Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Livre

  • Kulture Générale

    Bonjour,

    Pour ceux que l'actualité déprime, que les news gavent, que les nouvelles ne sont plus nouvelles, que les tweets et autres facebook énervent...voici un lien qui vous fera oublier - momentanément- les atrocités de notre monde de bipède et, en même temps vous enrichira -pas en pièces sonnantes et trébuchantes - avec plein de découvertes ou de redécouvertes...

    http://issuu.com/djinnzz/docs/etc-mag-n1/1

    Bonne lecture

    Azel

  • Les Bienveillantes de Jonathan Littell

     

    Analyse du roman de Jonathan Littell

    Artzybasheff Artwork
    ( Boris Artzybacheff , Swastikas , 1942 , Life Magazine ) 

    01- Introduction générale 

     Les Bienveillantes  est un des premiers grands livres du XXI ème siècle. Un événement littéraire en 2006 et un événement dans la littérature. Cet ouvrage dépasse de beaucoup les limites du roman. C'est un livre très difficile à lire mais d'une grande puissance évocatrice. Si le lecteur s'accorde du temps et du courage, il sera emporté par ce tsunami narratif  mais en sortira fourbu, exténué, interloqué et perplexe. Dans notre monde post-moderne, il est comme un "retour du refoulé", venu de ces temps modernes où la technique a fabriqué des cadavres dans des chambres à gaz. En changeant de siècle et de nouvelle économie psychique , en passant de la névrose à la perversion, on est passé de l'ère de la victime à l'ère du bourreau. Le récit, dense, aride parfois, pourrait engendrer, une fois encore, la  fascination pour la barbarie. En transposant dans son roman l'immense documentation qui existe sur cette époque, Jonathan Littell suscite l'envie de savoir, la volonté de comprendre l'une des pages les plus complexes et les plus prégnantes du siècle passé. Les lecteurs pensent trouver ce qu'ils cherchent dans Les Bienveillantes, car J. Littell revendique un implacable et irréprochable réalisme historique. Mais si l'Histoire est convoquée, c'est la magie de l'écriture qui opère. Jonathan Littell va s'égarer progressivement et égarer son lecteur en le plaçant "face à l’épreuve souvent insoutenable d’être confronté avec une horreur qui avait des chances d’être plus que vraisemblable" (A. Green).

      Les Bienveillantes  est le récit autobiographique  d'un homme qui va traverser,  en bourreau bureaucrate témoin et acteur, l'histoire et la géographie de l'Europe pendant les années du nazisme , la guerre de 1939-1945 et prendre part à l'extermination de tous les ennemis de l'Allemagne nationale-socialiste et à la solution finale du problème juif (Endlösung der Judenfrage ) : les groupes mobiles de tuerie ( Einzatgruppen ) , les exécutions «à ciel ouvert» ( la Shoah par balles ), les camps d'extermination , les chambres à gaz , les crématoriums, les marches de la mort. Le personnage principal est moins bourreau cruel qu'étrangement humain, dans sa perversion et son délire, dans son amour de l'art et de la littérature en particulier, mais aussi dans sa lucidité de juriste, aveuglé par une cause ressentie comme juste alors qu'elle se basait sur la négation même de toute justice.

      Cet homme est Max Aue ( personnage fictif descripteur et narrateur ) . Son roman familial infiltre ses réflexions, ses attitudes et actions criminelles. Il est amoureux de sa soeur jumelle, Una, à laquelle il cherche à s'identifier en jouissant de pénétrations anales sans amour homosexuel. L’image d’un homme torturé s’installe dans l’esprit du lecteur. Intelligent, cultivé, esthète, obstiné, omniscient , il sera un officier supérieur de la SS  qui aura bien de la chance malgré les situations les plus graves et les plus terribles de sa vie. Un juriste nazi courageux et pédant qui écrit des rapports inutiles à la chaine, omniprésent sur les chantiers de la mort . Ce thanatologue participera au judéocide européen , sans que ses paroles traduisent un antisémitisme haineux . Il sera le témoin des horreurs d'une guerre menée par ceux qui voyait en elle une ordalie qui devait leur conférer, à travers le triomphe de la force, la légitimité du droit . Il vivra aussi l'effondrement du III ème Reich. 

     A priori voué à l'exécration légitime que mérite la criminalité nationale-socialiste le personnage n'apparaît pas comme un monstre jouisseur de crimes. Bien plus, il n'est pas dénué d'un certain humanisme. De fait, il tentera de limiter ou réduire les effets de l'organisation criminelle à laquelle il se trouve soumis. 


    J. Littell écrit en français , sans imiter la langue du III ème Reich, la Lingua Tertii Imperii  (LTI) , sans la connaissance intime de la langue allemande. Le texte est avant tout un objet littéraire,  un travail d'écrivain. L'habillage historique est quasiment sans faille, saturé par la masse documentaire ( à comparer, par exemple,  au chapitre VII du livre de Raul Hilberg -La destruction des juifs d'Europe : Les opérations mobiles de tuerie - ) .

    Il y a construction d'un imaginaire , d' une fiction individuelle à partir des archives historiques . Ce roman est comme une tentative d'approche du Réel par les trous et les blancs de la trame narrative. 

    L'apocalypse de la Raison et de la Rationalité, les justifications , les fondements , les arguments, les syllogismes, les prétextes, les apories vont nous égarer sur des routes dangereuses . Heureusement que la folie , la divagation, les délires , les hallucinations et les rêves nous les feront quitter.

    1-2 Généralités

    1-2-1 Le titre
     , euphémisme antiphrastique est ironique . Les Erinyes, ou Euménides ("les Bienveillantes "), sont des déesses de la mythologie grecqueL'Orestie (le cycle des Atrides) participe à la structure de l'histoire personnelle de Max Aue. Sans rien connaître des intentions de J. Littell et de sa référence aux Euménides, le lecteur peut s'interroger sur l'ironie du titre par rapport au contenu du livre qui concerne des hommes plus que malveillants.


    1-2-2 Les chapitres portent le nom de danses allemandes de Bach ou de Rameau ( " Pour éviter Wagner " dixit J. Littell) . La suite de ces danses est une des structures du roman. La structure des chapitres en sections permet au lecteur de reprendre son souffle et de continuer la lecture. Dans la page des sections j'ai fait un tableau qui permet de se retrouver dans les deux éditions françaises.

     
    1-2-3 Les débuts du roman familial 

      Maximilian Aue  est né le 10 octobre 1913 (p 133 ) dans l'Alsace du Reichland. Max et Una ont un an quand le père part pour la Grande Guerre ( p  180 ). Le retour du père dans la famille se fait à Kiel (Allemagne ) en 1919 lorsque les Français reprirent l'Alsace. Avec ses diplômes le père se refait une situation au sein d'une grande firme. Il a des activités secrètes avec son frère et son père. Ce père disparaitra dans la nature en 1921. Ses anciens directeurs , le Dr Mandelbrod et Herr Leland, industriels mystérieux et puissants ( p 414 ) , plus tard, aideront ou manipuleront Max. Sa mère, Héloïse, devenue seule , sera une bourgeoise errante et désemparée ( p 343 ) pendant 3 ans ( p 190 ) . Max  ne pourra jamais « exécuter » un morceau sur le piano offert par sa mère , qui rencontrera Aristide Moreau , bon radical et patriote français, petit entrepreneur dans le sud de la France, en affaires avec l' Allemagne .  Il emmenera toute la famille à Antibes ( 1924 ) . Le mariage d'Héloïse avec A. Moreau en 1929 est vécu comme le meurtre du père (pp 342-345).

      Max et Una vont transgresser l'interdit de l'inceste (p 190) . Ils seront séparés. Max sera envoyé dans un pensionnat  à Nice ( p 191 ) . Una ira dans une pension religieuse. Au lycée Max voulait étudier la philosophie et la littérature. Moreau et sa mère se décidèrent à le faire entrer à l'ELSP : l'Ecole Libre des Sciences Politiques. Una ira étudier la psychologie à Zurich avec Karl Jung ( psychanalyste non juif ) . En échange du consentement  à poursuivre les études qu'ils exigeaient, Max extorque à sa mère et à Moreau son premier voyage de retour en Allemagne. " Ce fut un voyage merveilleux dont je revins séduit, ébloui." (été 1930 , p 429 ).
    À 17 ans il monte à Paris pour faire ses classes préparatoires (il a eu son bac sans mention - p 429 ). Interne à Janson-de-Sailly . Moreau lui alloue une petite somme mensuelle (p 463 ). Rencontre des membres de l'Action française , Robert Brasillach , Lucien Rebatet. Réussit son concours d'entrée en 1932. Passe ses vacances en Allemagne, pose sa candidature au NSDAP, section Ausland. Entre à l'ELSP à l'automne 1932.
    Aprés le nouvel an 1933, Hindenburg invite Hitler à former un gouvernement.  Max est bloqué en France mais Brasillach le présente à Otto Abetz. Dans les mois qui suivent l'émeute de février 1934, Max prend contact avec le Dr Mandelbrod , hérite avec sa soeur d'un petit capital paternel , décide de quitter l'ELSP pour l'Allemagne ( p 481 ) .

    Il rompt avec sa mère et quitte la France pour Kiel en 1934 , postule pour la SS, sur le conseil du Dr Mandelbrot ( p 68 ) , pour éviter les frais d'inscription à l'université. Il est recruté comme V Mann par Otto Ohlendorf pour le SD (Sicherheitsdienst / Service de sécurité). Son professeur Reinhard Höhn n'est pas favorable au SD et lui conseille plutot un emploi dans un ministère. Au printemps 1937 Max est arrêté pour une histoire de moeurs à Berlin ( p 71 ) mais tire son épingle du jeu, grace à Thomas Hauser qui le recrute pour le SD. Tout au long du roman , M. Aue établira rapports sur rapports. Le roman lui même est la synthèse de ces rapports: il accumule des études qui ne valent guère mieux que des fictions ( p 697).

    Au printemps 1939, Max passe son doctorat de droit ( une thèse de doctorat « rébarbative » - p 69 : Réconciliation du droit étatique positif avec la Volkgemeinschaft - p 437 ) et rejoint le SD. Reinhard Heydrich l'envoie en mission en France ( p 58 )  avec Thomas Hauser, jusqu'à la fin du mois de juillet 1939 ( p 59 ) . Chacun fera un rapport sur le climat politique français. Mais Thomas Hauser sera privilégié. Lors de l'invasion de la Pologne en septembre 1939 ,  Max restera à Berlin, son ami partira en Pologne. 

    1-2-4 Les références mythologiques ( le pacte de lecture mythique ) 

    [Thomas] « Et il est [Max] mon Oreste.» ( p 60 ) 

    [Max] « et la boucherie dans le palais des Atrides était le sang dans ma propre maison?» (p 381)

     La mythologie grecque est souvent utilisée pour structurer un écrit. Un psychanalyste aurait dit à J. Littell : « Avec la tragédie grecque on ne peut pas se planter.» Pour Littell le romantisme allemand est  en partie dérivé de la tragédie grecque et le nazisme une dérivée perverse du romantisme allemand. 

      Dans le cycle des Atrides, Agamemnon est tué par sa femme (Clytemnestre) et son amant (Egisthe). Afin de venger la mort de son père, Oreste assassine Egisthe et Clytemnestre. Quelque soit la raison, le matricide est condamné par les lois de la tragédie grecque. Les Erinyes prennent en chasse Oreste. Oreste s'enfuit et se rend à Delphes : il parle à Athéna qui, malgré les Erinyes, fait évoluer la loi en faveur d’Oreste. Les Erinyes acceptent la décision et sont alors appelées Euménides (Bienveillantes). 

      Le SS Maximilian Aue (Oreste , Electre , Erinye ) venge son père Xx Aue ( Agamemnon ) en tuant sa mère Hèloïse ( Clytemnestre  et Erinye ) et son beau père  Aristide ( Egisthe) ,  échappera  à certains avatars des Erinyes (Clemens et Weser et quelques autres ) . 

      Un excellent développement des relations entre «Les Bienveillantes» et la tragédie grecque est écrit par Florence Mercier-Leca dans Le Débat n° 144 , mars-avril 2007 , pp 45- 55 , Gallimard.

    Dans “Le Banquet” de Platon, Aristophane tient un discours sur l'amour tiré d'un mythe. Jadis, ne vivaient que des androgynes formés de deux êtres de sexes opposés, accolés l'un à l'autre. Forts de leur double nature, les androgynes voulurent défier les dieux et Zeus décida de les punir en les séparant en deux. Ils donnèrent naissance aux êtres humains tels que nous les connaissons. Selon Aristophane, l'amour ne serait rien d'autre que le sentiment de nostalgie de notre ancienne nature et une quête désespérée de l'unité perdue. L'union des êtres, ou des contraires, incarnerait une tentative de retrouver le lien à travers la recherche de l'âme soeur.Toute femme, tout homme fait, au moins une fois dans sa vie, l’expérience d’une métamorphose corporelle majeure et qui tient du changement de sexe : la puberté. 

    D'autres emprunts à la mythologie existent comme la métamorphose de Tirésias selon Ovide ou Hésiode . Tirésias né homme, tue des serpents en train de s’accoupler et se voit transformé en femme. Plus tard, il récidive pour se voir retransformé en homme. Ainsi, il permettra à Zeus et à Héra de décider ce qu’il en est de la différence entre la jouissance masculine et féminine. La réponse de Tirésias est : si l’on divise la jouissance sexuelle en 10 parts égales, 9 reviennent à la femme, 1 à l’homme. Ce qui lui vaut le châtiment d’Héra et une récompense de Zeus. L’une le rend aveugle, l’autre lui octroie le don de voyance.
    Dans «les Bienveillantes» ce mythe est un peu éparpillé : les 2 squelettes entrelacés dans le musée de Lemberg sont un rappel des jeux érotiques entre Max et Una qui s'accouplaient, entre autres,  comme des serpents . Max évoque la jouissance infinie des femmes .Max a un 3 ème œil qui s'accouple au vagin de sa soeur hallucinée.

    1-2-5 Les références psychanalytiques  « Le réel  est plus fort que le vrai » ( Jacques Lacan )

      La psychanalyse ( «science juive» pour les nazis , «science boche» pour les Français ) est présente dans le roman : sont nommés S. Freud, Carl Gustav Jung , Otto Rank ( Littell utilise un midrash juif cité par Rank dans la scène du vieux Juif du Daguestan) . Una Von Üxküll a été analysée par Jung ( disciple non juif de Freud ) . 

      L'histoire personnelle  de Max Aue, est fragmentée, dispersée à travers tout le livre. C'est un des moteurs du roman, branché directement sur l'inconscient de l'auteur et celui du lecteur. Les faits intimes sont  contradictoires, changeants , rêvés , fantasmés, hallucinés, refoulés.

      Max Aue, personnage du XXI ème siècle qui visite le Réel du XX ème siècle, n'est pas analysable. Même si de nombreux thèmes du roman font dresser l'oreille du psychanalyste (les troubles de l'identification, de la pensée et du comportement, la problématique anale et obsessionnelle, la pendaison, l'inceste, la mort, le corps dans tous ses états, la sexualité sans issue et l'amour impossible ) je ne développerai pas ici les  diverses interprétations que l'on pourrait avancer pour laisser vivant «l'effet de trou» qui est un des éléments-moteurs ce ce roman. En revanche je peux faire la liste des séquences pulsionnelles. J'aborderai ensuite les mystères du corps dans les Bienveillantes.

      
     1-2-6 Les références historiques : sont innombrables. Le lecteur est noyé dans l'archive. Retenons pour l'instant celle de Raul  HilbergQuand la bureaucratie eut achevé dedéfinir les Juifs, de saisir leurs biens et de les concentrer dans les ghettos, elle avait atteint une limite au-dela de laquelle toute nouvelle étape signifiait forcément que les Juifs cesseraient d'exister dans l'Europe nazie.Le v ocabulaire officiel allemand dénomma le passage à ce dernier stade « solution finale de la question juive (die Endlosung der Judenfrage) ». Le terme "final" recouvrait deux sens complémentaires. Au premier degré, il donnait à entendre que le but ultime du processus de destruction était désormais clairement défini. Si l'étape de la concentration avait representé une période de transition vers un but non encore spécifié, la «nouvelle solution» levait toute incertitude et donnait réponse à toutes les interrogations; l'objectif était définitivement fixé - et c'était la mort. Mais le terme «solution finale » comportait aussi une implication de plus profonde et lointaine portée. Himmler le disait très précisément : aprés cela, il n'y aurait plus jamais de probléme juif à résoudre. Définitions, expropriations, concentrations sont choses sur lesquelles on peut revenir; mais la mort est irreversible, et c'est pourquoi elle donnait au processus de destruction son caractère d'événement historique irrévocable.

        L'anéantissement se réalisa en deux grands ensembles d'opérations. Le premier commenca dés l'invasion de l'Union soviétique, le 22 juin 1941. De petites unités des SS et de la Police s'avancèrent en territoire occupé, avec mission de tuer sur place toute la population juive. Ii ne s'écoula que peu de temps entre la mise en route de ces massacres itinérants et le lancement de la deuxième grande operation, qui aboutit à transporter les Juifs d'Europe centrale, occidentale et sud-orientale dans les camps munis d'installations de gazage. La grande différence fut que, dans les régions soviétiques occupées, les tueurs pourchassèrent leurs victimes, tandis qu'ailleurs on amena les victimes à leurs bourreaux. Du premier système au second, il n'y cut pas seulement une succession chronologique, mais aussi un accroissement de la complexité. Dans les territoires conquis en Union soviétique, les unités mobiles de tuerie pouvaient se déployer en toute liberté jusqu'aux lignes atteintes par l'armée allemande. En revanche, les déportations massives exigèrent une organisation beaucoup plus vaste, suscitèrent une multitude de problèmes, et absorbèrent de très importantes ressources. Cet effort, les Allemands le jugèrent indispensable pour appliquer jusqu'au bout la solution finale à l'échelle de l'Europe.

        Au debut du mois de juin 1941 , les quatre Einsatzgruppen ( groupes d'opérations mobiles de tuerie ) se réunirent a Duben. Après les discours de Heydrich et de Streckenbach, les unités mobiles de tuerie rejoignirent leur position. L'Einsatzgruppe A fut assigné au Groupe d'armée Nord; le B, au Groupe Centre; le C rejoignit le secteur du Groupe Sud; et le D fut attaché à la 11e Armée, opérant dans l'extrême sud. Les armées enfoncant les premiers avant-postes sovietiques, les Einsatzgruppen suivirent, prêts a frapper. Au moment où les Einsatzgruppen franchirent la frontière, cinq millions de Juifs vivaient en Union soviétique, dont la plupart clans les regions occidentales, et quatre millions environ dans les territoires qui allaient subir l'invasion.

      Les opérations mobiles de tuerie conduites en Russie occupée préludaient à une entreprise plus vaste dans le reste de l'Europe de l'Axe. Une « Solution finale » allait être déclenchée dans tous les territoires sous contrôle allemand , avec retard pour la Hongrie ( 1944 ) . Les opérations les plus secrètes du processus de destruction se déroulèrent danssix camps situés en Pologne, dans une zone qui s'étendait depuis les territoires incorporés jusqu'au Bug. Ces camps étaient les centres de regroupement vers lesquels convergeaient des milliers de transports arrivant de toutes les directions. En trois ans, près de trois millions de Juifs y furent acheminés. Les convois repartaient à vide, ceux qu'ils avaient transportés disparaissaient à l'intérieur. Les centres de mise a mort fonctionnaient vite et bien. Le nouvel arrivant descendait du train le matin, le soir son cadavre était brûlé, et ses vétements empaquetés et entreposés pour étre expédiés en Allemagne.
    Ce genre d'opération était le résultat de toute une planification, car le camp de la mort constituait un mécanisme compliqué dans lequel toute une arrnée de spécialistes jouaient chacun un rôle bien précis. Au premier abord, cette machine est d'une simplicité trompeuse, mais un examen plus attentif fait apparaître que les opérations du centre de mise à mort s'apparentaient par certains égards aux méthodes de production complexes d'une usine moderne. 

        Le fait le plus frappant, dans les opérations du centre de mise à mort, c'est que, à la différence des phases préliminaires du processus de destruction, elles n'avaient aucun précédent. Jamais, dans toute l'histoire de l'humanité, on n'avait ainsi tué à la chaine. Le centre de mise à mort, n'a aucun prototype, aucun ancêtre administratif. Cette caracteristique tient au fait qu'il était une institution composite comportant deux éléments: le camp proprement dit, et les installations de mise à mort situées à l'intérieur du camp. Chacune de ces deux parties avait ses propres antécédents administratifs. Aucune n'était entièrement nouvelle. Le camp de concentration et la chambre à gaz existaient depuis un certain temps, mais isolément. La grande innovation consista à fusionner les deux systèmes.  

    Organigramme 

    1-2-7 Les autres personnages du roman

    Thomas Hauser : Policier honoraire, d'origine autrichienne, criminel antisémite surdoué , habile, cynique, carriériste, opportuniste. Optimiste, sans fantaisie, séducteur, il posséde un savoir «embrayé». Appartient au groupe de tuerie Einsatzgruppe C - Kommando 4a . Ami, mentor , démon gardien de Max."[ Max:]  Mon ami avait un génie étrange et infaillible pour se trouver au bon endroit non pas au bon moment mais juste avant" ( p 61 ) . Comme Max Aue, son cadet de un an , il est omniprésent dans le roman et partout en Europe , entre Paris , Berlin, Stalingrad. A envoyé deux de ses maîtresses au Lebensborn. ( pp 57, 635, 657, 667, 685, 791, 843, 893 ) . Thomas signifie... jumeau en araméen (toma')  et en grec. 

    Xx Aue : le père disparu. N'existe qu'en creux dans le roman . Son prénom n'est pas révélé. Ses photos, sauf une, ont disparu. Il s'est battu avec le Freikorps Rossbach en Courlande. Sa trace se perd en 1921. Bien que collectionneur de papillons, c'était un combattant cruel voire sadique . Mâle-soldat . (pp 180, 181, 182, 691,  692, 738, 739, 807). 

    Una Aue - Frau Von Üxküll: née le 10 octobre  1913, un quart d'heure avant son frère. La soeur jumelle. Jeux incesteux avec son jumeau ( pp 190 , 373, 375) Elle liquide plus rapidement que Max, ses sentiments incestueux.  Elle tombe trés malade en 1935 ( dépression , analyse ) , se marie à 25 ans ( 1938 ) avec un musicien ,  Berndt Von Üxküll , qu'elle rencontre lors d'un séjour dans un sanatorium de Davos.(p 442 - 455 , 458-459 , 491) A eu, peut-être, des jumeaux nés par césarienne.

    Le double féminin de Max Aue : il apparait surtout dans la chapitre Air sous la forme d'une présence hallucinée , d'une forme femelle , entitée composite, assemblage des traits de Una , de ceux de la pendue de Kharkov et de fantasmes de Max.  (pp 814,  824, 826-833, 835837). C'est peut être un effet de la possession par une Erynie.

    Bernt Von Üxküll ( Karl Berndt Egon Wilhelm , Freiherr von Üxküll) : Aristocrate antisémite traditionnel , Balte allemand, paralysé par une balle dans la colonne vertébrale. Compositeur de musique moderne. A refusé d'être membre du Parti. Vit dans un manoir en Poméranie. Suit des cures en Suisse (pp 455-458, 796-797).

    Dr Mandelbrod : Parrain de Max Aue. Personnage quasi allégorique incarnant la malfaisance et le nazisme. Industriel  incroyablement agé , obèse infirme, antisémite, homme de l'ombre, conseiller occulte d'Hitler, éminence grise de la SS (pp 414 - 422 , 492/b, 620/b, 891/b) . Personnage qui pue, au sens propre et figuré. Posséde, en revanche une voix trés agréable . Entouré de jeunes femmes hiératiques ( Hilde, Hedwig, Heide qui se ressemblent comme des jumelles, des clones,  p 890).  Passera à l'Est à la fin de la guerre.

    Herr Leland : industriel antisémite d'origine britannique ( allusion possible au passé colonial de l'empire britannique ) , homme de l'ombre, éminence grise de la SS. A un oeil de verre mais lequel ?  Parrain de Max Aue (pp 414, 415, 492, 621, 643, 650, 762, 763, 890, 891). Passera à l'Est à la fin de la guerre.

    Héloïse Moreau , veuve Aue : la mère de Max. A fait ce qu'elle a pu pour élever ses deux enfants . Perçue par son fils comme phallique et castratrice (pp 342-345). Forme grise .  (pp 476-489)  Assassinée ( étranglée ) le 28 avril 1943. ( pp 489 , 807 ). A des traits composites de l'Erinye et de Clytemnestre

    Aristide Moreau : le beau père de Max. Commerçant . Assassiné (à coup de hache ) le 28 avril 1943. ( pp 488-489) )  

    Tristan et Orlando : les jumeaux mystérieux. Ces garçons jumeaux apparaissent dans l'inconcience de Max ( p 393)  bien avant d'émerger dans la réalité (p 477 ) . A noter qu'il existe une thématique du semblable dans ce roman. A confronter à la thématique de l'Autre : le Juif, le bolchévique, la femme. 

    Pr Hohenegg : médecin officier viennois . Anatomo-pathologiste de la 6 ème armée plutot sympathique. Echanges et commentaires philosophiques sur la vie , la mort, le corps humain (pp 177, 236, 237, 266, 320, 353, 596 , 601, 684 , 688 ). L'extermination de Juifs est pour lui une vraie saloperie ( p 601) .

    Osnabrugge : ingénieur officier , bâtisseur de ponts chargé de les détruire ( pp 131,132, 630, 684, 865, 871 ). Le thème du pont commence dès le première ligne du chapitre Allemande I et II : «À la frontière on avait jeté un pont flottant.»

    Leutnan Voss: linguiste, scientifique, chercheur universitaire. Personnage sympathique . ( pp 199, 233, 241, 245, 248, 252, 255, 280, 284, 285). Le spécialiste des langues d’Europe de l’Est et du Caucase . Le problème de la langue en tant que pouvoir politique est passionnant. Voss n'est pas raciste. Assassiné par le père d'une jeune fille caucasienne (p 294 , 297). Max le revoit dans son inconscience au fond de la Volga ( p 364 ) . 

    Frau Dr Weseloh : spécialiste nazie et antisémite envoyée par Berlin pour répondre aux questions anthropologico-biologico-linguistique insolubles (pp 287-293, 299).

    Nahum ben Ibrahim ( Chamiliev ) : Centenaire juif tchétchène , qui choisit dignement sa mort  ( p 261) - Conte ( Petit Midrash) remarquable .

    Yakov : le petit juif qui jouait du piano comme un dieu, mort à 12 ans ( pp 92, 103, 104, 108 )

    Pravdine Ilia Semionovich : 42 ans - commissaire politique soviétique capturé à Stalingrad. Commissaire de régiment , lieutenant colonel . Un "type trés fort". ( pages 362-370 : grande confrontation avec Max Aue , qui prend la forme d'une discussion trés vivante sur le communisme et le national socialisme ) .

    Franz Hanika : ordonnance de Max 
    Willy Partenau : amant de Max( p 179 - p193)

    Piontek : le chauffeur. Volkdeutscher de Haute Silésie , né en 1919. (pp 502, 529,778, 859 )

    Le juge Dr. Morgen : juge SS, rattaché à la Kripo ( pp 548- 551 , 554-555 , 566 (878) )

    Hélène Anders née Winnefeld : veuve . Amie amoureuse de Max (  pp 638 , 664, 671, 684, 70, 745 ) . Trés beau personnage féminin. Berlinoise blonde aux yeux foncés assymétriques et assyriens ( par assonance !) , calme , sportive , oblative. Allemande innocente des crimes de l'Allemagne nazie.

    Clemens et Weser : policiers , Kriminal-kommissären ( pp 674, 694, 760 , 767, 786, 885, 888, 893 ) .  Caricatures de policiers. Leurs noms sont empruntés à des bourreaux nazis de Dresde qui formaient un trio : Johannes Clemens , Arno Weser et Henry Schmidt ( cités par Victor Klemperer ) . Incarnent les Erinyes.

    Enfants orphelins Volkdeutschen : horde effrayante d'une soixantaine d'enfants sauvages qui s'attaquent à tout le monde, sous le commandement du jeune Adam (pp 858-863).

    1-2-8 Les personnages historiques du roman
     
    Adolf EichmannHeinrich HimmlerReinhard HeydrichRudolf Höss, Adolf Hitler, Ernst JüngerOtto Ohlendorf , Otto Rasch , Paul Blobel , Willy Seibert , Werner Braune, Adolf Ott,  Waldemar von Radetzky, Heinz Schuber, Walther Bierkamp, Kuno Callsen, Widmann , Heess , Arno Schickedanz, Gerret Korsemann,Theodor Oberländer, Reinhard Höhn.

    Les collaborateurs d'extrême droite fascistes et nazis français : Jean Bichelonne , Fernand de Brinon , Jacques Doriot.  
    Les "antisémites de plume" français : Pierre Antoine Cousteau , Léon Degrelle , Louis-Ferdinand Destouches ( Céline ) , Maurice Bardèche , Robert BrasillachPierre Drieu La Rochelle , Edouard Drumont.

    Mais aussi tous les condamnés, toutes les victimes, tous les morts, trop bien présents mais anonymes dans le roman . 



    Voir l'index onomastique de l'édition espagnole ( blog de Ferran Mir Sabaté en catalan ) 


    1-2-9 Les chapitres 

    (  Toccata et danses du XVIII ème siècle , suites allemandes de Bach )

     
    Chapitres Pages en
    collection Blanche/b
    Pages en
    collection Folio/f
    Résumé , chronologie
    Première et dernière phrases. 
    Toccata  9 à 29 13 à 43 Dans les années 70 ce texte est écrit par M. X (identité volée à un français du STO) criminel SS établi en France aprés la guerre . Cedernier rapport le lecteur en est  l'adresse mais pas le destinataire (p 16/b, p 20/f). 
    Il a des fantasmes depuis l'enfance ( p 14/b ) . Cite R. Hilberg (p 21/b, p 29/f ).
    « Frères humains, laissez-moi vos raconter comment ça c'est passé.»





    « Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous!»

    Allemandes I et II    31 à 311 47 à 484 [ Hitler déclenche l'opération Barbarossa le 4 juin 1941] 

     Ukraine / 27 juin 1941 - février 1942 

    Au début Aue est un bureaucratejuriste étroit, pas assez actif (p 61). Son rapport  sur la France est mal reçu. Son ami Thomas le fait entrer au SD.  Les Einsatzgruppen pendant la campagne des Balkans vont nous plonger au fond de l'horreur criminelle. Les tueries sont éprouvantes pour le lecteur et pour les tueurssurmenés (pp 124, 125 ). Le narrateur possède le recul nécessaire. Les juifs sont exécutés en masse au fur et à mesure de la progression vers l'est (100 000 selon Thomas ). L'amateurisme des tueurs est progressivement corrigé. Les images font penser aux représentations d'Otto Dix. Les pendus de Kharkov (pp 160 ,161, 162, 163, 170,171) . Repos en Crimée Crimée /  mars- avril 1942 . Les Bergjuden du Caucase ( «la montagne des langues» ) sont-ils juifs de sang ou de culture ? Enquête anthropologico - biologico-linguistique (Dr Voss , Frau Dr Weseloh). Univers à la Steiner. Nahum ben Ibrahim représente toute la culture face à la barbarie ( pp 261, 265). Max défend les thèses de Voss : les Berjuden devraient être épargnés. Voss est tué par le père d'une jeune fille locale.  Max est sanctionné par Bierkamp qui l'envoie à Stalingrad  Caucase / mai - décembre 1942 
    « A la frontière on avait jeté un pont flottant.»



























    « Finita la commedia.»
     

    Courante   313 à 395 487 
    à 613
    [20 aout 1942  : début de la bataille deStalingrad ]  Stalingrad / décembre 1942 - janvier 1943  : la Volga , le Kessel. Baptème de l'air trés chaud. La situation est catastrophique pour les Allemands encerclés.
     Noël 1942 . Ivan Vassilievich Pravdine , prisonnier commissaire de régiment , et Max dissertent sur le communisme et le national-socialisme, comme sur un plateau de télévision, mais au milieu de l'Apocalypse.
    [13 janvier 1943 Hitler proclame la «guerre totale » 
    p 379, ligne 16 : Hauser est éventré par des éclats d'obus. p 383b , ligne 13, le 21 janvier 1943 : Aue est touché par la balle d'un sniper mais le rythme de l'écriture est inchangé. Le récit se passe dans l'inconscience du narrateur. Le Dr Sardine est un capitaine Némo antisémite français ( avatar de Céline ).
    [ 2 février 1943:  victoire soviétique à Stalingrad - capituation de la VI ème armée allemande de F. Paulus ]
    «Alors je pris le train à Minvody et je m'acheminai péniblement vers le nord.»















     
    « Au fond de l'allée, entre les rangs de cavaliers empaillés sur leurs montures, ma soeur avançait d'un pas égal.»
    Sarabande   397 à 491 617 
    à 763
    Février 1943- Fin avril 1943 Sortie du coma (au Nord de Berlin ) et rencontre rapide avec Himmler et Kaltenbrunner. Repos en Poméranie (Ile de Usedom ) . Février et mars 1943. 3 mois de congés à Berlin (p 408b ) . Rencontre avec Mandelbrod, Eichmann, Best. Part à Paris  avril 1943 (p 460 ) puis à Antibes ( p 475b). Mort mystérieuse de sa mère et de son beau père le 28 avril 1943 ( p 489). Matricide ?  «Pourquoi tout était-il si blanc? »




    « Je rappelai le bureau de Mandelbrod et laissai un message.»
    Menuet 
    ( en rondeaux )
     493 à 791 767 
    à 1234
    Mai - juin 1943 Max Aue est chargé, par Himmler,  d'optimiser la force de travail desHäftlinge ( détenus de camps de concentration ) . Relations avec Adolf Eichmann. Description des camps d'extermination : Belzec , Sobibor, Auschwitz
     juillet 1943 . Ses rapports bien étayés , sont plus ou moins bien reçus par  la hiérarchie. Rencontre Speer.  aout - octobre 1943  Berlin bombardée par les alliés .  Posen et Cracovie / 6 et 7 octobre 1943  Le secret , les intrigues , la corruption , les défaites, la fatigue minent Max trentenaire  octobre 1943  qui rencontre Hélène, une femme d'exception.  Berlin / octobre 1943 - mars 1944 
    2 policiers enquêtent sur la mort de sa mère et de son beau père.
     Mathausen ,  Budapest / mars - avril 1944Berlin / avril à juin 1944 , Auschwitz juin-juillet 1944 Berlin juillet-octobre 1944 Juillet 1944 Max souffre d'une fièvre typhoïde. Préparation de la solution finale en Hongrie.  Hongrie/ octobre - novembre 1944 Auschwitz décembre 1944 - janvier 1945 Berlin  janvier - février 1945 
    « Ce fut Thomas, vous n'en serez pas surpris, qui m'apporta le pli.»




















    «La maison était au fond.»
    Air    793 à 837 1237
    à1303
    Février et mars1945 - Commotionné à Berlin Max a un congé. Séjour de un mois en Poméranie dans la maison des Von Üxküll. Rêveries solitaires et fantasmes érotiques sur sa relation incestueuse.Désespoir érotique du héros. L'écriture est portée par un souffle obsessionnel douloureux. L'image (hallucinée) de l'esprit féminin gît dans la neige. « La maison était fermée .»





    « Mais non, elle continue encore.»
    Gigue    839 à 894 1307
    à 1390
    Mars 1945 Fuite de Max , Thomas , Piontek devant l'avancée des Bolchéviques. Scènes de massacres . Max tue un veillard qui joue L'Art de la fugue. Menacés par des enfants sauvages et hostiles . Mars et avril 1945Retour à Berlin détruite. Max tue un diplomate  homosexuel. Rencontre avec Hitler. Emprisonné, évadé, puis rattrapé par la police criminelle ( 2 ans aprés le meutre de sa mère) le 28 avril 1945
    Fin du récit dans le métro inondé, puis le Zoo de Berlin dévasté. [ Rappel historique : Hitler se suicide le 30 avril 1945 ]
    « Thomas me trouva assis sur une chaise, au bord de la terrasse.»







    « Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace.»
    Appendices  897 à  905 1393
    à1403
    Glossaire  et équivalence des grades  

    1-2-10 Au delà du Bien et du Mal : le Réel

     Ceux qui ont essayé de témoigner de l'horreur et de l'innommable Réel se sont heurtés à une difficulté touchant à l'impossible. L'impossible «est la distance infinie à combler par le langage » ( Maurice Banchot ) 

      L'ensemble du roman de Jonathan Littell laisse une béance avec le Réel ( qui engendre chez le sujet une horreur absolue et une jouissance qui défont sa pensée ), d'où jaillissent de la dentelle noire, une main tendue en guise de papier hygiénique, un gant de femme abandonné sur le bord d'une fenêtre, des fourmis qui entrent dans les crématoires ( « ... à l'intérieur , tout était noir et silencieux » ) , une horreur douceâtre qui engendre des rêves et des angoisses chez le narrateur , un malaise complexe chez le lecteur . 

     
      Ce livre de 900 pages en collection blanche , de 1400 pages en édition de poche va accompagner le lecteur sur plusieurs jours , voire plusieurs semaines. p 11(13) «Ça risque d'être un peu long, après tout il s'est passé beaucoup de choses, mais si ça se trouve vous n'êtes pas trop pressés, avec un peu de chance vous avez le temps.» C'est une expérience de lecture qui peut permettre à certains lecteurs de régler leur rapport avec ce Réel. Jonathan Littell fait partie de ces personnes qui ont été touchées , écornées par le Réel , et qui sont capables de le transmettre. Il essaye d'en rendre compte alors que les derniers témoins disparaissent. La raison historique ne permet pas d'approcher cette horreur de manière totalement satisfaisante. Il faut savoir dépasser une première approche du roman de Littell qui serait celle de la perversion. Il s'agit pour le lecteur de se situer par rapport à un événement majeur de l'humanité qu'il s'agit de nommer un «trauma » et que tout un chacun doit traverser, qu'il soit juif ou non, parce que notre monde occidental actuel s'est fondé sur ce Réel de l'extermination p 11(13) « Et puis ça vous concerne : vous verrez bien que ça vous concerne ». p 15 (19) « Même un homme qui n'a pas fait la guerre, qui n'a pas eu à tuer, subira ce dont je parle.»

     
    1-2-11 Le roman de J. Littell emprunte à plusieurs genres narratifs

      L'écriture est classique mais forte. La maîtrise narrative ne faiblit à aucun moment. Du roman-feuilleton au jeu vidéo de plates-formes en passant par l'épopée, le pastiche, les gags, les descriptions naturalistes, les descriptions gore, l'interpellation, les dialogues serrés, les conversations et les soliloques , les réflexions philosophiques , l'anachronisme,  le texte emprunte à plusieurs genres narratifs . L'intertextualité foisonne. Au delà de ce qu'apportent les archives historiques sur la violence nazie, la structure du roman est bâtie sur l'entrecroisement de formes et de signifiants musicaux , plus ceux du mythe de l'Orestie , plus ceux des effets désastreux de la raison à la dérive , plus ceux de la subjectivité , des rêves , des fantaisies ( fantasmes ). Littell laisse à dessein des trous dans la narration. Je n'y vois pas un jeu intellectuel. Ils représentent la béance impossible à combler par le langage. Ils empêchent une suture définitive des interprétations. Il faut souligner la profonde ironie de certaines sections narratives ( Annick Jauer a fait de ce repérage un excellent article ).



  • L'Exposition coloniale

    ERIK ORSENNA : L'EXPOSITION COLONIALE

    L'exposition coloniale est un roman de Erik Orsenna publié en juin 1988 sur le thème de la colonisation, qui lui a valu l'attribution du prix Goncourt.

    Louis est un garçon obéissant et sa mère Marguerite voudrait qu'il devienne administrateur colonial. Il acquiesce bien sûr comme d'habitude, se prépare, se documente entre deux aventures sentimentales, mais au moment de partir, il ne peut s'imaginer dans ces pays lointains, prend peur devant la concrétisation de ce projet qu'au fond de son cœur p il a toujours repoussé et il refuse finalement de s'embarquer. Et c'est son fils Gabriel, futur héros de deux autres romand d'Erik Orsenna, "Grand Amour" en 1993 et "Longtemps" en 1998, qui réalisera enfin le rêve de sa grand-mère. Alors commence l'histoire d'un héros ordinaire qui se passionne pour les hévéas, le caoutchouc et les pneumatiques.

    Erik Orsenna nous parle de Gabriel né en 1883, son enfance à Levallois, son amour pour deux sœurs Ann et Clara, figures de cette exposition coloniale qui est pour l'auteur " Un faux empire, des rêves trop grands, un spectacle pour les familles. " Elles lui feront visiter le monde en rêves et "appris des vérités insoupçonnées, par exemple que le caoutchouc ressemble à la démocratie, que sans bicyclettes jamais nous n'aurions perdu Diên Biên Phu, ou que les chagrins d'amour sont plus doux que la jungle... "

    "Cinq cents pages de sourires, de fous rires, et pas une méchanceté ! Rien qu'une cavalcade de cocasseries affectueuses, une gourmandise constante pour les douceurs de la vie !..."

  • Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley

    Aldous Huxley est né le 26 Juillet 1894 à Godalming UK, décès par injection létale de LSD le 22 Novembre 1963 (à sa demande car gravement malade), le jour de l'assassinat de JFK.

    J'entends parler ici très souvent du célèbre livre "Le meilleur des mondes" de Aldous ce qui m'a poussé à le lire.

    Je voudrais ici en faire une synthèse afin de permettre à ceux qui ne l'ont pas (encore) lu de se faire une idée de cet ouvrage.

    La forme est belle et agréable, se lit sans peine et fait sans cesse référence à William Shakespeare, ce qui parsème ce texte de culture ancienne dans un monde bien curieux comme nous allons le constater.

    Dans la préface destinée à l'édition Française, Aldous prend soin de donner une sorte de clé :

    "Tout livre est le produit d'une collaboration entre l'écrivain et ses lecteurs. Se fiant à cette collaboration, l'écrivain suppose l'existence, dans l'esprit de ses lecteurs, d'une certaine somme de connaissances, d'une familiarité avec certains livres, de certaines habitudes de pensée, de sentiment et de langage. Sans les connaissances nécessaires , le lecteur se trouvera inapte à comprendre le sujet du livre ( c'est le cas ordinaire des enfants). (NDR quel humour !).

    Sans les habitudes appropriées de langage et de pensée, sans la familiarité nécessaire avec une littérature classique, le lecteur ne percevra pas ce que j'appelerai les harmoniques de l'écriture. Car ainsi qu'un son musical évoque tout un nuage d'harmoniques, de même la phrase littéraire s'avance au milieu de ses associations. Mais tandis que les harmoniques d'un son musical se produisent automatiquement et peuvent être entendus de tous, le halo d'associations autour d'une phrase littéraire se forme selon la volonté de l'auteur et ne se laisse percevoir que par les lecteurs qui ont une culture appropriée.

    Le livre :

    Suite à une guerre de neuf ans, le monde se retrouve divisé en deux, celui des sauvages qui correspond au notre actuel et le meilleur des mondes dans lequel tout est prévu, maitrisé, parfumé, agréable, beau etc. Les deux mondes sont séparés par des clotures éléctrifiées empéchant tout échanges.

    Le monde des sauvages dispose encore de croyances, de Dieu, de livres, de groupes humains avec des langues propres , de familles et même de la reproduction sexuée, mais ce sont des sauvages, il faut les excuser.

    Dans le meilleur des mondes, tout est bien plus aseptisé, plus de livres, plus de Dieu ni croyances, plus de doute, plus de famille, juste le travail, le loisir et le sexe.

    Pas de maladie, pas de vieillesse chacun à sa place parcourt sa vie organisée ainsi.

    Le seul culte est celui de Ford, on a scié la partie supérieure des croix pour en faire des "T" et dans chaque conversation, le nom de "Dieu" est remplacé par "Ford" (nom de Ford, oh mon Ford etc...)

    Les habitants vivent sous "soma" une espèce de drogue qui efface tous les doutes, rend heureux et permet d'oublier, cette drogue est largement distribuée partout (restaurant cinémas "sentants" au travail etc.

    Le point de départ de cette "civilisation" provient de centres d'incubations et de conditionnement qui fabriquent les êtres nécessaires en fonction des besoins. Ces centres ont pour devise : Communauté, Identité, Stabilité.

    Ce sont les Prédestinateurs qui envoient les demandes aux Fécondateurs, et ainsi chaque embryon sera placé dans la chaine souhaitée qui donneront après incubation des Alphas,,Betas ou des Epsilons. Ces classes désignent la fonction dans la société, ainsi le DIC, directeur de ce centre serra un Alpha, le personnel des Betas, les soldats seront des Deltas et les Epsilons seront ouvriers ou serviteur.

    Pour plus de facilité, chaque embryons est "Bolkanisé" pour produire le plus possible de jumeaux (1200 enfants par ovule).

    Seuls les Alphas ou les Betas pourraient se reproduire par sexe mais ils doivent utiliser leur "Ceinture Malthusienne" pour éviter absolument cette abomination, les autres sont stériles.

    Chacun d'eux reçoit un conitionnement par "Hypnopédie" pour être satisfait de son sort ( ne pas envier ceux qui sont dessous ni ceux du dessus) et accepter cette merveilleuse vie sous le regard de Notre Ford.

    Au dessus de cette machine, il y a les Administrateurs (qui eux ont accès aux livres anciens) et qui contrôlent tout, c'est à dire surtout la science réservée bien sûr aux Alphas.

    Tout se déroule bien jusqu'à ce qu'un Alpha soit autorisé à ramener un Sauvage dans ce merveilleux monde, et en plus celui-ci connaît presque par coeur les oeuvres de William, ce que seul l'Administrateur peut connaitre aussi.

    Cela se termine bien sûr plutôt logiquement et donc mal.

    Sur la fin du livre au chapitre 16 (il y en a 18), la conversation entre l'Administrateur et le Sauvage seuls est très interessante bien sur puisqu'elle se déroule entre lettrés et non plus avec des Hypnopédisés, quelques extraits :

    Au sujet du monde d'avant : (c'est l'Administrateur qui parle)

    -"Parce que notre monde n'est pas le même que celui d'Othello. On ne peut pas faire de tacots sans acier, et l'on ne peut pas faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu'ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu'ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l'aise ; ils sont en sécurité ; ils ne sont jamais malades ; ils n'ont pas peur de la mort ; ils sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse ; ils ne sont encombrés de nuls pères ni mères ; ils n'ont pas d'épouses, pas d'enfants, pas d'amants, au sujet desquels ils pourraient éprouver des émotions violentes ; ils sont conditionnés de telle sorte que pratiquement, ils ne peuvent s'empêcher de se conduire comme ils le doivent. Et si par hasard quelque chose allait de travers, il y a le "soma"- que vous flanquez froidement par la fenêtre au nom de la liberté, monsieur le Sauvage. La liberté ! et voilà que vous vous attendez à ce qu'ils comprennent Othello ! Mon bon ami !"

    Plus loin :

    "bien entendu. Le bonheur effectif paraît toujours assez sordide en comparaison des larges compensations qu'on trouve à la misère. Et il va de soi que la stabilité, en tant que spectacle, n'arrive pas à la cheville de l'instabilité. Et le fait d'être satisfait n'a rien du charme magique d'une bonne lutte contre le malheur, rien du pittoresque d'un combat contre la tentation, ou d'une défaite fatale sous les coups de la passion ou du doute. Le bonheur n'est jamais grandiose."

    et encore :

    "Notre civilisation a choisi les machines, la médecine et le bohneur. C'est pourquoi il faut que je garde ces livres enfermés dans le coffre-fort, ils sont de l'ordure, les gens seraient scandalisés si....."

    Je vous remercie de votre lecture.

    jacques

     
  • Et Littell niquaAngot

    par Marc-Édouard Nabe

    Et Littell niquaAngot

     

    Chaque année, les ennemis de la littérature qui constituent le « milieu

    littéraire » ont besoin d’un seul auteur et d’un seul livre pour leur rentrée de

    merde. Le «tube » est formaté dès le mois de juin pour devenir l’exclusif succès

    de l’automne. L’an dernier, c’était Houellebecq. L’année d’avant, Beigbeder

    ; l’année d’avant encore : Angot. On tourne en gros sur trois noms. Cette

    fois, c’était au tour d’Angot, elle avait tout préparé dans sa petite tête de garçonnet

    fébrile et soupe au lait. Sûre d’elle, l’Angot! C’était joué : sinon le Goncourt

    dans la poche, le Renaudot les doigts dans son nez à la Louis XI.

    Ce qui me frappe, moi qui ai bien connu ce petit monde-là du temps où

    j’étais «écrivain », c’est sa naïveté stratégique...Ces gens sont toute la journée

    à comploter, à dresser des plans sur leur comète, à se croire joueurs exceptionnels

    d’échecs, de go ou de petits chevaux, mais ils n’ont aucun sens de la

    logique ésotérique des choses. Il était évident que Christine Angot, devenue

    aussi mauvaise écrivaine que mauvaise calculatrice (ça va souvent ensemble),

    allait se ramasser la gueule; même sans l’arrivée de l’« outsider » qu’on

    sait. Pareil pour le Houellebecq 2005. Comment un garçon intelligent comme

    Michel a-t-il pu croire être enfin couronné du prix des prix ( puisque c’est

    ça, incompréhensiblement, qu’ils cherchent tous !) et à la fois obtenir autant

    de succès public qu’il en escomptait, en passant de Flammarion (sic ) à Fayard

    (sic ) après une campagne si mal orchestrée d’annonces cyniques et de rodomontades

    capitalistes ? L’ institution des Lettres françaises ne se plait finalement

    qu’à redorer l’image d’Épinal de l’artiste plein d’épines, c’est-à-dire

    celle d’un messie fantasmé, désargenté, hostile à toute médiatisation, et qui

    arriverait sans crier gare... Surtout ne pas consacrer un laborieux best-seller

    de la glauquitude qui se la joue « grand écrivain maudit » ! Il est bien temps

    après de pleurnicher sur l’épaule de son blog, ou comme Angot de cracher

    dans la soupe tendue, comme à une prisonnière à travers ses barreaux, par

    Le Journal du dimanche... Quel manque de dignité et quelle incohérence surtout.

    Voilà des auteurs qui demandent tellement le beurre et l’argent du

    beurre qu’on finit par leur donner la misère et l’huile de la misère. «Toute

    littérature doit être écrite contre la rentrée littéraire » dit celle qui n’a fait

    qu’écrire des livres pour les rentrées littéraires... Culot ? Bêtise ? Prétention?

    Tout cela à la fois, mais avant toute chose: infantilisme. On a déjà remarqué

    que l’écriture française contemporaine (et si peu moderne) était inspirée par

    l’infantilisme, mais il faut savoir que c’est l’édition tout entière et ses fonctionnaires

    qui sont infantiles dans leurs pratiques de bambins pas propres.

    Comment une Angot a-t-elle pu être assez bête pour quitter Stock (même

    si elle n’avait aucune chance d’y obtenir un prix ) et suivre chez Flammarion

    une éditrice considérée par les autres mafieux, au mieux comme une

    indélicate, au pire comme une traîtresse ? C’était couru que la directrice

    d’origine italienne, dont je ne vois pas pourquoi je citerais le nom puisqu’elle

    m’a ignoré pendant les dix ans où elle trônait rue Sébastien-Bottin, allait

    essuyer la vengeance terrible de Gallimard et des jurés qui le composent,

    tous déchaînés pour infliger à cette arrogante la leçon qu’elle méritait.

    Et quelle leçon ! Terrible, en effet... D’abord, aucun de « ses » livres ne

    s’est retrouvé sur les listes qui comptent. Pas un Flammarion en lice. Quelle

    humiliation ! Fabriquer de toutes pièces les auteurs qui donneront le plus

    au public l’illusion qu’ils sont écrivains, ça ne marche plus. Croire que survendre

    la publication d’un roman aussi raté que Rendez-vous suffit à installer

    un snobisme qui va impressionner les parrains du Milieu relève de la

    mégalomanie la plus pathétique. Faire la gueule à la une des Inrockuptibles,

    ça fait surtout bien rire les dix incorruptibles de chez Drouant.

    Non, le livre d’Angot n’était pas son « meilleur », car la pontifiante donneuse

    de leçons sur la « vérité en littérature » y ment sur ce qu’il y a de pire :

    le sentiment. L’ex-chroniqueuse de Campus, qui croyait que travailler pour

    la télé favoriserait son travail pour le roman ( encore un mauvais calcul ),

    sait maintenant que c’est à ce mensonge littéraire qu’elle doit son échec.

    Dans les choux, la chouchoute ! Son Prix de Flore ( avoir le Prix de Flore à

    45 ans, après quinze livres ! ), remis par son confrère en collaboration télévisuelle

    et en débâcle littéraire Beigbeder, ne la consolera pas au-delà des

    quelques larmes ridicules que ça lui a tiré. En effet, il ne restait plus à l’Angot

    qu’à être émue... Émue par un prix de Flore !

    Et puis Zorro est arrivé ! Sous la forme d’un fluet jeune homme de 38

    ans, blondinet pâle, et souriant sournoisement d’avance de tout ce qu’il

    allait déclancher. Les épaules tombantes, le costard étriqué juste ce qu’il

    faut, la cravate nase, l’anneau à l’oreille...Tout pour plaire ! Bravo, Jonathan

    Littell ! Sincèrement, profondément, fraternellement bravo ! Je n’aime pas

    beaucoup ce que vous faites, mais ce que vous avez défait, j’adore !

    Niquer à ce point tout un système qui se croyait aussi immuable qu’indestructible,

    et d’un seul coup, c’est ça l’exploit. Plus que d’avoir écrit un roman

    de 900 pages directement en français ! La loi est tombée... « Attention!

    Un “carton” peut en cacher un autre. » Celui d’Angot ne faisait pas le poids :

    petit roman d’amour larvés ( l’amour et le roman) d’une écrivaine trop connue,

    trop chiante, trop égocentrique, trop puante, trop médiatisée, trop avide

    de reconnaissance. Celui qu’Antoine Gallimard et Richard Millet ont fabriqué

    comme un monstre de Frankenstein était parfait. L’auteur : un inconnu,

    travaillant dans l’humanitaire, habitant à l’étranger, méprisant les magouilles

    parisianistes. Le livre ? Les mémoires imaginaires sur fond de documentation

    d’un officier SS, névrosé, pédé, raffiné, qui raconte sans chichis les

    camps de la mort... Littell ne pouvait que gagner : c’est mathématique. On

    résume : Jeune + Yankee + Juif + roman + écrit en français + sur les nazis

    + avec un titre facile et mou ( Les Bienveillantes ) + chez Gallimard en collection

    blanche + grand format + à 25 euros = triomphe total !

    Et plus que total car le livre de Littell aurait pu se contenter d’être le

    plus remarqué, ou même le plus vendu de la rentrée, mais cette fois, et c’est

    nouveau, il l’a été à l’exclusion de tous les autres ! Même aux grandes heures de

    Houellebecq ou de Beigbeder, les best-sellers habituels gardaient leur cote.

    Ici, c’est le crack Littell ! Il a empêché les lecteurs « normaux » d’acheter un

    autre livre que le sien, tous genres confondus.

    Littell est responsable de l’effondrement du marché à un point de gravité

    qu’il est trop tôt pour mesurer... Désastre à tous les étages ! Les éditeurs

    déposent le bilan au bord de l’autoroute. Les critiques littéraires, ne pouvant

    pas faire dix articles sur le Littell par semaine, n’ont plus qu’à ranger

    poignards et bouquets. Et les suicides de libraires sont en constante augmentation

    ! Car même les mémères n’ont plus acheté, comme c’était prévu,

    le Nothomb « déjanté », le Zeller « charmant », le Mauvinier « sportif », le

    Dantec « psychédélique », le Shan Sa « exotique », le d’Ormesson « épatant »

    que sais-je encore... Jusqu’aux livres de cuisine, pour gosses, ou les atlas et

    le guide du routard... RIEN NE SE VEND. Bernard Werber lui-même a des

    fourmis dans les jambes. Marc Levy a l’air encore plus triste que d’habitude!

    Ce n’est même plus en « retours » qu’on parle, c’est en rapatriements !

    Littell est le seul écrivain réellement génocidaire de notre époque. Il a

    mis en oeuvre une solution finale romanesque pour détruire les écrivains,

    les éditeurs, les journalistes, les libraires et même les lecteurs. Car acheter son

    livre dispense de le lire. L’élite lit mais la masse est sommée d’acheter. Tirelire

    Littell ! Chaque fois que les 25 euros tombent dans sa poche ( il s’est réservé

    tous les droits étrangers, cet enculé! ), ça fait un livre non-lu de plus, et donc

    un lecteur de vraie grande littérature en moins, quoi qu’en disent les larbins

    extasiés de la critique qui osent voir en lui un nouveau Tolstoï (ce qui

    le gêne lui-même) ou un fils deThomas Mann (alors qu’il est celui de Robert

    Littell ). Beaucoup déplorent cet état de fait, moi je m’en félicite: Les Bienveillantes

    sont peut-être le dernier produit littéraire de tout un cycle de marchandisation

    du livre qui a fait son temps. C’était celui qu’il fallait écrire et

    publier, en apothéose !...

    Les Bienveillantes sont avant tout un attentat dirigé contre les écrivains

    minables du Septième arrondissement qui étaient encore dans l’illusion

    d’écrire des livres «importants» qui se vendent... Tous à la casse! Houellebecq

    en avait rêvé ; Littell l’a fait. Personne, jamais, dans le secteur du livre, n’a exécuté

    aussi méchamment ses confrères. Et je vois dans le sujet même du roman

    de Littell une des raisons de ce carnage. Il n’a pas seulement mis beaucoup

    de lui dans son personnage de nazi, il est lui-même l’exterminateur

    des 680 romans de la rentrée ! Sans état d’âme, faisant son boulot, sans

    remords et appliqué, exactement comme son narrateur SS qui massacre les

    gens en écoutant du Couperin et en relisant L’Education sentimentale.Tu parles

    d’un sentimental ! Est-ce parce que ce SS est demi-français qu’il a tous les

    vices ? Homo superpervers, matricide, beau- parricide, incestueux, scatologique,

    pourquoi pas pédophile et zoophile ? Il ne manque plus qu’à son héros

    d’aller manger des cadavres, ou de se taper son berger allemand devant les

    fours crématoires ! Parfois, dans son roman, on n’est pas loin du cliché du

    nazi « hardcore » et néanmoins très cultivé, connaissant tout de la culture

    française, et rien de la germanique. Littell ignore la langue allemande et

    multiplie les erreurs, les approximations, comme les lapsus dans ses rares

    interventions radiophoniques, au point que ses détracteurs le soupçonnent

    d’avoir eu un Nègre, un Nègre en collection blanche...

    Qu’importe ! Pour le coincer, ça va être difficile : il reste invisible... Comble

    du dandysme, Littell se la joue situationniste ! Mi-Gracq ( les journalistes

    vieille école adorent) mi-Debord ( ce sont les jeunes qui en raffolent ). «La

    littérature n’appartient pas à la société du spectacle.» lance-t-il entre deux

    autres déclarations bien méprisantes sur le petit monde parisien qui le

    glorifie. Le Prix Goncourt et Grand prix de l’Académie Française 2006 est-il

    bien certain d’être hors-spectacle lorsque, sur son nom et son livre, les magazines

    multiplient les numéros spéciaux sur le nazisme avec DVD en bonus

    ( il y a eu Les Damnés sous cellophane ; on attend Portier de Nuit ! ) ? De mauvaise

    langues ont pu voir dans cette attitude antimédiatique une stratégie

    finement commerciale. En effet, plus un livre est médiatisé, moins il se vend:

    c’est prouvé, et les éditeurs et écrivains continuent à se persuader du contraire!

    Chaque émission grand public à laquelle participe un écrivain venu vendre

    son navet le fait aussitôt descendre de plusieurs points dans les classements.

    Littell l’a compris : il est arrivé en douce, sans tambour et encore

    moins de trompettes, et voilà le résultat : le seul livre qui ne passe pas à la télé,

    c’est celui qui se vend le plus !

    Il ne faut plus passer à la télé pour parler de ses livres et accepter d’en

    répondre devant des procureurs. Il faut y aller seulement pour dire qu’on

    n’y va pas. Bref, pour y faire des trous afin que la lumière crue de la réalité

    se glisse dans l’interstice, par surprise, un instant.

    Ah! ça s’est bien déchaîné autour des Bienveillantes... Les pour (Le Point,

    les Figaro, ParisMatch, Le Nouvel Obs, France Inter ) ; les contre ( Les Inrocks,

    Marianne, Le Canard, Libération,Canal +, France 2 ). Les pires attaques viennent

    bien sûr des confrères ulcérés... Il fallait voir l ’Angot, pour une fois

    bien baisée, écumant de rage à la télé contre Littell... « Un Juif n’a pas le

    droit de se mettre dans la peau d’un bourreau ! » Ah bon ? Et dans celle d’un

    soldat israëlien dans la bande de Gaza, il peut ? Non, ce qu’elle voulait dire,

    cette « pure » écrivaine décidément bien moralisatrice quand il s’agit de faire

    le procès d’un confrère plus bankable qu’elle, c ’est que Littell n’avait pas le

    droit de la niquer. Surtout qu’elle est frigide depuis son Inceste...

    Quant à son grand ami, le petit Moix, il explose littéralement ( à défaut

    de le faire littérairement) de haine douloureuse chaque fois qu’on lui parle,

    toujours à la télé, de l’énorme livre qui a réussi à l’enculer à travers son

    Panthéon... Il faut dire que, tremblant si fort qu’on découvre qu’il se lit une

    page de Bagatelles pour un massacre tous les matins au petit déjeuner, Moix

    s’était déjà empressé de traiter Céline d’«ordure » et de dénonciateur de Juifs

    devant 3 millions de téléspectateurs dans une autre émission bas de gamme...

    Même Claude Lanzmann a du mal à cacher que ça lui fait mal aux seins

    de voir avant de mourir qu’un jeune con d’Américain est venu lui piquer

    son exclusivité sur la Shoah, en faisant lui aussi un « chef d’oeuvre » ( dixit

    Le Nouvel Obs ) sur la question. Le vieux bouledogue des Temps Modernes

    n’en décolère pas et il se console ( difficilement ) en décidant que lui seul,

    Lanzmann, peut comprendre le livre de Littell... On n’imagine pas sans frémir

    ce que Lanzmann leur aurait passé si Les Bienveillantes n’avaient pas été

    écrites par un Juif !... À quoi ça tient tout de même ! Et si l’auteur s’était

    appelé « Jean Petit », comme il en avait l’ intention avant d’être refusé par

    plusieurs éditeurs, et qu’il ait publié son roman chez Robert Laffont, traduit

    de l’américain, ou bien encore qu’il porte sur le Rwanda ou la Bosnie,

    personne ne se serait retourné sur son passage...

    D’autres critiques lui ont reproché d’avoir mélangé le vrai et le faux...

    «Docu-fiction » ! Sacrilège pour les historiens, mais aussi sacrilège pour les

    romanciers. Depuis la libération du camp d’Auschwitz en 1945, un tabou

    fictionnel s’est mis en place. ElieWiesel l’a décrété : « Si c’est un roman, il

    ne doit pas parler d’Auschwitz ; si c’est un livre sur Auschwitz, ça ne peut

    pas être un roman. » Le roman rend libre ? Enfermons-le ! À quand la loi qui

    interdira d’écrire quoi que ce soit de fictif après l’Holocauste ? Ce qui s’est

    passé réellement à Auschwitz est impossible à imaginer, donc on ne doit

    plus pouvoir rien imaginer d’autre ! Auschwitz est situé à un tel degré de

    réalité qu’il provoque une sorte de haine de l’imagination. Les fanatiques du

    culte mémoriel ont tellement peur qu’on transforme leur réalité en mythomanie

    qu’ils en arrivent à remettre en question le phénomène transpositionnel

    même de l’art...

    Theodor Adorno était même allé plus loin : « On ne peut plus penser

    après Auschwitz ». En ce sens, Littell a transgressé un tabou. Rien que pour

    ça, il a toute ma sympathie. Mais si on veut comprendre ce qui a provoqué

    toutes ces atrocités, il ne faut pas raconter la Shoah, pas plus du point de

    vue du bourreau que de celui de la victime, mais analyser la place des Juifs

    dans la société allemande depuis la fin de la guerre de 14 jusqu’à l’avènement

    d’Hitler... Le roman ( documenté ! ) qui reste à faire est celui des élites

    juives allemandes, et pas des élites nazies.Tout le secret est là... Littell a

    eu l’intelligence de s’en tenir au sujet qui était dans ses cordes. C’est-à-dire

    à l’histoire d’un nazi interchangeable qui ne fait qu’obéir aux ordres, et dont

    on ne sait toujours pas, au bout de 900 pages, ce qui l’a fait adhérer au parti.

    Contrairement à La Chute, qui était un film allemand sur Hitler dans son

    bunker bondé de personnages hors du commun, Les Bienveillantes sont un

    livre écrit en français sur l’extermination racontée par un seul homme banal...

    On dirait que seule la « normalité » du monstre nazi peut expliquer ce

    qui ce qui a poussé les Allemands à planifier l’Holocauste ! La « banalité du

    bourreau », c’est Hannah Arendt qui l’a inventée, et non pas découverte...

    Beaucoup d’historiens et d’intellectuels juifs la détestent ou l’adulent pour

    ça. Les uns trouvent bon qu’on puisse considérer tout homme médiocre

    comme un nazi potentiel ( parce que ça veut dire qu’au fond tout nazi est

    un médiocre ) ; les autres lui en veulent car depuis elle, on peut croire qu’un

    nazi est un homme comme les autres, alors que c’est faux: tout le monde

    ne peut pas être Himmler, Heydrich, ou Eichmann qui lui a servi de cobaye

    lors de son reportage au fameux procès de Jérusalem. Or, on n’a pas compris

    tout de suite que Hannah Arendt, en banalisant Eichmann, couvrait l’homme

    qu’elle aimait : Martin Heidegger ! Le philosophe d’Être etTemps est, encore

    aujourd’hui, considéré comme le plus impardonnable penseur du XXe siècle

    pour avoir été nazi toute sa vie ( quoi qu’en disent ses blanchisseurs ) et

    jusque dans sa philosophie... Arendt était sa secrétaire et sa maîtresse, et elle

    projeta sur Eichmann ce qu’elle aurait aimé qu’on dise de son Heidegger : que

    c’était juste un pur idéaliste noyé dans la masse, inconscient de sa culpabilité,

    un petit rouage sans importance du système Hitler... Exactement comme

    le héros des Bienveillantes !

    Et c’est bien ce qui manque au livre de Littell, la réponse à la question

    principale: « qu’est-ce qui peut bien convaincre un SS de devenir un meurtier

    ? ». Les apôtres du Christ ne rechignaient pas à dire pourquoi Jésus les faisait

    kiffer ; dans aucun livre sur le Troisième Reich, en particulier ceux écrits

    par des Juifs, on ne cherche à expliquer ce que les nazis trouvaient de génial

    dans les idées du Führer... Ça reste un mystère. Mystère qui n’en est pas un

    d’ailleurs. Quand on voit les connards de trente ans de notre époque, on

    n’a aucune peine à imaginer qu’à la fin des années vingt en Allemagne d’autres

    trentenaires aient pu trouver dans le nazisme une nouvelle façon de

    penser et d’agir...

    «Qui peut savoir comment nous nous serions comportés à l’époque ? »

    répètent en choeur les pseudo-intellos qui adorent se donner du frisson rétrospectif...

    Eh bien, moi je sais: très mal ! Je connais beaucoup d’antinazis

    d’aujourd’hui qui auraient fait d’excellents SS d’hier... Quand on assiste à

    tous ces débats stériles où quinze sociologues, écrivains, psychanalystes,

    historiens, témoins, politiques s’interrogent sur la raison qui a fait que le

    nazisme a pu être possible, on a envie de leur dire en faisant un tour de

    table : « Mais c’est à cause de vous ! » Pour l’instant, on ne peut pas aller plus

    loin. Tout le monde sait, mais personne ne peut le dire. C’est encore trop

    tôt pour répondre clairement à la vraie question: «pourquoi cela s’est-il produit

    ». Soixante ans après, on en est toujours au « comment cela a-t-il pu être

    possible ». Le «comment» a bon dos ! Il permet à tous ceux qui bandent en

    secret pour le nazisme, tous les voyeurs d’Auschwitz, les refoulés de l’extermination,

    les amoureux de la mort, de se planquer derrière la « volonté de

    comprendre ».

    Comment les nazis s’y sont pris, c’est une discussion de chef de gare.

    Se fasciner pour la bureaucratie qui a permis le génocide, c’est encore rester

    au degré zéro de l’Histoire et de la Vérité. Travail de gratte-papiers et d’archivistes

    ! En ce sens, révisionnistes bornés et mémorialistes hystériques sont

    dans le même panier de crabes. Le « pourquoi les Allemands en sont arrivés

    là ? » impliquerait trop de descentes dans l’enfer des sociétés occidentales

    du XXe siècle ( et du début du XXIe ), et pourtant il faudra bien qu’on y

    voie clair une bonne fois pour toutes. Sans l’éclaircissement définitif de ce

    problème, le monde ne pourra plus avancer, car c’est de ça, et de rien d’autre,

    que souffrent les âmes culpabilisées ; c’est ça qui bouche l’accès au bonheur

    depuis 1945 : la non-réponse à cette question : « pourquoi les nazis

    voulaient détruire les Juifs ? » Et ça, ni Poliakoff, ni Hilberg, ni Littell aujourd’hui

    n’y répondent. Leur silence est si fort qu’on pourrait même rajouter un

    second « pourquoi ? » au premier, mais, comme chacun sait, ici il n’y a pas

    deux pourquoi...

    De leur côté, les médias font semblant de se demander pourquoi le public

    se fascine pour le nazisme... Comme s’ils ne savaient pas ! Ce sont eux

    qui imposent, et d’une façon totalement goebbelsienne, le retour des images

    hitlériennes à foison et sans risque d’accusation de complaisance puisque

    c’est à charge, soi-disant... Le système totalitaire du Troisième Millénaire

    sait très bien comment était fabriqué celui du Troisième Reich, car le premier

    est entièrement calqué sur le second : dans sa structure, sa logistique,

    ses mécanismes, ses dispositifs de manipulation des masses... Le public n’a

    plus qu’à obéir à ce nazisme « soft » qu’est le spectacle médiatique à outrance,

    construit de façon peut-être encore plus perverse que celui du Führer. Il ne

    manquait plus à la dictature spectaculaire qu’un Mein Kampf obligatoire,

    que tout le monde doit posséder chez soi, pour potasser le programme...

    Cette bible du « fasciné par le mal malgré lui », c’est Les Bienveillantes dont

    l’achat permet d’assouvir pour l’instant le «désir de nazisme » des Français.

    Oui ! La France a un désir de nazisme, il n’y a même que ça qui la fasse

    jouir. Grâce à un Juif américain, les Français ( tous antisémites et antiaméricains

    ) vont pouvoir se branler à leur guise sur une fresque-compil pornonazi

    et sans en avoir honte, avec l’alibi de « la littérature de Littell », autant

    dire la « littellrature » !

    Les Français, car ce livre a été écrit en français pour des Français, en ont

    marre qu’on ne leur ait jamais expliqué pourquoi ils ont collaboré avec des

    types qui cherchaient à se débarasser physiquement des Juifs, ni ce qui les a

    poussés entre 40 et 44 à faire du zèle dans ce sens-là, bref : quel est le problème

    de la France avec les Juifs depuis l’Affaire Dreyfus, et même avant ? En

    parler franchement ne serait pas une justification des pires crimes, mais un

    geste de détente, un soulagement dans la société d’aujourd’hui qui reste

    étouffée par ça sans le savoir.

    Littell surgit à une époque où les gens cherchent dans la fiction des réponses

    à leur angoisse au sujet de la Shoah. Pourquoi ? Parce que la réalité

    de l’Holocauste finit par devenir abstraite tellement elle est rendue floue et

    reste inexpliquée par les gardiens du Temple de la mémoire. Il fallait que

    quelqu’un lui restitue une forme de réalisme, même si c’est un réalisme

    romanesque... Les Bienveillantes vieilliront-elles bien ? Rien de moins sûr,

    mais Jonathan Littell aura réussi à faire franchir à ce pays de collabos qu’est

    la France une étape de plus dans sa longue marche pour se déculpabiliser.

    Seuls les écrivains ratés ne l’ont pas compris, trop aveuglés par leur

    jalousie. Tous éclopés, cassés, en lambeaux, sur des béquilles après cette

    rentrée qui a ressemblé à la bataille de Stalingrad, ils n’ont plus qu’à reformuler

    la phrase célèbre « peut-on écrire après Auschwitz ? » en « peut-on

    écrire après Littell ? »

    YL /TM 2006