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  • LE DOPAGE, SUJET À INTENSITÉ VARIABLE SELON LES SPORTS

    enquête Le 10/08/2013 Par la rédaction

    Grosses enquêtes dans le cyclisme, chauvinisme et silence en natation


    Il y a du dopage dans tous les sports”. Cette phrase, plutôt limpide, est signée Jean-Jacques Lozach, rapporteur de la commission d’enquête sénatoriale sur l’efficacité de la lutte contre le dopage, qui a rendu le 24 juillet un rapport sur le sujet. Si les médias se sont déchaînés sur le cyclisme et ses performances “surréalistes”, la natation, où la France a récolté 9 médailles, a plutôt eu bonne presse. Une différence de traitement étonnante alors que le rapport de la commission sénatoriale semblait prétendre le contraire. Pourquoi les performances des nageurs ont-elles été moins scrutées ? Enquête.

    Plusieurs événements, ces derniers mois, ont fait remonter le dopage à la surface des médias. D'abord, le 10 octobre 2012, le rapport USADA (l'agence américaine de lutte contre le dopage) reconnaissant que l'US Postal (l'équipe du coureur cycliste Lance Armstrong) "était à la tête du plus sophistiqué, du plus efficace et du plus professionnel système de dopage que le sport a jamais connu". Le 18 janvier, chez Oprah Winfrey, devant des millions de téléspectateurs (nous vous le racontions ici) Armstrong avouait enfin: "Oui, je me suis dopé". Une commission d'enquête sénatoriale, présidée par Jean-François Humbert (UMP), se réunit alors et rend, cinq mois plus tard, le 24 juillet, un rapport de 238 pages. "C'est un peu tard mais c'est quand même une bonne chose", note Pierre Ballester, ancien journaliste à l’Équipe, licencié après avoir voulu mettre au jour les pratiques douteuses de certains de ses confrères dans le livre "De mon plein gré", écrit par Jérôme Chiotti. "Ca faisait quand même treize ans en France, depuis la loi Buffet, que les politiques ne s'étaient plus intéressés à ce problème. Là, avec Armstrong, ils se sont peut-être dit que bon, fallait faire quelque chose". Stéphane Mandard, directeur du service sports au Monde, préfère nuancer: "Dire que tous les sports sont touchés par le dopage, c'est faux. Quand un athlète est contrôlé positif au cannabis, comme c'est parfois le cas, ce n'est pas du dopage".

    Le 25 juin, quelques jours avant le départ du centième Tour de France, un autre scandale éclate : Laurent Jalabert, consultant pour France Télévisions et chroniqueur dans l'Equipe, a été contrôlé positif en... 1998. C'est le journal L'Equipe, via son site Internet, qui sort l'info en premier. Jalabert refuse d'avouer mais décide de cesser immédiatement ses activités de consultant. Cédric Vasseur, dont le nom apparaît pourtant dans l'affaire Cofidis en 2004, le remplace au pied levé. C'est dans ce contexte que le centième Tour de France s'élance et qu'un Britannique de l'équipe Sky, pour la seconde année consécutive, survole l'épreuve. Son nom est Christopher Froome. A la télévision, le doute a fait un immense bond en avant cette année sur le service public qui n'hésite plus à s'interroger sur la "proprété" des performances des coureurs en général et de Froome en particulier. Nous vous le racontions ici. Dans la presse, le soupçon est aussi de mise. Si Libération et Le Monde dénoncent encore et toujours une farce généralisé...

    (la une de Libération du 18 juillet, ci-contre, en est une illustration)picto

    l’Équipe (détenu par le groupe Amaury qui via sa société ASO est l'organisateur du Tour de France) met Froome en Une le 18 juillet. Le titre est intrigant: "Froome, le dossier". A l'intérieur, Fred Grappe, docteur en sciences et entraîneur de l'équipe FDJ.fr, analyse les données livrées par l'équipe Sky au quotidien et en tire la conclusion suivante: "Ses performances sont cohérentes".

    Froome Libé

     

    FroomeLequipe

     

     

     

    Problème: en 2001, dans une étude précise et en insistant sur le souci exacerbé du professionnalisme de l'Américain, Fred Grappe avait déjà tenté de justifier les performances de Lance Armstrong. Autre souci: en une de cette édition du 18 juillet figure une publicité Sky, l'équipe de Froome et le slogan suivant: "We salute you" ("L'équipe Sky vous salue", en français). Fabrice Jouhaud, directeur des rédactions du journal, le reconnaît. "Oui, c'était maladroit". Pierre Ballester ne veut, lui, pas croire au complot : "C'est une cohabitation malheureuse. Les gens du marketing ne connaissaient certainement pas le dossier évoqué. C'est un apparentement malheureux, il ne faut pas y voir plus".

    Malgré tout, même l'Equipe se met donc à ausculter les performances et mieux, sur France Télévisions, Thierry Adam et Cédric Vasseur hurlent au dopage. Une question surgit : les journalistes sportifs seraient-ils soudainement devenus impertinents ? Les championnats du monde de natation de Barcelone, qui ont commencé une semaine après la fin du Tour de France, étaient une belle occasion de vérifier ou non cette théorie. En matière de dopage, après tout, la natation a aussi son mot à dire. Sur ce blog collectif, animé par plusieurs journalistes du Monde,Erwan Le Duc a pris soin de recenser les principaux cas de dopage en natation ces dernières années. Frédérik Bousquet, médaillé de bronze sur 50 mètres papillon et César Cielo, vainqueur du 50 mètres nage libre à Barcelone, en font partie. Or, de ces contrôles ou de ces suspensions, il n’en a jamais été question sur France Télévisions pendant les championnats du monde.

    "CE N'EST PAS NOTRE RÔLE DE TRAQUER LES GENS" (BILALIAN)

     

    Le doute, qui est resté collé à la roue de Froome durant toute la durée du Tour de France (contrairement à la plupart de ses adversaires) s’est littéralement noyé dans la piscine municipale de Montjuïc, choisie pour accueillir les mondiaux de natation. Les commentaires oscillaient plutôt entre un brin de chauvinisme et une différence fondamentale de traitement de la performance dans les deux disciplines sur la même chaîne.

    Le doute pour le cyclisme. La joie pour la natation picto

     

    Joint par @si, Daniel Bilalian, directeur des sports de France Télévisions, est d’abord surpris par la question. “Le dopage on en parle, il n’y a pas d’interdit. Mais quand il y a une affaire. Et pour l’instant, il n’y a pas d’affaire de dopage en natation”. On le relance alors sur le sort réservé aux deux disciplines, où le doute de Adam laisse en moins d’une semaine la place à l’enthousiasme d’Alexandre Boyon, le spécialiste natation. “Quand il n’y a rien, il n’y a rien ! Si demain dans la natation, des enquêtes sérieuses sont faites, on en parlera”. Et Bilalian de reconnaître que des enquêtes sérieuses ont été faites en cyclisme, "mais pas dans les autres sports".

    Dans l'Equipe, en revanche, lorsque Cielo et Bousquet sont médaillés, "la première chose que je fais dans mon article, c'est rappeler leurs contrôles positifs", détaille Céline Nony, envoyée spéciale du journal à Barcelone. En effet, dans les éditions du 31 juillet et du 4 août, les contrôles positifs des deux athlètes sont mis en avant dès les premières lignes de l'article. "On se pose des questions", détaille Nony. On a même des relations compliquées avec les nageurs de Marseille, après avoir mis en doute, dans le journal, les performances de Florent Manaudou et Camille Lacourt (tous les deux médaillés à Barcelone)". D'autres doutes, par ailleurs, avaient été émis dansl'Equipe sur le parcours relativement atypique d'Alain Bernard, médaillé d'or aux Jeux Olympiques de Pékin en 2008 sur 100 mètres nage libre. "On se sent obligés de poser des questions. Les nageurs aussi se posent des questions sur d'autres nageurs et nous le disent. En 2012, à Londres, le monde entier s'est posé des questions sur Ye Shiwen (la nageuse chinoise qui, sur le dernier 50 mètres de son 400 mètres 4 nages, est allée plus vite que Ryan Lochte, l'une des plus grandes stars de la natation masculine américaine). Des questions donc, mais peu de réponses.

    Pour les réponses, la volonté doit venir de plus haut, juge Bilalian. “Ce sont les fédérations qui peuvent avoir une réelle influence là-dessus. Ce sont elles qui détiennent les véritables leviers”. Le dopage, toujours selon lui, ne représente d’ailleurs pas la principale menace pour le sport : “La corruption et les paris truqués me semblent une menace bien supérieure. C’est encore pire”. Et le rôle des journalistes dans tout ça ? “Leur rôle est de se faire l’écho de l’information. On ne peut pas toujours enquêter, ce n’est pas notre rôle de traquer les gens”.

    "LES PLUS MAUVAIS JOURNALISTES SONT AUX SPORTS" (VAYER) 

    On ne peut pas toujours enquêter, la phrase résonne étrangement. Est-il plus facile d'enquêter sur des sports où la France ne fait pas aussi bonne figure qu'en natation ? Le journaliste sportif : journaliste ou supporter ?, sempiternelle question. "Déjà, je ne suis pas journaliste sportif, je suis journaliste tout court", précise immédiatement Mandard, duMonde. Jouhaud, à l'Equipe, a une vision différente du métier : "Les gens deviennent journalistes sportifs parce qu'ils s'intéressent au sport, parce qu'ils aiment ça, ils n'ont pas franchement d'appétit pour l'investigation". Vayer, dans son style bien particulier, tranche dans le vif: "Les plus mauvais sont aux sports. La plupart des journalistes s'en foutent complètement (du dopage). C'est une question de volonté et ils ne l'ont pas, pour la plupart d'entre eux. Ils sont dans un bocal, les champions sont adulés, ils voyagent, ils sont bien, ils font la promotion du sport". Ballester, aujourd'hui auteur de plusieurs livres sur le dopage, pense que les journalistes n'ont aucun intérêt à franchir la ligne rouge :"Ça ne leur attirera que des emmerdes. Pendant des années d'ailleurs, j'ai été le récipiendaire de journalistes qui ne voulaient pas s'en occuper et me refilaient le sujet". Ce rôle est aujourd'hui celui de Damien Ressiot, journaliste d'investigation à l’Equipe, entièrement tourné vers le dopage, dans toutes les disciplines.

    "LES ACCUSATIONS SANS PREUVES CONTRE FROOME SONT DE L'ASTROLOGIE JOURNALISTIQUE" (JOUHAUD, L'EQUIPE)

    Pour Jouhaud, cela n'est pas vraiment un problème. Selon lui, le traitement médiatique du cyclisme dans les autres journaux, comme Le Monde ou Libération, est le symbole même de ce qu'il ne faut pas faire. "Les accusations des médias contre Froome s'apparentent à de l'astrologie journalistique! Nous, quand on a des infos, on les sort. Armstrong (en 2005, le quotidien révèle que le septuple vainqueur sur la Grande Boucle a été contrôlé positif à l’EPO lors du Tour 1999) et Jalabert, pour ne prendre que les plus connus, c'est nous ! Et quand on sort ça, on nous traite de salauds ! Faudrait savoir ! C'est très hypocrite de leur part en fait: on couvre l’événement, on profite de la caisse de résonance incroyable qu'offre le Tour de France mais on n'a aucune information, on publie une enquête à partir d'une intuition. Essayez d'appliquer le même raisonnement à un scandale politique. Imaginez un journaliste s'attaquer à un ministre sans aucune preuve, sur la base d'une intuition. Vous imaginez le scandale?".Invité à réagir, Mandard ne se fait pas prier: "Ces critiques-là, je les ai déjà entendues il y a dix ans avec le cas Armstrong. Ce sont exactement les mêmes. Ces gens-là n'ont pas retenu la leçon, c'est toujours le même aveuglement qui règne".

    Reste toutefois une interrogation : le dopage sera-t-il un jour traité par les médias comme peut parfois l’être la corruption en politique ? “On ne peut pas spéculer sur le succès de ces investigations, on ne peut pas non plus anticiper la réaction du public. Le dopage a été dénoncé dans le cyclisme mais les gens sont toujours aussi nombreux au bord des routes et devant leur poste de télévision. Le problème le plus fondamental, c’est qu’en dénonçant le dopage, les gens risquent de nous accuser d’être des briseurs de mythes!", analyse BallesterPour Mandard, le problème est bien plus vaste : "J'ai essayé de le faire pendant quelques années (nous vous en parlions déjà icimais c'est encore plus compliqué qu'en politique. En France, les juges ne sont pas intéressés par les affaires de dopage. A l'époque de l'affaire Cofidis, en 2004, je l'avais déjà entendu: "Le parquet s'en fout un peu". Le cyclisme, mine de rien, c'est un petit sport. Si vous essayez par exemple de vous attaquer au football, vous ne vous attaquez pas seulement à une institution : vous touchez aussi et surtout des intérêts économiques, politiques qui sont immenses. Lors de l'affaire Puerto (large programme de dopage imaginé par le Docteur Fuentes en Espagne et mis à jour au printemps 2006) la droite et la gauche en Espagne se sont unis et le monde politique est directement intervenu pour que le scandale n'éclabousse pas le monde du foot ou du tennis. Ce n'est ni plus ni moins qu'une affaire d'Etat". Imagine-t-on en effet, le commentateur de Canal+ demander à Lionel Messi ou à Zlatan Ibrahimovic, à la fin d'une rencontre : "les yeux dans les yeux, êtes-vous dopés ?" comme l'a fait Gérard Holtz cette année sur le Tour de France face à Froome ? Pas certain...

    Par Robin Andraca

    MAJ dimanche 11 août 10h25 modification de la citation de Fabrice Jouhaud sur Froome, Le Monde et Libération

    Mots-clés : cyclismedopageFabrice JouhaudFrance Télévisionsl'EquipeLe MondeLibérationNatationsport,sportifsStéphane MandardTour de France

     

     

  • Dix choses que vous ignoriez peut-être sur Jacques Vergès

     

    Sophie Caillat | Journaliste Rue89

    L’avocat Jacques Vergès est mort à 88 ans. De son mariage algérien à ses « grandes vacances », jusqu’au théâtre, voici le roman de sa vie.


    Jacques Vergès à Toulouse, le 30 janvier 2012 (BORDAS/SIPA)

    Mort dans la chambre de Voltaire, l’amoureux de la théâtralité qu’était l’avocatJacques Vergès n’aurait pu rêver plus belle fin.

    A 88 ans, il est décédé jeudi 15 août d’un arrêt cardiaque dans l’appartement du quai Voltaire, à Paris, où l’auteur de « Candide » avait émis son dernier souffle. Une amie l’hébergeait depuis qu’il était affaibli, ces derniers temps.

    Devenu célèbre pour avoir défendu le nazi Klaus Barbie, le dictateur serbe Milosevic, le terroriste Carlos et bien d’autres « causes perdues » (le dirigeant khmer rouge Khieu Samphan, le philosophe négationniste Roger Garaudy, le jardinier Omar Raddad...), Jacques Vergès a eu une vie aussi opaque que lumineuse.

    C’est d’abord son engagement auprès du Front de libération nationale (FLN) algérien et son mariage avec une militante de la décolonisation, Djamila Bouhired, qui en a fait l’archétype de l’avocat de combat.

    Retour sur le roman de la vie de cet homme à qui Bardet Schroeder avait consacré un magnifique documentaire, « L’avocat de la terreur ».

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    Né d’un couple mixte

     

    Nés en 1925 au Siam, dans ce qui est aujourd’hui la Thaïlande, Jacques et Paul sont les enfants d’un couple mixte culturellement et socialement : leur mère est une institutrice vietnamienne (qui mourra lorsqu’ils ont 3 ans) et leur père est Réunionnais, médecin et consul de France.

    Mais comme le rappelle Franck Johannès dans le Monde, le père des « jumeaux » aurait fait un faux, en déclarant la naissance des deux frères le même jour, alors qu’ils avaient un an d’écart, ainsi que l’a découvert l’un de ses biographes, Bernard Violet.

    Jacques Vergès serait-il plutôt né le 20 avril 1924 ? « Je m’en fous royalement », avait répondu l’avocat à Libération.

    Elevés à la Réunion, les deux frères partageront plus tard nombre de combats politiques communs, le communisme et l’anticolonialisme. Elu conseiller général de l’île en 1955, son jumeau Paul Vergès a créé le Parti communiste réunionnais puis exercé de nombreux mandats politiques. Il est aujourd’hui encore sénateur.

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    Admirateur de De Gaulle

     

    Jacques n’a pas 18 ans quand il s’engage auprès des Forces française libres en Angleterre. Admirateur du général de Gaulle, à qui il regrettait de n’avoir jamais pu serrer la main, Vergès a raconté au Point d’où venait cet engagement :

    « Si j’ai rejoint la France libre, c’est que je conservais en moi l’image d’une France idéale, celle que l’école laïque m’a inculquée, mère des arts, des armes et des lois. Je ne pouvais me résigner à ce qu’elle disparût sous la botte allemande. »

    En pleine guerre, il prend contact à Londres avec les représentants du PCF, « en prévision d’une autre guerre qui ne manquerait pas de survenir au lendemain de la victoire et que je livrerais à la France colonialiste », ajoute-t-il. En 1945, il adhère au PCF, qu’il quittera en 1957 lorsqu’il jugera le parti « trop tiède » sur l’Algérie.

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    Avocat parce qu’il faut bien un métier

     

    Il choisi finalement le métier d’avocat parce qu’il faut bien un métier (« agitateur public ne fait pas une vie », dit-il), et prête serment en 1955.

    « Le droit n’était pas ma vocation, j’ai étudié l’histoire et les langues, mais je me suis dit qu’avec ce métier, je serais libre. »

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    L’Algérie : son histoire d’amour

     

    Pendant la guerre d’Algérie, sa fibre anticolonialiste le pousse à rejoindre le FLN et à défendre Djamila Bouhired, poseuse de bombes meurtrières à Alger.

    C’est là qu’il élabore sa stratégie de « défense de rupture » : au lieu de chercher à minimiser les faits et à obtenir l’indulgence des juges, l’avocat prend l’opinion à témoin et accuse le système d’être responsable des tortures infligées aux combattants.

    Sa cliente est d’abord condamnée à mort puis finalement graciée et devient une héroïne nationale en Algérie.

    Jacques Vergès l’épouse, s’installe à Alger après l’indépendance, se convertit à l’islam, prend la nationalité algérienne et se fait appeler « Mansour ». Le couple a deux enfants, mais l’avocat, qui y a été chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères et fondé avec son épouse la revue tiers-mondiste, Révolution africaine, part finalement au début des années 70 pour d’autres cieux.

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    Neuf ans de grandes vacances

     

    Le Monde du 26 mai 1970 publie un petit entrefilet, « Me Vergès, dont la famille était sans nouvelles depuis le 17 mars, a fait savoir à son éditeur, M. Jérôme Lindon, qu’il était en bonne santé à l’étranger ».

    On sait qu’il a rencontré Mao en Chine et épousé la cause palestinienne mais, sur ce que fut sa vie entre 1970 et 1978, le mystère reste entier. Un appel à témoins avait même été lancé par ses proches dans la presse.

    Un problème financier pourrait avoir été la cause de sa disparition. Le Mossad, les services secrets israéliens, voulaient le tuer car il défendait la cause palestinienne, a écrit le juge Thierry Jean-Pierre dans un livre.


    Ces « grandes vacances très à l’est de la France » l’auraient amené à travailler en Extrême-Orient pour le compte des services secrets chinois, et se serait également rendu utile à leurs homologues français, croit savoir Le Monde.

    Lors de son interview Point, en mars dernier, il avait à moitié levé le voile :

    « Un soir de mars, ma porte s’est ouverte et le vent m’a soufflé : Pars ! , et je suis parti pour des aventures qui ont duré neuf ans. [...] J’étais un peu partout. Parti vivre de grandes aventures qui se sont soldées en désastre. Nombre de mes amis sont morts, et, pour les survivants, un pacte de silence me lie à eux. »

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    « Je m’aime passionnément »

     

    Vergès a pris goût aux cigares, lorsque « le Che m’a envoyé les meilleurs Havane », se plaisait-il à raconter. Un goût du cigare qui est aussi un goût du luxe. Dans le documentaire Empreintes réalisé sur lui en 2008, il décrivait ses goûts :

    « J’aime les cigares de Cuba et j’achète mes cigares. [...] J’essaie de m’habiller du mieux possible. Bon, je préfère le cachemire au coton, c’est mon goût.

    D’où vient cet argent ? C’est très simple. Quand il m’arrive de défendre des princes, je leur demande des honoraires princiers. Et quand je défends des jardiniers, je ne leur demande rien. »

    Dans la même émission, il déclarait aussi : « Je m’aime passionnément. »

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    « On est toujours le nazi de quelqu’un »

     

    Devenu célèbre en France à partir du procès du nazi Klaus Barbie, en 1987, Jacques Vergès devient un bon client des plateaux télés.

    Thierry Ardisson l’invite régulièrement depuis qu’il a déclaré sur son plateau en 1991 :

    « On est toujours le nazi de quelqu’un. »

    En 2002, il a l’occasion de s’expliquer plus longuement sur les raisons pour lesquelles il défendrait tout le monde. « Plus l’accusation est lourde plus le devoir de défendre est grand, comme un médecin doit soigner tout le monde », dit-il. Il s’est dit prêt à défendre Bush comme il aurait défendu Hitler, mais à condition qu’ils plaident coupables.

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    Anti-droit de l’hommiste

     

    Toujours sur le plateau de Thierry Ardisson, il décrit son aversion pour le droit de l’hommisme.

    Celui qui a dit que « les poseurs de bombes sont des poseurs de questions », se définissait comme un « salaud lumineux ». Il a souvent fustigé la politique étrangère de la France, ce qui l’a a mené par exemple à aller défendre Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire, alors que la France soutenait Alassane Ouattara.


    Jacques Vergès est mort (Chimulus)

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    Acteur de son propre rôle

     

    Sur le tard, cet amateur de littérature était devenu acteur de son propre rôle.

    Dans « un monologue théâtral aux allures d’autoprocès », il avait interprété « Serial plaideur », où il replaçait la théâtralité de la justice à l’échelle de l’humanité, en convoquant Jack l’éventreur, Sophocle ou Jeanne d’Arc.

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    La robe et la plume

     

    Auteur de plus d’une vingtaine de livres, dont le « Dictionnaire amoureux de la justice » (Ed. Plon), « Le Salaud lumineux » (Ed. Le livre de poche, 1992),« Justice pour le peuple serbe » (Ed. L’Age d’homme, 2003), « Beauté du crime » (Ed. Plon), « La Démocratie à visage obscène » (Ed. Table ronde, 2004), « Sarkozy sous BHL » (Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2011)...


    « De Mon Propre Aveu » de Jacques Vergès

    Il aimait se comparer au livre de Bernanos« Journal d’un curé de campagne » et se voyait bien dans le rôle du personnage « qui essaie de comprendre ».

    Interrogé par Sud Ouest à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, « De Mon Propre Aveu » (Ed. Pierre-Guillaume de Roux, 2013), il disait :

    « Il est certain qu’il y a entre la justice et la littérature un rapport très grand. La tragédie est le sujet du roman, mais aussi celui du procès. »

     
     
  • Le Fichier des personnes recherchées plus fourre-tout que jamais

    EXPLICATEUR18/08/2013 à 16h00

     

    Camille Polloni | Journaliste Rue89


    Un contrôle routier à Ploeren, dans le Morbihan, le 4 juillet 2013 (GUMEZ/SIPA)

    Lors d’un contrôle routier ou d’un contrôle d’identité de routine, si le gendarme s’éloigne avec vos papiers et reste quelques minutes dans son véhicule, c’est souvent le temps de passer un appel pour consulter le Fichier des personnes recherchées (FPR).

    Quand vous renouvelez votre carte d’identité, votre passeport ou votre titre de séjour, ou parfois lors d’un passage aux frontières, les agents vérifient aussi si vous figurez dans le FPR.

    Désormais, les étrangers interdits de retour en France y seront inscrits. La mesure, mise en place par décret, risque de rajouter de la confusion dans un fichier déjà construit de bric et de broc. Elle autorise aussi davantage de fonctionnaires à le consulter.

    Plusieurs catégories d’étrangers

    Les étrangers concernés sont ceux qui font l’objet d’une interdiction de retour, une mesure administrative d’éloignement créée en 2011. Si l’interdiction est abrogée (par exemple si l’étranger dépose un recours et a gain de cause), le nom devra être rayé du fichier.

    Avant le décret de samedi, d’autres étrangers en situation irrégulière figuraient déjà dans le FPR, s’ils étaient sous le coup :

    • d’une obligation de quitter le territoire français (60 000 en 2011) non exécutée ;
    • d’un arrêté de reconduite à la frontière daté de moins de trois ans ;
    • d’une condamnation judiciaire pour certains crimes et délits, si elle était assortie d’une interdiction judiciaire du territoire français.

    Un fichier ancien et « hétérogène »

    Avec ses 85 millions de consultations en 2012, le FPR est l’un des plus anciens fichiers de police. Il est « utilisé en permanence par les forces de l’ordre », police et gendarmerie, ainsi que les préfectures. Le nom de chaque personne arrêtée, interpellée ou gardée à vue, est « passé au fichier » pour voir s’il ressort. En plus des cas de simple contrôle cités au-dessus.

    Créé en 1969, le FPR a, comme beaucoup de fichiers de police, fonctionné sans aucun cadre légal jusqu’à ce que les autorités décident de le régulariser. Le plus surprenant, c’est la diversité de profils qu’il contient (416 000 fiches au 1er mars 2011, réparties en 21 groupes) :

    • plusieurs catégories d’étrangers décrites plus haut ;
    • les « aliénés » (c’est-à-dire les personnes souffrant de troubles mentaux, évadées d’un établissement spécialisé) ;
    • les mineurs fugueurs ;
    • les interdits de stade (depuis 2007) ;
    • les évadés ;
    • les débiteurs envers le Trésor ;
    • les déserteurs ;
    • Etc.

    Le fichier contient aussi, sur demande des services de renseignement (DCRI notamment) des informations sur les personnes risquant de « porter atteinte à la sûreté de l’Etat ».

    5 000 islamistes radicaux y seraient par exemple enregistrés, à des fins de renseignement uniquement : en cas de contrôle de police, il ne s’agit pas de les arrêter, mais de savoir où ils se trouvent et d’en informer le service de renseignement qui les surveille.

    La Cnil exprime sa préoccupation

    Régulièrement, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) critique le côté fourre-tout de ce fichier. Comme en 2010, lorsqu’il est étendu à de nouvelles catégories d’étrangers et aux fraudeurs au permis de conduire :

    « Les motifs d’enregistrement au FPR sont très divers, tant par leur nature que par leur gravité. [La Cnil] exprime sa préoccupation quant à l’ajout de ces nouveaux motifs qui vont considérablement élargir le champ d’un fichier déjà fort hétérogène. »

    En 2011, les députés Delphine Batho (PS) et Jacques Alain Benisti (UMP) ont rendu un rapport très complet sur les fichiers de police. Ils critiquent largement le FPR, victime « d’obsolescence technique », à cause de sa « technologie dépassée », bien que « particulièrement utile ».

    Au moment de la publication du rapport, le « sous-effectif » du service chargé de mettre à jour le FPR entraînait « un retard de près de 4 500 fiches ». Mais lors de leur travail, les députés ont appris qu’une réflexion était en cours pour « moderniser » le fichier.

    Polices municipales : sous conditions

    Le décret de samedi, prévu depuis 2011, étend aussi les possibilités de consultation du fichier :

    • aux agents du ministère des Affaires étrangères chargés du traitement des titres d’identité et de voyage ;
    • aux personnels de la mission « délivrance sécurisée des titres », dépendant du ministère de l’Intérieur ;
    • aux agents des préfectures et sous-préfectures chargés de la lutte contre la fraude.

    Un point du décret fait davantage débat. Depuis plusieurs années, le nombre etles effectifs des polices municipales augmentent. Régulièrement, la question d’accroître leurs prérogatives, que ce soit en terme d’armement, de pouvoirs d’enquête ou d’accès aux fichiers revient sur la table.

    Le décret ne donne pas la possibilité aux policiers municipaux de consulter directement le Fichier des personnes recherchées, mais permet « à titre exceptionnel » qu’ils soient destinataires d’informations issues du FPR, délivrées par les services de police ou de gendarmerie.

    Dans son avis (consultatif) rendu public à l’occasion du décret, la Cnil se montre très méfiante sur ce point. Elle réclame de très nombreuses garanties au ministère de l’Intérieur, insistant par exemple pour que la transmission aux polices municipales soit chiffrée, confidentielle et sécurisée.

    Le ministère n’a pas tenu compte de ces remarques. L’extension des motifs d’inscription dans le fichier, la croissance du nombre d’information qui s’y trouvent et l’augmentation du nombre de personnes y ayant accès (comme les douaniers depuis 2005) semble, encore une fois, prévaloir sur les vieilles libertés publiques.

  • « Les djihadistes aux yeux bleus » qui inquiètent tant l’Europe


    DÉCRYPTAGE
    03/08/2013 à 11h43

     

    Camille Polloni | Journaliste Rue89


    Le Français Raphaël Gendron, soupçonné d’avoir rejoint Al-Qaeda et tué lors de combats en Syrie (LAURIE DIEFFEMBACQ/AFP)

    Dans des circonstances très particulières, le magazine américain Foreign Policy est parvenu à rencontrer deux djihadistes européens venus combattre le régime de Bachar el-Assad en Syrie, aux côtés d’Al Qaeda.

    L’un est un « Européen de souche » converti à l’islam, l’autre est né musulman (ni d’origine européenne, ni d’origine arabe). Ils dissimulent leur visage dans des foulards pour ne pas être reconnus, et ont posé leurs conditions :

    • Ni leur nom, ni leur pays de résidence ne doivent être cités ;
    • L’entretien se déroulera dans un lieu non précisé, « quelque part dans le nord de la Grande Syrie » (Syrie, Liban, Palestine, Irak, Jordanie).

    Pour des raisons de sécurité, les journalistes ont décidé d’envoyer un Syrien de confiance poser les questions qu’ils avaient préparées. L’entretien (filmé) se déroule en anglais, puisque ces Européens ne parlent pas arabe couramment. Le magazine parle de « djihad aux yeux bleus » (« blue-eyed jihad »).

    « Nous installerons la charia »

    Abu Talal, « un blond aux yeux bleus » cagoulé, pose avec sa Kalachnikov. Il fait partie de l’Etat islamique en Irak et en Syrie, une scission du Front Al Nosra affiliée à Al Qaeda en Irak. C’est la branche jihadiste la plus radicale des rebelles syriens.

    Abu Talal, venu pour des raisons religieuses aider les combattants de l’Armée syrienne libre à renverser le régime, explique :

    « Nous ne tuons pas des innocents, comme le font les troupes de Bachar. Le monde entier pense que la charia est mauvaise, mais ce n’est pas vrai. Nous aidons les gens... Et nous installerons la charia, quoi qu’il en soit. »

    Le deuxième combattant, Abu Salman, se présente comme un franc-tireur spécialiste de l’électronique :

    « Je coopère avec n’importe quel groupe qui a besoin de moi. Je n’en ai pas rejoint un en particulier. Vu la nature de mon travail, tout le monde a besoin de moi. »

    Il préfère tout de même « les meilleurs combattants de l’islam », c’est-à-dire les groupes les plus radicaux. Abu Salman dit être passé illégalement en Syrie par la Turquie. « Tout le monde prend cette route », même si « cela devient plus difficile » pour les étrangers à cause des contrôles accrus.

    Pour lui, même si les membres de l’Armée syrienne libre sont « de bons combattants », les Etats-Unis soutiennent « les pires éléments » en son sein. Ceux qui « ne se battent même pas pour la démocratie, mais qui volent juste de l’argent ».

    Les deux hommes sont convaincus que les Américains finiront par intervenir dans le conflit syrien et utiliseront des drones – comme au Yémen et au Pakistan – contre les djihadistes.

    Et si les groupes proches d’Al Qaeda gagnaient la guerre, « que se passerait-il ensuite pour les minorités chrétiennes, alaouites, chiites ? » demande Foreign Policy. « Ils devraient accepter » le nouvel état des choses « ou partir ».

    « Une potentielle menace terroriste »

    Au-delà de ces témoignages, le magazine s’attarde sur les controverses que suscitent les djihadistes étrangers en Syrie.

    « Certains Syriens reprochent aux djihadistes européens de souiller la pureté de leur révolution, tandis que le régime de Bachar el-Assad les brandit comme la preuve d’une infiltration étrangère de radicaux, et que les services de renseignement occidentaux les voient comme une potentielle menace terroriste. »

    Le risque serait qu’après avoir reçu une formation militaire, ces djihadistes de retour dans leur pays commettent des attentats. C’est la crainte d’une « filière syrienne » qui succéderait à d’autres terrains d’entraînement (Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie...).

    D’après les estimations récentes du New York Times, plus de 600 combattants venus d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Australie sont entrés en Syrie depuis 2011.

    14 enquêtes judiciaires en France

    La DCRI et la DGSE parlent « de 180 à 200 Français ». Le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, dans une interview à Libération, a détaillé les chiffres en mai :

    « Outre les 50 Français encore sur place et les 40 en transit pour la Syrie, les 30 autres revenus dans l’Hexagone sont sous haute surveillance. »

    Plusieurs interpellations d’individus soupçonnés de préparer leur départ en Syrie – ou d’acheminer d’autres combattants – ont eu lieu récemment en France. Une source judiciaire citée par l’AFP indique :

    « Quatorze enquêtes judiciaires relatives à des infractions terroristes en lien avec la Syrie sont actuellement en cours à Paris et cinq informations judiciaires ont déjà été ouvertes. Au total, ces enquêtes concernent 36 personnes mises en cause. »

    Les autorités s’inquiètent aussi de la présence de quelques Français aux côtés des djihadistes lorsqu’ils occupaient le nord-Mali.

    Jeudi, Manuel Valls et son homologue belge, Joëlle Milquet, ont appelé dans un communiqué conjoint à « mieux lutter au niveau européen contre les départs vers la Syrie et les autres zones de conflit ».

    Pour faire face à « ce phénomène qui prend une dimension inédite en Europe », les deux ministres de l’Intérieur se déclarent favorables à un système de « passenger name record » européen, permettant d’enregistrer les données des voyageurs aériens.

    L’hypothèse avait pourtant été rejetée en avril par la commission Libe (des libertés civiles, justice et affaires intérieures) du Parlement européen. Les ministres de l’Intérieur ou de la Justice de neuf pays (Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni, Suède) ont écrit à la commission pour la faire changer d’avis.

  • Philippe Lioret : « Calais est notre frontière mexicaine »

    Rencontre avec le réalisateur de « Welcome », récemment critiqué par le ministre de l’Immigration pour son film engagé.

     


    L’actuer Vincent Lindon et le réalisateur Philippe Lioret sur le tournage de ’Welcome’ (DR).

    Samedi, le ministre de l’Immigration Eric Besson a violemment attaqué le cinéaste Philippe Lioret, reprochant au réalisateur de « Welcome » (en salles mercredi) d’assimiler dans ses interviews la situation des clandestins à Calais à celle des juifs sous l’occupation. Et si c’était le film que Besson redoutait ? Et si les politiques s’inquiétaient de la puissance polémique du cinéma ? Rencontre avec un cinéaste engagé.


    L’affiche de ’Welcome’ de Philippe Lioret (DR).

    Bonne nouvelle : le cinéma français se bouge. Après Costa Gavras (« Eden à l’ouest ») et en attendant le nouveau Emmanuel Finkiel (« Nulle part terre promise », sortie le 1er avril), un nouveau film sort sur les écrans mercredi et évoque avec une précision glaçante le sort des clandestins à Calais. Un brûlot underground et militant ? Pas vraiment…

    Interprété par Vincent Lindon (dans l’un de ses meilleurs rôles), réalisé par Philippe Lioret, metteur en scène populaire (« Mademoiselle », « Je vais bien ne t’en fais pas »), « Welcome » raconte avec un scrupuleux réalisme quelques aspects du beau pays de France et espère toucher le plus grand nombre.

    Olivier de Bruyn : Comment est né « Welcome » ?

    Philippe Lioret : De ma complicité avec l’écrivain Olivier Adam avec lequel j’ai beaucoup travaillé par le passé. Olivier avait animé des ateliers d’écriture à Calais et il avait un projet de film avec Jean-Pierre Améris sur la situation des clandestins, d’après son livre « A l’abri de rien ». Ce projet n’arrivait pas à se monter financièrement et j’ai envisagé d’en racheter les droits. Mais finalement, ils ont réussi à le tourner, pour la télévision. N’empêche, le désir de filmer là-bas est resté et j’ai décidé de me lancer… 

    Comment avez-vous conçu le scénario ?

    Avec Emmanuel Courcol, mon co-scénariste, on a commencé par se rendre sur place. On a rencontré les bénévoles des associations qui, avec un courage extraordinaire et les moyens du bord, tentent d’aider les clandestins. Ce qu’on a découvert était effrayant. Calais, c’est notre frontière mexicaine à nous. Ça nous a confirmé dans l’idée qu’il était impératif de tourner là-bas. Les dramaturgies, hélas, n’y manquent pas.

    On se pose des questions morales, quand on tourne une fiction sur un tel sujet ? 

    Encore heureux ! Je n’étais pas à l’aise au début. Un film reste une entreprise commerciale. Il s’agit quand même de faire du pognon et évidemment, avec un tel sujet, ça pose des problèmes. Je me suis ouvert de mes doutes aux gens des associations. Ils m’ont tous dit la même chose : « N’aie pas de scrupules. Parle de ce qui se passe ici. Montre aux gens que la réalité n’a rien à voir avec les petits sujets expédiés au journal de 20 heures. » Ça m’a détendu.

    Comment est venue l’idée de ce jeune clandestin qui décide de traverser la Manche à la nage ?

    Des témoignages recueillis sur place. En désespoir de cause, des clandestins utilisent parfois ce moyen pour passer. Avec le courant, certains se retrouvent en Belgique. D’autres ne sont jamais retrouvés. 

    Comment avez-vous lié réalité et fiction ?

    On a bossé comme des dingues sur le scénario, pendant plus d’un an. Quand on écrit un tel script, on est particulièrement motivé. Il ne s’agit pas de militantisme, mais d’engagement. Sur tout ce qui concerne les migrants, il fallait rester scrupuleusement fidèle à la réalité. Et faire la chasse au pathos, au pleurnichage, à la complaisance… Ensuite est venue l’idée de ce personnage : un prof de natation en pleine panade personnelle. Ça nous permettait d’évoquer cet aspect de la loi particulièrement révoltant et qui menace quiconque aide les clandestins de cinq ans de prison et de 30 000 euros d’amende.

    Comment Vincent Lindon est-il arrivé sur le projet ?

    Ça faisait longtemps qu’on se tournait autour. Je l’ai vu, je lui ai raconté le projet. Il m’a dit oui tout de suite et a ajouté qu’il n’avait même pas besoin de lire le scénario. Je ne vais pas sortir le pistolet à miel, mais son investissement a été total.

    « Welcome » a-t-il été facile à produire ? Comment avez-vous convaincu les décideurs ?

    C’est un film cher. Avec onze semaines de tournage, des scènes compliquées… Mais je bénéficie de mes succès antérieurs. « Mademoiselle » et « Je vais bien ne t’en fais pas » ont très bien marché. Les gens des chaînes de télévision se disent « il a le truc, laissons faire… ». J’en profite. Et tant que les spectateurs suivent… Evidemment, ce serait plus simple de tourner des comédies inoffensives. Mais j’en ai marre des films inoffensifs.

     


    Fiarat Ayerdi, dans ’Welcome’ de Philippe Lioret (DR).

    Comment avez-vous recruté vos acteurs ?

    Partout en Europe. Il y a des non professionnels, mais évidemment pas de clandestins. Il ne s’agissait pas de les mettre en danger. Le jeune acteur principal, Firat Ayverdi, est un lycéen. Je me suis aperçu qu’il était très bon nageur et pratiquait même le water-polo. Pour les besoins du film, il a dû désapprendre à nager pour mieux mimer l’initiation.

    Quelles sont les premières réactions aux projections que vous avez organisées sur place ?

    En un sens la plus belle récompense, je l’ai déjà reçue. Le film a été montré dans la région de Calais. Les salles étaient pleines et les gens des associations étaient là. Je n’en menais pas large. Mais ils ont dit que « Welcome » dépeignait fidèlement l’effrayante réalité et qu’il était bon qu’un film grand public s’attaque à ce sujet. Un film sur Louis XVI, personne ne vient vous faire chier sur la crédibilité. Là, évidemment, c’est autre chose. Ça se passe ici et maintenant. Et savoir que vous risquez gros en aidant un clandestin rappelle des périodes sinistres de notre histoire. 

    Vous pensez que le film peut faire bouger les choses ?

    Le film n’est pas un objet militant. Je ne prétends pas bouleverser les rapports nord-sud avec mes petits bras et ma petite caméra. « Welcome » met simplement en accusation un système. Je supporte très mal l’idée que l’on puisse me faire chier si j’emmène un mec qui n’a pas de papiers bouffer une pizza ou dormir chez moi.

    Evidemment, j’entends déjà les reproches. Je vous parle de tout ça dans le salon cossu d’un grand hôtel parisien. Bon, oui, d’accord, soit. Et alors, je ne fais rien ? Je ne pense pas comme ça. Je suis cinéaste. Je pense que le film peut servir à quelque chose. Par exemple à ce que des spectateurs prennent conscience de ce qui se passe à Calais et ailleurs. C’est un premier pas, mais il est fondamental.

    ► Welcome de Philippe Lioret - avec Vincent Lindon, Firat Ayverdi… - Sortie le 11 mars.

    Photos : Fiarat Ayerdi, dans ’Welcome’ de Philippe Lioret (DR). L’acteur Vincent Lindon et le réalisateur Philippe Lioret sur le tournage de ’Welcome’ (DR).