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Azel Guen : Décryptage de l'Actu Autrement - Page 95

  • Les Bienveillantes de Jonathan Littell

     

    Analyse du roman de Jonathan Littell

    Artzybasheff Artwork
    ( Boris Artzybacheff , Swastikas , 1942 , Life Magazine ) 

    01- Introduction générale 

     Les Bienveillantes  est un des premiers grands livres du XXI ème siècle. Un événement littéraire en 2006 et un événement dans la littérature. Cet ouvrage dépasse de beaucoup les limites du roman. C'est un livre très difficile à lire mais d'une grande puissance évocatrice. Si le lecteur s'accorde du temps et du courage, il sera emporté par ce tsunami narratif  mais en sortira fourbu, exténué, interloqué et perplexe. Dans notre monde post-moderne, il est comme un "retour du refoulé", venu de ces temps modernes où la technique a fabriqué des cadavres dans des chambres à gaz. En changeant de siècle et de nouvelle économie psychique , en passant de la névrose à la perversion, on est passé de l'ère de la victime à l'ère du bourreau. Le récit, dense, aride parfois, pourrait engendrer, une fois encore, la  fascination pour la barbarie. En transposant dans son roman l'immense documentation qui existe sur cette époque, Jonathan Littell suscite l'envie de savoir, la volonté de comprendre l'une des pages les plus complexes et les plus prégnantes du siècle passé. Les lecteurs pensent trouver ce qu'ils cherchent dans Les Bienveillantes, car J. Littell revendique un implacable et irréprochable réalisme historique. Mais si l'Histoire est convoquée, c'est la magie de l'écriture qui opère. Jonathan Littell va s'égarer progressivement et égarer son lecteur en le plaçant "face à l’épreuve souvent insoutenable d’être confronté avec une horreur qui avait des chances d’être plus que vraisemblable" (A. Green).

      Les Bienveillantes  est le récit autobiographique  d'un homme qui va traverser,  en bourreau bureaucrate témoin et acteur, l'histoire et la géographie de l'Europe pendant les années du nazisme , la guerre de 1939-1945 et prendre part à l'extermination de tous les ennemis de l'Allemagne nationale-socialiste et à la solution finale du problème juif (Endlösung der Judenfrage ) : les groupes mobiles de tuerie ( Einzatgruppen ) , les exécutions «à ciel ouvert» ( la Shoah par balles ), les camps d'extermination , les chambres à gaz , les crématoriums, les marches de la mort. Le personnage principal est moins bourreau cruel qu'étrangement humain, dans sa perversion et son délire, dans son amour de l'art et de la littérature en particulier, mais aussi dans sa lucidité de juriste, aveuglé par une cause ressentie comme juste alors qu'elle se basait sur la négation même de toute justice.

      Cet homme est Max Aue ( personnage fictif descripteur et narrateur ) . Son roman familial infiltre ses réflexions, ses attitudes et actions criminelles. Il est amoureux de sa soeur jumelle, Una, à laquelle il cherche à s'identifier en jouissant de pénétrations anales sans amour homosexuel. L’image d’un homme torturé s’installe dans l’esprit du lecteur. Intelligent, cultivé, esthète, obstiné, omniscient , il sera un officier supérieur de la SS  qui aura bien de la chance malgré les situations les plus graves et les plus terribles de sa vie. Un juriste nazi courageux et pédant qui écrit des rapports inutiles à la chaine, omniprésent sur les chantiers de la mort . Ce thanatologue participera au judéocide européen , sans que ses paroles traduisent un antisémitisme haineux . Il sera le témoin des horreurs d'une guerre menée par ceux qui voyait en elle une ordalie qui devait leur conférer, à travers le triomphe de la force, la légitimité du droit . Il vivra aussi l'effondrement du III ème Reich. 

     A priori voué à l'exécration légitime que mérite la criminalité nationale-socialiste le personnage n'apparaît pas comme un monstre jouisseur de crimes. Bien plus, il n'est pas dénué d'un certain humanisme. De fait, il tentera de limiter ou réduire les effets de l'organisation criminelle à laquelle il se trouve soumis. 


    J. Littell écrit en français , sans imiter la langue du III ème Reich, la Lingua Tertii Imperii  (LTI) , sans la connaissance intime de la langue allemande. Le texte est avant tout un objet littéraire,  un travail d'écrivain. L'habillage historique est quasiment sans faille, saturé par la masse documentaire ( à comparer, par exemple,  au chapitre VII du livre de Raul Hilberg -La destruction des juifs d'Europe : Les opérations mobiles de tuerie - ) .

    Il y a construction d'un imaginaire , d' une fiction individuelle à partir des archives historiques . Ce roman est comme une tentative d'approche du Réel par les trous et les blancs de la trame narrative. 

    L'apocalypse de la Raison et de la Rationalité, les justifications , les fondements , les arguments, les syllogismes, les prétextes, les apories vont nous égarer sur des routes dangereuses . Heureusement que la folie , la divagation, les délires , les hallucinations et les rêves nous les feront quitter.

    1-2 Généralités

    1-2-1 Le titre
     , euphémisme antiphrastique est ironique . Les Erinyes, ou Euménides ("les Bienveillantes "), sont des déesses de la mythologie grecqueL'Orestie (le cycle des Atrides) participe à la structure de l'histoire personnelle de Max Aue. Sans rien connaître des intentions de J. Littell et de sa référence aux Euménides, le lecteur peut s'interroger sur l'ironie du titre par rapport au contenu du livre qui concerne des hommes plus que malveillants.


    1-2-2 Les chapitres portent le nom de danses allemandes de Bach ou de Rameau ( " Pour éviter Wagner " dixit J. Littell) . La suite de ces danses est une des structures du roman. La structure des chapitres en sections permet au lecteur de reprendre son souffle et de continuer la lecture. Dans la page des sections j'ai fait un tableau qui permet de se retrouver dans les deux éditions françaises.

     
    1-2-3 Les débuts du roman familial 

      Maximilian Aue  est né le 10 octobre 1913 (p 133 ) dans l'Alsace du Reichland. Max et Una ont un an quand le père part pour la Grande Guerre ( p  180 ). Le retour du père dans la famille se fait à Kiel (Allemagne ) en 1919 lorsque les Français reprirent l'Alsace. Avec ses diplômes le père se refait une situation au sein d'une grande firme. Il a des activités secrètes avec son frère et son père. Ce père disparaitra dans la nature en 1921. Ses anciens directeurs , le Dr Mandelbrod et Herr Leland, industriels mystérieux et puissants ( p 414 ) , plus tard, aideront ou manipuleront Max. Sa mère, Héloïse, devenue seule , sera une bourgeoise errante et désemparée ( p 343 ) pendant 3 ans ( p 190 ) . Max  ne pourra jamais « exécuter » un morceau sur le piano offert par sa mère , qui rencontrera Aristide Moreau , bon radical et patriote français, petit entrepreneur dans le sud de la France, en affaires avec l' Allemagne .  Il emmenera toute la famille à Antibes ( 1924 ) . Le mariage d'Héloïse avec A. Moreau en 1929 est vécu comme le meurtre du père (pp 342-345).

      Max et Una vont transgresser l'interdit de l'inceste (p 190) . Ils seront séparés. Max sera envoyé dans un pensionnat  à Nice ( p 191 ) . Una ira dans une pension religieuse. Au lycée Max voulait étudier la philosophie et la littérature. Moreau et sa mère se décidèrent à le faire entrer à l'ELSP : l'Ecole Libre des Sciences Politiques. Una ira étudier la psychologie à Zurich avec Karl Jung ( psychanalyste non juif ) . En échange du consentement  à poursuivre les études qu'ils exigeaient, Max extorque à sa mère et à Moreau son premier voyage de retour en Allemagne. " Ce fut un voyage merveilleux dont je revins séduit, ébloui." (été 1930 , p 429 ).
    À 17 ans il monte à Paris pour faire ses classes préparatoires (il a eu son bac sans mention - p 429 ). Interne à Janson-de-Sailly . Moreau lui alloue une petite somme mensuelle (p 463 ). Rencontre des membres de l'Action française , Robert Brasillach , Lucien Rebatet. Réussit son concours d'entrée en 1932. Passe ses vacances en Allemagne, pose sa candidature au NSDAP, section Ausland. Entre à l'ELSP à l'automne 1932.
    Aprés le nouvel an 1933, Hindenburg invite Hitler à former un gouvernement.  Max est bloqué en France mais Brasillach le présente à Otto Abetz. Dans les mois qui suivent l'émeute de février 1934, Max prend contact avec le Dr Mandelbrod , hérite avec sa soeur d'un petit capital paternel , décide de quitter l'ELSP pour l'Allemagne ( p 481 ) .

    Il rompt avec sa mère et quitte la France pour Kiel en 1934 , postule pour la SS, sur le conseil du Dr Mandelbrot ( p 68 ) , pour éviter les frais d'inscription à l'université. Il est recruté comme V Mann par Otto Ohlendorf pour le SD (Sicherheitsdienst / Service de sécurité). Son professeur Reinhard Höhn n'est pas favorable au SD et lui conseille plutot un emploi dans un ministère. Au printemps 1937 Max est arrêté pour une histoire de moeurs à Berlin ( p 71 ) mais tire son épingle du jeu, grace à Thomas Hauser qui le recrute pour le SD. Tout au long du roman , M. Aue établira rapports sur rapports. Le roman lui même est la synthèse de ces rapports: il accumule des études qui ne valent guère mieux que des fictions ( p 697).

    Au printemps 1939, Max passe son doctorat de droit ( une thèse de doctorat « rébarbative » - p 69 : Réconciliation du droit étatique positif avec la Volkgemeinschaft - p 437 ) et rejoint le SD. Reinhard Heydrich l'envoie en mission en France ( p 58 )  avec Thomas Hauser, jusqu'à la fin du mois de juillet 1939 ( p 59 ) . Chacun fera un rapport sur le climat politique français. Mais Thomas Hauser sera privilégié. Lors de l'invasion de la Pologne en septembre 1939 ,  Max restera à Berlin, son ami partira en Pologne. 

    1-2-4 Les références mythologiques ( le pacte de lecture mythique ) 

    [Thomas] « Et il est [Max] mon Oreste.» ( p 60 ) 

    [Max] « et la boucherie dans le palais des Atrides était le sang dans ma propre maison?» (p 381)

     La mythologie grecque est souvent utilisée pour structurer un écrit. Un psychanalyste aurait dit à J. Littell : « Avec la tragédie grecque on ne peut pas se planter.» Pour Littell le romantisme allemand est  en partie dérivé de la tragédie grecque et le nazisme une dérivée perverse du romantisme allemand. 

      Dans le cycle des Atrides, Agamemnon est tué par sa femme (Clytemnestre) et son amant (Egisthe). Afin de venger la mort de son père, Oreste assassine Egisthe et Clytemnestre. Quelque soit la raison, le matricide est condamné par les lois de la tragédie grecque. Les Erinyes prennent en chasse Oreste. Oreste s'enfuit et se rend à Delphes : il parle à Athéna qui, malgré les Erinyes, fait évoluer la loi en faveur d’Oreste. Les Erinyes acceptent la décision et sont alors appelées Euménides (Bienveillantes). 

      Le SS Maximilian Aue (Oreste , Electre , Erinye ) venge son père Xx Aue ( Agamemnon ) en tuant sa mère Hèloïse ( Clytemnestre  et Erinye ) et son beau père  Aristide ( Egisthe) ,  échappera  à certains avatars des Erinyes (Clemens et Weser et quelques autres ) . 

      Un excellent développement des relations entre «Les Bienveillantes» et la tragédie grecque est écrit par Florence Mercier-Leca dans Le Débat n° 144 , mars-avril 2007 , pp 45- 55 , Gallimard.

    Dans “Le Banquet” de Platon, Aristophane tient un discours sur l'amour tiré d'un mythe. Jadis, ne vivaient que des androgynes formés de deux êtres de sexes opposés, accolés l'un à l'autre. Forts de leur double nature, les androgynes voulurent défier les dieux et Zeus décida de les punir en les séparant en deux. Ils donnèrent naissance aux êtres humains tels que nous les connaissons. Selon Aristophane, l'amour ne serait rien d'autre que le sentiment de nostalgie de notre ancienne nature et une quête désespérée de l'unité perdue. L'union des êtres, ou des contraires, incarnerait une tentative de retrouver le lien à travers la recherche de l'âme soeur.Toute femme, tout homme fait, au moins une fois dans sa vie, l’expérience d’une métamorphose corporelle majeure et qui tient du changement de sexe : la puberté. 

    D'autres emprunts à la mythologie existent comme la métamorphose de Tirésias selon Ovide ou Hésiode . Tirésias né homme, tue des serpents en train de s’accoupler et se voit transformé en femme. Plus tard, il récidive pour se voir retransformé en homme. Ainsi, il permettra à Zeus et à Héra de décider ce qu’il en est de la différence entre la jouissance masculine et féminine. La réponse de Tirésias est : si l’on divise la jouissance sexuelle en 10 parts égales, 9 reviennent à la femme, 1 à l’homme. Ce qui lui vaut le châtiment d’Héra et une récompense de Zeus. L’une le rend aveugle, l’autre lui octroie le don de voyance.
    Dans «les Bienveillantes» ce mythe est un peu éparpillé : les 2 squelettes entrelacés dans le musée de Lemberg sont un rappel des jeux érotiques entre Max et Una qui s'accouplaient, entre autres,  comme des serpents . Max évoque la jouissance infinie des femmes .Max a un 3 ème œil qui s'accouple au vagin de sa soeur hallucinée.

    1-2-5 Les références psychanalytiques  « Le réel  est plus fort que le vrai » ( Jacques Lacan )

      La psychanalyse ( «science juive» pour les nazis , «science boche» pour les Français ) est présente dans le roman : sont nommés S. Freud, Carl Gustav Jung , Otto Rank ( Littell utilise un midrash juif cité par Rank dans la scène du vieux Juif du Daguestan) . Una Von Üxküll a été analysée par Jung ( disciple non juif de Freud ) . 

      L'histoire personnelle  de Max Aue, est fragmentée, dispersée à travers tout le livre. C'est un des moteurs du roman, branché directement sur l'inconscient de l'auteur et celui du lecteur. Les faits intimes sont  contradictoires, changeants , rêvés , fantasmés, hallucinés, refoulés.

      Max Aue, personnage du XXI ème siècle qui visite le Réel du XX ème siècle, n'est pas analysable. Même si de nombreux thèmes du roman font dresser l'oreille du psychanalyste (les troubles de l'identification, de la pensée et du comportement, la problématique anale et obsessionnelle, la pendaison, l'inceste, la mort, le corps dans tous ses états, la sexualité sans issue et l'amour impossible ) je ne développerai pas ici les  diverses interprétations que l'on pourrait avancer pour laisser vivant «l'effet de trou» qui est un des éléments-moteurs ce ce roman. En revanche je peux faire la liste des séquences pulsionnelles. J'aborderai ensuite les mystères du corps dans les Bienveillantes.

      
     1-2-6 Les références historiques : sont innombrables. Le lecteur est noyé dans l'archive. Retenons pour l'instant celle de Raul  HilbergQuand la bureaucratie eut achevé dedéfinir les Juifs, de saisir leurs biens et de les concentrer dans les ghettos, elle avait atteint une limite au-dela de laquelle toute nouvelle étape signifiait forcément que les Juifs cesseraient d'exister dans l'Europe nazie.Le v ocabulaire officiel allemand dénomma le passage à ce dernier stade « solution finale de la question juive (die Endlosung der Judenfrage) ». Le terme "final" recouvrait deux sens complémentaires. Au premier degré, il donnait à entendre que le but ultime du processus de destruction était désormais clairement défini. Si l'étape de la concentration avait representé une période de transition vers un but non encore spécifié, la «nouvelle solution» levait toute incertitude et donnait réponse à toutes les interrogations; l'objectif était définitivement fixé - et c'était la mort. Mais le terme «solution finale » comportait aussi une implication de plus profonde et lointaine portée. Himmler le disait très précisément : aprés cela, il n'y aurait plus jamais de probléme juif à résoudre. Définitions, expropriations, concentrations sont choses sur lesquelles on peut revenir; mais la mort est irreversible, et c'est pourquoi elle donnait au processus de destruction son caractère d'événement historique irrévocable.

        L'anéantissement se réalisa en deux grands ensembles d'opérations. Le premier commenca dés l'invasion de l'Union soviétique, le 22 juin 1941. De petites unités des SS et de la Police s'avancèrent en territoire occupé, avec mission de tuer sur place toute la population juive. Ii ne s'écoula que peu de temps entre la mise en route de ces massacres itinérants et le lancement de la deuxième grande operation, qui aboutit à transporter les Juifs d'Europe centrale, occidentale et sud-orientale dans les camps munis d'installations de gazage. La grande différence fut que, dans les régions soviétiques occupées, les tueurs pourchassèrent leurs victimes, tandis qu'ailleurs on amena les victimes à leurs bourreaux. Du premier système au second, il n'y cut pas seulement une succession chronologique, mais aussi un accroissement de la complexité. Dans les territoires conquis en Union soviétique, les unités mobiles de tuerie pouvaient se déployer en toute liberté jusqu'aux lignes atteintes par l'armée allemande. En revanche, les déportations massives exigèrent une organisation beaucoup plus vaste, suscitèrent une multitude de problèmes, et absorbèrent de très importantes ressources. Cet effort, les Allemands le jugèrent indispensable pour appliquer jusqu'au bout la solution finale à l'échelle de l'Europe.

        Au debut du mois de juin 1941 , les quatre Einsatzgruppen ( groupes d'opérations mobiles de tuerie ) se réunirent a Duben. Après les discours de Heydrich et de Streckenbach, les unités mobiles de tuerie rejoignirent leur position. L'Einsatzgruppe A fut assigné au Groupe d'armée Nord; le B, au Groupe Centre; le C rejoignit le secteur du Groupe Sud; et le D fut attaché à la 11e Armée, opérant dans l'extrême sud. Les armées enfoncant les premiers avant-postes sovietiques, les Einsatzgruppen suivirent, prêts a frapper. Au moment où les Einsatzgruppen franchirent la frontière, cinq millions de Juifs vivaient en Union soviétique, dont la plupart clans les regions occidentales, et quatre millions environ dans les territoires qui allaient subir l'invasion.

      Les opérations mobiles de tuerie conduites en Russie occupée préludaient à une entreprise plus vaste dans le reste de l'Europe de l'Axe. Une « Solution finale » allait être déclenchée dans tous les territoires sous contrôle allemand , avec retard pour la Hongrie ( 1944 ) . Les opérations les plus secrètes du processus de destruction se déroulèrent danssix camps situés en Pologne, dans une zone qui s'étendait depuis les territoires incorporés jusqu'au Bug. Ces camps étaient les centres de regroupement vers lesquels convergeaient des milliers de transports arrivant de toutes les directions. En trois ans, près de trois millions de Juifs y furent acheminés. Les convois repartaient à vide, ceux qu'ils avaient transportés disparaissaient à l'intérieur. Les centres de mise a mort fonctionnaient vite et bien. Le nouvel arrivant descendait du train le matin, le soir son cadavre était brûlé, et ses vétements empaquetés et entreposés pour étre expédiés en Allemagne.
    Ce genre d'opération était le résultat de toute une planification, car le camp de la mort constituait un mécanisme compliqué dans lequel toute une arrnée de spécialistes jouaient chacun un rôle bien précis. Au premier abord, cette machine est d'une simplicité trompeuse, mais un examen plus attentif fait apparaître que les opérations du centre de mise à mort s'apparentaient par certains égards aux méthodes de production complexes d'une usine moderne. 

        Le fait le plus frappant, dans les opérations du centre de mise à mort, c'est que, à la différence des phases préliminaires du processus de destruction, elles n'avaient aucun précédent. Jamais, dans toute l'histoire de l'humanité, on n'avait ainsi tué à la chaine. Le centre de mise à mort, n'a aucun prototype, aucun ancêtre administratif. Cette caracteristique tient au fait qu'il était une institution composite comportant deux éléments: le camp proprement dit, et les installations de mise à mort situées à l'intérieur du camp. Chacune de ces deux parties avait ses propres antécédents administratifs. Aucune n'était entièrement nouvelle. Le camp de concentration et la chambre à gaz existaient depuis un certain temps, mais isolément. La grande innovation consista à fusionner les deux systèmes.  

    Organigramme 

    1-2-7 Les autres personnages du roman

    Thomas Hauser : Policier honoraire, d'origine autrichienne, criminel antisémite surdoué , habile, cynique, carriériste, opportuniste. Optimiste, sans fantaisie, séducteur, il posséde un savoir «embrayé». Appartient au groupe de tuerie Einsatzgruppe C - Kommando 4a . Ami, mentor , démon gardien de Max."[ Max:]  Mon ami avait un génie étrange et infaillible pour se trouver au bon endroit non pas au bon moment mais juste avant" ( p 61 ) . Comme Max Aue, son cadet de un an , il est omniprésent dans le roman et partout en Europe , entre Paris , Berlin, Stalingrad. A envoyé deux de ses maîtresses au Lebensborn. ( pp 57, 635, 657, 667, 685, 791, 843, 893 ) . Thomas signifie... jumeau en araméen (toma')  et en grec. 

    Xx Aue : le père disparu. N'existe qu'en creux dans le roman . Son prénom n'est pas révélé. Ses photos, sauf une, ont disparu. Il s'est battu avec le Freikorps Rossbach en Courlande. Sa trace se perd en 1921. Bien que collectionneur de papillons, c'était un combattant cruel voire sadique . Mâle-soldat . (pp 180, 181, 182, 691,  692, 738, 739, 807). 

    Una Aue - Frau Von Üxküll: née le 10 octobre  1913, un quart d'heure avant son frère. La soeur jumelle. Jeux incesteux avec son jumeau ( pp 190 , 373, 375) Elle liquide plus rapidement que Max, ses sentiments incestueux.  Elle tombe trés malade en 1935 ( dépression , analyse ) , se marie à 25 ans ( 1938 ) avec un musicien ,  Berndt Von Üxküll , qu'elle rencontre lors d'un séjour dans un sanatorium de Davos.(p 442 - 455 , 458-459 , 491) A eu, peut-être, des jumeaux nés par césarienne.

    Le double féminin de Max Aue : il apparait surtout dans la chapitre Air sous la forme d'une présence hallucinée , d'une forme femelle , entitée composite, assemblage des traits de Una , de ceux de la pendue de Kharkov et de fantasmes de Max.  (pp 814,  824, 826-833, 835837). C'est peut être un effet de la possession par une Erynie.

    Bernt Von Üxküll ( Karl Berndt Egon Wilhelm , Freiherr von Üxküll) : Aristocrate antisémite traditionnel , Balte allemand, paralysé par une balle dans la colonne vertébrale. Compositeur de musique moderne. A refusé d'être membre du Parti. Vit dans un manoir en Poméranie. Suit des cures en Suisse (pp 455-458, 796-797).

    Dr Mandelbrod : Parrain de Max Aue. Personnage quasi allégorique incarnant la malfaisance et le nazisme. Industriel  incroyablement agé , obèse infirme, antisémite, homme de l'ombre, conseiller occulte d'Hitler, éminence grise de la SS (pp 414 - 422 , 492/b, 620/b, 891/b) . Personnage qui pue, au sens propre et figuré. Posséde, en revanche une voix trés agréable . Entouré de jeunes femmes hiératiques ( Hilde, Hedwig, Heide qui se ressemblent comme des jumelles, des clones,  p 890).  Passera à l'Est à la fin de la guerre.

    Herr Leland : industriel antisémite d'origine britannique ( allusion possible au passé colonial de l'empire britannique ) , homme de l'ombre, éminence grise de la SS. A un oeil de verre mais lequel ?  Parrain de Max Aue (pp 414, 415, 492, 621, 643, 650, 762, 763, 890, 891). Passera à l'Est à la fin de la guerre.

    Héloïse Moreau , veuve Aue : la mère de Max. A fait ce qu'elle a pu pour élever ses deux enfants . Perçue par son fils comme phallique et castratrice (pp 342-345). Forme grise .  (pp 476-489)  Assassinée ( étranglée ) le 28 avril 1943. ( pp 489 , 807 ). A des traits composites de l'Erinye et de Clytemnestre

    Aristide Moreau : le beau père de Max. Commerçant . Assassiné (à coup de hache ) le 28 avril 1943. ( pp 488-489) )  

    Tristan et Orlando : les jumeaux mystérieux. Ces garçons jumeaux apparaissent dans l'inconcience de Max ( p 393)  bien avant d'émerger dans la réalité (p 477 ) . A noter qu'il existe une thématique du semblable dans ce roman. A confronter à la thématique de l'Autre : le Juif, le bolchévique, la femme. 

    Pr Hohenegg : médecin officier viennois . Anatomo-pathologiste de la 6 ème armée plutot sympathique. Echanges et commentaires philosophiques sur la vie , la mort, le corps humain (pp 177, 236, 237, 266, 320, 353, 596 , 601, 684 , 688 ). L'extermination de Juifs est pour lui une vraie saloperie ( p 601) .

    Osnabrugge : ingénieur officier , bâtisseur de ponts chargé de les détruire ( pp 131,132, 630, 684, 865, 871 ). Le thème du pont commence dès le première ligne du chapitre Allemande I et II : «À la frontière on avait jeté un pont flottant.»

    Leutnan Voss: linguiste, scientifique, chercheur universitaire. Personnage sympathique . ( pp 199, 233, 241, 245, 248, 252, 255, 280, 284, 285). Le spécialiste des langues d’Europe de l’Est et du Caucase . Le problème de la langue en tant que pouvoir politique est passionnant. Voss n'est pas raciste. Assassiné par le père d'une jeune fille caucasienne (p 294 , 297). Max le revoit dans son inconscience au fond de la Volga ( p 364 ) . 

    Frau Dr Weseloh : spécialiste nazie et antisémite envoyée par Berlin pour répondre aux questions anthropologico-biologico-linguistique insolubles (pp 287-293, 299).

    Nahum ben Ibrahim ( Chamiliev ) : Centenaire juif tchétchène , qui choisit dignement sa mort  ( p 261) - Conte ( Petit Midrash) remarquable .

    Yakov : le petit juif qui jouait du piano comme un dieu, mort à 12 ans ( pp 92, 103, 104, 108 )

    Pravdine Ilia Semionovich : 42 ans - commissaire politique soviétique capturé à Stalingrad. Commissaire de régiment , lieutenant colonel . Un "type trés fort". ( pages 362-370 : grande confrontation avec Max Aue , qui prend la forme d'une discussion trés vivante sur le communisme et le national socialisme ) .

    Franz Hanika : ordonnance de Max 
    Willy Partenau : amant de Max( p 179 - p193)

    Piontek : le chauffeur. Volkdeutscher de Haute Silésie , né en 1919. (pp 502, 529,778, 859 )

    Le juge Dr. Morgen : juge SS, rattaché à la Kripo ( pp 548- 551 , 554-555 , 566 (878) )

    Hélène Anders née Winnefeld : veuve . Amie amoureuse de Max (  pp 638 , 664, 671, 684, 70, 745 ) . Trés beau personnage féminin. Berlinoise blonde aux yeux foncés assymétriques et assyriens ( par assonance !) , calme , sportive , oblative. Allemande innocente des crimes de l'Allemagne nazie.

    Clemens et Weser : policiers , Kriminal-kommissären ( pp 674, 694, 760 , 767, 786, 885, 888, 893 ) .  Caricatures de policiers. Leurs noms sont empruntés à des bourreaux nazis de Dresde qui formaient un trio : Johannes Clemens , Arno Weser et Henry Schmidt ( cités par Victor Klemperer ) . Incarnent les Erinyes.

    Enfants orphelins Volkdeutschen : horde effrayante d'une soixantaine d'enfants sauvages qui s'attaquent à tout le monde, sous le commandement du jeune Adam (pp 858-863).

    1-2-8 Les personnages historiques du roman
     
    Adolf EichmannHeinrich HimmlerReinhard HeydrichRudolf Höss, Adolf Hitler, Ernst JüngerOtto Ohlendorf , Otto Rasch , Paul Blobel , Willy Seibert , Werner Braune, Adolf Ott,  Waldemar von Radetzky, Heinz Schuber, Walther Bierkamp, Kuno Callsen, Widmann , Heess , Arno Schickedanz, Gerret Korsemann,Theodor Oberländer, Reinhard Höhn.

    Les collaborateurs d'extrême droite fascistes et nazis français : Jean Bichelonne , Fernand de Brinon , Jacques Doriot.  
    Les "antisémites de plume" français : Pierre Antoine Cousteau , Léon Degrelle , Louis-Ferdinand Destouches ( Céline ) , Maurice Bardèche , Robert BrasillachPierre Drieu La Rochelle , Edouard Drumont.

    Mais aussi tous les condamnés, toutes les victimes, tous les morts, trop bien présents mais anonymes dans le roman . 



    Voir l'index onomastique de l'édition espagnole ( blog de Ferran Mir Sabaté en catalan ) 


    1-2-9 Les chapitres 

    (  Toccata et danses du XVIII ème siècle , suites allemandes de Bach )

     
    Chapitres Pages en
    collection Blanche/b
    Pages en
    collection Folio/f
    Résumé , chronologie
    Première et dernière phrases. 
    Toccata  9 à 29 13 à 43 Dans les années 70 ce texte est écrit par M. X (identité volée à un français du STO) criminel SS établi en France aprés la guerre . Cedernier rapport le lecteur en est  l'adresse mais pas le destinataire (p 16/b, p 20/f). 
    Il a des fantasmes depuis l'enfance ( p 14/b ) . Cite R. Hilberg (p 21/b, p 29/f ).
    « Frères humains, laissez-moi vos raconter comment ça c'est passé.»





    « Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous!»

    Allemandes I et II    31 à 311 47 à 484 [ Hitler déclenche l'opération Barbarossa le 4 juin 1941] 

     Ukraine / 27 juin 1941 - février 1942 

    Au début Aue est un bureaucratejuriste étroit, pas assez actif (p 61). Son rapport  sur la France est mal reçu. Son ami Thomas le fait entrer au SD.  Les Einsatzgruppen pendant la campagne des Balkans vont nous plonger au fond de l'horreur criminelle. Les tueries sont éprouvantes pour le lecteur et pour les tueurssurmenés (pp 124, 125 ). Le narrateur possède le recul nécessaire. Les juifs sont exécutés en masse au fur et à mesure de la progression vers l'est (100 000 selon Thomas ). L'amateurisme des tueurs est progressivement corrigé. Les images font penser aux représentations d'Otto Dix. Les pendus de Kharkov (pp 160 ,161, 162, 163, 170,171) . Repos en Crimée Crimée /  mars- avril 1942 . Les Bergjuden du Caucase ( «la montagne des langues» ) sont-ils juifs de sang ou de culture ? Enquête anthropologico - biologico-linguistique (Dr Voss , Frau Dr Weseloh). Univers à la Steiner. Nahum ben Ibrahim représente toute la culture face à la barbarie ( pp 261, 265). Max défend les thèses de Voss : les Berjuden devraient être épargnés. Voss est tué par le père d'une jeune fille locale.  Max est sanctionné par Bierkamp qui l'envoie à Stalingrad  Caucase / mai - décembre 1942 
    « A la frontière on avait jeté un pont flottant.»



























    « Finita la commedia.»
     

    Courante   313 à 395 487 
    à 613
    [20 aout 1942  : début de la bataille deStalingrad ]  Stalingrad / décembre 1942 - janvier 1943  : la Volga , le Kessel. Baptème de l'air trés chaud. La situation est catastrophique pour les Allemands encerclés.
     Noël 1942 . Ivan Vassilievich Pravdine , prisonnier commissaire de régiment , et Max dissertent sur le communisme et le national-socialisme, comme sur un plateau de télévision, mais au milieu de l'Apocalypse.
    [13 janvier 1943 Hitler proclame la «guerre totale » 
    p 379, ligne 16 : Hauser est éventré par des éclats d'obus. p 383b , ligne 13, le 21 janvier 1943 : Aue est touché par la balle d'un sniper mais le rythme de l'écriture est inchangé. Le récit se passe dans l'inconscience du narrateur. Le Dr Sardine est un capitaine Némo antisémite français ( avatar de Céline ).
    [ 2 février 1943:  victoire soviétique à Stalingrad - capituation de la VI ème armée allemande de F. Paulus ]
    «Alors je pris le train à Minvody et je m'acheminai péniblement vers le nord.»















     
    « Au fond de l'allée, entre les rangs de cavaliers empaillés sur leurs montures, ma soeur avançait d'un pas égal.»
    Sarabande   397 à 491 617 
    à 763
    Février 1943- Fin avril 1943 Sortie du coma (au Nord de Berlin ) et rencontre rapide avec Himmler et Kaltenbrunner. Repos en Poméranie (Ile de Usedom ) . Février et mars 1943. 3 mois de congés à Berlin (p 408b ) . Rencontre avec Mandelbrod, Eichmann, Best. Part à Paris  avril 1943 (p 460 ) puis à Antibes ( p 475b). Mort mystérieuse de sa mère et de son beau père le 28 avril 1943 ( p 489). Matricide ?  «Pourquoi tout était-il si blanc? »




    « Je rappelai le bureau de Mandelbrod et laissai un message.»
    Menuet 
    ( en rondeaux )
     493 à 791 767 
    à 1234
    Mai - juin 1943 Max Aue est chargé, par Himmler,  d'optimiser la force de travail desHäftlinge ( détenus de camps de concentration ) . Relations avec Adolf Eichmann. Description des camps d'extermination : Belzec , Sobibor, Auschwitz
     juillet 1943 . Ses rapports bien étayés , sont plus ou moins bien reçus par  la hiérarchie. Rencontre Speer.  aout - octobre 1943  Berlin bombardée par les alliés .  Posen et Cracovie / 6 et 7 octobre 1943  Le secret , les intrigues , la corruption , les défaites, la fatigue minent Max trentenaire  octobre 1943  qui rencontre Hélène, une femme d'exception.  Berlin / octobre 1943 - mars 1944 
    2 policiers enquêtent sur la mort de sa mère et de son beau père.
     Mathausen ,  Budapest / mars - avril 1944Berlin / avril à juin 1944 , Auschwitz juin-juillet 1944 Berlin juillet-octobre 1944 Juillet 1944 Max souffre d'une fièvre typhoïde. Préparation de la solution finale en Hongrie.  Hongrie/ octobre - novembre 1944 Auschwitz décembre 1944 - janvier 1945 Berlin  janvier - février 1945 
    « Ce fut Thomas, vous n'en serez pas surpris, qui m'apporta le pli.»




















    «La maison était au fond.»
    Air    793 à 837 1237
    à1303
    Février et mars1945 - Commotionné à Berlin Max a un congé. Séjour de un mois en Poméranie dans la maison des Von Üxküll. Rêveries solitaires et fantasmes érotiques sur sa relation incestueuse.Désespoir érotique du héros. L'écriture est portée par un souffle obsessionnel douloureux. L'image (hallucinée) de l'esprit féminin gît dans la neige. « La maison était fermée .»





    « Mais non, elle continue encore.»
    Gigue    839 à 894 1307
    à 1390
    Mars 1945 Fuite de Max , Thomas , Piontek devant l'avancée des Bolchéviques. Scènes de massacres . Max tue un veillard qui joue L'Art de la fugue. Menacés par des enfants sauvages et hostiles . Mars et avril 1945Retour à Berlin détruite. Max tue un diplomate  homosexuel. Rencontre avec Hitler. Emprisonné, évadé, puis rattrapé par la police criminelle ( 2 ans aprés le meutre de sa mère) le 28 avril 1945
    Fin du récit dans le métro inondé, puis le Zoo de Berlin dévasté. [ Rappel historique : Hitler se suicide le 30 avril 1945 ]
    « Thomas me trouva assis sur une chaise, au bord de la terrasse.»







    « Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace.»
    Appendices  897 à  905 1393
    à1403
    Glossaire  et équivalence des grades  

    1-2-10 Au delà du Bien et du Mal : le Réel

     Ceux qui ont essayé de témoigner de l'horreur et de l'innommable Réel se sont heurtés à une difficulté touchant à l'impossible. L'impossible «est la distance infinie à combler par le langage » ( Maurice Banchot ) 

      L'ensemble du roman de Jonathan Littell laisse une béance avec le Réel ( qui engendre chez le sujet une horreur absolue et une jouissance qui défont sa pensée ), d'où jaillissent de la dentelle noire, une main tendue en guise de papier hygiénique, un gant de femme abandonné sur le bord d'une fenêtre, des fourmis qui entrent dans les crématoires ( « ... à l'intérieur , tout était noir et silencieux » ) , une horreur douceâtre qui engendre des rêves et des angoisses chez le narrateur , un malaise complexe chez le lecteur . 

     
      Ce livre de 900 pages en collection blanche , de 1400 pages en édition de poche va accompagner le lecteur sur plusieurs jours , voire plusieurs semaines. p 11(13) «Ça risque d'être un peu long, après tout il s'est passé beaucoup de choses, mais si ça se trouve vous n'êtes pas trop pressés, avec un peu de chance vous avez le temps.» C'est une expérience de lecture qui peut permettre à certains lecteurs de régler leur rapport avec ce Réel. Jonathan Littell fait partie de ces personnes qui ont été touchées , écornées par le Réel , et qui sont capables de le transmettre. Il essaye d'en rendre compte alors que les derniers témoins disparaissent. La raison historique ne permet pas d'approcher cette horreur de manière totalement satisfaisante. Il faut savoir dépasser une première approche du roman de Littell qui serait celle de la perversion. Il s'agit pour le lecteur de se situer par rapport à un événement majeur de l'humanité qu'il s'agit de nommer un «trauma » et que tout un chacun doit traverser, qu'il soit juif ou non, parce que notre monde occidental actuel s'est fondé sur ce Réel de l'extermination p 11(13) « Et puis ça vous concerne : vous verrez bien que ça vous concerne ». p 15 (19) « Même un homme qui n'a pas fait la guerre, qui n'a pas eu à tuer, subira ce dont je parle.»

     
    1-2-11 Le roman de J. Littell emprunte à plusieurs genres narratifs

      L'écriture est classique mais forte. La maîtrise narrative ne faiblit à aucun moment. Du roman-feuilleton au jeu vidéo de plates-formes en passant par l'épopée, le pastiche, les gags, les descriptions naturalistes, les descriptions gore, l'interpellation, les dialogues serrés, les conversations et les soliloques , les réflexions philosophiques , l'anachronisme,  le texte emprunte à plusieurs genres narratifs . L'intertextualité foisonne. Au delà de ce qu'apportent les archives historiques sur la violence nazie, la structure du roman est bâtie sur l'entrecroisement de formes et de signifiants musicaux , plus ceux du mythe de l'Orestie , plus ceux des effets désastreux de la raison à la dérive , plus ceux de la subjectivité , des rêves , des fantaisies ( fantasmes ). Littell laisse à dessein des trous dans la narration. Je n'y vois pas un jeu intellectuel. Ils représentent la béance impossible à combler par le langage. Ils empêchent une suture définitive des interprétations. Il faut souligner la profonde ironie de certaines sections narratives ( Annick Jauer a fait de ce repérage un excellent article ).



  • L'Exposition coloniale

    ERIK ORSENNA : L'EXPOSITION COLONIALE

    L'exposition coloniale est un roman de Erik Orsenna publié en juin 1988 sur le thème de la colonisation, qui lui a valu l'attribution du prix Goncourt.

    Louis est un garçon obéissant et sa mère Marguerite voudrait qu'il devienne administrateur colonial. Il acquiesce bien sûr comme d'habitude, se prépare, se documente entre deux aventures sentimentales, mais au moment de partir, il ne peut s'imaginer dans ces pays lointains, prend peur devant la concrétisation de ce projet qu'au fond de son cœur p il a toujours repoussé et il refuse finalement de s'embarquer. Et c'est son fils Gabriel, futur héros de deux autres romand d'Erik Orsenna, "Grand Amour" en 1993 et "Longtemps" en 1998, qui réalisera enfin le rêve de sa grand-mère. Alors commence l'histoire d'un héros ordinaire qui se passionne pour les hévéas, le caoutchouc et les pneumatiques.

    Erik Orsenna nous parle de Gabriel né en 1883, son enfance à Levallois, son amour pour deux sœurs Ann et Clara, figures de cette exposition coloniale qui est pour l'auteur " Un faux empire, des rêves trop grands, un spectacle pour les familles. " Elles lui feront visiter le monde en rêves et "appris des vérités insoupçonnées, par exemple que le caoutchouc ressemble à la démocratie, que sans bicyclettes jamais nous n'aurions perdu Diên Biên Phu, ou que les chagrins d'amour sont plus doux que la jungle... "

    "Cinq cents pages de sourires, de fous rires, et pas une méchanceté ! Rien qu'une cavalcade de cocasseries affectueuses, une gourmandise constante pour les douceurs de la vie !..."

  • Pont aérien de la CIA pour armer les « rebelles syriens ;»

    par Manlio Dinucci

    La main droite des États-Unis ne voit pas ce que fait sa main gauche. Alors que le secrétaire d’État John Kerry déclare à qui veut l’entendre que Washington ne livre pas d’armes aux Contras qui attaquent la Syrie, une enquête du New York Times montre qu’au contraire, c’est la CIA qui organise le trafic.

    Réseau Voltaire | Rome (Italie) | 29 mars 2013
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    Dans la guerre secrète en Syrie, on découvre désormais les cartes. Après que le centre de Damas a été touché par des projectiles de mortier et des missiles qui ont tué plusieurs civils, le commandant « rebelle » Abou Omar, revendiquant le mérite de l’action, a déclaré au New York Times que « les groupes rebelles autour de Damas ont été renforcés par de nouvelles fournitures d’armes à travers la Jordanie avec l’assistance américaine » [1]. Une enquête de ce même journal confirme ce que nous écrivons depuis longtemps : l’existence d’un réseau international, organisé par la CIA, à travers lequel un flux croissant d’armes arrive aux « rebelles syriens » [2].

    Depuis des centres opérationnels appropriés, des agents de la CIA pourvoient à l’achat d’armes avec des financements (de l’ordre de milliards de dollars) concédés principalement par l’Arabie saoudite, le Qatar et autres monarchies du Golfe ; ils organisent ensuite le transport des armes en Turquie et Jordanie à travers un pont aérien, puis les font enfin parvenir, à travers la frontière, aux groupes en Syrie, déjà entraînés dans les camps installés à cet effet en territoire turc et jordanien.

    Depuis que l’opération a commencé en janvier 2012, au moins 3 500 tonnes d’armes, selon une estimation par défaut, ont ainsi été transportées par pont aérien. Les premiers vols ont été effectués, par des avions militaires de transport C-130, du Qatar en Turquie. Depuis avril 2012 ont été utilisés de gigantesques avions cargos C-17, fournis par le Qatar, qui ont fait la navette entre la base aérienne d’Al-Udeid et celle turque d’Esenboga. Détail non négligeable : la base aérienne qatarie d’Al-Udeid abrite le quartier général avancé de l’US Central Command, avec un personnel de plus de 10 000 militaires, et fonctionne comme hub pour toutes les opérations au Proche-Orient. Dans ses dépôts sont stockés des armes de tous types, y compris certainement aussi celles non made in USA, plus adaptées pour les opérations secrètes. Depuis octobre 2012, des avions jordaniens C-130 ont atterri dans la base turque d’Esenboga, pour charger des armes à transporter à Amman pour les « rebelles syriens ».

    En même temps, des avions cargos jordaniens ont commencé à faire la navette avec Zagreb, en transportant à Amman des matériels d’arsenaux croates achetés avec les financements saoudiens. Pour cette opération on utilise de gigantesques avions Iliouchine de la Jordanian International Air Cargo. Depuis le mois de février 2013, aux vols des avions cargos qataris et jordaniens se sont ajoutés des saoudiens, effectués par des C-130 qui atterrissent sur la base turque d’Esenboga.

    Malgré les démentis de Zagreb, l’enquête a amplement documenté l’engagement de la Croatie dans ce trafic international d’armes, dirigé par la CIA. Un acte méritoire pour la Croatie qui, pour son rôle dans la désagrégation de la Yougoslavie, a été récompensée par son admission dans l’Otan en 2009. À présent, en participant à l’opération pour la désagrégation de la Syrie, elle acquiert de nouveaux mérites aux yeux de Washington. Et ceci à la veille de son admission dans l’Union européenne, dont elle deviendra le 28e membre en juillet prochain. Elle pourra ainsi joindre sa voix à celle de l’Union européenne qui, tandis qu’elle renforce l’embargo des armes à l’égard du gouvernement syrien, déclare vouloir « atteindre une solution politique qui permette d’arrêter le massacre et autorise la fourniture d’aides humanitaires rapides et efficaces, avec une attention particulière pour les enfants ».

     
  • La Syrie, vue de Russie

     par Thierry Meyssan

    Selon la rhétorique occidentale, la Syrie serait une dictature écrasant dans le sang une révolution. Elle serait soutenue par la Russie car celle-ci n’avait pas vu de problème à écraser la rébellion tchétchène. Au contraire, vu de Moscou, l’impérialisme occidental s’est ligué depuis 35 ans avec les dictatures religieuses du Golfe pour détourner le jihadisme de la libération de la Palestine et le retourner contre l’URSS en Afghanistan, puis contre la Russie et ses alliés. Par conséquent, la Russie ne soutient pas la Syrie, elle est attaquée en Syrie.

    Réseau Voltaire | Moscou (Russie) | 31 mars 2013
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    À Moscou l’intelligentsia pro-occidentale voit la guerre de Syrie comme un conflit lointain dans lequel le Kremlin a engagé le pays du mauvais côté pour maintenir une inutile base navale à Tartous.

    Au contraire, Vladimir Poutine perçoit cette guerre comme un épisode du conflit qui, en vertu de la « doctrine Brzezinski », oppose depuis 1978 la grande coalition occidentalo-islamiste contre l’URSS, puis la Russie. Pour le Kremlin, il ne fait aucun doute que les jihadistes, qui se sont aguerris au Proche-Orient, poursuivront bientôt leur œuvre destructrice en Tchétchènie, en Ingouchie et au Daguestan. De ce point de vue, la chute de la Syrie serait immédiatement suivie de l’embrasement du Caucase russe. Dès lors, soutenir la République arabe syrienne n’est pas une tocade exotique, mais un impératif de sécurité nationale.

    Ceci étant posé, les attentes du Kremlin à l’égard de la Syrie n’en sont que plus fortes. Au cours des entretiens que je viens d’avoir avec plusieurs dirigeants russes lors d’un voyage à Moscou, j’ai entendu plusieurs critiques.

    1- Moscou ne comprend pas pourquoi Damas n’a pas engagé d’action juridique et diplomatique pour affirmer ses droits. La diplomatie syrienne se place toujours en défense lorsqu’elle est attaquée devant le Conseil des Droits de l’homme à Genève et ne parvient pas à défendre son image. Elle pourrait facilement inverser cette tendance en portant plainte contre ses agresseurs devant la Cour internationale de Justice, comme l’avait jadis fait avec succès le Nicaragua contre les États-Unis. Bien sûr l’important ne serait pas d’obtenir une condamnation de la France, du Royaume-Uni, de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie saoudite —laquelle ne pourrait intervenir qu’à l’issue de trois à quatre années de procédure—, mais de renverser la rhétorique du Conseil de sécurité.

    Le dépôt de cette plainte devrait être suivi d’une lettre au Conseil de sécurité affirmant le droit de la Syrie à riposter à ses agresseurs. Cette lettre ouvrirait la possibilité pour des groupes combattants arabes syriens d’entreprendre de leur propre initiative des actions armées contre des objectifs militaires de Londres à Doha.

    2- De nombreux collaborateurs de Vladimir Poutine sont devenus des admirateurs de Bachar el-Assad en qui ils voient l’homme de la situation. Il ne fait aucun doute que le Kremlin, estimant son autorité à la fois légitime et légale, le soutiendra jusqu’à la fin de son mandat. Cependant, les dirigeants russes s’interrogent sur la volonté du président syrien de gouverner le pays au delà. Ils observent que, malgré leurs appels répétés, Bachar el-Assad n’a toujours pas exposé de programme politique pour le futur du pays. À ce jour, ils ignorent ses choix en matière économique, sociale, culturelle etc. Ils voient en lui le garant d’une société multiconfessionnelle, tolérante et moderne, mais doutent de son intention d’aller plus loin, de sa volonté d’être celui qui repensera et reconstruira le pays une fois la paix revenue.

    3- Enfin au Kremlin, on a toute confiance dans l’Armée arabe syrienne et dans l’Armée de défense nationale. On souligne que Damas n’a perdu aucune bataille face aux Contras jihadistes, mais que ceux-ci ont pourtant gagné des positions sans avoir à combattre, comme l’a montré la trahison de Raqqa. Par conséquent, l’État syrien peut tenir encore le temps nécessaire à la finalisation d’un accord de paix régional américano-russe, mais il peut aussi s’effondrer soudainement sous l’effet de trahisons.

    C’est pourquoi les dirigeants russes sont ulcérés par le manque de sécurité autour de Bachar el-Assad qu’ils ont testé au cours d’une audience qu’il a accordée à son domicile à une de leurs délégations. Un invité, passant outre les consignes qui lui avaient été données à l’entrée, a conservé avec lui son téléphone portable durant toute la rencontre. Le téléphone a sonné deux fois sans qu’aucun garde n’intervienne. On sait que les services syriens ont déjoué plusieurs tentatives d’assassinat de Bachar el-Assad commanditées par les services d’États membres de l’OTAN, mais force est de constater que sa sécurité rapprochée n’est pas assurée. Certains dirigeants font valoir que la Russie prend un grand risque en soutenant un leader qui peut être assassiné si facilement.

     
  • La France veut armer les « rebelles syriens » !

    par André Chamy

    Réagissant aux déclarations de Laurent Fabius et François Hollande appelant à armer « l’opposition » en Syrie, André Chamy, du Réseau Voltaire France, explique en quoi cette position belliqueuse est tout simplement illégale à la lumière du droit international et porte un coup très sévère à la réputation de la France dans le monde. Plus grave encore, selon lui, cette crise syrienne, avec son cortège de massacres et d’attentats terroristes, pourrait à terme s’exporter en France. Les Français vivraient alors sur leur propre sol le cauchemar qu’on impose au peuple syrien depuis deux ans.

    Réseau Voltaire | Paris (France) | 1er avril 2013
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    La France s’aligne sur la position anglaise concernant la livraison d’armes aux bandes armées en Syrie. Mais qu’est ce qui lui prend ? Laurent Fabius et son équipe sont-ils devenus fous ? Après les bavures diplomatiques en Afrique ayant abouti au limogeage d’un certain nombre de responsables au Quai d’Orsay et alors que les perspectives d’enlisement se font jour au Mali, la France déclare la guerre à la Syrie.

    La décision française n’a pas d’autre signification. L’esprit colonial serait-il de retour, si tant qu’il ait disparu ? Les responsables français, chantres des droits de l’Homme et du droit international, viennent de franchir un pas impardonnable dans les relations avec le Moyen-Orient. Cette démarche va avoir des répercussions sur les relations de la France avec le monde entier et le fait que la plupart des Européens se prononcent contre cette idée aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Mais rien n’y a fait. Le duo Hollande-Fabius a décidé de faire la guerre.

    Une déclaration de guerre illégale au regard du droit international 

    L’échec politique de François Hollande dans sa politique économique intérieure, en raison de sa politique européiste insensée, l’incite à créer un écran de fumée tout en arguant qu’il défend les libertés dans le monde. Ce genre de manœuvre ne trompe plus personne.

    Pour comprendre le caractère illicite de cette déclaration de guerre, il est important de rappeler les termes de l’article 2 de la Charte des Nations Unies qui stipule que :

    Article 2 L’Organisation des Nations Unies et ses Membres, dans la poursuite des buts énoncés à l’Article 1, (en l’occurrence de maintenir la paix et la sécurité internationales et de prendre, à cette fin, des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix) doivent agir conformément aux principes suivants :

    1. L’Organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses Membres.
    2. Les Membres de l’Organisation, afin d’assurer à tous la jouissance des droits et avantages résultant de leur qualité de Membre, doivent remplir de bonne foi les obligations qu’ils ont assumées aux termes de la présente Charte.
    3. Les Membres de l’Organisation règlent leurs différends internationaux par des moyens pacifiques, de telle manière que la paix et la sécurité internationales ainsi que la justice ne soient pas mises en danger.
    4. Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies.
    5. Les Membres de l’Organisation donnent à celle-ci pleine assistance dans toute action entreprise par elle conformément aux dispositions de la présente Charte et s’abstiennent de prêter assistance à un État contre lequel l’Organisation entreprend une action préventive ou coercitive.
    6. L’Organisation fait en sorte que les États qui ne sont pas Membres des Nations Unies agissent conformément à ces principes dans la mesure nécessaire au maintien de la paix et de la sécurité internationales.
    7. Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte ; toutefois, ce principe ne porte en rien atteinte à l’application des mesures de coercition prévues au Chapitre VII.

    La France a donc tout faux ! Comment peut-on parler d’une solution politique en Syrie alors que ce pays est agressé depuis plus deux ans et que cette agression vient de prendre un tour particulier avec l’entrée sur ce terrain de deux puissances, en l’occurrence le Royaume-Uni et la France, qui déclarent vouloir armer les rebelles.

    Quelle est la légitimité de ces deux pays pour intervenir dans ce conflit ? Ont-ils soumis cette intervention à leurs peuples respectifs, ou même à leurs représentations nationales ? Dans le cas précis de la France, c’est ce qu’impose l’Article 35 de la constitution de la Cinquième République. La réponse est négative. Il est vrai qu’au regard de ces règles fondamentales du droit international, couchées noir sur blanc dans la Charte des Nations Unies, nous deviendrions indiscutablement des hors-la-loi.

    Parlons sereinement des principes qui régissent les relations internationales. Le premier des principes est celui de la souveraineté nationale : aucun État ne peut porter atteinte à l’intégrité territoriale d’un autre État. Le deuxième de ces principes interdit à tous les États de s’immiscer dans des affaires relevant des compétences nationales d’un autre État. Le troisième principe enjoint aux États d’agir dans le sens du maintien de la paix et de la sécurité internationale.

    Mais la France est en train de faire tout le contraire, puisqu’elle attente à l’intégrité territoriale de la Syrie en livrant des armes à des combattants qui attaquent l’armée régulière de cet État arabe et ses forces de sécurité. Même si l’on devait admettre, pour les besoins de la cause, la thèse française selon laquelle il y aurait un devoir moral à soutenir par tous les moyens une opposition se défendant contre un pouvoir injuste (thèse évidemment très discutable dans le cas qui nous occupe), nous n’avons pas à armer un camp plutôt qu’un autre.

    Nous nous plaçons ipso facto dans la position de l’agresseur et nous sommes à cent lieues de manifester le souci de favoriser les solutions pacifiques au règlement d’une crise internationale.

    La France ne peut s’arroger le droit d’attaquer directement ou indirectement la souveraineté d’un autre État, même s’il s’agit de la Syrie, que Paris n’apprécie guère.

    C’est un comble de l’ironie, soulignons-le au passage, que la France tienne en même temps à être présente dans toutes les réunions des « Amis de la Syrie » ! Ce pays peut très bien se passer de cette amitié.

    Comment ne pas parler de crise internationale alors que plusieurs pays sont notoirement impliqués dans la déstabilisation de la Syrie tels que la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar, ou la Libye… Quant à la France, qui prétendait jusqu’à lors se contenter d’aider les réfugiés, plusieurs de ses agents ont été « aperçus » dans le quartier de Baba Amr, à Homs, ou aux frontières avec le Liban et la Turquie, sans le moindre démenti des autorités concernées. Nous venons de franchir un pas supplémentaire dans l’escalade militaire, ce qui n’est pas sans implications…

    Qu’arriverait-il si la Russie, par exemple, pour ne citer qu’elle, estimait que ses intérêts directs sont menacés par cette volonté française de changer le régime en Syrie et décidait d’y envoyer des troupes ? La France est-elle prête à faire face à cette éventualité ? Que cherche-t-elle en adoptant cette posture belliqueuse ?La France entend-elle sauver la paix ? Certainement pas puisque depuis deux ans ce conflit s’envenime justement en raison du flux incessant d’armes et de combattants, qui passent à travers les quatre frontières de la Syrie avec ses voisins, la Turquie, le Liban, la Jordanie et l’Irak.

    Mais le risque principal est peut-être ailleurs…

    Vers une reproduction de la crise syrienne... sur le sol français 

    La France semble se préparer à l’idée de subir ce que la Syrie traverse en ce moment. Ce pays semble servir de ballon d’essai pour plusieurs pays occidentaux qui se croient exposés à un risque de guerre urbaine.

    Aucun observateur honnête ne saurait contester cette réalité. C’est la raison pour laquelle j’émets une hypothèse qui ne relève plus de la fiction, en raison de sa reconnaissance par Monsieur Valls, le ministre de l’Intérieur, en l’occurrence la crainte de troubles généralisés en France, accompagnés de mouvements de foules ou de bandes organisées, particulièrement celles liées à des organisations salafistes, à l’instar de ce qui se passe en Syrie.

    Depuis quelques années la France envisage un tel risque. Le terrorisme islamique est considéré en France comme un « péril fatal ». La caractéristique de cette menace : elle réside en banlieue et est sensible aux discours radicaux délivrés par les organisations proches d’Al-Qaïda, le GSPC algérien, le GICM marocain..

    Que ferait la France si elle devait être exposée à ce danger ? Différents plans semblent être prêts et on est en droit de se demander si notre pays ne joue pas avec le feu. Laisser partir des combattants et fournir des armes qui finiront par tomber entre les mains des salafistes est, en effet, le meilleur moyen pour retrouver ensuite ces mêmes armes dans les banlieues parisiennes, lyonnaises ou marseillaises…

    La présence avérée d’armes de guerre dans le cadre des faits divers survenus dernièrement dans notre pays démontre que nous sommes déjà passés à un stade supérieur pour ce qui est des armes qui circulent dans les banlieues françaises. Pis encore, puisque des sources concordantes confirment la présence de jihadistes français parmi les combattants en Syrie. S’ils ne sont pas tués au combat, que feront-ils à leur retour en France ? La perspective de voir passer à l’action des centaines de Mohamed Merah ne semble pas interpeller nos politiques.

    Envoyer l’armée dans ces territoires marginalisés n’est pas une hypothèse d’école et cet envoi n’aurait pas simplement pour but d’y ramener l’ordre ; il s’agirait avant tout d’en reprendre le contrôle des mains des doctrinaires, à l’étranger comme en France, ainsi que l’indiquait en 2006 une note du CHEAR, le Centre des hautes études de l’armement :

    « De nouvelles frontières dessinent les contours de l’insécurité ou de la confrontation armée dans ces zones urbaines ou dévastées par le terrorisme ou la guerre (....) Ces frontières urbaines délimitent, selon une géographie plus humaine que physique, des groupes d’identité commune ou de communautés de valeurs prêts à défendre par la violence la sanctuarisation de zones dont ils s’estiment détenteurs exclusifs. En France, ces frontières ne sont pas reconnues officiellement par les pouvoirs publics qui usent d’expressions “codées”, cédant au “politiquement correct”, pour évoquer allusivement : “quartiers sensibles”, “quartiers populaires” (sic), “zones de non-droit. Le citoyen, quant à lui, sait très bien où elles se situent et là où … “ça craint. Ces zones acquièrent alors dans l’esprit de ces communautés un statut implicite de territoire “conquis” sur la puissance régalienne de l’État ou sur le pouvoir souverain dont la légitimité est contestée et, si nécessaire, combattue. À l’intérieur de ces frontières urbaines, les représentants des communautés tirent leur autorité d’une sorte de droit coutumier des temps modernes, tendant à se substituer progressivement et subrepticement aux lois souveraines de l’État démocratique. Face à ce type d’évolution, l’emploi de la violence légitime apparaît souvent comme l’ultime recours des démocraties pour réduire ces menaces. » [1]

    Ce rapport n’est pas unique puisqu’après les émeutes de l’automne de l’année 2005, la Délégation aux affaires stratégiques (DAS), un organisme dépendant du ministère de la Défense, lançait un appel d’offre qui posait par la même occasion la question :

    « de quelle capacité doivent disposer les armées pour pouvoir mener des missions sur le territoire national ? »

    En réalité, au-delà de la menace terroriste alléguée, on lit en filigrane la question des violences urbaines dans les banlieues. [2]

    Les banlieues sont devenues un nouveau marché pour la guerre urbaine. La France veut être la spécialiste dans le domaine, ce qui explique l’aide apportée aux rebelles en Syrie en matière de planification des attaques contre les aéroports et contre les bases aériennes. Les services français s’entraineraient-ils sur ce terrain pour expérimenter des nouveaux moyens et des nouvelles techniques de guérillas ?

    Le sociologue Mathieu Rigouste souligne à juste titre :

    « La bataille de Grenoble, comme celle de Villiers-le-Bel et comme chaque opération intérieure, est l’occasion d’expérimenter des nouvelles techniques et de présenter aux marchés internationaux de la sécurité les nouveaux dispositifs tactiques français. » [3]

    Dans cette guerre aux cités, l’État dispose ainsi d’un soutien intéressé des entreprises de défense et de sécurité. Elle considèrent que leur expérience en matière de guerre urbaine sur des théâtres d’opération extérieurs majeurs (Irak, Afghanistan, Côte d’Ivoire, etc.) leur vaut légitimité sur le territoire national et vice versa.

    Ces marchés sont proposés à des Etats pour des opérations de maintien de l’ordre (! !), ce qui aurait pu profiter à la Tunisie de Ben Ali si les déclarations de Mme Alliot-Marie, dans les quelles elle proposait d’apporter au régime tunisien le « savoir-faire » français n’avaient pas suscité un tollé, l’amenant à se rétracter.Ces moyens sont également proposés à des États craignant des manœuvres de déstabilisation, à des villes désireuses de se fournir en moyens de surveillance pour faire face à des mouvements de foules incontrôlés, grâce, par exemple, à la mise en place de systèmes de suivi GPS, de vidéosurveillance et de capteurs sonores.

    La France tente même de créer des partenariats avec d’autres services ayant une expérience dans ce domaine. La France et Israël poursuivent ainsi depuis des années une discrète coopération militaire dans le domaine de la guérilla urbaine. Par exemple, un article du Canard enchaîné paru le 2 juin 2010 révélait que « des officiers de l’armée israélienne ont participé, en France, à des simulations de guerre électronique, d’attaques de sites-radars sur les bases de Biscarosse (dans les Landes) de Cazaux en Gironde ». Le Canard indique également que des militaires français iront s’entraîner en Israël aux combats en zone habitée.

    L’on ne peut s’empêcher de constater la similitude avec ce qui se passe en Syrie.(Attaques des aéroports et des sites radars). Cette expérience française aurait-elle été mise au service du Qatar, qui finance ces opérations en Syrie ? Le problème est que, pendant que les deux grandes puissances (les États-Unis et Russie) discutent des questions stratégiques, la France se contente du rôle de vendeur de quelques prestations, qui restent somme toute insignifiantes par rapport aux enjeux mis sur le tapis.

    Si nous facturons ce type de prestations à des pays étrangers, le peuple français est en droit d’en être informé. Les citoyens français n’accepteraient certainement pas que leurs services républicains soient transformés en entreprises mercenaires travaillant pour des puissances étrangères.

    La difficulté, si l’on passait du stade de l’entraînement au stade de l’explosion dans les banlieues, est de savoir si notre expérience serait suffisante. Allons-nous assister sur le sol français à des scènes similaires à celles qui se déroulent en ce moment en Syrie ? Personne ne peut répondre pour le moment à cette question. En tout cas, le silence est de rigueur par rapport à toute discussion sur cette éventualité.

    Pis encore, que dira-t-on si le Qatar ou l’Arabie saoudite, à qui nous apportons notre expérience, décidaient, à travers leurs réseaux islamistes, d’armer les quartiers « mécontents » pour se battre à Marseille, à Lyon ou à Paris contre les forces de l’ordre françaises ? Que dira-t-on si les armes sophistiquées et les missiles livrés au rebelles syriens revenaient en France en empruntant les réseaux des Balkans (Bosnie, Kosovo ou Albanie), qui sont aux frontières de l’Europe ?

    Il n’y a pas de doute que nos militaires sont parfaitement entraînés et qu’ils sont d’excellents professionnels. Mais, la France a-t-elle les moyens de s’offrir une guerre urbaine ? La France est-elle obligée de jouer avec le feu ? Et de le faire, qui plus est, au service d’intérêts qui ne sont pas ceux des citoyens : en interne, ceux du lobby militaro-industriel ; à l’extérieur ceux des États qui ne veulent pas œuvrer pour la paix et pour la stabilité.

    Les autres pays européens sont conscients de ces enjeux brûlants, ce qui semble expliquer leur farouche opposition à cette escalade. Il est tout à fait remarquable, à ce propos, que le système allemand nous soit présenté comme un modèle quand il s’agit de promouvoir des réformes visant à diminuer les droits sociaux des salariés. À l’inverse, quand il s’agit de promouvoir la paix en Syrie, la France récuse la position allemande et suit les va-t-en guerre…

    Cette position est d’autant plus étonnante qu’à ce jour aucun débat n’a été proposé au peuple français pour lui permettre de savoir dans quel sens la France est en train de s’engager et surtout les motivations réelles de cet engagement !

    Un tel débat est d’autant plus essentiel qu’il faudra bien expliquer au peuple français comment nous trouvons les fonds considérables que nécessitent ces guerres et pourquoi nous ne les trouvons pas pour financer notre système de retraites, notre système de santé. Et pourquoi nous sommes devenus incapables de remettre nos jeunes et moins jeunes au travail...