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Azel Guen : Décryptage de l'Actu Autrement - Page 15

  • Retraites complémentaires: ce qui va changer

    Retraites complémentaires : une simulation pour comprendre l’impact de la réforme

    Le Monde | 30.10.2015 à 15h04 • Mis à jour le 30.10.2015 à 16h11 | Par Frédéric Cazenave

    A l’issue d’une ultime séance de négociations au siège du Medef, le patronat et trois syndicats (CFDT, CFTC, CFE-CGC) ont validé, vendredi 30 octobre, l’accord sur la réforme du régime des retraites complémentaires, destiné à renflouer les caisses de l’Agirc-Arrco.

    Cet accord, qui doit être formellement signé dans les jours qui viennent, comporte une mesure phare : la mise en place d’un système de bonus-malus pour inciter les salariés à décaler leur départ à la retraite.

    Lire aussi : Patronat et syndicats valident l’accord sur les retraites complémentaires

    À partir de 2019, les salariés qui auront atteint l’âge légal de départ à la retraite (62 ans) et la durée de cotisation requise pour obtenir une pension à taux plein, devront quand même travailler un an de plus. Sinon ? Ils subiront une décote de 10 % pendant deux ans (voire trois) sur leurs retraites complémentaires.

    Ceux qui travailleront deux années de plus - soit jusqu’à 64 ans - bénéficieront au contraire d’un bonus de 10 % pendant un an. Ce bonus grimpe respectivement à 20 % et 30 % pour trois et quatre années de travail supplémentaires.

    L’accord prévoit aussi une moindre revalorisation des pensions pendant trois ans. Celles-ci augmenteraient à un rythme inférieur à l’inflation de 1 point. Une mesure synonyme de perte de pouvoir d’achat pour les retraités. De même, décaler la revalorisation des pensions des régimes complémentaires au 1er novembre 2016, plutôt qu’en avril, entraînera un petit manque à gagner.

    Pour appréhender l’impact de ces mesures nous avons demandé au cabinet de conseils Optimaretraite de réaliser des simulations pour deux types de profils : un cadre gagnant 54 000 euros de salaire brut par an (salaire moyen des cadres selon l’Association pour l’emploi des cadres), et un salarié non cadre gagnant 20 544 euros annuels (salaire médian de 1 772 euros en France). Les deux ont travaillé tout au long de leur carrière et partent à la retraite à taux plein à 62 ans.

     

    1 - Impact du bonus-malus pour un cadre

    Montant de la pension avec les règles actuelles :

    Pour un départ en retraite à 62 ans il touche chaque année 29 290 euros.

    Montant de la pension avec la réforme :

    • Pour un départ à 62 ans, il subit la décote de 10 % sur les régimes complémentaires et perçoit donc 28 049 euros pendant ses trois premières années, avant de toucher à 65 ans le taux plein soit 29 290 euros.
      Sur cette période (de 62 à 65 ans), sa perte de pension atteint donc 3 723 euros par rapport aux règles actuelles.
    • Pour un départ à 63 ans, il n’aura pas d’abattement sur ses régimes complémentaires. Comme il a travaillé une année de plus que le taux plein, il a généré de nouveaux droits. Il touchera donc une pension annuelle de 30 740 euros.
      La réforme est neutre et ne change rien par rapport aux règles actuelles.
    • En cas de départ à 64 ans, il bénéficie d’un bonus de 10 % sur ses régimes complémentaires pendant une année. Il percevra donc 33 512 euros à 64 ans et 32 189 euros ensuite.
      Soit un gain de 1 323 euros par rapport à une personne qui déciderait aujourd’hui de partir à 64 ans.
    • En partant à 65 ans, le bonus est de 20 % sur les complémentaires. Il touche donc 36 372 euros la première année, puis 33 645 euros ensuite.
      Soit un gain de 2 727 euros par rapport à une personne qui déciderait aujourd’hui de partir à 65 ans.


    2 - Impact du bonus-malus pour un salarié non-cadre

    Montant de la retraite avec les règles actuelles :

    Départ en retraite à 62 ans, il touche chaque année une pension de 12 783 euros

    Montant de le pension avec la réforme :

    • Pour un départ à 62 ans, il perçoit 12 404 euros pendant ses trois premières années, avant de toucher le taux plein à 65 ans soit 12 783 euros.
      Sur cette période (de 62 à 65 ans), la perte de pension atteint donc 1 136 euros par rapport aux règles actuelles.
    • Pour un départ à 63 ans, la réforme est neutre et ne change rien par rapport aux règles actuelles.
    • En cas de départ à 64 ans, le bonus de 10 % sur ses régimes complémentaires pendant une année, permet un gain de 400 euros (pour une pension de 14 515 euros cette année là) par rapport à une personne qui déciderait aujourd’hui de partir à 64 ans.
    • En partant à 65 ans, le bonus de 20 % sur les complémentaires engendre un gain de 820 euros (pour une pension de 15 614 euros cette année là) par rapport à une personne qui déciderait aujourd’hui de partir à 65 ans.

     

    3 - Impact de la revalorisation des pensions

    La revalorisation des retraites pendant trois ans se fera donc à un rythme inférieur de 1 point à l’évolution des prix. La simulation ci-dessous se base sur une inflation de 1,5 % pendant 3 ans et intègre en 2016 le report de la revalorisation au 1er novembre.

    Cadre (pension annuelle de 29 290 euros)

    • Manque à gagner en 2016 : 129 euros
    • Manque à gagner entre 2016 et 2018 : 769 euros

    Non cadre (pension annuelle de 12 783 euros)

    • Manque à gagner en 2016 : 39 euros
    • Manque à gagner entre 2016 et 2018 : 235 euros

     

        
  • Qui a "tué" Jamel ?

    1955, Elvis Presley lance le rock, les jeunes le suivent, les parents s’étranglent, les médias puritains rendent compte du phénomène en le fustigeant, la polémique s’empare du pays. Dix ans plus tard, après une carrière cinématographique matériellement bénéfique mais artistiquement désastreuse, Elvis, coaché par le colonel Parker, revient avec des bluettes pour le grand public. Trop tard : la magie est partie. En 1995, un feu follet de banlieue fait des singeries sur Radio Nova, puis Canal+ (1998). Il crève l’écran, à la télé et au cinéma. Vingt ans après, il fait toujours le singe, et la promo de l’idéologie dominante qui l’a fait roi. Des singes.

    Postulat : tout phénomène populaire imprévu est désamorcé, contrôlé, puis retourné par le système, au cas où cet engouement deviendrait politique et se retournerait contre le système.

     

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    En 1969, Michael Jackson ne plaisantait pas

     

    Un petit voyage à travers le temps et l’espace permet de mettre à jour ce schéma récurrent. Imaginez, si après le succès de Thriller en 1982 (65 millions d’albums vendus dans le monde), Michael Jackson avait repris le discours critique des Black Panthers aux États-Unis… Imaginez Johnny, avant de fêter ses 70 ans et ses 50 ans de chansons, invité du 20 Heures de Claire Chazal en juin 2013, déclarer « ah que Jean-Marie c’est la solution, ouais ». Imaginez Jamel, l’idole officielle des jeunes de banlieue, faisant la fierté de tous ceux qui n’arrivent pas à obtenir respect et pouvoir, déclarer devant tous les micros qu’il faut voter Réconciliation nationale, le seul parti qui recolle une France en morceaux. Là, on n’est même plus dans le clash biodégradable du fonctionnaire amuseur Ruquier, le conflit permanent des hiérarques socialistes qui se bouffent le nez et l’argent public, le faux débat Joffrin/Guetta, les affrontements sous contrôle, non, on est dans le bordel thermonucléaire, l’incendie gigantesque et inextinguible des forêts de Californie, les journalistes qui s’étouffent, les patrons de médias qui s’apoplectisent, les gens qui se posent des questions. Qui doutent. Voilà pourquoi la star ne doit surtout pas poser de problèmes. Pour cela, elle ne doit pas être contrariée (fiscalement ou juridiquement), et on doit lui faire comprendre, en douceur, qu’il vaut mieux ne pas déconner avec son audience ou son capital sympathie, c’est-à-dire sa capacité de persuasion mais aussi de nuisance.

     

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    Tel est pris qui croyait prendre

     

    Jamel :

    « Encore dernièrement, certaines personnes m’ont dit : “Je votais Jean-Marie Le Pen avant d’avoir vu vos sketches. Vous m’avez donné envie d’arrêter de voter Le Pen.” Là, quand tu rentres chez toi, tu peux arrêter ta carrière. Je continue encore un peu car je veux convaincre d’autres personnes. » (France Soir du 2 mai 2012)

    Une minorité de puissances médiatiques ou de personnalités influentes utilise leur pouvoir pour la connaissance : si on ne peut accuser George Clooney de tourner dans des navets commerciaux, en revanche, lorsqu’il veut faire un film politique, les financements s’évaporent. C’est uniquement en acceptant de mettre son nom sur l’affiche qu’il pourra réaliser son Good Night and Good Lucken 2005, un huis clos éprouvant sur le maccarthysme, ce bref moment de visibilité de la dictature américaine. L’année du tournage, 2004, est aussi celle de la réélection de GW Bush. Clooney n’a pas été assassiné, son statut d’intouchable l’a protégé d’une campagne patriotique, mais aucune des sommités d’Hollywood n’osera aller plus loin, James Cameron mis à part, avec son Avatar. Une transposition à peine voilée de l’impérialisme américain et ses collateral damages. Mais ça reste consommable (15 millions d’entrées pour la seule France, et 107 pour les États-Unis, le pays le plus dépolitisé de la planète), et ça passe les barrages.

    Le système libéral a ceci d’intelligent qu’il accepte une bonne dose d’autocritique, d’humour, et même de révolte. C’est ce qui fonde paradoxalement sa solidité par rapport aux régimes plus bêtement totalitaires. Le roseau démocratique et le chêne totalitaire, aurait dit La Fontaine. La sensation de liberté, due à ces espaces aménagés (et bien calculés) de possibles, suffit à contenir et dissoudre la majorité des colères et des désirs de changement ; ceux qui franchissent cette limite, qui s’attaquent donc à la structure et non plus à la superficialité du pouvoir, sentent le vent du boulet passer. Ce sont les crucifiés de la démocratie. Lenny Bruce, le modèle de Coluche (le Français sera plus facile à manipuler), mort d’une overdose de police selon Phil Spector (comme Coluche, d’après Antoine Casibolo, auteur d’une contre-enquête sur la mort du déconneur). Coluche dont le show comique virait dangereusement au meeting politique subversif, évolution que l’on reprochera à Dieudonné 30 ans plus tard. Coluche, ayant commencé, sous l’influence de ses mentors, dans le gauchisme grossier, dénué de toute dangerosité. C’est seulement quand il se tournera vers le poujadisme que les choses tourneront mal.

     

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    Cohn-Bendit et Najman en 1968 : « Un pour tous, tous pourris ! »

     

    Inutile de revenir sur le destin de Coluche, ou de tirer des plans sur la comète morte. Mais Coluche est l’exemple type de la personnalité populaire qui a immédiatement été prise sous couveuse du système. Son « amitié » avec Attali, sa proximité avec Goupil et Najman (qui soutiendra le communiste dissident Juquin, et qui sent l’agitateur patenté à plein nez), les agents trotskistes qui le rouleront dans la farine socialo-sioniste. Les cyniques diront : pas difficile d’embobiner des infatués aussi sous-cultivés.

    Justement, prenons quelques unes des plus grandes stars du monde par le couplage des puissances financière et médiatique, Beyoncé, Dr Dre, Oprah Winfrey, Jay Z, Rihanna… Il reste, au tamis de la lucidité, une poignée de personnalités paralysées par leur image, obnubilées par l’argent (l’appât numéro un du système pour fermer les grandes gueules), un ego pathologique matérialisé par des armées de gardes du corps et d’assistants (un signe extérieur de richesse), des métabolismes chimiquement perturbés du matin au soir (la poire Mariah Carey et son vin blanc de bas étage servi par ses assistants dans des canettes de Sprite), au final des incultes bâtisseurs d’une image idéale grotesque, au mépris de toute vérité. Tout ça sans avoir jamais inventé l’eau chaude, ni la moindre molécule pouvant sauver une partie de l’humanité. Certes, les artistes sont nécessaires, mais leur placement au meilleur endroit de la vitrine du système a un sens : les modèles, ce sont eux, la connaissance passant au troisième plan, derrière l’argent et la gloire.

     

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    Attention à la jamellisation des esprits !

    « Il faut faire très attention aux discours qui tentent d’arrondir les angles. Marine Le Pen – je devrais dire Jean-Marine Le Pen – n’a pas changé, ses paroles sont dangereuses et font du mal à la France. Les gens qui y adhèrent sont fous. Je suis triste de devoir encore parler de cela. Je m’étais pourtant juré de ne pas le faire. »

    Voilà pourquoi Jamel, « choisi » par le système (Bizot, de Greef et Lescure, ce trio d’américanophiles socialo-compatibles) il y a 20 ans pour donner une représentation et calmer le peuple des bannis (Arabes, Noirs et petits Blancs), demeure toujours aussi niais politiquement, plus encore depuis que les socialistes, toujours eux, le roulent dans la farine de l’humanisme coluchien, cette voiture-balai du libéralisme. Si toutes les stars qui arrivent au sommet tiennent le même discours, cela signifie qu’elles n’ont pas le choix.

    Leur force de persuasion ne sera conservée que si elle sert le système. Autrement, la star en question dégringole ou dégage de la pyramide. On assiste rarement à une révolte de star, la frustration de réussite des années de vaches maigres poussant toujours vers les sunlights et l’enrichissement rapide. Rien de tel qu’un gros cachet pour se découvrir une responsabilité devant le grand public. Bigard, après ses premiers spectacles devant un tout petit Point Virgule, bouffant grâce à la générosité de la tenancière d’en face, se gavera des millions que le public lui adressera lors de ses années de gloire, s’étourdissant dans les excès (toujours les mêmes, pas la peine de faire la liste), et finissant lessivé… par un investissement hasardeux au cinéma et une censure médiatique, suite à une sortie anodine sur le 11 Septembre. Preuve qu’on peut facilement dire « bite couilles poil merde », plus difficilement les vrais gros mots que sont « attentat bidon », « impérialisme assassin » ou « boycott d’Israël », fort vexants pour l’axe américano-sioniste qui sévit chez nous.

     

    « Moi, j’ai une chance extraordinaire ; j’ai réussi à passer la barrière du périphérique et à me battre cœur et âme pour pouvoir exister. Je ne voulais être tributaire de personne et d’aucun système. Mais tout le monde n’a pas eu ma chance. »

    Ne négligeons pas dans cette modeste étude l’ignorance (restons polis) et la vanité incalculable de ces demi-dieux, plongés dans un monde de surconsommation et de mensonges, que viennent ponctuer quelques éclairs de lucidité, de doute, et parfois, de tentative de suicide. Songeons à Madonna, médiocre artiste mais reine de l’épouvante, corps trafiqué et culture politique bloquée au stade infantile, qui dégoise sur Marine Le Pen. Il n’est donc pas forcément nécessaire de dépolitiser les analphabètes célèbres, ils le font très bien tout seuls. Le parcours de Jamel illustre ce phénomène : en gommant toutes les aspérités possibles (arabité, pauvreté, antisionisme), la machinerie du système a pondu un Jamel benettonien (prosélytisme du métissage), grand public (entreprise de rassurement des bourgeois), mondialiste (externaliser ses productions au Maghreb pour les avantages fiscaux), et infantilisant (régression de l’immigré au singe, en passant par le Marsupilami).

     

    Jamellisation ou lepénisation des esprits, choisis ton camp, camarade !

     

    « Je ne veux plus parler de ces personnes car en le faisant, je leur rends service. On nous fait peur avec ce spectre du Front national. Il est moins présent que ce qu’on nous dit. Je sais que la France n’est pas raciste ; je suis allé dans de très nombreuses villes, j’ai parlé avec beaucoup de Français. Ces gens qui essaient de nous monter les uns contre les autres le font uniquement pour exister, pour leur propre commerce, pour leur vitrine. Ne soyons pas dupes, je vous en supplie. »

    Jamel, produit de grande consommation qui fait en contrepartie la retape de la propagande système. Certes, le Trappiste, longtemps conseillé par le pas très ami d’Israël Kader Aoun, essayera de s’extraire du showbiz, imitant en cela le modèle Dieudonné. Tentative de fuite qui n’aura qu’un temps. On connaît la suite. Aujourd’hui, Jamel est conseillé par sa femme Mélissa Theuriau, qui fait des documentaires archi corrects, elle commence même à jouer la comédie pour son mari (top crédibilité journalistique) ; les mauvais esprits (les djinns !) qui pouvaient influencer Jamel politiquement (Aoun, Zeghidour, présents lors d’un dîner Ardisson sur Paris Première le 26 janvier 2004) ont disparu des radars, remplacés par Bernard Zekri, l’ex-patron trotskiste de i>Télé devenu producteur de la star, et Raphaël Bennaroch, son manager. Si on osait, on dirait « y a pas de fumée sans feuj ». Mais c’est pas permis.

     

     

    Dans le doc à lui tout seul consacré (5 ans avec Jamel), seul son frère Karim (producteur de Debjam) émerge de la structure qui pilote Jamel, et que Jamel pilote, allégeant ainsi son allégeance politique. En 10 ans, Jamel aura cédé à la tentation du diable dans le désert, passant de dieudonniste à chabatiste, puis à hollandiste, le fond du fond. Dans le deal gagnant-gagnant avec Hollande le Malin, Jamel a déjà perdu : une partie de son public, sa liberté artistique (les derniers qui ont fait ça pour Sarkozy en 2007 s’en mordent encore les doigts), et la totalité de son pouvoir de nuisance. Même s’il fait mine de croire le contraire :

    « Je ne les lâcherai pas. Sur mon iPhone, j’ai mis en favoris Benoît Hamon, Aurélie Filippetti et François Hollande. Je les relancerai régulièrement avec un allié de poids, la fondation Culture et diversité de Marc Ladreit de Lacharrière. L’’improvisation théâtrale est un outil indispensable pour l’épanouissement des mômes. »

    Soudain, un mini éclair de lucidité, vite réprimé :

    « De voir ces énarques et ces gens érudits, qui ont les outils intellectuels et financiers à leur disposition, ne pas pouvoir régler les problème, je trouve cela incroyable. J’ai le sentiment que la politique ne fait pas suffisamment bien son travail, même s’il faut absolument croire en la politique. »

    Un film de, sur, avec et pour Jamel Debbouze

     

     

    Avant son film malencontreux, il lui restait encore quelques appuis médiatiques, tel Le Monde du 7 avril 2015, qui ose écrire des trucs du genre « la drôlerie irrésistible du verbe de Debbouze, alliage élastique et mutant de folie néologiste et de régression carapatée ». Plus sérieusement, la combinaison de la trahison de la subversion (pro-peuple) et du rapprochement avec les élites mène au rejet populaire. Sanction logique, mais incompréhensible pour l’intéressé. Plus le système mise sur lui, plus les gens s’en détournent. Les journalistes honnêtes sont obligés de suivre le mouvement : quand l’arnaque crève les yeux, qu’elle menace la crédibilité des journaux en charge des esprits, longtemps admiratifs du phénomène, ces derniers ne peuvent pas faire autre chose que de démolir, à mots choisis, la singerie :

    « “Les intentions du réalisateur sont honorables. ’Pourquoi j’ai pas mangé mon père’ est une ode à la différence, et, dans ce décor préhistorique, Debbouze prône le respect de l’autre : handicapés, banlieusards, étrangers, femmes, Roms ou homosexuels. Dans une France qui fait des gargarismes de discours réacs, voir l’une de ses célébrités les plus populaires prendre le contre-pied total – et ce, sans aucune naïveté ou niaiserie – est évidemment très louable, voire franchement aimable”, écrit pour sa part Libération [C’est juste du business sur la cible la plus large possible, NDLR]. Les néologismes et les “sempiternelles approximations de langage” de Jamel Debbouze agacent également. “Le comique du film se résume à un salmigondis assourdissant de néologismes, jeux de mots ratés et borborygmes. ’C’est pour les enfants’, nous répondrait l’intéressé. Les enfants ne méritent pas ça”, tacle le journaliste de L’Obs. Au final, tous les critiques s’accordent sur une chose : ce film est au service de Jamel Debbouze. À travers l’histoire du roman original de Roy Lewis, l’humoriste retrace la sienne, endossant le rôle principal et dressant ainsi son autoportrait. “Mégalo, Jamel ?”, s’interroge Nicolas Schaller de L’Obs. “En donnant à ce petit personnage qui lui sert d’avatar le rôle de guide, conduisant son peuple hors de la nuit primitive vers la lumière de la civilisation, Jamel révèle en tout cas à ceux qui en doutaient que son ego, lui, n’est pas écrasé par grand-chose”, complète Le Monde. » (Autopsie d’un ratage, Le Figaro du 7 avril 2015)

     

    Une mauvaise presse unanime… qui sauve ses fesses. Une analyse de l’échec relatif du long métrage de Jamel, qui avoue rétrospectivement 23 millions d’euros de budget, après avoir communiqué sur 35-40. Explication : avec 2,3 millions d’entrées, le film assure de justesse le retour sur investissement, exception faite des ventes à l’international. Les journalistes auront beau chercher des explications marketing ou artistiques, la gamelle était programmée, puisqu’en allant chercher le très grand public au mépris des particularités qui ont fait son succès, Jamel ne pouvait que se liquéfier. En le rendant soumis au système, donc inoffensif, Jamel a été tué. Au moment où plus rien ne semble lui résister.

     

    (Les citations de Jamel sont extraites de son interview dans Le Monde du 15 juin 2014 .)

  • Êtes-vous pauvre ? Mesures de la pauvreté et impact sur le taux de pauvreté

    Chaque méthode a ses avantages et ses inconvénients, et selon le choix de la mesure et du seuil, le nombre de pauvres dans un pays peut drastiquement augmenter ou diminuer.  Explications.

    Par Thomas Renault.

    riche v pauvre credits le rétroviseur (licence creative commons)

     

     

    Êtes-vous pauvre ? Cette question en apparence simple est en réalité assez complexe ! En effet, d’un point de vue statistique, pour être capable de définir si une personne est pauvre, il faut être capable de définir un niveau (ou un seuil) précis en dessous duquel une personne est alors considérée comme pauvre (et au dessus duquel elle ne l’est pas). Mais comment justement fixer ce niveau et comment l’ajuster dans le temps ? Est-on pauvre lorsque l’on dispose de moins de 1000 euros par mois ? Est-on pauvre lorsque l’on est moins riche qu’un certain pourcentage de la population ? Est-on pauvre lorsqu’on ne peut pas s’acheter de la viande au moins une fois par semaine ? Avec ces trois questions, je viens d’introduire indirectement trois méthodes différentes pour mesurer la pauvreté : (1) la mesure monétaire absolue (un niveau de vie inférieur à x euros par mois, avec un seuil qui s’ajuste dans le temps en prenant en compte l’inflation), (2) la mesure monétaire relative (un niveau de vie inférieur à x% du niveau de vie médian des habitants de votre pays) et (3) la mesure de la pauvreté en tant que privation (ou mesure en conditions de vie). Chaque méthode a ses avantages et ses inconvénients, et selon le choix de la mesure et du seuil, le nombre de pauvres dans un pays peut drastiquement augmenter ou diminuer. C’est parti pour le grand test :

    « Êtes-vous pauvre 2015 ? » !

    La pauvreté relative

    Selon les derniers chiffres de l’INSEE, 14,3% de la population française est pauvre, soit environ 8,6 millions de personnes (source : « auvreté en 2012 : comparaisons régionales – INSEE »). Selon l’INSEE, vous êtes « pauvre » si votre niveau de vie est inférieur à 987 euros par mois. Donc si vous gagnez le SMIC (1096 euros net en 2012), vous n’êtes pas pauvre ; et ce même si vous habitez tout seul à Paris et que votre loyer est de 700 euros (ce qui peut être discutable…) ! Si vous percevez uniquement le Revenu de Solidarité Active (RSA – 467 euros par mois), vous êtes alors considéré comme pauvre (là dessus, peu de discussions possibles) !

    Mais comment est calculé ce seuil de 987 euros ? Le seuil de pauvreté en France est défini par l’INSEE comme étant égal à 60% du niveau de vie médian de la population française : c’est donc une mesure relative, qui dépend directement du revenu médian du pays. Pour illustrer cela, supposons alors un pays avec 21 habitants, ayant chacun le niveau de vie suivant (voir tableau ci-dessous). Pour simplifier, on suppose alors que chaque habitant est célibataire et sans enfant, en évitant ainsi les problématiques relatives aux unités de consommation (pour plus d’infos à ce sujet, voir « La mesure de la pauvreté – INSEE »).

    seuil-pauvrete-60

     

    La première étape consiste donc à calculer le niveau de vie médian. Dans notre exemple, le niveau de vie médian est de 1500 euros, ce qui signifie que 10 habitants ont un revenu supérieur à ce niveau et 10 habitants ont un revenu inférieur. Pour définir le seuil de pauvreté, on multiplie ensuite 1500 par 60%, ce qui nous donne un seuil à 900 euros. Ensuite, sont considérés comme pauvres tous les habitants ayant un niveau de vie inférieur à 900 euros (soit dans notre cas 5 habitants – et donc un taux de pauvreté de 23,8%). La prise en compte d’un seuil de pauvreté en fonction d’un niveau relatif de niveau de vie permet donc d’évaluer une notion de pauvreté à un moment donné et pour un pays donné.

    Mais il y a aussi tout de même pas mal de limites à cette mesure. Supposons que du jour au lendemain, une croissance incroyable touche notre pays, et que double le niveau de vie de l’ensemble des habitants. Dans cette situation, avec un seuil de pauvreté défini de manière relative, il y aura toujours autant de pauvres dans notre pays : le seuil de pauvreté passant à 1800 euros, les pauvres d’avant sont toujours pauvres (au sens statistique) et ce malgré le fait que leur niveau de vie ait doublé. À l’inverse, il est possible de voir une baisse du taux de pauvreté dans un pays si les pauvres restent aussi pauvres (en euros) mais que les plus riches deviennent moins riches (une baisse du niveau de vie médian pouvant entraîner une baisse du taux de pauvreté, même sans hausse du niveau de vie réel des plus pauvres). Ces deux exemples sont assez extrêmes, mais illustrent tout de même assez simplement les problématiques relatives à l’utilisation d’un seuil relatif.

    De plus, il est important de faire bien attention à ne pas tirer de conclusions hâtives lors des comparaisons internationales du taux de pauvreté. Par exemple un pays « A » où l’ensemble des habitants a le même niveau de vie (500 euros par mois par exemple) sera considéré comme ayant 0% de taux de pauvreté, tandis qu’un pays « B » où l’habitant le plus pauvre a un niveau de vie de 1000 euros mais où il existe de plus fortes inégalités pourrait avoir par exemple un taux de pauvreté de 20%… Pourtant, les non-pauvres du pays « A » seraient tous pauvres dans le pays « B » (à un ajustement de revenu médian près) ! Le taux de pauvreté mesuré d’une manière relative se rapproche donc davantage d’une mesure des inégalités dans un pays donné que d’une réelle mesure de la pauvreté (même si les deux mesures peuvent être liées).

    La pauvreté absolue

    Plutôt qu’une mesure relative, il est aussi possible de mesurer la pauvreté monétaire de manière absolue : c’est à dire en utilisant un niveau fixe dans le temps (avec simple ajustement pour l’inflation) ne dépendant pas de la richesse moyenne ou médiane d’un pays. Les États-Unis utilisent par exemple principalement une mesure monétaire absolue pour définir le taux de pauvreté. Le seuil de pauvreté a été défini en 1963 comme étant égal à trois fois le montant d’un régime alimentaire minimum, et est ajusté chaque année pour prendre en compte l’inflation. Par exemple, s’il faut au minimum 300$ par mois pour pouvoir se nourrir correctement aux USA, le seuil de pauvreté sera fixé à 900$. Cela nous donne donc une mesure absolue de la pauvreté, qui est par la suite ajustée en fonction de la situation familiale et du nombre d’enfants (source : « How the Census Bureau Measures Poverty »). Par exemple, un individu seul avec un niveau de vie inférieur à 12.119$ par an (1009$ par mois) sera considéré comme pauvre aux USA.

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    En utilisant cette mesure monétaire absolue du seuil de pauvreté, le taux de pauvreté aux États-Unis est relativement stable, ce qui signifie que le niveau de vie des pauvres augmente à peu près au même niveau que l’inflation. Cependant, si les États-Unis utilisaient une mesure relative comme la France, il y a fort à parier que les conclusions seraient très différentes : la hausse des inégalités (cf. travaux de Piketty par exemple) aux USA devrait en effet se traduire par une hausse du taux de pauvreté avec une mesure relative.

    Pour les pays en voie de développement, une mesure de pauvreté monétaire absolue souvent utilisée est celle de 1,25$ PPA par jour (« Banque Mondiale – Ratio de la population pauvre disposant de moins de $1,25 par jour (PPA) (% de la population) »). L’objectif ici est assez différent, mais cela permet une comparaison internationale entre les pays et la fixation d’objectifs de réduction de la pauvreté à l’échelle mondiale, comme par exemple, dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) : « Objectif 1 – Réduire de moitié, entre 1990 et 2015, la proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour » (objectif atteint, principalement grâce à la forte croissance en Inde et en Chine – avec ajustement à 1,25$ par la suite)

    Intuitivement, j’ai donc tendance à préférer la mesure absolue (ajustée de l’inflation et/ou avec taux de change PPA) plutôt que la mesure relative. En effet, le problème avec la mesure relative est, sauf à réduire les inégalités, il est très difficile de réduire le taux de pauvreté. De plus, à très long terme, il est possible d’imaginer un monde avec un taux de pauvreté quasi-nul si l’on mesure cela d’un point de vue absolu (#Bisounours), tandis qu’exception faite d’un monde communiste, la pauvreté sera toujours présente et ne baissera pas vraiment si l’on garde une mesure relative.

    La pauvreté en conditions de vie

    Une dernière méthode consiste, non pas à s’appuyer sur des variables monétaires (niveau de vie, revenu, consommation), mais sur des notions de privations ou de conditions de vie. Une personne est alors considérée comme pauvre si elle est privée d’accès à un certains nombres de biens, de services ou de « capacités » (mais pas au sens des « capabilities » d’Amartya Sen) jugés comme « essentiel ». Selon Eurostat par exemple (source : « Material deprivation statistics »), une personne est pauvre si elle n’a pas accès au minimum à 4 des 9 biens/services/capacités :

    1. Être capable de payer son loyer ou son emprunt hypothécaire
    2. Pouvoir chauffer suffisamment son logement
    3. Partir une semaine en vacances par an
    4. Manger une fois tous les deux jours un repas avec viande, poulet, poisson ou équivalent végétarien
    5. Faire face à des charges financières imprévues
    6. Avoir un téléphone (y compris le téléphone mobile)
    7. Avoir un téléviseur couleur
    8. Avoir une machine à laver le linge
    9. Avoir une voiture

    En prenant en compte cette notion de privation, « seulement » 5,1% des français sont alors considérés comme pauvres (contre plus de 14% avec la mesure relative de l’INSEE – voir graphique ci-dessous pour un comparatif du taux de privation dans différents pays). De plus, les questions étant les mêmes pour l’ensemble des pays, une comparaison internationale est alors plus facile qu’avec la notion de pauvreté relative (qui dépend du revenu médian du pays) et les problématiques de parité de pouvoir d’achat sont indirectement intégrées. L’INSEE utilise d’ailleurs aussi un indicateur de pauvreté en conditions de vie pour compléter l’approche monétaire (voir par exemple « INSEE – Pauvreté en conditions de vie ») qui ressemble pas mal à celui d’Eurostat mais en mettant l’accent sur les restrictions de consommation, les retards de paiements, l’insuffisance des ressources et les difficultés de logement.

    taux-privation

     

    Mais pour revenir au taux de pauvreté calculé de manière relative, et pour compléter mon argumentation sur le fait que je n’aime pas trop cet indicateur relatif, voici un comparatif du taux de pauvreté en Europe en prenant donc en compte le pourcentage de population dans chaque pays ayant un niveau de vie inférieur à 60% du niveau de vie médian de ce pays (source : INSEE).

    europe-pauvrete-seuil

     

    Avec ce genre d’indicateur, et si l’on ne fait pas attention à la manière dont le taux de pauvreté est calculé, on se retrouve à penser que le taux de pauvreté en Espagne est similaire à celui de la Bulgarie, la Grèce ou la Roumanie… Mais si on regarde le niveau de vie moyen ou le taux de privation (graphique ci-dessus), il est assez simple de voir qu’en réalité, le taux de pauvreté est nettement inférieur en Espagne qu’en Bulgarie (et si vous avez voyagé dans les deux pays, il y a peu de débat à ce sujet). Attention, je ne dis pas qu’il n’y a pas de pauvres en Espagne ou que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais simplement qu’une carte telle que ci-dessus n’a en réalité pas beaucoup de sens (en tout cas en tant que mesure de la pauvreté).

    Conclusion

    Un indicateur n’est ni bon ni mauvais : un indicateur sert simplement à mesurer une situation donnée… Ensuite, pour que cela ait de la valeur, il faut être capable d’analyser et de « faire parler » cet indicateur. Le problème avec le taux de pauvreté mesuré de manière relative est que l’interprétation est assez complexe et que le lien entre « le taux de pauvreté baisse » et « les pauvres sont moins pauvres » n’est pas direct ! Bien que la mesure des privations ou la mesure absolue aient aussi des défauts, cela se rapproche davantage, selon moi, du concept de « taux de pauvreté » tel qu’il pourrait être imaginé par un individu n’ayant pas de connaissances poussées en statistiques ou en économie. Dans le meilleur des mondes, il faudrait donc regarder en parallèle l’évolution de ces trois indicateurs, afin d’avoir une meilleure compréhension globale de la pauvreté dans un pays donné, tout en pouvant comparer l’évolution par rapport à ses voisins et être capable de mesurer si la pauvreté diminue ou non dans le temps. Voilà, la prochaine fois qu’un de vos amis vous dira « je suis pauvre en ce moment », vous aurez de quoi argumenter pas mal sur cette notion de pauvreté relative, absolue ou de privation (le pote relou de base !)…

  • Le camp de regroupement de Calais : retours sur une violence

     

    26 juin 2015 | Par Les invités de Mediapart

     
     

     

    L'anthropologue spécialiste de l'exil et des camps, Michel Agier (1) propose une analyse sur ce qui se passe actuellement à Calais. « Les associations de citoyens bénévoles sont en train de se faire déloger du dispositif qui se met en place. On est maintenant dans une logique de type humanitaire-sécuritaire où ces associations ne trouvent plus leur place, ni ne savent comment donner sens à ce qu'elles font ou voudraient continuer à faire. »


     

    « Bidonville d’État », « New jungle », « Sangatte sans toit », « Ghetto Cazeneuve » : les manières de nommer sont importantes, certes, mais c’est d’abord le lieu lui-même qui interpelle. Invité à voir et commenter ce qui se passe à Calais, en regard d’une expérience de plusieurs années de recherches sur les camps dans le monde (camps de réfugiés, camps de déplacés internes, campements de migrants), j’ai rencontré pendant deux jours plusieurs personnes parmi les intervenants du monde associatif, du « centre Jules Ferry », et parmi les migrants. Ce que j’ai ramené de cette visite est la proposition d’un regard décentré sur l’ensemble de la situation, sur ce qui se passe là en ce moment, et un constat. Celui-ci peut tenir en quelques mots : ce qui se passe aujourd’hui à Calais est la mise en place d’un camp de regroupement sécuritaire-humanitaire sous le contrôle de l’État. Une mise à l’écart violente. Une immobilisation d’étrangers en mouvement. Une séparation des migrants et de la ville.

     

    La complexité de cette situation est à la fois juridique, politique, logistique, et humaine ; elle est en constante évolution. J’essaierai de la décrire et de proposer quelques commentaires.

     

    Des expulsions − un regroupement forcé − un enfermement dehors

     

    La fermeture très médiatisée en 2002 du centre de la Croix-Rouge de Sangatte par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, devait mettre un terme à une visibilité acquise par le « hangar de Sangatte » qui dérangeait l’image lissée d’un pays démocratique. La fermeture du lieu et l’expulsion des étrangers qui l’occupaient, préparaient aussi ce qui s’institua cinq années plus tard, avec l’élection présidentielle de Nicolas Sarkozy, comme un nationalisme identitaire et une xénophobie par le haut, au plus haut niveau de l’État. Officiellement et systématiquement repoussés et rendus « invisibles », les migrants en transit, et parfois en errance, dans cette région se sont régulièrement regroupés dans des campements informels de petites tailles, ou dans des squats, au sein ou autour des principales villes et notamment de Calais. Le campement des migrants afghans de cette ville, ouvert en 2002, fut détruit en octobre 2009. Au cours de ses sept années d’existence, cette « jungle » aux abords de Calais a pu parfois atteindre jusqu’à 600 occupants, ce qui représente un nombre très important pour ce genre d’occupation : un refuge comme il en existe des milliers dans le monde, créé par les migrants eux-mêmes de la même manière qu’on « ouvre » un squat. Ce sont des campements urbains où l’on se regroupe faute d’asile, en occupant les interstices de la ville – quais, parcs, squares, terrains vagues, immeubles vacants ou abandonnés. Ces lieux de refuge ont pu trouver à Calais comme dans les petites villes proches, des soutiens solidaires de la part des voisins. Près d’une dizaine de campements ont existé entre Calais et Dunkerque, les uns restant précaires alors que d’autres ont pu faire l’objet d’un soin donné par les habitants, et parfois par les mairies. En témoignent les associations formées en solidarité avec les migrants, comme Terre d’errance dans le village de Norrent-Fontes, un village dont on entend le nom très loin sur les routes des migrants − comme un repère fiable sur les trajets dangereux de l’exil. À Calais, les campements et squats de la ville ont été des lieux de grande précarité, mais ils faisaient aussi l’objet d’une solidarité de la part des habitants : distributions de repas, d’habits, de chaussures, soins médicaux, informations et aides concrètes sur les procédures administratives, apprentissages linguistiques, etc. Se sont ainsi constituées une vingtaine d’associations (ou de sections locales d’associations nationales) regroupées ensuite dans la « Plateforme de Services aux Migrants ».

     

    Le nouvel emplacement créé en avril dernier semble être la troisième occurrence du même camp après Sangatte et la « jungle » de Calais. Mais il n’en est rien. Si le hangar de Sangatte (1999-2002) était un camp de transit géré par la Croix rouge, si la « jungle » (2002-2009) était un campement-refuge créé et géré par les migrants, c’est un camp de regroupement sous contrôle de l’État qui est en train de se mettre en place. En agrégeant certaines des associations locales au projet de « translation » (terme officiel), en les incitant à aider la sous-préfecture à organiser l’évacuation des migrants des campements et squats et leur transfert, sous le chantage qu’à défaut de cette collaboration, les autorités seraient « contraintes » d’employer la force, l’État a fait d’une pierre deux coups. D’une part, il a réalisé sans heurts apparents l’évacuation des squats et campements de Calais et le regroupement des migrants dans un espace situé à l’écart, à sept kilomètres de la ville. D’autre part, il a jeté le trouble dans le milieu associatif, qui s’est trouvé piégé par l’opération, et s’interroge sur l’avenir de son action. Parce qu'elles ne voulaient pas se couper de la réalité, ne pas perdre la main et rester solidaires des migrants, parce que Calais est une ville-frontière qui a depuis toujours l'habitude du passage des migrants et de leur accompagnement, elles ont voulu que le « déménagement » se fasse dans les meilleures conditions, sans conflit. L’opération d’euphémisation dans laquelle elles se sont trouvées embarquées ne leur laissait guère le choix. Mais ce fut bien, au fond, une opération gouvernementale de « pacification » par le déguerpissement urbain et l’encampement des migrants. Les conditions sanitaires étaient au départ celles du pire bidonville, d’où le nom, pleinement justifié, de « bidonville d’État » qui a été donné par les associations, maintenant davantage critiques contre l’opération et ses conséquences. La mise en place de deux points d’eau et de huit toilettes chimiques sur un espace de 18 hectares et pour plus de 3 000 personnes, ne change pas fondamentalement la logistique précaire du lieu.

     

    En attendant, 3 000 personnes sont bloquées là, bientôt 5 000 d’après ce qu’annoncent certains responsables associatifs. C'est bien, j’y reviens, un camp de regroupement si on le replace dans la logique globale des camps. Les camps de regroupement consistent, dans le dispositif des camps en général et notamment en Afrique, à réunir des populations plus ou moins nombreuses de déplacées internes ou réfugiées initialement établies près des villages ou dispersées dans les villes, pour les conduire, parfois par camions entiers, et pas toujours avec leur accord, vers des camps où opèrent des administrations nationales ou internationales, ainsi que des organisations non gouvernementales ou des entreprises privées. Des raisons d’ordre logistique sont généralement mises en avant (travailler à plus grande échelle, plus efficacement, plus professionnellement), mais le camp de regroupement existe aussi pour faciliter les opérations de triage et de contrôle des personnes selon leur statut juridique, leur nationalité, leur âge, sexe, situation familiale, etc. L’opération est simultanément sécuritaire et humanitaire. Cet éclairage peut aider à comprendre ce qu’il se passe en ce moment dans le camp de regroupement de Calais.

     

    « Circulez, y’a rien à voir » : séparer les migrants de la ville

     

    Les associations de citoyens bénévoles sont en train de se faire déloger du dispositif qui se met en place. On est maintenant dans une logique de type humanitaire-sécuritaire où ces associations ne trouvent plus leur place, ni ne savent comment donner sens à ce qu'elles font ou voudraient continuer à faire. Elles ne réussissent plus à distribuer du pain, de la nourriture, amener des vêtements, parler avec ceux des migrants que les bénévoles connaissent déjà, parce qu’il y a beaucoup trop de monde, parce que la foule même des migrants devient effrayante pour les personnes âgées ou les jeunes mères de famille qui viennent là avec leurs enfants pour faire et enseigner les actes de solidarité, et se trouvent désemparées. Leur propre marginalisation est le signe du passage d'une solidarité de citoyens quelconques à un dispositif technique dont le langage politique est « Circulez, on s'en occupe, y a rien à voir ». L’entreprise « Vie active » qui gère pour la préfecture le centre de service Jules Ferry (4 douches pour 3000 personnes à raison de 4 minutes par personne, distribution de repas une fois par jour, etc.) recrute maintenant du personnel de service en CDD (un contingent de trente places offertes mi-juin). Nous avons pu voir un jeune homme se présenter à l’embauche, muni de son diplôme d’auxiliaire de vie, quelque peu perplexe face au portail fermé où s’agglutinaient une cinquantaine de migrants ou plus, attendant l’heure de la douche. Il finit par se faire reconnaître d’un employé qui le fit entrer. Contrôlée par des agents de service munis de leur gilet orange et de leur talkie-walkie, l’entrée sécurisée n’est guère accueillante pour les bénévoles des associations. Ceux-ci voient leur manière de travailler contestée par les responsables de l’entreprise gestionnaire, parce qu’ils ne sont pas ponctuels, pas rapides, pas assez professionnels en général. Les bénévoles des associations eux-mêmes sont excédés, se sentent rejetés, certains renonçant à achever l’intervention pour laquelle ils étaient venus, puis renonçant à revenir là.

     

    Ajoutons que sur les trois voies qui longent l’espace du camp dans son ensemble, des voitures de police circulent en permanence. L’un des bords est l’autoroute qui conduit vers le port, sur lequel un haut grillage est en construction (une barrière existe déjà de l’autre côté de l’autoroute). C’est là que la police interpelle tous ceux qui sortent du camp et s’approchent de la route, pour les mener en centre de rétention.

     

    Des ONG professionnelles humanitaires sont tentées d’intervenir dans un dispositif qu’elles « reconnaissent » pour avoir vu des choses similaires ailleurs, dans les pays du Sud et où elles se sentent les plus compétentes. Et l’on peut penser qu’en effet la scène sécuritaire qui se met en place à travers le regroupement et l’encampement de tous les migrants qui passent par là, se verrait bien augmentée d’un volet humanitaire. Ce dernier rendrait la mise à l’écart plus « acceptable » aux yeux des citoyens d’un pays démocratique selon le principe de la politique de l’indifférence.

     

    La violence est ce qui domine la situation. Il y a quelques semaines, la leader du Front National, Marine Le Pen, avait répondu à une question d’un journaliste à propos de la « crise migratoire » et des morts en Méditerranée avec ces mots : « D’abord il faut arrêter de leur dire ‘Welcome’ ». La forme-camp qui se met en œuvre en ce moment à Calais correspond à cette injonction xénophobe, elle est compatible avec la fermeture des frontières. Il y a de ce point de vue un rapprochement à faire avec l’espace d’entre les frontières italo-françaises, à Vintimille, où sont confinés depuis plusieurs jours des migrants arrêtés sur leur parcours et regroupés là, dans ce qu’on appelait autrefois le « no man’s land » et qui s’avère être une frontière dense, un « full of men’s land ». De même, le camp de Calais fait fonction de frontière dans le même contexte. De plus en plus, la difficulté et bientôt l’impossibilité d’en sortir sont manifestes. D’abord par l’éloignement de la ville, puis par la séparation d’avec les citadins citoyens solidaires, puis avec la présence active de la police dans son pourtour, et maintenant par les expéditions violentes de certains groupes d’extrême droite contre les migrants pouvant apparaître en ville. L’étau se resserre. 

     

    Questions

     

    Qu’est-il possible de faire ? Déjà, le fait étant accompli, la suppression pure et simple du camp, c’est-à-dire sa destruction, poserait de nouveaux problèmes et enclencheraient de nouvelles violences. Deux pistes me semblent cependant mériter l’attention.

     

    D’une part, la moitié des encampés de Calais pourraient en sortir tout de suite si l'on procédait aux régularisations rapides du genre de celle que l’OFPRA (Office Français pour la Protection des Réfugiés et Apatrides) a faite pour les demandeurs d’asile érythréens au début du mois de juin. Beaucoup d'Érythréens non enregistrés à ce moment-là, des Soudanais du Sud ou du Darfour qui auraient autant de légitimité qu’eux à recevoir l'asile, d'autres Africains en errance depuis tant d’années qu’ils n’ont plus où « retourner » dans des conditions vivables, une partie au moins des Syriens, des Kurdes, une partie peut-être des « vieux » exilés afghans : l’OFPRA pourrait arriver sans mal à 50% de la population du camp régularisable de suite. Ainsi légalisées, ces personnes pourraient circuler librement, et auraient droit à des aides et cadres d’accueil plus humaines et dignes.

    D’autre part, il est vital pour combattre l’enfermement du lieu qu’il soit de plus en plus ouvert et transformé par la venue des journalistes, des associations de Calais et d’ailleurs, des étudiants, des élus. Ces visites peuvent rétablir la relation avec les migrants confinés là. « Ouvrir » le camp − et ainsi le faire disparaître comme lieu d’enfermement − c’est d’abord permettre à ses occupants d’en sortir en toute sécurité, c’est y aller et faire connaître ce qui s’y passe, y organiser des événements qui impliquent les habitants de la ville autant que les migrants, et ainsi créer un lien entre le camp et la ville. Mais cela, c’est déjà l’histoire des lieux de mise à l’écart en général. Bienvenue dans le monde des camps !

     

     

    Le 12 juin, Philippe Wannesson que j'ai interviewé pour m’aider à comprendre la situation du camp de Calais, a voulu m'interviewer à son tour, à chaud. Voir ici.

     

     (1) Michel Agier est anthropologue (IRD et EHESS). Il étudie depuis de nombreuses années les déplacements et la formation des lieux de l’exil. Sur les thèmes concernés par le camp de Calais, il a notamment publié Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire (Flammarion, 2008), Je me suis réfugié là. Bords de routes en exil (avec S. Prestianni, éditions Donner Lieu, 2011), Paris refuge. Habiter les interstices (avec F. Bouillon, C. Girola, S. Kassa et A.-C. Vallet, éditions du croquant, 2011), Campement urbain. Du refuge naît le ghetto (Payot & Rivages, 2013) et Un monde de camps (sous sa direction, avec la collaboration de Clara Lecadet, La Découverte, 2014).

  • Posséder ou partager ?

    Un amoncellement d’objets dormants et coûteux

     

    Et si l’usage ne correspondait pas nécessairement à la propriété ? Soucieuses d’en finir avec l’hyperconsommation d’objets qui ne servent que très rarement, confrontées à un pouvoir d’achat en berne, de nombreuses personnes s’organisent pour partager et troquer. Un mouvement en pleine expansion que les groupes privés ont vite détourné pour élargir le cercle… des acheteurs.

    par Martin Denoun et Geoffroy Valadon, octobre 2013

    « Au domicile de chacun d’entre nous, il existe à la fois un problème écologique et un potentiel économique. Nous avons dans nos foyers de nombreux biens que nous n’utilisons pas : la perceuse qui dort dans un placard et ne servira en moyenne que treize minutes dans sa vie, les DVD visionnés une ou deux fois qui s’entassent, l’appareil photo qui attrape la poussière plus que la lumière, mais aussi la voiture que nous utilisons en solitaire moins d’une heure par jour ou l’appartement vide tout l’été. La liste est longue. Et elle représente une somme impressionnante d’argent comme de déchets futurs. » Telle est, en substance, l’accroche des théoriciens de la consommation collaborative. Car, assène avec un grand sourire Rachel Botsman (1), l’une de leurs chefs de file, « vous avez besoin du trou, pas de la perceuse ; d’une projection, pas d’un DVD ; de déplacements, pas d’une voiture ! »…

    Jeremy Rifkin est celui qui a diagnostiqué cette transition d’un âge de la propriété vers un « âge de l’accès (2) » où la dimension symbolique des objets décroît au profit de leur dimension fonctionnelle : alors qu’une voiture était autrefois un élément de statut social qui en justifiait l’achat au-delà de son usage, les consommateurs se sont mis à louer leur véhicule.

    Aujourd’hui, c’est même leur propre automobile ou leur propre domicile que les jeunes proposent à la location. S’ils font ainsi le désespoir de nombreux industriels du transport ou de l’hôtellerie, d’autres y voient un détachement vis-à-vis des objets de consommation porteur d’espoir. Les plates-formes d’échange permettent une meilleure allocation des ressources ; elles atomisent l’offre, éliminent les intermédiaires et facilitent le recyclage. Ce faisant, elles érodent les monopoles, font baisser les prix et apportent de nouvelles ressources aux consommateurs. Ceux-ci seraient ainsi amenés à acheter des biens de qualité, plus durables, incitant les industriels à renoncer à l’obsolescence programmée. Séduits par les prix réduits et par la commodité de ces relations « pair à pair » (P2P), ils contribueraient à la réduction des déchets. La presse internationale, du New York Times au Monde en passant par The Economist, titre sur cette « révolution dans la consommation ».

    Un tour de passe-passe

    Les partisans de la consommation collaborative sont souvent des déçus du « développement durable ». Mais, s’ils lui reprochent sa superficialité, ils n’en font généralement pas une critique approfondie. Se réclamant surtout de Rifkin, ils n’évoquent jamais l’écologie politique. Ils citent volontiers Mohandas Gandhi : « Il y a assez de ressources sur cette terre pour répondre aux besoins de tous, mais il n’y en aura jamais assez pour satisfaire les désirs de possession de quelques-uns (3). » Cela ne les empêche pas de manifester une forme de dédain à l’égard des décroissants et des militants écologistes en général, vus comme des utopistes marginaux et « politisés ».

    « C’est en 2008 que nous avons buté contre le mur. Ensemble, mère nature et le marché ont dit “stop !”. Nous savons bien qu’une économie basée sur l’hyperconsommation est une pyramide de Ponzi (4), un château de cartes », argumentait Botsman lors d’une conférence Technology, Entertainment and Design (TED) (5). Selon elle, la crise, en contraignant les gens à la débrouille, aurait provoqué un sursaut de créativité et de confiance mutuelle qui aurait fait exploser ce phénomène de la consommation collaborative (6).

    De plus en plus de sites Internet proposent de troquer ou de louer des biens « dormants » et coûteux : lave-linge, vêtements de marque, objets high-tech, matériel de camping, mais aussi moyens de transport (voiture, vélo, bateau) ou espaces physiques (cave, place de parking, chambre, etc.). Le mouvement touche jusqu’à l’épargne : plutôt que de la laisser dormir sur un compte, des particuliers se la prêtent en contournant les banques (7).

    Dans le domaine des transports, le covoiturage consiste à partager le coût d’un trajet ; une sorte d’auto-stop organisé et contributif, qui permet de voyager par exemple de Lyon à Paris pour 30 euros, contre 60 euros en train, et de faire connaissance avec de nouvelles personnes le temps du trajet. Plusieurs sites sont apparus en France dans les années 2000 pour proposer ce service. Puis s’est produite l’évolution typique des start-up du Web : on se bat pour s’imposer comme la référence incontournable de la gratuité, et, une fois cette position obtenue, on impose aux utilisateurs une facturation à travers le site, « pour plus de sécurité », en prélevant une commission de 12 %. Alors que le numéro un français, Covoiturage.fr, est devenu BlaBlaCar afin de se lancer à la conquête du marché européen, et que son équivalent allemand, Carpooling, arrive en France, des covoitureurs excédés par le virage mercantile du site français ont lancé la plate-forme associative et gratuite Covoiturage-libre.fr.

    L’autopartage traduit lui aussi une avancée culturelle et écologique. Des plates-formes comme Drivy permettent la location de véhicules entre particuliers. Pourtant, les acteurs dominants du marché sont en fait des loueurs flexibilisés (location à la minute et en self-service) qui ont leur propre flotte. La réduction annoncée du nombre de véhicules est donc toute relative. Même la flotte Autolib’, mise en place par la mairie de Paris avec le groupe Bolloré sur le modèle des Vélib’, se substitue aux transports en commun davantage qu’elle ne permet de supprimer des voitures (8).

    S’agissant de l’hébergement, Internet a également favorisé l’envol des échanges entre particuliers. Plusieurs sites (9) permettent de contacter une foule d’hôtes disposés à vous recevoir gratuitement chez eux pour quelques nuits, et cela dans presque tous les pays. Mais le phénomène du moment, c’est le « bed and breakfast » informel et citadin et son leader incontesté, Airbnb. Cette start-up vous propose de passer la nuit chez des Athéniens ou des Marseillais qui vous concocteront un généreux petit déjeuner « en option » pour un prix inférieur à celui d’un hôtel. Une pièce vide chez vous ou votre appartement lorsque vous partez en vacances peuvent ainsi devenir une source de revenus. En un mot : « Airbnb : travel like human » Avec Airbnb, voyagez comme des êtres humains »). Dans la presse économique, cependant, la start-up montre un autre visage. Elle s’enorgueillit de prélever plus de 10 % de la somme payée par les hôtes, et de voir son chiffre d’affaires de 180 millions de dollars en 2012 croître aussi rapidement que sa capitalisation boursière, de près de 2 milliards de dollars.

    « La richesse réside bien plus dans l’usage que dans la possessionAristote », clamait l’entreprise d’autopartage City Car Club. Mais, à y regarder de plus près, le détachement vis-à-vis de la possession diagnostiqué par Rifkin ne semble pas en impliquer un vis-à-vis de la consommation : le rêve d’antan était de posséder une Ferrari ; aujourd’hui, c’est simplement d’en conduire une. Et si les ventes diminuent, les locations augmentent. Cet « âge de l’accès » révèle une mutation des formes de la consommation lié à un changement logistique : la mise en circulation des biens et des compétences de chacun à travers des interfaces Web performantes. Loin de s’en effrayer, les entreprises voient dans cette fluidification tout un potentiel de transactions nouvelles dont elles seront les intermédiaires rémunérés.

    D’une part, cela permet d’élargir la base des consommateurs : ceux qui n’avaient pas les moyens d’acheter un objet coûteux peuvent le louer à leurs pairs. D’autre part, la marchandisation s’étend à la sphère domestique et aux services entre particuliers : une chambre d’amis ou le siège passager d’une voiture peuvent être proposés à la location, de même qu’un coup de main en plomberie ou en anglais. On peut d’ailleurs anticiper le même effet rebond que dans le domaine énergétique, où les réductions de dépenses issues de progrès techniques conduisent à des augmentations de consommation (10) : les revenus qu’une personne tire de la mise en location de son vidéoprojecteur l’inciteront à dépenser davantage.

    Pourtant, il existe bien de nouvelles pratiques qui vont à rebours du consumérisme. Elles sont très diverses : les couchsurfers (littéralement, « surfeurs de canapé ») permettent gracieusement à des inconnus de dormir chez eux ou bénéficient de cette hospitalité. Les utilisateurs de Recupe.net ou de Freecycle.org préfèrent offrir des objets dont ils n’ont plus l’utilité plutôt que les jeter. Dans les systèmes d’échange locaux (SEL), les membres offrent leurs compétences sur une base égalitaire : une heure de jardinage vaut une heure de plomberie ou de design Web. Dans les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), chacun s’engage à s’approvisionner pendant un an auprès d’un même agriculteur local avec lequel il peut développer des liens, et participe bénévolement aux distributions hebdomadaires de légumes. Cet engagement relativement contraignant traduit une démarche qui dépasse la simple « consomm’action » consistant à « voter avec son portefeuille ».

    Quel est le point commun entre ces projets associatifs et les start-up de la distribution C2C — pour consumer to consumer, « de consommateur à consommateur » ? Comparons les couchsurfers et les clients d’Airbnb : pour les premiers, l’essentiel réside dans la relation avec la personne rencontrée, et le confort est secondaire, tandis que pour les seconds, c’est l’inverse. Les critères de leurs évaluations respectives sont donc sensiblement différents : ce qui prime sur Airbnb, au-delà du prix, c’est la propreté du lieu et la proximité avec le centre touristique, alors que sur Couchsurfing.org, au-delà de la gratuité, ce sont les moments avec l’hôte. De même, les plates-formes telles que Taskrabbit.com proposent des échanges de services entre particuliers payants, alors que les SEL reposent sur le don.

    Si, dans leurs articles destinés au grand public, les promoteurs de la consommation collaborative citent souvent les initiatives associatives pour vanter l’aspect « social » et « écologique » de cette « révolution », celles-ci disparaissent au profit des start-up lorsqu’ils s’expriment dans la presse économique. Non seulement parce que les échanges à but non lucratif sont plus difficilement monétisables, mais aussi parce qu’ils ne sont pas « massifiables ». En fait, on ne peut réunir les deux démarches sous l’étiquette d’« économie du partage » qu’en se focalisant sur la forme de ces relations, et en minorant les logiques très différentes qui les nourrissent. Cet amalgame, qui culmine dans le tour de passe-passe consistant à traduire to share partager ») par « louer », est largement encouragé par ceux qui cherchent à profiter du phénomène. Par un subterfuge qui s’apparente au greenwashing habillage vert »), des projets tels que les AMAP en viennent à servir de caution. Ceux qui s’en font l’écho en minorant les valeurs sociales sous-jacentes à ces projets participent ainsi à une sorte de collaborative washing. Les personnes qui offrent leur toit, leur table ou leur temps à des inconnus se caractérisent en effet généralement par des valeurs liées à la recherche de pratiques égalitaires et écologiques ; ce qui les rapproche davantage des coopératives de consommation et de production que des plates-formes d’échange C2C.

    Cette dualité en recoupe bien d’autres : celle qui sépare le « développement durable » de l’écologie politique, ou encore le mouvement du logiciel open source — qui promeut la collaboration de tous pour améliorer les logiciels — de celui du logiciel libre — qui promeut les libertés des utilisateurs dans une perspective politique. A chacun de ces domaines, on pourrait étendre la fameuse distinction opérée par Richard Stallman, l’un des pères du logiciel libre : « Le premier est une méthodologie de développement ; le second est un mouvement social (11). »

     

    Martin Denoun et Geoffroy Valadon

    Animateurs du collectif La Rotative, www.larotative.org