ce dernier, aurait préféré une réplique plus efficace du gouvernement.

    Le chef d’état-major dans le viseur

    Aujourd’hui, c’est au tour du chef d’Etat major, Youssef al-Mangouch, d’être jeté en pâture pour avoir mal géré la situation de Benghazi. Les forces spéciales, pourtant basées à Benghazi, sont semble-t-il arrivées trois ou quatre heures après le début de la tuerie et du délogement de la milice par les manifestants.

    Certes, depuis avril, ce chef d’état-major était déjà montré du doigt pour son inefficacité et était donc sur le départ ; aujourd’hui, sa destitution n’est finalement que le reflet de la très grande difficulté à faire face aux milices. Le gouvernement fera-t-il mieux sans son chef d’état-major ?

    Une nouvelle stratégie semble s’esquisser. Elle a été proposée par l’Assemblée : dissoudre les groupes armés qui dépendent des ministères de la Défense et de l’Intérieur et intégrer leurs membres de manière individuelle au sein des forces régulières. Donc au cas par cas.

    Si la dissolution ne pose pas problème, le « bouclier de la Libye » ne fait ainsi plus partie de l’armée ; reste à savoir si les membres de cette milice voudront bien intégrer l’armée sans leurs chefs et leurs structures…

    Pari hautement difficile, surtout quand on sait que leur chef, Imad Balam, est un islamiste qui aura quelques difficultés à se séparer de ses ouailles, lesquelles sont majoritairement islamistes. D’ailleurs, plutôt de réintégrer l’armée, celui-ci voudra peut-être se venger de l’affront qu’il lui a été fait d’avoir été destitué de son poste de surveillance des frontières et des installations pétrolières de l’Est…

    Comment dissoudre les milices ?

    Autre volet de la stratégie du Parlement, mais qui n’est pas nouvelle : dissoudre « tous les groupes armés illégitimes », autrement dit ceux qui n’ont pas intégré l’armée régulière, « y compris par l’utilisation de la force ».

    On s’interroge là aussi. Comment dissoudre des milices lourdement armées, quand on sait qu’elles se sont instituées en gardiennes de cinq régions : Barqa, Djebel Nefusa et Zouwara, Zentan, le Sud et Misurata, qui est devenue un véritable Etat dans l’Etat. Et que les fédéralistes dirigés par leur unité armée de Barqa viennent de proclamer une nouvelle fois leur autonomie…

    Comment convaincre des jeunes avides de trafics de rejoindre l’armée, et que le chômage gangrène la société libyenne ? Le pari est une nouvelle fois difficile.

    Autre question très préoccupante : la situation politique. Le président du Congrès national général (CNG), le deuxième homme fort de la Libye, a présenté sa démission le 28 mai, suite à l’adoption de la loi sur l’ « isolation politique », qui exclut les anciens du régime de Kadhafi et qui a été à l’initiative des Frères musulmans, ouvrant ainsi une crise politique sur sa succession.

    Avec cette loi, les islamistes entendent bien poursuivre leur politique de grignotage du pouvoir mise en œuvre depuis la fin de la révolution et qui, si elle réussissait, peut acheminer la Libye vers une islamisation.

    Sans attendre d’être exclu par la loi sur « l’isolation » politique qui le visait directement, il a été le président de la Cour des comptes, avec rang de ministre de 1972 à 1977 puis ambassadeur en Inde (1978-1980) ; Mohamed Megharief a pris les devants en démissionnant de son poste de président de GNG.

    On pouvait espérer qu’il soit repêché grâce à une motion, prévue par la loi mais très difficile à atteindre, qu’aurait pu voter à la majorité des deux tiers plus une voix les députés. Or, les tractations de coulisses lui ont été défavorables.

    Lâché par les islamistes, décidés à ne faire aucune exception, avec lesquels il a pourtant fait alliance pour se faire élire à la présidence ; lâché également par le clan des traditionnalistes appelés abusivement « libéraux », menés par Mahmoud Jibril, Mohamed Megharief a décidé de devancer, fierté oblige, le couperet de la loi en démissionnant.

    Grosses empoignades en prévision

    Son départ pose indéniablement le problème de sa succession. Tout d’abord, le premier vice-président de GNG étant visé par la loi, il ne pourrait lui succéder si elle devait lui être appliquée. Et le deuxième candidat, le second vice-président, qui a la faveur des islamistes – étant lui-même islamiste –, est loin de faire le consensus parmi les députés. Ceci augure donc de grosses empoignades pour trouver le candidat idoine.

    Au-delà du cas de Mohamed Megharief, la loi, au vu de son contenu recensant un nombre impressionnant de postes et de fonctions, risque de toucher de nombreux libyens. Si elle était en effet appliquée en ces termes, on assisterait alors à une purge monumentale des administrations, et surtout de ses compétences.

    Qui en profiterait ? On craint fort que cela se fasse en faveur des miliciens, mais aussi des islamistes, lesquels, il ne faut pas perdre cela de vue, ont tout de même été à l’initiative de la loi.

    Si, au départ, il y a eu en effet un consensus parmi les députés sur l’exclusion des postes à responsabilités de personnalités trop corrompues, et notamment impliquées dans les assassinats, le désaccord a surgit quand il s’est agit d’y inclure des fonctionnaires, des députés, et de ne pas tenir compte d’une période « dite d’exception », qui correspond à celle durant laquelle certaines personnalités sont passées dans l’opposition du temps de Kadhafi.

    Dans la fronde pour faire passer ces éléments discriminants, les islamistes ont été en première ligne. On peut citer :

    • Mohamed Al Toumi, député indépendant mais islamiste de la ville de Gharyain. Il a présidé le Comité chargé de la rédaction de la loi ;
    • Mansur Al Hassadi, député de la partie Justice et développement (Frère musulman) de la ville de Derna ;
    • des chefs de milices, tels que le chef de la Coordination nationale pour l’exclusion politique des responsables de l’ancien régime, Ausama Khabar, et chef de milice à Al Zawia (40 km à l’ouest de Tripoli).

    Purges et bras de fer

    Pour faire passer cette loi, les milices n’ont pas hésité à employer la force et la menace à l’encontre des députés, voire des hommes politiques. Ou encore à occuper différents ministères ; le coup d’envoi a été donné par Abdoulhakim Bel Haj, entraînant d’autres milices non islamistes, notamment celle de Misurata.

    Dès lors, un bras de fer très dur s’est déclaré, certains députés ne souhaitant pas voter la loi en ces termes. In fine, elle sera votée sous la pression. Au fil des mois, depuis leur entrée sur la scène politique, certains éléments révèlent peu à peu l’ambition des islamistes : accéder au pouvoir par une stratégie de grignotage.

    Tout d’abord, via la Haute commission pour l’intégrité et le patriotisme (HCIP), et qui est chargée des purges. Ses membres sont majoritairement islamistes. Mise en place en janvier 2012, elle a déjà écarté un grand nombre de fonctionnaires –- certaines sources donnent des chiffres qui varient de 350 à 550. Dans ce jeu de chaises musicales, les islamistes ont été largement favorisés.

    Certains postes-clefs sont ainsi actuellement occupés par des islamistes, comme c’est le cas, pour ne citer que ceux-ci, de Hacham Bichir, salafiste, chef du Haut comité de sécurité à Tripoli, de Fouzi AlKhadafi, chef du Haut comité de sécurité à Benghazi, et de Moustafa Shagouzli, le chef de l’Autorité des anciens combattants, chargée du recrutement des milices dans l’armée régulière.

    Aujourd’hui, avec la loi sur l’isolation politique, excluant des personnalités politiques qui ont même œuvré à la révolution de février 2011, ils tentent de conquérir les hautes sphères. En visant certains députés, les islamistes souhaitent par ailleurs le renouvellement partielle de l’Assemblée, dont l’issue, pensent-ils, pourrait jouer en leur faveur – les Frères musulmans n’ont actuellement que onze sièges.

    Comment appliquer la loi « sur l’isolation » ?

    Indéniablement, la question est de savoir si les islamistes réussiront à continuer leur politique de grignotage. Dans l’immédiat, l’enjeu porte sur l’application de loi sur l’isolation qui sera mise en œuvre d’ici peu.

    Sera-t-elle appliquée en ces termes ? Certains pensent déjà qu’elle ne le sera pas, compte tenu du trop grand nombre de Libyens visés. Puis cela tient à la décision des futurs membres du « comité » qui sera chargé des purges. S’il est prévu que la HICP soit dissoute, la loi prévoit curieusement la reconduction de ses membres au sein du comité des purges.

    Auront-ils l’aval de la Cour suprême ? Si tel est le cas, à travers ce comité, les islamistes pourraient agir. Autre question : en cas d’élection partielle de GNG, les islamistes peuvent-ils gagner plus de sièges ? S’ils l’espèrent vivement, rien ne dit qu’ils y parviendront malgré leur progression évidente au sein de la société.

    La société résiste encore – des drapeaux du Qatar ainsi que des photos de l’émir, le Sheikh Hamad Bin Khalifa Al Thani, ont été brûlés lors d’une manifestation à Benghazi en mai –, mais pour combien de temps ? Cela dépendra aussi de la capacité de résistance du Premier ministre, Ali Zaeidane. La loi ne le viserait pas, puisque son ancienne fonction sous Kadhafi, à savoir le poste de premier conseiller, n’est pas répertoriée.

    Mais, de toute évidence, le Premier ministre est d’ores et déjà affaibli, notamment depuis le départ de Mohamed Megharief, avec lequel il marchait en tandem sur de nombreux dossiers. Et quatre de ses ministres sont également visés par la loi.

    Pour résister, Ali Zaeidane devra de toute évidence « surfer ». Et continuer à éviter la confrontation directe –- à Benghazi, c’est la population qui a pris l’initiative de déloger la milice – avec les milices, notamment islamistes.

    Cette stratégie lui permettra sans doute d’aller malgré tout de l’avant. Reste toutefois à savoir dans quelles conditions… et quelles seront les concessions qu’il fera aux milices, notamment aux islamistes. Il a en effet promis que la loi serait appliquée.

  • Soulèvement contre le Frère Erdogan

    « SOUS NOS YEUX »

     

    Pour Thierry Meyssan, les Turcs ne manifestent pas contre le style autoritaire de Recip Tayyeb Erdogan, mais contre sa politique, c’est-à-dire contre les Frères musulmans dont il est le mentor. Il ne s’agit pas d’une révolution colorée sur la place Taksim contre un projet immobilier, mais d’un soulèvement dans l’ensemble du pays, bref c’est une vraie révolution qui remet en cause le « printemps arabe ».

     | BEYROUTH (LIBAN) | 10 JUIN 2013 
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    En une dizaine de jours, la répression des manifestations anti-Erdogan a déjà fait 3 morts et plus de 5 000 blessés.

    Le soulèvement turc plonge ses racines dans les incohérences du gouvernement Erdogan. Celui-ci, après s’être présenté comme « démocrate-musulman » (sur le modèle des « démocrates-chrétiens »), a brusquement affiché sa vraie nature à l’occasion des « révolution colorées » du printemps arabe.

    En politique intérieure et extérieure, il existe un avant et un après cette volte-face. Avant, c’était le noyautage des institutions. Après, c’est le sectarisme. Avant, c’est la théorie d’Ahmed Davutoğlu de « zéro problème » avec ses voisins. L’ex-empire ottoman semblait sortir de sa torpeur et revenir à la réalité. Après, c’est l’inverse : la Turquie s’est re-brouillée avec chacun de ses voisins et est entrée en guerre contre la Syrie.

    Les Frères musulmans

    Derrière ce virage, les Frères musulmans, une organisation secrète dont Erdogan et son équipe ont toujours été membres, malgré leurs dénégations. Si ce virage est postérieur à celui du Qatar, financier des Frères musulmans, il porte la même signification : des régimes autoritaires qui paraissaient anti-israéliens affichent soudainement leur alliance profonde.

    Il importe ici de rappeler que l’expression occidentale de « printemps arabe » est un leurre visant à faire accroire que les peuples tunisien et égyptien auraient renversé leur gouvernement. S’il y a bien eu une révolution populaire en Tunisie, elle ne visait pas à changer le régime, mais à obtenir une évolution économico-sociale. Ce sont les États-Unis, et non la rue, qui ont ordonnés à Zinedine el-Abidine Ben Ali et à Hosni Moubarak de quitter le pouvoir. Puis c’est l’OTAN qui a renversé et fait lyncher Mouammar el-Khadafi. Et ce sont à nouveau l’OTAN et le CCG qui ont alimenté l’attaque de la Syrie.

    Partout en Afrique du Nord —sauf en Algérie—, les Frères musulmans ont été placés au pouvoir par Hillary Clinton. Partout, ils ont des conseillers en communication turcs, gracieusement mis à disposition par le gouvernement Erdogan. Partout, la « démocratie » n’a été qu’une apparence permettant aux Frères d’islamiser les sociétés en échange de leur soutien au capitalisme pseudo-libéral des États-Unis.

    Le terme « islamiser » renvoie à la rhétorique des Frères, pas à la réalité. La Confrérie entend contrôler la vie privée des individus en se fondant sur des principes extérieurs au Coran. Elle remet en cause la place des femmes dans la société et impose une vie austère, sans alcool ni cigarettes, et sans sexe, du moins pour les autres.

    Durant une dizaine d’années, la confrérie s’est faite discrète, laissant la transformation de l’Enseignement public aux bons soins de la secte de Fethullah Gülen, dont le président de la République Abdullah Gül est membre.

    Bien que la confrérie clame sa haine de l’American Way of Life, elle se tient sous la protection des Anglo-Saxons (UK, USA, Israël) qui ont toujours su utiliser sa violence contre ceux qui leur résistaient. La secrétaire d’État Hillary Clinton avait installé dans son cabinet son ancienne garde du corps, Huma Abedin (épouse du député sioniste démissionnaire Antony Weiner), dont la mère Saleha Abedin dirige la branche féminine mondiale de la confrérie. C’est par ce biais qu’elle agitait les Frères.

    Les Frères ont fourni l’idéologie d’Al-Qaeda, par l’intermédiaire de l’un d’entre eux : Ayman al-Zawahiri, organisateur de l’assassinat du président Sadate et actuel leader de l’organisation terroriste. Al-Zawahiri, comme Ben Laden, a toujours été un agent des services états-unien. Alors qu’il était considéré officiellement comme ennemi public, il rencontrait très régulièrement la CIA à l’ambassade US à Bakou, de 1997 à 2001, témoigne la traductrice Sibel Edmonds, dans le cadre de l’opération « Gladio B » [1].

    Une dictature progressive

    Lors de son emprisonnement, Erdogan a prétendu avoir rompu avec les Frères et a quitté leur parti. Puis, il s’est fait élire et a imposé lentement une dictature. Il a fait arrêter et emprisonner deux tiers des généraux, accusés de participer au Gladio, le réseau secret d’influence US. Et il a obtenu le plus fort taux d’incarcération de journalistes au monde. Cette évolution a été masquée par la presse occidentale qui ne saurait critiquer un membre de l’OTAN.

    L’armée est le gardien traditionnel de la laïcité kémaliste. Cependant, après le 11-Septembre, des officiers supérieurs se sont inquiétés de la dérive totalitaire des États-Unis. Ils ont pris des contacts avec leurs homologues en Russie et en Chine. Pour stopper cette évolution avant qu’il ne soit trop tard, des juges leur ont rappelé leurs antécédents pro-US.

    Si les journalistes peuvent être, comme toute autre profession, des voyous, le taux d’incarcération le plus élevé du monde renvoie à une politique : celle de l’intimidation et de la répression. À l’exception d’Ulusal, la télévision était devenue un panégyrique officiel, tandis que la presse écrite prenait le même chemin.

    « zéro problème » avec ses voisins

    La politique étrangère d’Ahmed Davutoğlu était tout aussi risible. Après avoir cherché à résoudre les problèmes laissés sans solution, un siècle plus tôt, par l’Empire ottoman, il a voulu jouer Obama contre Netanyahu en organisant la Flotille de la libertévers la Palestine [2]. Mais, moins de deux mois après la piraterie israélienne, il acceptait la création d’une commission d’enquête internationale chargée d’étouffer l’affaire et reprenait en sous-main la collaboration avec Tel-Aviv.

    Signe de la coopération entre les Frères et Al-Qaïda, la confrérie avait placé sur le Marvi Marmara Mahdi al-Hatari, numéro 2 d’Al-Qaïda en Libye et probable agent britannique [3].

    Catastrophe économique

    Comment la Turquie a t-elle gâché non seulement une décennie de travail diplomatique de restauration de ses relations internationales, mais aussi sa croissance économique ? En mars 2011, elle participe à l’opération de l’OTAN contre la Libye, un de ses principaux partenaires économiques. Une fois la guerre finie, la Libye étant détruite, la Turquie perdit son marché. Simultanément, Ankara se lança dans la guerre contre son voisin syrien avec lequel elle venait, un an plus tôt, de signer un accord de libéralisation commerciale. Le résultat ne se fit pas attendre : la croissance de 2010 était de 9,2 %, elle tomba en 2012 à 2,2 % et continue à chuter [4].

    Relations publiques

    L’arrivée au pouvoir des Frères en Afrique du Nord est montée à la tête du gouvernement Erdogan. En affichant son ambition impériale ottomane, il a décontenancé le public arabe pour commencer, puis a dressé la majorité de son peuple contre lui.

    D’un côté, le gouvernement finance Fetih 1453, film au budget pharaonique pour le pays, censé célébrer la prise de Constantinople, mais historiquement fallacieux. D’un autre, il tente d’interdire la plus célèbre série télévisée du Proche-Orient,Le Harem du Sultan, parce que la vérité ne donne pas une image pacifique des Ottomans.

    La vraie raison du soulèvement

    La presse occidentale met en avant, dans le soulèvement actuel, des points de détail : un projet immobilier à Istanbul ; l’interdiction de vendre de l’alcool en soirée ; ou des déclarations encourageant la natalité. Tout cela est vrai, mais ne fait pas une révolution.

    En affichant sa vraie nature, le gouvernement Erdogan s’est coupé de sa population. Seule une partie minoritaire des sunnites peut se reconnaître dans le programme rétrograde et hypocrite des Frères. Or, environ 50 % des Turcs sont sunnites, 20 % sont alévis (c’est-à-dire alaouites), 20% sont Kurdes (principalement sunnites), et 10 % appartiennent à d’autres minorités. Il est statistiquement clair que le gouvernement Erdogan ne peut pas résister au soulèvement que sa politique a provoqué.

    En le renversant, les Turcs ne résolvent pas seulement leur problème. Ils mettent fin à la guerre contre la Syrie. J’ai souvent noté que celle-ci s’arrêterait lorsque un de ses sponsors étrangers disparaîtrait. Ce sera bientôt le cas. Ce faisant, ils mettent un terme à l’expansion des Frères. La chute d’Erdogan annonce celle de ses amis ; de Ghannouchi en Tunisie, à Morsi en Égypte. Il est en effet peu probable que ces gouvernements artificiels, imposés par des élections truquées, puissent survivre à leur puissant parrain.

  • Drogue, pétrole et guerre

    AFGHANISTAN

     

    Peter Dale Scott poursuit son analyse du système de domination US. Lors d’une conférence moscovite, il a résumé le résultat de ses recherches sur le financement de ce système par les drogues et les hydrocarbures. Bien que tout soit déjà connu, la vérité est toujours aussi difficile à admettre.

     | MOSCOU (RUSSIE) | 1ER JUIN 2013 
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    J’ai prononcé le discours suivant à une conférence anti-OTAN, qui fut organisée à Moscou l’année dernière. J’étais le seul intervenant états-unien lors de cet événement. On m’y avait convié suite à la parution en russe de mon livre Drugs, Oil, and War – un ouvrage jamais traduit en français, contrairement à La Route vers le nouveau désordre mondial et à mon dernier livre, La Machine de guerre américaine –. [1] En tant qu’ancien diplomate préoccupé par la paix, j’étais heureux d’y participer. En effet, il me semble que le dialogue entre les intellectuels états-uniens et russes soit moins sérieux aujourd’hui qu’il ne l’était au paroxysme de la guerre froide. Pourtant, les dangers d’une guerre impliquant les deux principales puissances nucléaires n’ont visiblement pas disparu.

    En réponse au problème des crises interconnectées que sont la production de drogue afghane et le jihadisme salafiste narco-financé, mon discours exhortait les Russes à coopérer dans un cadre multilatéral avec les États-uniens partageant cette volonté —malgré les activités agressives de la CIA, de l’OTAN et du SOCOM (pour US Special Operations Command) en Asie centrale—. Cette position divergeait de celles des autres intervenants.

    Depuis cette conférence, j’ai continué de réfléchir en profondeur sur l’état dégradé des relations entre la Russie et les États-Unis, et sur mes espoirs légèrement utopiques de les restaurer. Malgré les différents points de vue des conférenciers, ils avaient tendance à partager une grande inquiétude sur les intentions états-uniennes envers la Russie et les anciens États de l’URSS. Cette anxiété commune se fondait sur ce qu’ils savaient des actions antérieures des États-Unis, et de leurs engagements non tenus. En effet, contrairement à la plupart des citoyens de ce pays, ils étaient bien informés sur ces questions.

    L’assurance que l’OTAN ne profiterait pas de la détente pour s’étendre en Europe de l’Est est un important exemple de promesse non tenue. Évidemment, la Pologne et d’autres anciens membres du Pacte de Varsovie sont aujourd’hui intégrés au sein de l’Alliance atlantique, tout comme les anciennes Républiques socialistes soviétiques de la Baltique. Par ailleurs, des propositions visant à faire entrer l’Ukraine dans l’OTAN sont toujours d’actualité, ce pays étant le véritable cœur de l’ancienne Union soviétique. Ce mouvement d’extension vers l’Est fut accompagné d’activités et d’opérations conjointes alliant les troupes US aux forces armées et sécuritaires de l’Ouzbékistan —dont certaines furent organisées par l’OTAN—. (Ces deux initiatives commencèrent en 1997, sous l’administration Clinton.)

    Nous pouvons citer d’autres ruptures d’engagements, comme la conversion non autorisée d’une force des Nations Unies en Afghanistan (approuvée en 2001 par la Russie) en une coalition militaire dirigée par l’OTAN. Deux intervenants critiquèrent la détermination des États-Unis à installer en Europe de l’Est un bouclier antimissile contre l’Iran, refusant les suggestions russes de le déployer en Asie. Selon eux, cette intransigeance constituait « une menace pour la paix mondiale ».

    Les conférenciers percevaient ces mesures comme des extensions agressives du mouvement qui, depuis Washington, visait à détruire l’URSS sous Reagan. Certains des orateurs avec qui j’ai pu échanger considéraient que, pendant les deux décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, la Russie avait été menacée par des plans opérationnels des États-Unis et de l’OTAN pour une première frappe nucléaire contre l’URSS. Ils auraient pu être exécutés avant que la parité nucléaire ne soit atteinte, mais ils ne furent évidemment jamais mis en œuvre. Malgré tout, mes interlocuteurs étaient persuadés que les faucons ayant voulu ces plans n’avaient jamais abandonné leur désir d’humilier la Russie, et de la réduire au rang de tierce puissance. Je ne peux réfuter cette inquiétude. En effet, mon dernier livre, intitulé La Machine de guerre américaine , décrit également des pressions continuelles visant à établir et à maintenir la suprématie des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale.

    Les discours prononcés à cette conférence ne se limitaient en aucun cas à critiquer les politiques menées par les États-Unis et l’Alliance atlantique. En effet, les intervenants s’opposaient avec une certaine amertume au soutien de Vladimir Poutine pour la campagne militaire de l’OTAN en Afghanistan, qu’il avait exprimé le 11 avril 2012. Ils étaient particulièrement révoltés par le fait que Poutine ait approuvé l’installation d’une base de l’Alliance atlantique à Oulianovsk, située à 900 kilomètres à l’est de Moscou. Bien que cette base ait été « vendue » à l’opinion publique russe comme un moyen de faciliter le retrait états-unien d’Afghanistan, l’un des conférenciers nous assura que l’avant-poste d’Oulianovsk était présenté dans les documents de l’OTAN comme une base militaire. Enfin, les intervenants se montraient hostiles aux sanctions onusiennes contre l’Iran, qui étaient inspirées par les États-Unis. Au contraire, ils considéraient ce pays comme un allié naturel contre les tentatives états-uniennes de concrétiser le projet de domination globale de Washington.

    Mis à part le discours suivant, je suis resté silencieux durant la majeure partie de cette conférence. Cependant mon esprit, voire ma conscience, sont perturbés lorsque je songe aux récentes révélations sur Donald Rumsfeld et Dick Cheney. En effet, immédiatement après le 11-Septembre, ces derniers ont mis en œuvre un projet visant à faire tomber de nombreux gouvernements amis de la Russie —dont l’Irak, la Libye, la Syrie et l’Iran—. [2] (Dix ans plus tôt, au Pentagone, le néoconservateur Paul Wolfowitz avait déclaré au général Wesley Clark que les États-Unis disposaient d’une fenêtre d’opportunité pour se débarrasser de ces clients de la Russie, dans la période de restructuration de ce pays suite à l’effondrement de l’URSS. [3]) Ce projet n’a toujours pas été finalisé en Syrie et en Iran.

    Ce que nous avons pu observer sous Obama ressemble beaucoup à la mise en œuvre progressive de ce plan. Toutefois, il faut admettre qu’en Libye, et à présent en Syrie, Obama a montré de plus grandes réticences que son prédécesseur à envoyer des soldats sur le terrain. (Il a tout de même été rapporté que, sous sa présidence, un nombre restreint de forces spéciales US ont opéré dans ces deux pays, afin d’attiser la résistance contre Kadhafi puis contre Assad.)

    Plus particulièrement, l’absence de réaction des citoyens des États-Unis face au militarisme agressif et hégémoniste de leur pays me préoccupe. Ce bellicisme permanent, que j’appellerais le « dominationisme », est prévu sur le long terme dans les plans du Pentagone et de la CIA. [4] Sans aucun doute, de nombreux États-uniens pourraient penser qu’une Pax Americana globale assurerait une ère de paix, à l’image de la Pax Romana deux millénaires auparavant. Je suis persuadé du contraire. En effet, à l’instar de la Pax Britannica du XIXe siècle, ce dominationisme conduira inévitablement à un conflit majeur, potentiellement à une guerre nucléaire. En vérité, la clé de la Pax Romana résidait dans le fait que Rome, sous le règne d’Hadrien, s’était retirée de la Mésopotamie. De plus, elle avait accepté de strictes limitations de son pouvoir dans les régions sur lesquelles elle exerçait son hégémonie. La Grande-Bretagne fit preuve d’une sagesse comparable, mais trop tard. Jusqu’à présent, les États-Unis ne se sont jamais montrés aussi raisonnables.

    Par ailleurs, dans ce pays, très peu de monde semble s’intéresser au projet de domination globale de Washington, du moins depuis l’échec des manifestations de masse visant à empêcher la guerre d’Irak. Nous avons pu constater une abondance d’études critiques sur les raisons de l’engagement militaire des États-Unis au Vietnam, et même sur l’implication états-unienne dans des atrocités telles que le massacre indonésien de 1965. Des auteurs comme Noam Chomsky et William Blum [5] ont analysé les actes criminels des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale. Cependant, ils ont peu étudié la récente accélération de l’expansionnisme militaire états-unien. Seule une minorité d’auteurs, comme Chalmers Johnson et Andrew Bacevich, ont analysé le renforcement progressif de la Machine de guerre américaine qui domine aujourd’hui les processus politiques des États-Unis.

    De plus, il est frappant de constater que le jeune mouvementOccupy se soit si peu exprimé sur les guerres d’agression que mène ce pays. Je doute qu’il ait même dénoncé la militarisation de la surveillance et du maintien de l’ordre, ainsi que les camps de détention. Or, ces mesures sont au cœur du dispositif de répression intérieure qui menace sa propre survie. [6] Je fais ici référence à ce que l’on appelle le programme de « continuité du gouvernement » (COG pour « Continuity of Government »), à travers lequel les planificateurs militaires US ont développé des moyens de neutraliser définitivement tout mouvement antiguerre efficace aux États-Unis. [7]

    En tant qu’ancien diplomate canadien, si je devais retourner en Russie, j’en appellerais de nouveau à une collaboration entre les États-Unis et ce pays afin d’affronter les problèmes mondiaux les plus urgents. Notre défi est de dépasser ce compromis rudimentaire qu’est la détente, cette soi-disant « coexistence pacifique » entre les superpuissances. En réalité, cette entente vieille d’un demi-siècle a permis —et même encouragé— les atrocités violentes de dictateurs clients, comme Suharto en Indonésie ou Mahamed Siyaad Barre en Somalie. Il est probable que l’alternative à la détente, qui serait une rupture complète de celle-ci, mène à des confrontations de plus en plus dangereuses en Asie —très certainement en Iran—.

    Néanmoins, cette rupture peut-elle être évitée ? Voilà que je me demande si je n’ai pas minimisé l’intransigeance hégémoniste des États-Unis. [8] À Londres, j’ai récemment discuté avec un vieil ami, que j’avais rencontré durant ma carrière diplomatique. Il s’agit d’un diplomate britannique de haut rang, qui est un expert de la Russie. J’espérais qu’il aurait modéré mon évaluation négative des intentions des États-Unis et de l’OTAN contre ce pays. Or, il n’a fait que la renforcer.

    Ainsi, j’ai décidé de publier mon discours agrémenté de cette préface, qui est destinée aussi bien aux citoyens US qu’au public international. Je pense qu’aujourd’hui, le plus urgent pour préserver la paix mondiale est de restreindre le mouvement des États-Unis vers l’hégémonie incontestée. Au nom de la coexistence dans un monde pacifié et multilatéral, il faut donc raviver l’interdiction par l’ONU des guerres préemptives et unilatérales.

    Dans cet objectif, j’espère que les citoyens des États-Unis se mobiliseront contre le dominationisme de leur pays, et qu’ils en appelleront à une déclaration politique de l’administration ou du Congrès. Cette déclaration :

    1) renoncerait explicitement aux appels antérieurs du Pentagone faisant de la « suprématie totale » (« full spectrum dominance ») un objectif militaire central dans la politique étrangère des États-Unis ; [9]

    2) rejetterait comme étant inacceptable la pratique des guerres préventives, aujourd’hui profondément enracinée ;

    3) renoncerait catégoriquement à tout projet états-unien d’utilisation permanente de bases militaires en Irak, en Afghanistan ou au Kirghizstan ;

    4) réengagerait les États-Unis à mener leurs futures opérations militaires en accord avec les procédures établies par la Charte des Nations Unies.

    J’encourage mes concitoyens à me rejoindre afin d’exhorter le Congrès à introduire une résolution dans ce but. Initialement, une telle démarche pourrait ne pas aboutir. Cependant, il est possible qu’elle contribue à recentrer le débat politique US vers un sujet qui est selon moi urgent et peu débattu : l’expansionnisme des États-Unis, et la menace contre la paix globale qui en découle aujourd’hui.

    Discours à la conférence d’Invissin sur l’OTAN 
    (Moscou, 15 mai 2012)

    Avant tout, je remercie les organisateurs de cette conférence de me permettre de parler du grave problème qu’est le narcotrafic d’Afghanistan. Aujourd’hui, il constitue une menace aussi bien pour la Russie que pour les relations entre ce pays et les États-Unis. Je vais donc discuter de politique profonde selon les perspectives de mon livre Drugs, Oil, and War, mais aussi de mon dernier ouvrage (La Machine de guerre américaine ) et du précédent (La Route vers le nouveau désordre mondial ). Ces livres analysent notamment les facteurs sous-tendant le trafic de drogue international ainsi que les interventions US, deux phénomènes préjudiciables à la fois au peuple russe et au peuple états-unien. Je parlerai également du rôle de l’OTAN dans la facilitation des stratégies visant à établir la suprématie des États-Unis sur le continent asiatique. Mais d’abord, je voudrais analyser le trafic de drogue à l’aune d’un important facteur, qui s’avère déterminant dans mes livres. Il s’agit du rôle du pétrole dans les politiques asiatiques des États-Unis, et également de l’influence d’importantes compagnies pétrolières alignées sur les intérêts de ce pays, dont British Petroleum (BP).

    Derrière chaque offensive récente des États-Unis et de l’OTAN, l’industrie pétrolière fut une force profonde déterminante. Pour l’illustrer, songeons simplement aux interventions en Afghanistan (2001), en Irak (2003) et en Libye (2011). [10]

    J’ai donc étudié le rôle des compagnies pétrolières et de leurs représentants à Washington —dont les lobbies—, dans chacune des grandes interventions des États-Unis depuis le Vietnam dans les années 1960. [11] Le pouvoir des compagnies pétrolières US nécessiterait quelques explications à un public venant de Russie, où l’État contrôle l’industrie des hydrocarbures. Aux États-Unis, c’est pratiquement l’inverse. En effet, les compagnies pétrolières tendent à dominer aussi bien la politique étrangère de ce pays que le Congrès. [12] Ceci explique pourquoi les présidents successifs, de Kennedy à Obama en passant par Reagan, ont été incapables de limiter les avantages fiscaux des compagnies pétrolières garantis par la « oil depletion allowance » —y compris dans le contexte actuel, où la plupart des États-uniens sombrent dans la pauvreté—. [13]

    Les activités US en Asie centrale, dans des zones d’influence traditionnelles de la Russie telles que le Kazakhstan, ont un fondement commun. En effet, depuis une trentaine d’années (voire plus), les compagnies pétrolières et leurs représentants à Washington ont montré un grand intérêt dans le développement, et surtout dans le contrôle des ressources gazières et pétrolières sous-exploitées du bassin Caspien. [14] Dans cet objectif, Washington a développé des politiques ayant eu comme résultat la mise en place de bases avancées au Kirghizstan et, pendant quatre ans, en Ouzbékistan (2001-2005). [15] Le but affiché de ces bases était de soutenir les opérations militaires des États-Unis en Afghanistan. Néanmoins, la présence états-unienne encourage aussi les gouvernements des nations avoisinantes à agir plus indépendamment de la volonté russe. Nous pouvons citer comme exemple le Kazakhstan et le Turkménistan, ces deux pays étant des zones d’investissements gaziers et pétroliers pour les compagnies US.

    Washington sert les intérêts des compagnies pétrolières occidentales, pas seulement du fait leur influence corruptrice sur l’administration, mais parce que la survie de l’actuelle pétro-économie US dépend de la domination occidentale du commerce mondial du pétrole. Dans l’un de mes livres, j’analyse cette politique, en expliquant comment elle a contribué aux récentes interventions des États-Unis, mais aussi à l’appauvrissement du Tiers-Monde depuis 1980. En substance, les États-Unis ont géré le quadruplement des prix du pétrole dans les années 1970 en organisant le recyclage des pétrodollars dans l’économie états-unienne, au moyen d’accords secrets avec les Saoudiens. Le premier de ces accords assurait une participation spéciale et continuelle de l’Arabie saoudite dans la santé du dollar US ; le second sécurisait le soutien permanent de ce pays dans la tarification intégrale du pétrole de l’OPEP en dollars. [16] Ces deux accords garantissaient que l’économie des États-Unis ne serait pas affaiblie par les hausses de prix du pétrole de l’OPEP. Le plus lourd fardeau pèserait au contraire sur les économies des pays les moins développés. [17]

    Le dollar US, bien qu’étant en cours d’affaiblissement, dépend encore en grande partie de la politique de l’OPEP imposant cette monnaie pour régler le pétrole de cette organisation. Nous pouvons mesurer avec quelle force les États-Unis sont capables d’imposer cette politique en observant le destin des pays ayant décidé de la remettre en cause. « En 2000, Saddam Hussein insista pour que le pétrole irakien soit vendu en euros. Ce fut une manœuvre politique, mais qui augmenta les revenus récents de l’Irak grâce la hausse de la valeur de l’euro par rapport au dollar. » [18] Trois ans plus tard, en mars 2003, les États-Unis envahirent ce pays. Deux mois après, le 22 mai 2003, Bush décréta par un ordre exécutif que les ventes de pétrole irakien devaient s’effectuer de nouveau en dollars, et non en euros. [19]

    Selon un article russe, peu avant l’intervention de l’OTAN en Libye début 2011, Mouammar Kadhafi avait manœuvré pour refuser le dollar comme monnaie de règlement du pétrole libyen, à l’instar de Saddam Hussein. [20] En février 2009, l’Iran annonça avoir « complètement cessé de conduire les transactions pétrolières en dollars US. » [21] Les véritables conséquences de cette audacieuse décision iranienne n’ont pas encore été observées. [22]

    J’insiste sur le point suivant : chaque intervention récente des États-Unis et de l’OTAN a permis de soutenir la suprématie déclinante des compagnies pétrolières occidentales sur le système pétrolier global, donc celui des pétrodollars. Néanmoins, je pense que les compagnies pétrolières elles-mêmes sont capables d’initier, ou au moins de contribuer à des interventions politiques. Comme je l’ai mentionné dans mon livre Drugs, Oil, and Wars(p.8) :

    « De façon récurrente, les compagnies pétrolières US sont accusées de se lancer dans des opérations clandestines, soit directement, soit par le biais d’intermédiaires. En Colombie (comme nous le verrons), une entreprise de sécurité états-unienne travaillant pour Occidental Petroleum participa à une opération militaire de l’armée colombienne, ‘qui tua 18 civils par erreur.’ »

    Pour citer un exemple plus proche de la Russie, j’évoquerais une opération clandestine de 1991 en Azerbaïdjan, qui est un exemple classique de politique profonde. Dans ce pays, d’anciens collaborateurs de la CIA, qui étaient employés par une entreprise pétrolière douteuse (MEGA Oil), « se lancèrent dans des entraînements militaires, distribuèrent des ‘sacs remplis d’argent liquide’ à des membres du gouvernement, et mirent en place une compagnie aérienne […] qui permit bientôt à des centaines de mercenaires moudjahidines d’être acheminés dans ce pays depuis l’Afghanistan. » [23] À l’origine ces mercenaires, finalement estimés à environ 2 000, furent employés pour combattre les forces arméniennes soutenues par la Russie dans la région disputée du Haut-Karabagh. Mais ils appuyèrent aussi les combattants islamistes en Tchétchénie et au Daguestan. Ils contribuèrent également à faire de Bakou un point de transbordement de l’héroïne afghane à la fois vers le marché urbain de Russie et vers la mafia tchétchène. [24]

    En 1993, ils participèrent au renversement d’Abulfaz Elchibey, le premier président élu de l’Azerbaïdjan, et à son remplacement par Heydar Aliyev. Ce dernier signa ensuite un important contrat pétrolier avec BP, incluant ce qui devint finalement l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan reliant ce pays à la Turquie. Il faut souligner que les origines états-uniennes des agents de MEGA Oil sont indiscutables. En revanche, nous ne savons pas exactement qui a financé cette entreprise. Il aurait pu s’agir des majors pétrolières, la plupart d’entre elles disposant (ou ayant disposé) de leurs propres services clandestins. [25] Certaines entreprises pétrolières importantes, incluant Exxon, Mobil et BP, ont été accusées d’être « derrière le coup d’État » ayant conduit au remplacement d’Elchibey par Aliyev. [26]

    De toute évidence, Washington et les majors pétrolières pensent que leur survie dépend du maintien de leur actuelle suprématie sur les marchés pétroliers internationaux. Dans les années 1990, alors que l’on localisait généralement les plus grandes réserves non prouvées d’hydrocarbures dans le bassin Caspien, cette région devint centrale à la fois pour les investissements pétroliers des entreprises US et pour l’expansion sécuritaire des États-Unis. [27]

    S’exprimant en tant que secrétaire d’État adjoint, Strobe Talbott, un proche ami de Bill Clinton, tenta de mettre en avant une stratégie raisonnable pour assurer cette expansion. Dans un important discours prononcé le 21 juillet 1997,

    « Talbott exposa les quatre aspects d’un [potentiel] soutien des États-Unis pour les pays du Caucase et de l’Asie centrale : 1) la promotion de la démocratie ; 2) la création d’économies de marché ; 3) le parrainage de la paix et de la coopération, au sein et parmi les pays de la région et 4) leur intégration dans la plus vaste communauté internationale. […] Critiquant avec virulence ce qu’il considère être une conception dépassée de la compétition dans le Caucase et en Asie centrale, M. Talbott mit en garde quiconque envisagerait le ‘Grand Jeu’ comme grille de lecture de la région. Au contraire, il proposa une entente dans laquelle chacun sortirait gagnant de la coopération. » [28]

    Mais cette approche multilatérale fut immédiatement attaquée par des membres des deux partis. Seulement trois jours plus tard, Heritage Foundation, le cercle de réflexion droitisant du Parti républicain, répondit que « [l]’administration Clinton, désireuse d’apaiser Moscou, rechignait à exploiter l’opportunité stratégique de sécuriser les intérêts des États-Unis dans le Caucase.  » [29] En octobre 1997, cette critique trouva son écho dans Le Grand Échiquier, un important ouvrage écrit par l’ancien conseiller à la Sécurité nationale Zbigniew Brzezinski. Ce dernier est certainement le principal opposant à la Russie au sein du Parti démocrate. Admettant que « la politique étrangère [états-unienne devrait] […] favoriser les liens nécessaires à une vraie coopération mondiale », il défendait toutefois dans son livre la notion de « Grand Jeu  » rejetée par Talbott. Selon Brzezinski, il était impératif d’empêcher « [l]’apparition d’un concurrent en Eurasie, capable de dominer ce continent et de défier [les États-Unis] ». [30]

    En arrière-plan de ce débat, la CIA et le Pentagone développaient à travers l’Alliance atlantique une « stratégie de projection » contraire aux propositions de Talbott. En 1997, dans le cadre du programme « Partenariat pour la Paix » de l’OTAN, le Pentagone démarra des exercices militaires avec l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizstan. Ce programme constituait « l’embryon d’une force militaire dirigée par l’OTAN dans cette région ». [31] Baptisés CENTRAZBAT, ces exercices envisageaient de potentiels déploiements de forces combattantes états-uniennes. Catherine Kelleher, une assistante du secrétaire adjoint à la Défense, cita « la présence d’énormes ressources énergétiques » comme justification de l’engagement militaire des États-Unis dans cette région. [32] L’Ouzbékistan, que Brzezinski distingua pour son importance géopolitique, devint un pivot pour les exercices militaires états-uniens, bien que ce pays ait l’un des pires bilans en matière de respect des droits de l’Homme dans cette région. [33]

    De toute évidence, la « révolution des tulipes » de mars 2005 au Kirghizstan constitua une autre étape de la doctrine de projection stratégique du Pentagone et de la CIA. Elle s’est déroulée à une époque où George W. Bush parlait fréquemment de « stratégie de projection de la liberté ». Plus tard, alors qu’il visitait la Géorgie, ce dernier approuva ce changement de régime en le présentant comme un exemple de « démocratie et de liberté en pleine expansion ». [34] (En réalité, il ressemblait plus à un coup d’État sanglant qu’à une « révolution ».) Cependant, le régime de Bakiyev « dirigea le pays comme un syndicat du crime », pour reprendre les termes d’Alexander Cooley, un professeur à l’Université de Columbia. En particulier, de nombreux observateurs accusèrent Bakiyev d’avoir pris le contrôle du trafic de drogue local et de le gérer comme une entreprise familiale. [35]

    Dans une certaine mesure, l’administration Obama s’est éloignée de cette rhétorique hégémoniste que le Pentagone appelle la « suprématie totale  » (« full-spectrum dominance »). [36] Toutefois, il n’est pas surprenant de constater que sous sa présidence, les pressions visant à réduire l’influence de la Russie se soient maintenues, comme par exemple en Syrie. En réalité, pendant un demi-siècle, Washington a été divisée en deux camps. D’un côté, une minorité évoluant principalement au Département d’État (comme Strobe Talbott), qui avait envisagé un avenir de coopération avec l’Union soviétique. De l’autre, les faucons hégémonistes, travaillant principalement à la CIA et au Pentagone (comme William Casey, Dick Cheney et Donald Rumsfeld). Ces derniers ont continuellement fait pression pour instaurer aux États-Unis une stratégie unipolaire de domination globale. [37] Dans la poursuite de cet objectif inatteignable, ils n’ont pas hésité à s’allier avec des trafiquants de drogue, notamment en Indochine, en Colombie et à présent en Afghanistan. [38]

    Par ailleurs, ces faucons ont massivement employé les stratégies d’éradication narcotique de la DEA (Drug Enforcement Administration). [39] Comme je l’ai écrit dans La Machine de guerre américaine (p.43),

    «  Le véritable objectif de la plupart de ces campagnes […] n’a jamais été l’idéal sans espoir de l’éradication de la drogue. Il a plutôt consisté à modifier la répartition du marché, c’est-à-dire à cibler des ennemis spécifiques pour s’assurer que le trafic de drogue reste sous le contrôle des trafiquants alliés à l’appareil de la sécurité d’État en Colombie et/ou à la CIA. » [40]

    De manière flagrante, cette tendance s’est vérifiée en Afghanistan, où les États-Unis recrutèrent d’anciens trafiquants de drogue pour qu’ils soutiennent leur invasion de 2001. [41] Plus tard, Washington annonça une stratégie de lutte contre la drogue qui se limitait explicitement à attaquer les trafiquants de drogue qui appuyaient les insurgés. [42]

    Ainsi, ceux qui comme moi se préoccupent de la réduction des flux de drogue venant d’Afghanistan se retrouvent face à un dilemme. En effet, pour être efficaces, les stratégies de lutte contre le trafic de drogue international doivent être multilatérales. En Asie centrale, elles nécessiteront une plus grande coopération entre les États-Unis et la Russie. Mais au contraire, les efforts des principales forces pro-US présentes dans cette région —notamment la CIA, l’US Army, l’OTAN et la DEA—, ont été jusqu’à présent concentrés non pas sur la coopération mais sur l’hégémonie états-unienne.

    Selon moi, la réponse à ce problème résidera dans l’utilisation conjointe de l’expertise et des ressources des deux pays, dans le cadre d’agences bilatérales ou multilatérales qu’aucune partie ne dominera. Une stratégie anti-drogue réussie devra être pluridimensionnelle, comme la campagne qui a été menée avec succès en Thaïlande. De plus, elle nécessitera probablement que les deux pays envisagent la mise en œuvre de stratégies favorables à la population, ce que ni l’un ni l’autre n’a encore concrétisé. [43]

    La Russie et les États-Unis ont beaucoup de caractéristiques communes, et ils partagent de nombreux problèmes. Tous deux sont des super-États, bien que leur prééminence s’affaiblisse face à la Chine émergente. En tant que superpuissances, ces nations cédèrent toutes deux à la tentation de l’aventure afghane, que de nombreux esprits mieux avisés regrettent aujourd’hui. Dans le même temps, ce pays ravagé qu’est devenu l’Afghanistan doit faire face à des problèmes urgents, qui le sont aussi pour ces trois superpuissances. Il s’agit de la menace que constitue la drogue, et du danger correspondant qu’est le terrorisme.

    Il est dans l’intérêt du monde entier de voir la Russie et les États-Unis affronter ces périls de façon constructive et désintéressée. Et espérons que chaque progrès dans la réduction de ces menaces communes sera une nouvelle étape dans le difficile processus de renforcement de la paix.

    Le siècle dernier fut le théâtre d’une guerre froide entre les États-Unis et la Russie, deux superpuissances qui se sont lourdement armées au nom de la défense de leurs peuples respectifs. L’Union soviétique a perdu, ce qui aboutit à une Pax Americana instable, à l’image de la Pax Britannica du XIXe siècle : un dangereux mélange de globalisation commerciale, d’accroissement des disparités de revenus et de richesses, et d’un militarisme brutalement excessif et expansif. Celui-ci provoque de plus en plus de conflits armés (Somalie, Irak, Yémen, Libye), tout en accentuant la menace d’une possible guerre mondiale (Iran).

    Aujourd’hui, afin de préserver leur dangereuse suprématie, les États-Unis sont en train de s’armer contre leur propre population, et plus seulement pour la défendre. [44] Tous les peuples du monde, y compris aux États-Unis, ont comme intérêt l’affaiblissement de cette suprématie en faveur d’un monde plus multipolaire et moins militariste.

    Traduction 
    Maxime Chaix

           
     

    [1] Le chercheur suisse Daniele Ganser – auteur du livre intitulé Les Armées Secrètes de l’OTAN : Réseaux Stay Behind, Opération Gladio et Terrorisme en Europe de l’Ouest (Éditions Demi-Lune, Plogastel-Saint-Germain, 2011 [seconde édition]) –, et l’homme politique italien Pino Arlacchi, ancien directeur de l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC), étaient également invités à cette conférence.

    [2] Initialement, Donald Rumsfeld voulait répondre au 11-Septembre en attaquant non pas l’Afghanistan, mais l’Irak. Selon lui, il n’y avait « pas de cibles convenables en Afghanistan » (Richard Clarke, Against All Enemies, p.31).

    [3] Paul Wolfowitz déclara à Wesley Clark que « nous avons environ cinq ou dix ans devant nous pour nettoyer ces vieux régimes clients des Soviétiques —la Syrie, l’Iran, l’Irak— avant que la prochaine superpuissance ne vienne nous défier » (Wesley Clark, discours au San Francisco Commonwealth Club, 3 octobre 2007). Dix ans plus tard, en novembre 2001, Clark entendit au Pentagone que des plans pour attaquer l’Irak étaient « en discussion dans le cadre d’un plan quinquennal, […] débutant avec l’Irak, puis la Syrie, le Liban, la Libye, l’Iran, la Somalie et le Soudan » (Wesley Clark, Winning Modern Wars [Public Affairs, New York, 2003], p.130).

    [4] Le terme « hégémonie » peut avoir un sens léger, connotant une relation amicale dans une confédération, ou un sens hostile. Le mouvement des États-Unis vers l’hégémonie globale, inébranlable et unipolaire est sans précédent, et il mérite d’avoir sa propre appellation. « Dominationisme » est un terme hideux, ayant une forte connotation sexuelle et perverse. C’est pourquoi je l’ai choisi.

    [5] Les livres les plus récents de William Blum sont Killing Hope : U.S. Military and CIA Interventions Since World War II (2003) et Freeing the World to Death : Essays on the American Empire (2004).

    [6] Paul Joseph Watson, « Leaked U.S. Army Document Outlines Plan For Re-Education Camps In America », 3 mai 2012 : « Le manuel énonce clairement que ces mesures s’appliquent également ‘sur le territoire des États-Unis’, sous la direction du [Département de la Sécurité intérieure] et de la FEMA. Ce document ajoute que ‘[l]es opérations de réinstallation peuvent nécessiter l’internement temporaire (moins de 6 mois) ou semi-permanent (plus de 6 mois) d’importants groupes de civils.  »

    [7] Voir Peter Dale Scott, « La continuité du gouvernement étasunien : L’état d’urgence supplante-t-il la Constitution ? » ; Peter Dale Scott, « Continuity of Government’ Planning : War, Terror and the Supplanting of the U.S. Constitution ».

    [8] Il y a deux nuits, j’ai fait un rêve intense et troublant. À la fin de celui-ci, j’observai l’ouverture d’une conférence où j’allais m’exprimer de nouveau, comme à Moscou. Immédiatement après mon discours, le programme de cet événement appelait à discuter de la possibilité que « Peter Dale Scott » soit une fiction servant de sombres objectifs clandestins et qu’en réalité, aucun « Peter Dale Scott » n’existait.

    [9] « La ‘suprématie totale’ (‘full-spectrum dominance’) signifie la capacité des forces US, agissant seules ou avec des alliés, de battre n’importe quel adversaire et de contrôler n’importe quelle situation entrant dans la catégorie des opérations militaires. » (Joint Vision 2020, Département de la Défense, 30 mai 2000 ; cf. « Joint Vision 2020 Emphasizes Full-spectrum Dominance », Département de la Défense).

    [10] De façon indiscutable mais moins évidente, le pétrole —ou plutôt un oléoduc— fut également un facteur conditionnant l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1998. Voir Peter Dale Scott, Drugs, Oil, and War : The United States in Afghanistan, Colombia, and Indochina (Rowman & Littlefield Publishers, Lanham, MD), p.29 ; Peter Dale Scott, « La Bosnie, le Kosovo et à présent la Libye : les coûts humains de la collusion perpétuelle entre Washington et les terroristes », Mondialisation.ca, 17 octobre 2011.

    [11] Scott, Drugs, Oil, and War, pp.8-9, p.11.

    [12] Par exemple, l’entreprise Exxon n’aurait payé aucun impôt fédéral sur le revenu en 2009, à une période de bénéfices presque record pour cette compagnie (Washington Post, 11 mai 2011). Cf. Steve Coll, Private Empire : ExxonMobil and American Power (Penguin Press, New York, 2012), pp.19-20 : « Dans certains pays lointains où elle a fait des affaires, […] l’emprise d’Exxon sur les politiques civiles et sécuritaires locales dépassait celle de l’ambassade des États-Unis. »

    [13] Charles J. Lewis, « Obama again urges end to oil industry tax breaks »,Houston Chronicle, 27 avril 2011 ; « Politics News : Obama Urges Congress to End Oil Subsidies », Newsy.com, 2 mars 2012.

    [14] Cf. un article publié en 2001 par le Foreign Military Studies Office de Fort Leavenworth : « La mer Caspienne semble reposer elle-même sur une autre mer —une mer d’hydrocarbures—. […] La présence de ces réserves de pétrole et la possibilité de les exporter fait [sic] naître de nouvelles préoccupations stratégiques pour les États-Unis et les autres puissances occidentales industrialisées. Alors que les compagnies pétrolières construisent un oléoduc du Caucase vers l’Asie centrale pour fournir le Japon et l’Occident, ces préoccupations stratégiques revêtent des implications militaires. » (Lester W. Grau, « Hydrocarbons and a New Strategic Region : The Caspian Sea and Central Asia » (Military Review [May-Juin 2001], p.96) ; cité dans Peter Dale Scott, La Route vers le Nouveau Désordre Mondial (50 ans d’ambitions secrètes des États-Unis) [Éditions Demi-Lune, Paris, 2010], p.51).

    [15] Discussion dans Peter Dale Scott, « Le ‘Projet Jugement dernier’ et les événements profonds : JFK, le Watergate, l’Irangate et le 11-Septembre »,Réseau Voltaire, 4 janvier 2012. Des tractations diplomatiques visant à établir une base US au Tadjikistan ont également eu lieu : voir Joshua Kucera, « U.S. : Tajikistan Wants to Host an American Air Base », Eurasia.net, 14 décembre 2010.

    [16] David E. Spiro, The Hidden Hand of American Hegemony : Petrodollar Recycling and International Markets (Ithaca, Cornell UP, 1999), x : « En 1974, [le secrétaire au Trésor William] Simon négocia un accord secret pour que la banque centrale saoudienne puisse acheter des titres du Trésor US en dehors du processus de vente habituel. Quelques années plus tard, le secrétaire au Trésor Michael Blumenthal noua un accord secret avec les Saoudiens, assurant que l’OPEP continuerait de vendre le pétrole en dollars. Ces accords étaient confidentiels car les États-Unis avaient promis aux autres démocraties industrialisées de ne pas poursuivre des politiques unilatérales de ce genre. » Cf. pp.103-12.

    [17] « Aussi longtemps que le pétrole de l’OPEP était vendu en dollars, et que cette organisation les investissait dans des obligations du gouvernement US, ce dernier bénéficiait d’un double prêt. La première part de ce prêt concernait le pétrole. En effet, le gouvernement des États-Unis pouvait imprimer des dollars pour acheter son pétrole. En échange, l’économie US n’avait donc pas à produire de biens et services, jusqu’à leur achat par l’OPEP avec ces dollars. Évidemment, cette stratégie ne pouvait fonctionner si cette monnaie n’avait pas constitué un moyen de régler le pétrole. La seconde part de ce prêt venait des autres économies nationales, qui devaient acquérir des dollars pour acheter leur pétrole, mais qui ne pouvaient imprimer cette monnaie. Celles-ci devaient vendre leurs biens et services afin de posséder les dollars requis pour payer l’OPEP. » (Spiro, Hidden Hand, p.121).

    [18] Carola Hoyos et Kevin Morrison, « Iraq returns to the international oil market », Financial Times, 5 juin 2003. Cf. Coll, Private Empire, p.232 : « À la fin de son règne, un Saddam Hussein désespéré avait signé des contrats de partage de la production [pétrolière] avec des entreprises russes et chinoises, mais ces accords n’ont jamais été mis en œuvre. »

    [19] Scott, La Route vers le nouveau désordre mondial , pp.265-66. Voir également William Clark, « The Real Reasons Why Iran is the Next Target : The Emerging Euro-denominated International Oil Marker », Global Research, 27 octobre 2004.

    [20] Scott, La Route vers le nouveau désordre mondial , pp.265-66. Voir également William Clark, « The Real Reasons Why Iran is the Next Target : The Emerging Euro-denominated International Oil Marker », Global Research, 27 octobre 2004.

    [21] « Iran Ends Oil Transactions In U.S. Dollars », CBS News, 11 février 2009.

    [22] En mars 2012, SWIFT, la société qui gère les transactions financières globales, a exclu les banques iraniennes de ce système, conformément aux sanctions de l’ONU et des États-Unis (BBC News, 15 mars 2012). Le 28 février 2012, Business Week déclara que cet acte « pourrait perturber les marchés pétroliers [,] inquiets de la possibilité que les acheteurs ne puissent plus payer les 2,2 millions de barils de pétrole quotidiens du second pays exportateur de l’OPEP. »

    [23] Peter Dale Scott, La Route vers le nouveau désordre mondial , pp.229-31 ; cf. Scott, Drugs, Oil, and War, p.7.

    [24] Scott, La Route vers le nouveau désordre mondial , p.231.

    [25] L’Office of Strategic Services (OSS), l’agence d’opérations clandestines des États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale, fut hâtivement mise sur pied en recrutant notamment des employés de certaines compagnies pétrolières présentes en Asie, comme Standard Oil of New Jersey (Esso). Voir Smith, OSS, p.15, p.211.

    [26] « BP oiled coup with cash, Turks claim », Sunday Times (Londres), 26 mars 2000 ; cité dans Scott, La Route vers le nouveau désordre mondial , pp.231-33.

    [27] En 1998, Dick Cheney, qui était alors le PDG de l’entreprise de services pétroliers Halliburton, fit la remarque suivante : « Je ne me souviens pas avoir vu émerger si soudainement une région en tant que zone de grande importance stratégique comme c’est le cas aujourd’hui pour [le bassin] Caspien. » (George Monbiot, « America’s pipe dream », The Guardian[Londres], 23 octobre 2001).

    [28] R. Craig Nation, « Russia, the United States, and the Caucasus », US Army War College, Strategic Studies Institute. Les paroles de Talbott méritent d’être amplement citées : « Depuis de nombreuses années, il a été en vogue de proclamer, ou du moins de prédire une répétition du ‘Grand Jeu’ dans le Caucase et en Asie centrale. Bien entendu, ceci implique que la dynamique motrice dans cette région – alimentée et encouragée par le pétrole – serait la compétition entre les grandes puissances. Celle-ci serait défavorable aux populations locales. Notre objectif est d’éviter cette issue régressive, et d’agir afin d’en décourager les promoteurs. […] Le Grand Jeu, au cœur [des romans] Kim de Kipling et Flashman de Fraser, s’est conclu par une somme nulle. Ce que nous voulons apporter est tout simplement le contraire. Nous désirons voir tous les acteurs responsables d’Asie centrale et du Caucase sortir gagnants.  » (M.K. Bhadrakumar, « Foul Play in the Great Game », Asia Times, 13 juillet 2005).

    [29] James MacDougall, « A New Stage in U.S.-Caspian Sea Basin Relations », Central Asia, 5 (11), 1997 ; citant Ariel Cohen, « U.S. Policy in the Caucasus and Central Asia : Building A New ‘Silk Road’ to Economic Prosperity »,Heritage Foundation, 24 juillet 1997. En octobre 1997, le Sénateur Sam Brownback introduisit une loi, le Silk Road Strategy Act of 1997 (S. 1344), destinée à encourager les nouveaux États d’Asie centrale à coopérer avec les États-Unis plutôt qu’avec la Russie ou l’Iran.

    [30] Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier (L’Amérique et le reste du monde), (Bayard Éditions, Paris, 1997), pp.24-25.

    [31] Ariel Cohen, Eurasia In Balance : The US And The Regional Power Shift, p.107.

    [32] Michael Klare, Blood and Oil (Metropolitan Books/Henry Holt, New York, 2004), pp.135-36 ; citant R. Jeffrey Smith, « U.S. Leads Peacekeeping Drill in Kazakhstan », Washington Post, 15 septembre 1997. Cf. Kenley Butler, « U.S. Military Cooperation with the Central Asian States », 17 septembre 2001.

    [33] Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier, p.172.

    [34] Peter Dale Scott, « Kyrgyzstan, the U.S. and the Global Drug Problem : Deep Forces and the Syndrome of Coups, Drugs, and Terror », Asia-Pacific Journal : Japan Focus ; citant le Président Bush, Discours sur l’état de l’Union, 20 janvier 2004 ; « Bush : Georgia’s Example a Huge Contribution to Democracy », Civil Georgia, 10 mai 2005. De la même manière, Zbigniew Brzezinski fut cité dans un article de presse kirghiz déclarant : «  Je pense que les révolutions en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizstan furent l’expression sincère et soudaine de la volonté politique prédominante » ( 27 mars 2008).

    [35] Scott, « Kyrgyzstan, the U.S. and the Global Drug Problem : Deep Forces and the Syndrome of Coups, Drugs, and Terror », citant Owen Matthews, « Despotism Doesn’t Equal Stability », Newsweek, 7 avril 2010 (Cooley) ; Peter Leonard, « Heroin trade a backdrop to Kyrgyz violence », Associated Press, 24 juin 2010 ; « Kyrgyzstan Relaxes Control Over Drug Trafficking », Jamestown Foundation, Eurasia Daily Monitor, vol. 7, issue 24, 4 février 2010, etc.

    [36] Département de la Défense, Joint Vision 2020, 30 mai 2000 ; discussion dans Scott, La Route vers le nouveau désordre mondial , pp.50-51.

    [37] Wesley Clark rapporta que Paul Wolfowitz, l’un des principaux néoconservateurs au Pentagone, lui annonça en 1991 que « [les États-Unis avaient] environ cinq ou dix ans devant [eux] pour nettoyer ces vieux régimes clients des soviétiques – la Syrie, l’Iran, l’Irak – avant que la prochaine superpuissance ne vienne nous défier » (Wesley Clark, discours au San Francisco Commonwealth Club, 3 octobre 2007). Dix ans plus tard, en novembre 2001, Clark entendit au Pentagone que des plans pour attaquer l’Irak étaient « en discussion dans le cadre d’un plan quinquennal, […] débutant avec l’Irak, puis la Syrie, le Liban, la Libye, l’Iran, la Somalie et le Soudan » (Wesley Clark, Winning Modern Wars [Public Affairs, New York, 2003], p.130).

    [38] Voir Scott, La Machine de guerre américaine : La politique profonde, la CIA, la drogue, l’Afghanistan, … , (Éditions Demi-Lune, Plogastel-Saint-Germain, 2012).

    [39] Concernant la dérive hégémoniste de la « guerre contre la drogue » menée par la DEA en Asie, voir Scott, La Machine de guerre américaine , pp.187-212.

    [40] Scott, La Machine de guerre américaine , p.43.

    [41] Par exemple, nous pouvons citer Haji Zaman Ghamsharik, qui s’était retiré à Dijon (France), où des responsables britanniques et états-uniens l’ont rencontré et l’ont persuadé de retourner en Afghanistan (Peter Dale Scott, La Route vers le nouveau désordre mondial, p.181 ; citant Philip Smucker, Al Qaeda’s Great Escape : The Military and the Media on Terror’s Trail[Brassey’s, Washington, 2004], p.9.

    [42] Scott, La Machine de guerre américaine , pp.340-41 (insurgés) ; James Risen, « U.S. to Hunt Down Afghan Lords Tied to Taliban », New York Times, 10 août 2009 : «  Les commandants militaires des États-Unis ont déclaré au Congrès que […] seuls ces [trafiquants de drogue] apportant leur soutien à l’insurrection seraient ciblés. »

    [43] La Russie s’est légitimement indignée de l’échec des États-Unis et de l’OTAN à combattre sérieusement les immenses cultures d’opium en Afghanistan depuis une dizaine d’années (voir par exemple : « Russia lashes out at NATO for not fighting Afghan drug production », Russia Today, 28 février 2010). Cependant, la solution simpliste proposée par la Russie —la destruction des cultures dans les champs—, précipiterait certainement les paysans dans les bras des islamistes, ce qui menace autant les États-Unis que la Russie. De nombreux observateurs ont remarqué que l’éradication des champs de pavot endette les petits fermiers vis-à-vis des propriétaires terriens et des trafiquants. Ainsi, ils doivent souvent rembourser leurs dettes « en argent liquide, en terrain, en bétail ou en donnant une fille —ce qui est fréquent—. […] L’éradication du pavot les a simplement précipités davantage dans la pauvreté qui les avait initialement conduits à cultiver de l’opium. » (Joel Hafvenstein, Opium Season : A Year on the Afghan Frontier, p.214) ; cf. « Opium Brides », PBS Frontline). L’éradication de l’opium en Thaïlande —souvent citée comme le programme le plus réussi depuis celui qui fut appliqué en Chine dans les années 1950—, fut accomplie en associant la coercition militaire à des programmes très complets de développement alternatif. Voir William Byrd et Christopher Ward, « Drugs and Development in Afghanistan », Banque Mondiale, Conflict Prevention and Reconstruction Unit, Working paper series, vol. 18 (décembre 2004) ; voir également « Secret of Thai success in opium war », BBC News, 10 février 2009.

    [44] Voir par exemple Peter Dale Scott, « La continuité du gouvernement étasunien : L’état d’urgence supplante-t-il la Constitution ? »,Mondialisation.ca, 6 décembre 2010.

  • Sauter l’échelon

    Programme de surveillance « PRISM »

     

    mercredi 12 juin 2013, par Thibault Henneton

    Sans nécessairement en maîtriser toutes les subtilités, nous parlons tous l’anglais. Aussi, lorsque le Guardian et leWashington Post relaient l’alerte de leur informateur sur «  Prism  », un programme de surveillance massif mis en place aux Etats-Unis par l’Agence nationale de sécurité (NSA) avec l’aide du Federal Bureau of Investigation (FBI), c’est une vaste partie du monde, bien au-delà de l’anglo-saxon, qui se sent concernée.

    Après Verizon, un des principaux opérateurs téléphoniques du pays, nous apprenions donc le 6 juin que les services Internet de Paltalk, Dropbox, AOL, Google, Facebook, Microsoft, Apple, Yahoo et Skype étaient eux aussi amenés à collaborer avec le renseignement militaire américain. Lequel disposerait, même si ces derniers s’en défendent, de portes dérobées (backdoor) dans leurs centres de données, jusqu’à pouvoir piocher à volonté et directement toute information jugée utile (déplacements, conversations, centres d’intérêt, « graphe social » etc.) pour la sécurité nationale. Parfois en temps réel, et sans autre forme de procès, et ce depuis 2007.

    Deux questions au moins se posent immédiatement devant cette confirmation d’une surveillance globale : l’absence presque totale de contre-pouvoirs et d’instances de supervision d’une part, absence encore soulignée dans un récent rapport de l’ONU [1]. Ce flou juridique international sur le statut des données personnelles profite évidemment aux Etats-Unis, du fait de leur position dominante sur la carte de l’Internet mondial [2].

    Son caractère massif, presque exhaustif, d’autre part. Qui, parmi les deux milliards d’internautes que compte aujourd’hui la planète, pourrait prétendre ne jamais fréquenter les services précédemment cités, ou un de leurs sous-services [3] ? Sans doute pour une part celles et ceux dont l’alphabet diffère trop du latin. Et encore. Manière de relativiser dans un premier temps un scoop qui n’en est pas vraiment un : l’existence dusystème Echelon, déjà à l’initiative de la NSA, fut en effet révélée dès la fin des années 1990. Et, depuis les attentats du 11 septembre 2001 et le vote du Patriot Act par le Congrès des Etats-Unis un mois plus tard renforçant les pouvoirs du FBI, l’espionnage de la vie privée de citoyens à l’intérieur comme à l’extérieur du territoire américain n’a cessé de prendre de l’ampleur [4]. Il y a plus d’un an, le magazine Wired décrivait ainsi la construction sous l’égide de la NSA du plus grand centre de cybersurveillance du monde à Bluffdale, dans le désert de l’Utah, pour le programme « vent stellaire » [5]. Les informations de la semaine viennent donc « simplement » confirmer l’immense portée des « grandes oreilles » dont disposent les Etats-Unis.

    Dans sa conférence de presse du 7 juin 2013, le commandant en chef des forces armées, après avoir tenté de relativiser le scandale, déclarait : « Je pense qu’il est important de reconnaître que vous ne pouvez pas avoir 100 % de sécurité mais aussi 100 % de respect de la vie privée et zéro inconvénient. Vous savez, nous allons devoir faire des choix de société. » [6]

    Le président Obama a formulé très clairement l’aporie de la cybersécurité, en contexte de guerre asymétrique contre le terrorisme. Voilà résumée, dans la foulée des attentats de Boston, le dilemme de la raison d’Etat, dilemme qui sert à légitimer une surveillance globale. Sans compter les autres cyberrisques que les agences de sécurité doivent également anticiper — notamment les intrusions informatiques iraniennes et chinoises [7] —, qui jouent comme des incitations au panoptique. Ce que le président, en revanche, n’explique pas, c’est ce dernier pourcentage : 100 % des communications espionnées. Quelques « loups solitaires » justifient-ils le caractère totalisant de ce contrôle des communications ? D’autant que les suspects sont en général bien connus des services, comme a pu l’illustrer en France « l’affaire Merah » — tout le problème résidant dans la prédiction ultime, celle du passage à l’acte. Alors, pourquoi un tel culte du secret au sein de gouvernements démocratiques ?

    Au vu de la répression qui s’abat sur les lanceurs d’alerte (whistleblower) à l’origine de fuites de documents confidentiels jugés d’intérêt général, tel Edward Snowden avec Prism [8], on peut s’interroger. Coïncidence ou pas du calendrier, l’informateur du Washington Post et du Guardian, pour l’instant réfugié à Hongkong, s’est découvert au moment même où débutait le procès d’un autre informateur de taille, Bradley Manning, la source de WikiLeaks lors du « cablegate ». Ce dernier doit se défendre de 22 chefs d’accusation, dont celui d’« intelligence avec l’ennemi », il risque la prison à vie [9].

    Autre coïncidence, le vote, prévu le 19 juin prochain à Bruxelles, du rapport final de la Commission européenne chargée de revoir la directive sur la libre circulation des données personnelles, dossier brûlant pour une Europe non seulement « à la merci de l’espionnage américain » (Jean-Pierre Stroobants,Le Monde, 12 juin) donc, mais également des lobbies du « marketing direct » [10].

    Pour l’heure, seuls cinq fichiers de présentation du programme « Prism » — sur quarante et un — ont été rendus publics, nous n’en savons donc pas beaucoup plus sur la manière précise dont s’effectue cette surveillance globale, sinon qu’elle est profonde, et qu’elle touche potentiellement l’ensemble des communications, appels téléphoniques et historiques de recherche, jusqu’aux dispositifs d’écoute placés sur certains câbles sous-marins. Mais le plus inquiétant reste peut-être l’apathie ambiante qu’une telle confirmation est la plus à même de conforter, sur l’air du « rien de nouveau sous le soleil ». Une apathie qui arrange bien les garants d’une indéfinissable « sécurité intérieure », puisqu’elle leur garantit le coup d’avance. D’ores et déjà, quelques actions se préparent en ligne, telle l’opération « Troll the NSA », dans quelques minutes, qui invite l’ensemble des internautes à s’envoyer des mails avec les mots clés les plus susceptibles de ressortir sur les écrans de la NSA... Le but : tester les limites du prisme ? Ou répéter l’histoire, comme farce [11] ?

  • Assommons les pauvres

     

    mardi 11 juin 2013, par Alain Garrigo

    Une expression obsède la novlangue d’aujourd’hui : « réformes de structure ». Il faut donc croire qu’il y a d’autres réformes, plus anodines, mais qu’on ne saurait plaisanter avec les réformes « de structure », si profondes, vitales et sans doute douloureuses. La litote sert à désigner les mesures destinées à accroître la flexibilité du travail, retarder l’âge de la retraite, diminuer les prestations sociales, baisser les dépenses de l’Etat, diminuer les impôts et les salaires.

    « Assommons les pauvres ! », enjoignait cruellement Charles Baudelaire dans Le Spleen de Paris (1869). Dans cette fable grotesque composée entre 1864 et 1865, il ne proposait pas de les assommer pour s’en débarrasser, mais pour les sauver. Son personnage, « revenu des promesses » d’une période optimiste, se met à rouer de coups un vieux mendiant au lieu de lui faire l’aumône. Surprise ! « L’antique carcasse » se rebelle, et rend alors les coups de manière si convaincante que l’agresseur partage alors volontiers son bien. Baudelaire nous a-t-il indiqué la meilleure voie pour sortir de la misère ?

    Assommer les pauvres, la solution ne paraît pas si absurde aux « réformateurs de structures », ces nouveaux « entrepreneurs de bonheur public » [1]. Ils assurent chaque jour, à travers sondages et sermons, que l’accumulation privée est le meilleur moyen de garantir du travail aux pauvres, de participer à l’enrichissement collectif. Ils raillent les résistances et les peurs, vaines tentatives d’aller contre la nécessité. Après une telle débauche d’arguments, comment les pauvres n’accepteraient-ils pas d’être assommés pour leur bien ? Telle l’inquisition jadis, promettant aux pécheurs un gain futur (le paradis ou la prospérité) au prix d’une peine présente, il leur est commandé, pour tirer demain quelques bénéfices, de faire aujourd’hui sacrifice. Mis devant la responsabilité d’agir, ou de mourir, les voilà enfin sommés, ces assistés, ces tricheurs, de s’en sortir par l’initative et le courage ! Ainsi parlent les adversaires de la redistribution : chômeurs ? Créez votre entreprise. Chômeurs ? Travaillez.

    La guerre des pauvres ?

    Le narrateur du petit poème en prose, abusé voilà quelques années par des marchands d’illusions des deux bords — « de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés » — semble à peine un peu moins pauvre que le vieux mendiant auquel il s’en prend. Il lui sera d’autant plus facile de partager son bien qu’il en a peu. Tous deux ont été abusés, tous deux partagent une même violence dans la misère, énième illustration de l’adage populaire qui veut que les miséreux se battent entre eux au lieu de s’en prendre aux riches. La fable de Baudelaire est réaliste et pessimiste en somme, alors qu’on s’étonne aujourd’hui du manque de réaction à la crise. La mise en cause des aides sociales, de l’immigration, du parasitisme social, ne sont-ils pas des épouvantails commodes, conduisant les pauvres à s’en prendre aux pauvres ? Plus grande est la peur du déclassement, plus grande la haine contre ceux qui donnent l’image d’une chute prochaine ou d’un lent déclin. La réalité des riches est quant à elle bien plus lointaine... et elle a au moins l’avantage d’offir des rêves pour occuper les nuits et les jeux.

    A moins que cette fable ne soit paradoxalement optimiste. Après tout, ses pauvres protagonistes s’accordent pour réagir à leur misère. Ils en sont certes venus aux mains, mais la violence agit sur eux comme une révélation. Que faut-il pour que la vérité de la spoliation sorte de l’apathie ? Sans doute les désastres de l’histoire ont-ils guéri de bien des illusions révolutionnaires, mais n’est-il pas pire d’endurer la violence en connaissance de cause ? Telle pourrait être la substance de la fable et sa leçon pour notre temps, alors que les choses n’ont jamais été aussi claires sur la violence, l’enrichissement des plus riches et l’appauvrissement des plus pauvres. La crise justifie efforts et sacrifices, entend-on proférer par les apôtres des réformes de structure. Ce qu’ils ne disent pas, c’est que cet appel est implicitement lancé aux pauvres. On apprend donc, de classementForbes en classement Fortuneque le nombre des milliardaires augmente chaque année, ainsi que leur fortune individuelle ; on apprend que les actions des entreprises cotées connaissent des hausses bien supérieures à leurs chiffres d’affaires, que les rémunérations et indemnités des dirigeants augmentent quand bien même les bénéfices ne seraient pas au rendez-vous, et les appels à la modération restent sans écho. Les riches ne seraient-ils pas assez nombreux ni assez riches pour partager le fardeau, leur richesse n’aurait-elle donc aucun lien avec l’appauvrissement des autres ? Demander des sacrifices aux plus démunis en laissant libres les plus nantis a quelque chose de sidérant.

    Baudelaire, qui avait partagé les espérances de 1848, entouré de ces« livres où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages et riches en vingt-quatre heures », fut lui-même assommé par les journées de juin 1848 qui virent l’armée de la République massacrer les ouvriers. Puis ce fut le coup d’Etat de décembre 1851. Sa posture balance entre la révolte et le spleen face à l’interminable soumission. Il en était complètement« dépolitiqué », écrivait-il alors dans sa correspondance [2]. On dirait aujourd’hui dépolitisé. Il ne l’était pas complètement, à moins qu’on ne puisse jamais l’être définitivement.

    Notes

    [1] Op. cit.

    [2] Lettre à Monsieur Ancelle du 5 mars 1852.