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Azel Guen : Décryptage de l'Actu Autrement - Page 13

  • Migrants:xénophobe en Europe

    L'événement a bouleversé toute l'Allemagne ce week-end. L'agression de la candidate à la mairie de Cologne Henriette Reker, à coups de couteau, par un homme au passé néonazi a suscité une immense vague de réprobation. Gravement blessée au cou, la candidate d'une coalition emmenée par la CDU (conservateur) a finalement été élue, dimanche. Mais les motifs de l'agression viennent rappeler combien l'accueil massif de réfugiés par l'Allemagne suscite les pires oppositions. En charge à Cologne de l'accueil des réfugiés, Henriette Reker a été visée justement pour cela :« Reker et Merkel nous inondent de réfugiés », a lancé l'homme qui l'a attaquée.

    Affiche électorale de Henriette Reker, agressée samedi à Cologne.Affiche électorale de Henriette Reker, agressée samedi à Cologne. © Reuters

    Lundi 19 octobre, l'émoi demeurait très vif, d'autant qu'une nouvelle manifestation du mouvement xénophobe Pegida a réuni dans la soirée près de 15.000 personnes à Dresde. Un an après sa création, ce mouvement des« patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident » s'installe dans le paysage allemand par des rassemblements hebdomadaires. À cela, s'ajoutent des critiques de plus en plus vives de la politique d'accueil revendiquée par Angela Merkel. Partout en Europe, la crise des réfugiés sert de carburant aux mouvements populistes, nationalistes, d'extrême droite.

    Des dirigeants, comme le Hongrois Viktor Orban, aux responsables de partis, tels que Marine Le Pen ou Christian Estrosi en France, l'accueil des réfugiés ne fait pas que bouleverser les frontières de l'espace Schengen : nous assistons à une reconfiguration d'ensemble des discours politiques et à des rapprochements inédits entre la droite et l'extrême droite. Cette reconfiguration est d'autant plus rapide que plusieurs pays européens sont en campagne électorale.

    La Suisse vient de voter, tout comme l'Autriche. La Pologne le fera le 25 octobre, puis la Slovaquie, l'Espagne et la France à l'occasion des élections régionales. La dénonciation de « l'invasion », des migrants et des « faux réfugiés » s'est installée au cœur des discours de campagne. Voici un tour d'Europe des pays et le récit de comment cette crise des réfugiés pèse sur les consultations électorales.

    Suisse.- Les nationalistes-populistes de l’UDC réalisent leur meilleur score

    Cela fait vingt ans que la Suisse place au cœur de ses campagnes électorales les thèmes de l’immigration et des réfugiés, sur fond de progression presque ininterrompue des nationalistes-populistes de l’Union démocratique du centre (UDC). Dimanche 18 octobre, l’UDC a encore amélioré son score avec de 29,4 % des voix (contre 26,6 % en 2011), raflant un total 65 sièges sur 200 au Conseil national (la chambre basse). Elle devance largement le parti socialiste (18,8 %) et la droite libérale (PLR 16,4 %) et les centristes du PDC (11,6 %), alors que les Verts accusent un fort recul. Les résultats du Conseil des États (46 députés élus dans les 26 cantons,) seront connus le 8 novembre prochain (voir ici les résultats).

    « Difficile de savoir ce qui relève de la crise actuelle des réfugiés, ou ce qui est seulement dans la continuité d’un agenda politique suisse dicté par l’UDC aux autres partis politiques »,estime Oscar Mazzoleni, politologue spécialiste de la droite anti-immigration, auteur de Nationalisme et populisme en Suisse : La radicalisation de la « nouvelle » UDC« Ce qu’on peut dire, c’est que l’UDC a bénéficié du climat d’inquiétude créé par la vague migratoire sur l’Europe », ajoute-t-il. Alors que le dossier des relations avec l’Union européenne, pourtant autrement plus brûlant pour le pays, « est resté au second plan, du fait de son extrême complexité », remarque-t-il.  

    Durant toute la campagne, les électeurs ont été abreuvés de discours, débats, chiffres et affiches sur la thématique des migrations qui, si l’on en croit un récent sondage de l’institut gfs.bern, est considérée par 46 % des personnes interrogées comme le « problème le plus urgent » à traiter. Galvanisée par la victoire, en février 2014, de son initiative populaire « contre l’immigration de masse » qui demande la réintroduction des quotas de travailleurs, l’UDC n’a pas lésiné sur les moyens se présentant comme l’« unique parti qui veut limiter l’immigration et corriger les abus de l’asile ».

    « Expulser enfin les étrangers criminels »

    En septembre, tous les foyers ont reçu dans leur boîte aux lettres Edition spéciale, un journal de vingt-deux pages. Plus d’un tiers des articles sont consacrés au péril que font courir les étrangers (toutes catégories confondues) au pays, avec ces titres évocateurs :« Stop au chaos de l’asile » ; « Combien de migrants supporte la Suisse ? » « Expulser enfin les étrangers criminels » « Asile, il faut agir immédiatement » « Genève, malade de son immigration », etc.

    « Êtes-vous inquiet devant une immigration sans limite, devant chaque année quelque 30 000 requérants d’asile qui cherchent une vie meilleure en Suisse et devant les énormes abus sociaux et la criminalité qui y sont liés ? Alors vous devez voter le 18 octobre », lance en première page Toni Brunner, le président de l’UDC. Dans ce « tout-ménage », les Érythréens qui arrivent en tête des demandes d’asile incarnent ces migrants économiques qui cherchent « avant tout à profiter des excellentes prestations sociales et médicales du pays ». Mais à côté de ça, la brochure réussit le tour de force de passer quasiment sous silence la crise des réfugiés syriens en Europe. Et pour cause.

    Comme nous l’avons raconté, la Suisse n’est pas la destination favorite, loin s’en faut, des réfugiés qui fuient les guerres en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Le « chaos de l’asile » invoqué par l’UDC est tout relatif puisque pour les huit premiers mois de l’année 2015, 19 668 personnes ont déposé une requête (dont 1 425 Syriens), alors que les États membres de l’UE et de l’AELE enregistraient environ 550 000 demandes de janvier à juillet 2015 (contre 304 000 durant la même période de 2014). Soit une hausse de 20 % en Suisse, contre une moyenne européenne de plus 71 %.  

    Une affiche électorale de l'UDC.Une affiche électorale de l'UDC.

    En dépit de ces chiffres, les réfugiés se sont retrouvés au cœur de la bataille électorale. Le hasard du calendrier a voulu que le parlement suisse se penche cet été sur unerévision de la loi sur l’asile, un texte qui prévoit une accélération et une simplification des procédures et qui a finalement été adopté le 9 septembre, après dix heures de débats enflammés au Conseil national.   

    L’UDC avait mis toutes ses forces pour s’y opposer, piétinant au passage toutes considérations humanitaires. Alors que la photo du cadavre du petit Aylan échoué sur une plage de Bodrum faisait le tour du monde, le parti réclamait, seul contre tous, « un moratoire d’un an » dans les procédures d’asile, et la réintroduction d’un contrôle systématique aux frontières avec la mobilisation possible de l’armée. La motion était finalement refusée par 103 voix contre 48.

    Au sein de l’UDC, certains (dont les trois députés qui ont voté contre) s’étaient inquiétés de cette stratégie, craignant qu’une partie des électeurs ne soient choqués par un tel cynisme. Mais la ligne dure s’exprime à nouveau sans complexe. « L'UDC trouve anormal que tous ces réfugiés aillent en Europe. Nous préférons privilégier l'aide sur place »fait valoir son leader Toni Brunner, estimant « injuste que Mme Merkel ouvre les portes grandes aux réfugiés et ensuite veuille les répartir dans les autres pays. Ce qui va au final encore plus charger la Suisse ».

    Le 18 septembre, Berne a annoncé sa « participation » au premier programme de répartition de 40 000 réfugiés en provenance de Syrie, Irak et Afghanistan, adopté en juillet par l’Union européenne. Le gouvernement suisse s’est dit prêt à recevoir 1 500 personnes sur deux ans (un chiffre à retrancher de celui du quota de 3 000 personnes promis en mars au Haut-commissariat de l’ONU aux réfugiés), annonçant une enveloppe de 70 millions de francs pour les pays alentour.

    L’UDC n’avait pas manqué de fustiger le Conseil fédéral accusé de suivre « la mauvaise voie de l’UE ». Le parti libéral-radical (PLR) qui chasse depuis des années sur les terres des nationaux-populistes évoque le risque de voir s’infiltrer des « terroristes » parmi les réfugiés. Seuls les socialistes et les Verts demandent à Berne d’en faire davantage, jugeant ces initiatives beaucoup trop timides, face à une crise migratoire d’une telle ampleur.

    Un boulevard semble désormais s’ouvrir au premier parti de Suisse qui, en l’absence de toute législation sur le financement des partis politiques, a dépensé des millions dans cette campagne. Le 6 octobre, l’UDC a lancé unréférendum contre la fameuse loi sur l’asile révisée. Il s’agit d’interdire aux requérants de bénéficier de l’assistance gratuite d’avocats, comme le prévoit le texte. Les Jeunes de l’UDC proposent, eux, une nouvelle initiative populaire pour rétablir un contrôle complet des allées et venues sur le territoire suisse. Annoncée depuis plus d’un an, l’initiative « pour l’interdiction de se voiler le visage » dirigée en priorité contre les musulmans a été ressortie des tiroirs le 29 septembre. Elle est pilotée par le « comité d’Egerkinger », le regroupement qui avait préparé l’initiative sur l’interdiction de construction de minarets, approuvée en 2009. (Agathe Duparc à Genève.)

    Pologne.- Favorite, la droite nationaliste du PiS se déchaîne

    En Pologne, les élections législatives ont lieu dimanche 25 octobre, et la question des réfugiés s'est imposée de plain-pied dans la campagne. Le débat est irréel quand on pense qu'il s'agit d'un pays de 40 millions d'habitants… à qui Bruxelles demande d'accueillir à peine plus de 7 000 réfugiés.

    C'est surtout le parti Droit et Justice (PiS, droite conservatrice) qui s'est emparé de la thématique, pour agiter le chiffon nationaliste et discréditer un gouvernement soi-disant laxiste (PO, Plateforme civique, droite libérale). L'objectif est clair : remporter les élections et mettre fin à la cohabitation actuelle (la Pologne est gouvernée depuis juin par un président PiS face à gouvernement PO).

    Ainsi, le président Andrzej Duda refuse depuis début septembre de rencontrer la première ministre Ewa Kopacz, tout en critiquant dans les médias ce que la chef de l'exécutif accepte à Bruxelles, quand bien même PO serait elle-même allée à reculons sur le dossier migrants. La candidate du PiS au poste de premier ministre, Beata Szydło, parle carrément de « scandale » après le dernier sommet européen sur les quotas. Elle accuse le gouvernement d'avoir trahi le groupe de Visegrad (alliance entre Varsovie, Budapest, Prague et Bratislava). « C'était l'occasion de reconstruire la confiance et de bâtir de la solidarité entre les pays de la régiona-t-elle déclaréDésormais ce sera encore plus difficile. »

     

    Andrzej Duda, 42 ans, responsable du PiS et élu président en mai 2015.Andrzej Duda, 42 ans, responsable du PiS et élu président en mai 2015. © (dr)

     

    Le député PiS Witold Waszczykowski, chef adjoint de la commission parlementaire des affaires étrangères, va même jusqu'à dire que la Pologne « devrait être exclue du système de répartition des réfugiés » en raison de l'éventualité d'un afflux à venir de réfugiés ukrainiens. « Nous avons pour voisin un agresseur et les autres pays devraient le comprendre. » Mais c'est le président du parti qui a eu les mots les plus violents, et que le PiS affiche désormais en tête de gondole sur son site Internet, sous le slogan « Nous avons le droit de défendre notre souveraineté » : Jarosław Kaczyński y réitère les propos qu'il a tenus lors du débat parlementaire consacré au dossier des réfugiés, le 16 septembre dernier.

    « Il y a un vrai danger qu'un processus irréversible se mette en place, qui ressemblera à ça : d'abord le nombre d'étrangers s'accroît violemment, ensuite ils déclarent qu'ils ne respecteront ni notre droit ni nos coutumes, et ensuite ils imposent leur sensibilité et leurs exigences dans différents domaines, et ce de manière agressive et violente », déclarait Kaczyński. Et de prendre l'exemple de la France, de la Suède et de l’Italie, où des musulmans, dit-il, « ont su efficacement imposer la charia »... Le PiS ne fait aucune proposition concrète et ne dit pas s'il renégociera le quota à Bruxelles en cas de victoire aux élections… Or il a toutes les chances de l'emporter, tant PO semble à bout de souffle, après huit années d'exercice du pouvoir.

    Si le PiS a toujours été réactionnaire et nationaliste, c'est la première fois qu'il affiche un positionnement aussi tranché sur la question des immigrés dans une campagne électorale. Autrefois cette thématique était plutôt l'apanage de l'extrême droite polonaise, et encore, elle n'était pas tellement mise en avant, tant la question migratoire ne se posait guère dans ce vaste pays d'Europe centrale. C'est plutôt sur le rapport à l’Église et les problématiques de mœurs que s'arc-boutaient les conservateurs en Pologne.

    Du côté de la « Gauche unitaire » (Front mis sur pied pour le scrutin par les sociaux-démocrates du SLD – Union de la gauche démocratique – et d'autres formations de gauche), c'est la cacophonie. Les prises de position du SLD sont peu cohérentes avec les idées défendues par ses partenaires. La crise migratoire a permis au chef du SLD Leszek Miller de révéler son euroscepticisme ; il regrette, tout comme ses adversaires du PiS, que la Pologne se soit éloignée de ses partenaires du groupe de Visegrad. « Cela aurait été probablement meilleur si les Polonais étaient sur la même ligne que les Hongrois et les Slovaquesa-t-il assuré à différents médias polonais. Nous, les faibles, devons faire front ensemble. »

    Il faut selon lui étudier les possibilités réelles d'accueil… Mais le SLD s'est bien gardé d'avancer un quota, il a tout juste assuré que le pays ne pouvait absolument pas accueillir les quelque 7 000 réfugiés dont il est question. Officiellement, le SLD (né en 1991 d'une reconversion de l'ancien parti communiste) veut s'attaquer aux causes de la crise migratoire, et soutient pour cela la Russie dans la guerre en Syrie. « Nous devons réfléchir où se trouve actuellement le plus grand ennemi. Aujourd'hui, c'est l’État islamique. »

    La ligne est difficile à tenir pour le front unitaire, tant les figures de la formation Twój Ruch (« Ton mouvement ») sont à l'opposé des caciques du SLD. Ainsi, la tête de liste Barbara Nowacka déclarait, lors de la présentation du programme : « Nous sommes solidaires des réfugiés de guerre de Syrie du Proche-Orient, et nous agirons de telle sorte qu'ils puissent vivre dignement en Pologne jusqu'à ce qu'ils puissent rentrer chez eux. »Les Verts, également partenaires de cette coalition électorale, défendent quant à eux des quotas « obligatoires ».

    « Notre patrie n'est plus la nôtre »

    « Non aux quartiers islamiques dans nos villes », dit le slogan de cette affiche du KNP, formation d'extrême droite polonaise.« Non aux quartiers islamiques dans nos villes », dit le slogan de cette affiche du KNP, formation d'extrême droite polonaise.

    C'est sans conteste l'extrême droite libertarienne et eurosceptique de Korwin-Mikke qui est la plus radicale sur le dossier migrants. Le KNP (Congrès de la Nouvelle droite, complètement marginal pendant une quinzaine d'années, brusquement entré au parlement européen en 2014) afficheun programme en trois points. « Liquidation de l'impôt sur le revenu. Retrait des cotisations sociales obligatoires. Arrêt de la vague de migrants. » Quand on sait que la Pologne n'a, pour l'heure, accueilli aucun réfugié (à l'exception d'une fondation catholique qui a fait venir quelque 150 Syriens chrétiens en juillet), la formule a quelque chose de comique.

    Mais les leaders du KNP n'ont rien de drôle. Ils présentent les réfugiés comme des« immigrés islamiques », organisent çà et là des manifestations « contre les immigrés », rejettent en bloc tout ce qui vient de Bruxelles. Pour eux, même le PiS est modéré... L'eurodéputé Michał Marusik (qui siège avec le FN au parlement européen) s'est engagé pleinement dans cette campagne d'amalgames.

    Dans l'un de ses rassemblements, à Gdańsk, au mois de septembre, il lançait à la foule :« L'islamisme est la goutte d'eau qui fait débordela coupe d'amertume ! Mais le problème n'est pas seulement cette vague d'immigrés. C'est aussi que notre patrie n'est plus la nôtre. La Pologne n'est pas gouvernée comme il le faudrait.(...) Nous voulons une Pologne libre ! (…) » L'iconographie va avec le discours. Sur des affiches du parti, on peut voir un groupe terroriste cagoulé et armé jusqu'aux dents. « Non aux quartiers islamiques dans nos villes », dit le slogan. (Amélie Poinssot.)

    Croatie.- Les sociaux-démocrates profitent de l’afflux des réfugiés

    Le gouvernement social-démocrate croate de Zoran Milanovic a-t-il effectué un « sans-faute politique » dans sa gestion de la crise des réfugiés ? On pourrait le croire à regarder les résultats des sondages en vue des élections législatives convoquées pour le 8 novembre.

    Il y a quelques semaines, l’opposition de droite, menée par la Communauté démocratique croate (HDZ), semblait assurée de la victoire. Or, selon les récentes enquêtes d'opinion, la coalition de centre-gauche est au coude-à-coude avec le HDZ, les deux formations étant créditées de 32 % des intentions de vote. Sachant que les sociaux-démocrates peuvent encore compter sur le renfort de plusieurs petits partis, comme les écologistes du mouvement Orah, la victoire semble désormais à portée de main du premier ministre Milanovic, que l’on pensait pourtant « grillé » par quatre années d’un difficile exercice du pouvoir. Tous les indicateurs économiques de la Croatie, membre de l’UE depuis le 1er juillet 2013, sont en effet au rouge : chômage massif, croissance en berne depuis des années, etc.

    C’est grâce à la crise des réfugiés que la coalition au pouvoir a pu restaurer sa crédibilité politique. La Croatie se retrouve, en effet, « prise en étau » entre les réfugiés qui affluent de Serbie (plus de 100 000 depuis la mi-septembre) et les pays voisins, Slovénie et Hongrie. Des corridors humanitaires ont été improvisés mais si l’Autriche et l’Allemagne fermaient les portes, la situation deviendrait ingérable pour les pays de transit, comme la Croatie.

    Omniprésents dans les médias, Zoran Milanovic et son ministre de l’intérieur, Ranko Ostojic, ont su jouer avec brio d’un mélange de fermeté et d’humanisme. Le premier ministre a dénoncé la construction de la clôture de barbelés hongroise, en affirmant que « jamais » la Croatie n’en viendrait à de telles extrémités. Pourtant, Zagreb a fermé durant quelques jours ses frontières avec la Serbie, et a déployé des renforts de police le long de ses frontières avec le Monténégro.

    Alors que l’opinion publique croate, comme celle de tous les pays des Balkans, réagit avec empathie au drame des réfugiés – pour beaucoup de Croates, cette tragédie évoque celle qu’ils ont eux-mêmes vécue durant la guerre du début des années 1990 –, l’humanisme affiché par le gouvernement passe bien. Dans le même temps, les accusations lancées contre la Serbie, qui serait « incapable de gérer ses frontières », satisfont les secteurs les plus nationalistes de l’opinion.

    La reprise de ces antiennes anti-serbes ont coupé l’herbe sous le pied à la droite nationaliste. Le HDZ court derrière la crise des réfugiés, sans parvenir à trouver un angle d’attaque efficace contre le gouvernement. L’opposition concentre ses critiques sur les projets supposés du gouvernement de création d’immenses centres d’accueil sur la péninsule de Prevlaka, sur la frontière monténégrine, à une vingtaine de kilomètres de Dubrovnik, et sur l’île de Lastovo. Alors que l’activité touristique demeure importante toute l’année à Dubrovnik, les Croates font déjà des cauchemars en imaginant des milliers de réfugiés camper sous les remparts de la vieille ville… (Jean-Arnault Dérens en Croatie.)

    Espagne.- Rajoy et la droite hésitent à en faire un thème de campagne

    En Espagne, les législatives se dérouleront le 20 décembre. La campagne n’a pas encore commencé, et elle se jouera avant tout sur la « reprise » de l’économie espagnole promise par le chef de gouvernement conservateur Mariano Rajoy (PP). Les partis devraient tout de même s'affronter sur les questions migratoires, même si le pays ne se situe pas sur les routes des réfugiés fuyant la Syrie.

    Depuis la rentrée, les villes remportées par le mouvement « indigné », dont Madrid et Barcelone, ont constitué un réseau de villes-refuges, censé faciliter l’accueil de réfugiés. Avec l’aide de communautés autonomes remportées par la gauche (en mai), elles font pression sur le gouvernement de Rajoy, pour qu’il assouplisse sa politique. Ce dernier a fini par accepter, dans la douleur, le système de quotas proposé par Bruxelles. 

    En l'absence d'un parti d'extrême droite représenté au niveau national, le PP continue de présenter le cas des enclaves de Ceuta et Melilla, au nord du Maroc, protégées par un triple grillage de six mètres de haut, sur onze kilomètres, comme un succès de sa politique répressive. Depuis quatre mois, les intrusions de migrants sont quasiment impossibles. Le mouvement anti-austérité Podemos, lui, fait campagne pour instaurer des « voies d’accès légales » pour les réfugiés à travers l’Europe.

    À l’instar des Républicains en France, le PP est traversé par de nombreux courants, du centre droit à une ligne proche de l'extrême droite. Pour les élections catalanes du 27 septembre, Rajoy avait joué la carte de l’aile droitière, en imposant l’ancien maire de Badalona, Xavier Garcia Albiol, habitué des sorties nauséabondes visant les Roms en particulier (ce qui lui avait valu un procès, qu’il a gagné), et les migrants en général. Mais le PP n’est arrivé qu’en cinquième position en Catalogne, avec l’un de ses plus mauvais score... Cela pourrait faire réfléchir Rajoy d’ici aux législatives. (Ludovic Lamant.)
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    Autriche.- Les « torrents de réfugiés », aubaine de l'extrême droite FPÖ

    Heinz-Christian Strache rêvait d'arriver en tête. Ce dimanche 11 octobre, Vienne, ville-région et capitale autrichienne où vivent un quart des habitants du pays, élisait son maire. Strache, l'équivalent autrichien de Marine Le Pen, voulait absolument passer devant les sociaux-démocrates. Il rêvait, disait-il, de faire sa « révolution d'octobre ». Le symbole aurait été parfait : la ville, bastion de la bourgeoisie progressiste et libérale, est dirigée par les sociaux-démocrates depuis 1945.

    Strache, leader toujours bronzé d'une extrême droite qui se veut désormais respectable, n'a pas réussi son pari. Avec un progrès de 5 points, son parti, le FPÖ, dépasse certes les 30 % et ratiboise la droite classique, qui passe pour la première fois en dessous des 10 %. Il progresse quand tous les autres partis perdent du terrain, et emporte les districts de Simmering et Floridsdorf. Mais il reste à près de dix points derrière les sociaux-démocrates. Le vieux maire social-démocrate Michael Häupl, au pouvoir à Vienne depuis 1994, l'a joué habile en transformant le scrutin en référendum anti-Strache.

    Mais pour Strache, ce n'est qu'une demi-défaite. Car le leader de l'extrême droite a réussi à imposer ses thèmes, à commencer par la peur de ceux qu'il appelle les « soi-disant réfugiés », des étrangers et de l'islam en particulier. Depuis des mois, l'Autriche ne parle que de ça. La question de l'asile a écrasé la campagne. Rien qu'en septembre, après que l'Allemagne a imposé un strict contrôle à ses frontières, 200 000 migrants sont passés par l'Autriche, devenue une vaste salle d'attente (lire notre reportage). Et 10 000 ont déposé une demande d'asile. 

    Depuis des mois, Strache dénonce le « chaos de l'asile », les « torrents de réfugiés ». Pendant la campagne, il a aussi proposé d'ériger des murs aux frontières comme la Hongrie de Viktor Orban. Jouant à fond l'opposition entre les classes populaires autrichiennes déclassées et les migrants, il abuse de slogans simplistes comme« Vienne n'est pas Istanbul » ou « pas de nouvelles mosquées, mais de nouveaux logements ». Comme d'autres ailleurs, Strache surfe sur les peurs. Il fait référence aux invasions germaniques du IVe siècle (“Volkërwanderung”) – les fameuses « invasions barbares » aussi invoquées par Marine Le Pen. Il assure que les demandeurs d'asile vont prendre le travail ou les logements des honnêtes Autrichiens. Il certifie, comme Christian Estrosi chez nous, que des « terroristes » se cachent parmi eux. Un porte-parole de son parti a même traité les bénévoles qui aident les réfugiés dans les gares de Vienne de « collaborateurs de l'invasion »

    Cette rhétorique agressive lui a permis d'aligner les succès ces derniers mois lors d'autres élections régionales. En mai, après une percée de l'extrême droite (de 6 à 15 %) lors des élections régionales, les sociaux-démocrates du SPÖ ont dû se résoudre à une alliance avec le FPÖ dans l'État du Burgenland, le plus oriental du pays, à la frontière slovaque. Une alliance qui n'est pas inédite, mais prouve le délitement et la perte d'influence de la social-démocratie autrichienne.

    Dans l'État du Steiermark, il a triplé son score à 27 %, égalant les deux grands partis, le SPÖ et le ÖVP – qui ont depuis reconduit leur coalition. Fin septembre, en Haute-Autriche, la région de Linz, il a obtenu plus de 30 % des voix – deux fois plus qu'en 2009 – derrière la droite, devant les sociaux-démocrates – finalement, la droite pourraitgouverner avec les sociaux-démocrates et les écologistes, mais une coalition extrême droite/droite n'est pas exclue. 

    Alors que le SPÖ et les conservateurs gouvernent le pays ensemble, Strache a durement critiqué leur gestion de la crise des réfugiés. Il a surtout imposé son agenda. La ministre de l'intérieur conservatrice a ainsi lancé l'idée d'un asile « temporaire » de trois ans, qui serait ensuite ré-examiné. Une décision contraire à la convention de Genève.Localement, les candidats de droite comme de gauche ont défendu une ligne anti-immigrés dure, pensant ainsi limiter l'hémorragie de leurs électeurs. Une erreur, selon le politologie autrichien Thomas Hofer, interrogé par le journal allemand Süddeutsche Zeitung : « En imitant ce parti, en lui empruntant ses thèmes, on n'attire pas ses électeurs, on ne fait qu'alimenter son fonds de commerce. »

    Le FPÖ, qui gouverna le pays en alliance avec les conservateurs de 1999 à 2006, du temps de son ancien leader Jörg Haider – aujourd'hui décédé –, vise désormais les élections législatives de 2018. (Mathieu Magnaudeix, envoyé spécial à Vienne.)

    Slovaquie.- Surenchère avant les élections 

    En Slovaquie, les réfugiés n'existent pratiquement pas. Le pays est à l'écart des grandes routes de l'exil qui passent par la Serbie, la Hongrie et la Croatie. Les Syriens, Irakiens, Iraniens qui gagnent l'Europe n'en rêvent pas : ils visent l'Allemagne, la Suède ou la Finlande, où il y a du travail, et souvent leurs familles.

    Mais dans ce petit État de 5,4 millions d'habitants, indépendant depuis 1993, il n'est question que d'eux. Dans les médias, ils sont partout, comme si le pays découvrait les mouvements migratoires. Toujours, ou presque, les politiques en parlent comme d'une menace. Le Parlement a consacré sa session de rentrée à la crise migratoire « et les discours étaient plus affligeants les uns que les autres », selon Barbora Massova, l'avocate de la Ligue des droits de l'homme. Il n'est pas rare qu'à gauche comme à droite, les réfugiés soient, comme les Roms l'ont été avant eux, traités d'« inadaptables » ou de« tire-au-flanc ».

    Dans l'actuelle discussion européenne sur des quotas de réfugiés, la Slovaquie refuse farouchement tout système de quotas européen. C'est l' un des pays les plus intraitables, avec la Hongrie et la République tchèque, autres anciennes nations du bloc communiste qui ont intégré l'Union européenne.  Le gouvernement entend même porter plainte contre les quotas européens quand ils seront mis en place.

    Depuis des semaines, le premier ministre Robert Fico, un ancien communiste dont le parti social-démocrate détient la majorité absolue au Parlement, mène cette guerre rhétorique contre les réfugiés. Il les dépeint en profiteurs, venus essentiellement pour des raisons économiques, qui menaceraient l'identité chrétienne slovaque, ou comme des terroristes potentiels qui veulent« essayer de changer la nature, la culture et les valeurs de notre pays ». Pour plusieurs observateurs, cette rhétorique, outre le fait qu'elle permet d'étouffer des scandales de corruption, a un objectif politique immédiat : début mars, la Slovaquie élira ses députés. Fico entend bien conserver sa majorité.

    « Fico et ses proches veulent montrer les muscles, se désole Juraj Buzalka, chercheur à l'institut d'anthropologie sociale de l'université Comenius de Bratislava. Lui et l'autre personnalité de son parti, Robert Kalinak, ne reculent devant aucune instrumentalisation. Ils ont joué pendant longtemps la carte anti-hongroise [une forte minorité de 500 000 personnes, un dixième de la population – ndlr], puis la carte anti-Roms [toujours stigmatisés – ndlr], et maintenant ils s'en prennent aux réfugiés. Fico, qui est entré au parti communiste à la fin des années 1980 pour des raisons purement carriéristes, se présente désormais en catholique fervent. Après avoir été le bon élève de l'Union européenne, il s'en prend à elle parce qu'il espère que cela va lui profiter. »

    Fico n'est pas le seul à faire vibrer la corde anti-immigrés. À l'exception du chef du petit parti de la minorité hongroise, le Most de Bela Bugar, tous les partis s'y sont mis, de l'opposition conservatrice aux nationalistes, en passant, bien sûr, par l'extrême droite crypto-nazie qui dirige une des huit régions du pays. Ces messages simplistes trouvent une résonance dans les campagnes slovaques, délaissées depuis des décennies par le pouvoir central.

    « Jusqu'aux élections, et pour la première fois dans l'histoire de ce pays, les réfugiés vont être au centre des polémiques, alors que leur nombre ici est infinitésimal », soupire Barbora Messova. Un peu seul contre tous, le président de la République et homme d'affaires philanthrope Andrej Kiska, élu en 2014 au suffrage universel, tient un discours d'ouverture. Mais il n'a pas beaucoup de pouvoirs. (Mathieu Magnaudeix, envoyé spécial à Bratislava.)

  • Désinformer sur le Proche-Orient...

    Informer sur le Proche-Orient : « La tentation est de se rabattre sur ce qui apparaît comme un "juste milieu" »

    lundi 19 octobre 2015

    Nous remettons à la « une », trois ans après sa première publication, une interview de Benjamin Barthe, journaliste au Monde, consacrée au traitement médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens. Les événements de ces derniers jours, et leur couverture par les « grands médias », confirment en effet malheureusement la plupart des constats opérés dans cette interview (Acrimed, 19 octobre 2015).

    Avant de devenir journaliste au Monde (desk Proche-Orient), Benjamin Barthe a été pigiste à Ramallah durant neuf ans, de 2002 à 2011. Il a reçu le prix Albert Londres en 2008 pour ses reportages sur Gaza. Il est l’auteur de Ramallah Dream, voyage au cœur du mirage palestinien [1]. En octobre 2010, il participait à un « Jeudi d’Acrimed » dont la vidéo est visible ici-même. Pour le n° 3 de Médiacritique(s) (avril 2012), il nous a accordé l’entretien reproduit ci-dessous.



    Dans quelles conditions travaille-t-on lorsque l’on est journaliste dans les territoires palestiniens ?

    Le terrain est assez singulier. Il n’est pas accessible à tous les journalistes, il y a une forme de filtrage effectué par les autorités israéliennes, avec notamment la nécessaire obtention d’une carte de presse. Si l’on travaille pour une publication installée, renommée, cela s’obtient sans trop de problèmes. Dans le cas contraire, on ne l’obtient pas toujours. Or, par exemple, il est impossible de se rendre à Gaza sans carte de presse. Un second filtrage est effectué par Israël : c’est la censure militaire. Les journalistes à qui une carte est attribuée doivent s’engager à respecter la censure et à ne pas porter atteinte à la sécurité de l’État d’Israël. Enfin, la fragmentation géographique des territoires palestiniens est, de facto, un filtrage. Toutes les zones ne sont pas toujours accessibles. C’est ainsi que, lors des bombardements israéliens sur Gaza, à l’hiver 2008-2009, l’accès était fermé aux journalistes.

    Le territoire palestinien est exigu, ce qui crée en réalité des conditions favorables au travail de journaliste. On peut se rendre dans un lieu donné, mener son enquête, rentrer le soir même et rédiger son article. Par ailleurs, cela permet de faire des micro-enquêtes, des micro-reportages, de s’intéresser de manière précise au quotidien des Palestiniens. Parfois j’ai eu l’impression de faire des articles de type presse quotidienne régionale, à ceci près que le moindre de ces micro-reportages met toujours en jeu des questions politiques. Si l’on a envie de bien faire son travail, on peut donc proposer aux lecteurs des sujets originaux, variés, qui peuvent rendre palpable l’expérience quotidienne des Palestiniens et expliquer, beaucoup mieux que bien des sujets sur les épisodes diplomatiques tellement répétitifs et stériles, les enjeux de la situation.



    Comment manier les différentes sources sans être victime de la propagande ?

    On est confronté à une surabondance de sources, en réalité. Il y a bien sûr la presse, notamment la presse israélienne, avec des journalistes qui font très bien leur travail, par exemple au quotidien Haaretz. Il y a aussi une abondance d’interlocuteurs, notamment du côté palestinien, avec une réelle disponibilité. Ils veulent parler de leur situation, la faire connaître. Ils estiment que c’est dans leur intérêt de parler aux médias. Par exemple, il est relativement facile de parler, à Gaza, à un ministre du Hamas. Il y a aussi les sources venues de la société civile, avec les nombreuses ONG, tant du côté palestinien que du côté israélien, ou des différentes agences de l’ONU, très présentes sur le territoire. Ces ONG et ces agences produisent en permanence des rapports, des enquêtes, qui représentent une matière première considérable.

    L’important, c’est la gestion de ces sources. Le fait qu’il y ait surabondance peut en effet s’avérer être un piège. Premièrement, ces sources ne sont pas toutes désintéressées, elles peuvent avoir un agenda politique, il faut donc en être conscient et les utiliser à bon escient. Mais il y a un autre danger : on constate une tendance, dans la communauté des journalistes, à considérer que les sources israéliennes et les sources palestiniennes sont par définition partisanes. La tentation est donc de se rabattre sur ce qui apparaît comme un « juste milieu » : les sources venues de la communauté internationale, notamment les rapports de l’ONU, de la Banque mondiale, du FMI, etc. Ce n’est pas mauvais en soi, certains de ces rapports sont très fournis, très documentés, mais il y a tout de même des précautions à prendre. En effet, ces sources internationales restent prisonnières d’une certaine vision du conflit : la plupart d’entre elles sont arrivées dans la région après les accords d’Oslo et leur lecture du conflit est imprégnée de la logique et de la philosophie d’Oslo.

    Un exemple : la Banque mondiale a sorti récemment un rapport sur la corruption dans l’Autorité palestinienne. Les conclusions du rapport étaient en forme d’encouragement à la nouvelle administration palestinienne et au Premier ministre, Salam Fayyad, pour son travail de transparence, de modernisation des infrastructures et des institutions palestiniennes. Ce qui est assez choquant ici, c’est que la Banque mondiale est partie prenante de ce travail de réforme, elle verse de l’argent, elle participe aux programmes de développement qui sont mis en place dans les territoires palestiniens, etc. Que la Banque mondiale s’érige donc en arbitre des élégances palestiniennes, qu’elle distribue les bons et les mauvais points sur la corruption, est assez déplacé, puisque ce sont des politiques dans lesquelles elle est pleinement investie qu’elle prétend juger.

    J’ai rencontré la personne qui a enquêté et fait ce rapport, et il s’avère qu’elle a démissionné. En effet, son rapport a été en partie réécrit. C’est la philosophie même de son rapport qui a été remaniée, puisqu’elle y expliquait qu’en réalité c’était la structure même d’Oslo qui expliquait la corruption : un régime censé gérer une situation d’occupation pour le compte d’un occupant, en l’aidant par exemple à y faire la police, est par nature, par essence, générateur de corruption, qu’elle soit morale, politique ou économique. Or la Banque Mondiale n’a pas voulu que cette question soit abordée, y compris par sa principale enquêtrice : cela en dit long sur la situation, de plus en plus bancale, de plus en plus problématique, dans laquelle se trouvent ces organismes internationaux. Ils demeurent prisonniers d’un paradigme qui date de plus de vingt ans, et qui a largement failli. Il faut donc manier ces sources avec prudence.



    Certains insistent particulièrement sur le poids des mots, et notamment sur la portée symbolique de certains termes : mur/barrière, colonies/implantations, etc. Qu’en penses-tu ?

    Le débat au sujet de la clôture construite par Israël (faut-il parler d’un mur ? D’une barrière ? D’une clôture ?) est pour moi assez vain. Par endroit il s’agit effectivement d’une clôture électronique, avec des barbelés, à d’autres endroits il s’agit bien d’un mur... Donc le débat sur le nom m’intéresse assez peu. Pour moi, ce qui est essentiel, c’est de montrer les processus à l’œuvre derrière les mots, de montrer les réalités.

    On peut tout à fait dire qu’Israël construit un mur, mais si l’on oublie de préciser que ce mur est construit dans les territoires palestiniens et non pas entre Israël et la Cisjordanie, on passe à côté de la réalité de ce mur. Si on oublie de préciser, à propos des portes qui ont été aménagées par Israël dans le mur en expliquant qu’il ne s’agissait donc pas d’une annexion car les agriculteurs dont les champs se situent de l’autre côté du mur pourraient le franchir, qu’en réalité ces portes demeurent, la plupart du temps, fermées, ou que les soldats censés les ouvrir arrivent régulièrement en retard, de nouveau on rate la réalité.

    Il y a bien des mots qui sont piégés, mais pas nécessairement ceux auxquels on pense. Ainsi en va-t-il de Gilad Shalit, que presque tout le monde a présenté comme un « otage » qui avait été « kidnappé ». J’ai pour ma part toujours fait attention, dans mes écrits, à le qualifier de « prisonnier ». En effet, pour moi il ne fait aucun doute qu’il s’agissait bien d’un prisonnier de guerre, au même titre qu’un grand nombre de détenus palestiniens dans les prisons israéliennes. Et Gilad Shalit n’avait pas été « kidnappé », mais bien capturé par les Palestiniens.

    Autre exemple, et autre catégorie de mots piégée : c’est toute la nomenclature qui a été mise en place avec le processus d’Oslo. On parle de « processus de paix », de « président palestinien », de « gouvernement palestinien », etc. Le terme de « président » ne figurait pas, au départ, dans les accords d’Oslo. C’est la vanité de Yasser Arafat, et l’intelligence politique de Shimon Pérès, notamment, qui a vite compris l’intérêt qu’il avait à utiliser lui aussi ce terme. L’idée qu’il y avait un « président palestinien » entretenait l’idée qu’il se passait quelque chose d’historique : les Palestiniens avaient désormais un « président », ils n’étaient donc pas loin d’avoir un État... Or il est intéressant de questionner ce vocabulaire, cette sémantique : quels sont exactement les pouvoirs de ce « président » ? En réalité, il n’a pas beaucoup plus de pouvoir et d’attributions qu’un préfet (sécurité, aménagement du territoire), si ce n’est le fait qu’il peut se déplacer à l’étranger en prenant un avion prêté pour l’occasion par un pays arabe. Ses « pouvoirs » ne s’exercent en outre que sur une partie de la Cisjordanie, 40 % si l’on est optimiste, 18 % si l’on est plus réaliste et que l’on ne prend en compte que ce que l’on nomme les « zones autonomes » palestiniennes. Voilà qui donne une idée un peu plus précise de ce qu’est le « président » palestinien.

    Il en va de même avec le « processus de paix ». Ce terme entretient l’idée que même si parfois il y a des incidents, des moments un peu compliqués, globalement il y a un processus, une dynamique. Or force est de constater que, s’il y a peut-être eu au départ une dynamique, le « processus de paix » est très rapidement devenu un processus de chantage, un bras de fer totalement déséquilibré entre le géant israélien et le lilliputien palestinien, duquel Israël n’avait rien à craindre. C’est ainsi qu’avec sa mainmise sécuritaire Israël a pu continuer à acculer les Palestiniens, à construire les colonies, etc. Je pense donc que c’est bien du devoir des journalistes d’interroger ces termes, ces mots, et de leur redonner leur véritable sens.

    Je voudrais finir en ajoutant que ce qui est valable pour les mots est également valable dans un autre domaine : les cartes. Il existe en effet une production cartographique « classique » qui structure l’imaginaire, y compris l’imaginaire médiatique. On serait face à une région que l’on peut diviser en deux : à l’ouest, Israël, et à l’est, la Cisjordanie. Cela entretient l’idée que l’on va vers la création de deux États, qu’il suffirait d’opérer un découpage le long de la « ligne verte » qui séparerait Israël de la Cisjordanie. Or la réalité est bien différente : il y a, partout d’est en ouest, l’État d’Israël, avec en son sein quelques enclaves palestiniennes. Et lorsque l’on déplace le curseur géographique, comme lorsque l’on interroge le vocabulaire, on questionne vraiment les schémas classiques et les paradigmes sur la base desquels est trop souvent construite l’information.

     

     

  • Croatie : comment l'on passe de l'accueil au contrôle des migrants

     

    Après la Hongrie, l'Allemagne, l'Autriche, la République Tchèque, la Slovaquie et la Slovénie, la Croatie ferme à son tour une partie de ses frontières face à l'afflux des migrants. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans.Morgane Dujmovic, doctorante en géographie en recherche à l'Université de Zagreb, nous livre son analyse.

     


     

     Le mardi 15 septembre 2015, la Hongrie achevait de clôturer sa frontière avec la Serbie. Le jour suivant, la Croatie faisait le « buzz » : on découvrait un peu partout dans les médias qu’une « nouvelle route migratoire » s’ouvrait entre la ville de Šid en Serbie (province de Voïvodine) et le petit village de Tovarnik, en Croatie (Slavonie orientale). Si cet axe constitue une « porte d’entrée dans l’UE » depuis plusieurs années déjà, les arrivées constatées en 24 heures sont sans précédent. Le chiffre annoncé mercredi soir par le ministère de l’Intérieur croate de 1 191 personnes était porté à 5 650 jeudi matin, à 7 300 dans l’après-midi, pour se stabiliser autour de 9 200 à 19h00 et de 11 000 à 22h00. Dans la nuit de jeudi 17 à vendredi 18, 2 000 personnes supplémentaires ont été enregistrées.

     

    La première réaction des autorités croates laissait attendre une politique « à visage humain » : des bus et des trains ont été affrétés pour amener les migrants de la gare de Tovarnik au centre de rétention de Ježevo, spécialement transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » ; plusieurs lieux d’accueil ont par ailleurs été établis dans l’urgence.

    Les premières déclarations politiques, notamment celles du premier ministre Zoran Milanović, laissaient même supposer qu’un corridor humanitaire serait aménagé pour les migrants, non sans un certain cynisme quant à la supposée fonction de « transit » de la Croatie : « Ils pourront passer par la Croatie et nous travaillons à ce propos (…). Nous sommes prêts à accepter ces gens, quelles que soient leur religion et la couleur de leur peau, et à les diriger vers les destinations où ils souhaitent se rendre, l’Allemagne et la Scandinavie ». Pourtant, dès jeudi, c’est un tout autre discours qui fleurissait dans les médias croates : à l’idée d’accueil inconditionnel succédait la crainte que les capacités croates ne soient insuffisantes, voire que les migrants ne soient finalement bloqués en Croatie si l’Autriche décide de poursuivre la fermeture de sa frontière, et que la Slovénie s’emploie à en faire de même…Et à la Présidente de la République de Croatie de conclure que les « aspects sécuritaires » devaient l’emporter sur les besoins humanitaires...

     

    Le premier constat qui s’impose, une fois de plus, est que le contrôle migratoire et la fermeture des frontières, bien loin de stopper les migrants sur leurs routes, les amènent à de nouveaux contournements sur des routes toujours plus dangereuses. Mais le cas croate nous enseigne aussi sur la tendance généralisée d’une gestion sécuritaire de ces migrants contraints à fuir vers l’Europe. Comment peut-on passer, en 24 heures, d’une logique de l’accueil à une logique de fermeture des frontières ?


     

    Croatie : une « nouvelle » porte d’entrée dans l’Union européenne ?

     

    Jusqu’à la fin de l’été 2015, les parcours migratoires se dirigeaient majoritairement vers la Hongrie, déjà membre de l’espace Schengen, plutôt que vers la Croatie, membre de l’Union européenne mais encore exclue de Schengen. Cette tendance ne signifie pas qu’aucun migrant ne passait auparavant par la Croatie. Dans une carte publiée sur le dossier participatif Ouvrez L’Europe, nous avons d’ailleurs retracé le parcours d’un jeune homme marocain à travers les Balkans entre 2011 et juillet 2015, parcours qui l’avait amené à traverser la Croatie avant d’être renvoyé de l’Autriche à la Croatie dans la cadre du règlement Dublin III.

    Pour l’année 2014, le ministère de l’Intérieur croate (MUP) a comptabilisé 3 914 « franchissements irréguliers des frontières étatiques », contre 4 734 en 2013. Dans la région de Vukovar-Srem (Vukovarsko-Srijemska Županija) qui jouxte la Serbie, à peine 993 passages irréguliers ont été détectés en 2013 et 797 en 2014. Bien sûr, ces chiffres semblent dérisoires à côté des statistiques françaises ou allemandes (800 000 arrivées attendues pour 2015). Mais la Croatie est un pays de taille relativement réduite, qui rassemble une population de 4 millions 300 000 habitants. Par ailleurs, le système d’asile mis en place dans le cadre du processus d’adhésion à l’Union européenne est très récent ; la première Loi sur l’asile est entrée en vigueur en 2004. Dans ces conditions, on peut comprendre que l’arrivée de près de 10 000 migrants en 24 heures amène les autorités de Zagreb à parler de véritable « crise humanitaire ».

     

    Quelle politique d’accueil est possible en Croatie ?

     

    Face à cet afflux non anticipé, les premières annonces politiques ont porté à croire que le gouvernement croate se montrerait « humain » voire  « généreux » dans sa politique d’accueil des migrants. Ainsi les déclarations du premier ministre Zoran Milanović laissaient entendre que la Croatie « accepterait » que les migrants transitent par le territoire croate, alors que leministre de l’Intérieur Ranko Ostojić affirmait que « la Croatie est prête à accueillir jusqu’à 1 500 réfugiés par jour et cherchera des solutions pour augmenter ses capacités si leur nombre augmentait ». De son côté, le ministre de la Santé Siniša Varga a souligné que la Croatie a pu accueillir 450 000 réfugiés durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) ; il a même sous-entendu que les infrastructures touristiques pourraient être utilisées pour accueillir les migrants d’aujourd’hui, comme cela a été fait à l’époque du conflit.

     

    Dans cette première phase de l’accueil, les autorités croates ont de plus affrété un train transportant 800 migrants vers la capitale. Ce convoi s’est dirigé vers la ville de Dugo Selo, à une trentaine de kilomètres de Zagreb, où se situe le centre de rétention de Ježevo, transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » des migrants. La plupart des migrants ont été dirigés vers les centres d’accueil pour demandeurs d’asile déjà existants à Zagreb et à Kutina (une heure à l’est de la capitale). Aux côtés de ces centres, une solution d’hébergement a été improvisée dans une clinique psychiatrique à l’abandon à Čepin, non loin d’Osijek, et deux autres lieux ont été réquisitionnés à Sisak et Beli Manastir.

     

    Le jeudi 17 au soir, l’ensemble des lieux pouvant accueillir des migrants avaient presque atteint leurs capacités maximales : 791 personnes à Ježevo, 457 à Čepin, 466 à Zagreb, 50 à Kutina, 51 à Sisak et 110 à Beli Manastir, selon les sources officielles. Assez vite, pour faire face à l’arrivée continue de migrants, des tentes ont dû être installées dans la cour de Ježevo et de Čepin, et l’armée a même proposé de prendre en charge la gestion des couchages. Une question s’est très vite imposée : la Croatie est-elle capable de faire face ? Quelle est l’état des capacités d’accueil sur le territoire croate, et quel est le contexte de réception des migrants ?

             

    Tout d’abord, le pays a une solide expérience dans l’accueil des réfugiés et déplacés du conflit des années 90. Très souvent, les observateurs croates qui défendent une politique d’ouverture et de solidarité envers les migrants rappellent que la Croatie est parvenue à prendre en charge 650 000 personnes dans ces années noires - sous-entendant que le pays pourrait aujourd’hui sans problème accueillir ce qui ne représente qu’un dixième de cet effectif…Par ailleurs certains commentateurs soulignent régulièrement qu’environ 50 000 Croates ont trouvé asile dans d’autres pays d’Europe et du monde. L’expérience de cet exil est profondément ancrée dans le vécu de certaines franges de la population, en particulier dans la région de Vukovar où se font aujourd’hui les arrivées. En termes d’infrastructures, il en résulte que certains lieux d’accueil ont perduré à travers les deux dernières décennies. Ainsi, dans la matinée de jeudi, un ancien camp de réfugiés et déplacés, en fonction de 1994 à 2007, a été « ré-aménagé » avec des tentes pour recevoir 1 200 migrants, non loin de Vinkovci.

     

    Frilosité : les conséquences d’une politique attentiste et du « tout Schengen »

     

    Pourtant, après s’être entretenu avec le chancelier fédéral autrichien Werner Faymann, le premier ministre Milanović est vite revenu sur ses premières positions, déclarant que « les capacités croates sont limitées » et insistant sur la nécessité d’identifier et d’enregistrer tous les « réfugiés », ce qui a été présenté comme un « devoir de la Croatie » malgré le fait que « ces personnes ne souhaitent pas rester en Croatie ». Comment peut-on analyser un tel basculement de discours, et quelles en sont les implications pour la gestion de la situation d’urgence ?

     

    En premier lieu, il est vrai que la Croatie était très mal préparée à un tel afflux de migrants. Au printemps 2015, la situation migratoire était stationnaire, voire calme, en Croatie : 160 personnes avaient obtenu le statut de demandeur d’asile,  et seules quelques dizaines de nouvelles demandes étaient enregistrées chaque mois. Lorsque l’idée de quotas à l’échelle européenne a été avancée, nous avons interrogé plusieurs fonctionnaires du ministère de l’Intérieur croate (MUP) sur le dispositif national d’accueil qui pourrait être mis en place dans le cas de la mise en œuvre de ce système de répartition (à l’époque, le chiffre de 747 migrants de Syrie et d’Érythrée était avancé pour la Croatie, contre 1024 prévu par le plan présenté par Claude Junker le 9 septembre).

    Les fonctionnaires du Secteur pour l’asile comme ceux du Secteur pour les migrations irrégulières nous ont invariablement répondu que le thème n’était pas d’actualité, du moins tant que l’Union européenne n’avait pas de position unanime sur le sujet. Pourtant, en juin déjà, la Hongrie annonçait sa volonté de construire un mur à la frontière avec la Serbie, ce qui pouvait naturellement laisser présager un nouveau déplacement des routes migratoires vers la Croatie. Pourtant encore, certains médias alternatifs ont tiré la sonnette d’alarme fin juin, dénonçant une « politique de l’autruche » du fait de l’absence de stratégie du gouvernement croate dans le cas d’un afflux de migrants. Plutôt que d’adopter cette attitude de laisser-faire, les autorités croates n’auraient-elles pas pu anticiper une telle situation ?

     

    C’est que les autorités croates sont tout entières affairées à une activité des plus chronophages depuis cet été : préparer l’adhésion du pays à l’espace Schengen. Début juillet, la procédure de candidature de la Croatie a été lancée : cela implique pour les autorités de remplir le fameux« questionnaire Schengen », outil devenu incontournable  pour « évaluer » tous les aspirants à l’entrée dans le club. On y trouve des questions telles que : « décrivez le modèle de sécurité frontalière dans votre pays ? », ou : « quel est le nombre actuel de personnel travaillant dans les points frontières ?». La stratégie est donc toute entière tournée vers la sécurisation de la frontière externe de l’espace Schengen, que la Croatie partage avec la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro... Et en aucun cas, vers l’accueil de migrants.

    En matière « d’hébergement », l’acquis Schengen prévoit bien plutôt l’installation de centres fermés pour migrants indésirables. Ainsi, si le village de Tovarnik a été abondamment cité dans les médias ces derniers jours, il n’a pas été précisé que la localité se prépare à voir mis en fonction un camp fermé pour migrants, officiellement dénommé « centre de transit pour l’accueil des étrangers ». Ce lieu destiné à organiser l’admission ou l’expulsion de migrants « illégalisés » est financé à hauteur de 3 millions d’euros par « l’instrument Schengen », un fond principalement alloué au contrôle de la frontière.

    « Le projet de camp fermé de Tovarnik financé par l’instrument Schengen, photo Morgane Dujmovic le 10/04/2015. » « Le projet de camp fermé de Tovarnik financé par l’instrument Schengen, photo Morgane Dujmovic le 10/04/2015. »

    Ainsi, à un moment où l’essence même de cet espace Schengen est en train de péricliter avec la réinstauration de contrôles aux frontières internes un peu partout en Europe, l’État croate se doit de se montrer « bon élève » en appliquant strictement les préceptes du Code frontières Schengen, à grands renforts de subsides européens. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que le gouvernement croate ait fait volte-face et l’on peut même supposer que ce dernier s’est fait taper sur les doigts par les représentants slovènes et autrichiens pour avoir émis l’idée de « faciliter le transit des migrants vers l’Allemagne ou la Scandinavie ». C’est probablement la raison pour laquelle jeudi, le premier ministre Milanović n’a eu de cesse de répéter que le devoir des autorités croates était d’enregistrer les migrants qui tentent de traverser le territoire croate, ou dans le cas d’un refus, de les renvoyer dans leur pays d’origine ou dans un pays de transit.

     

    Vers une fermeture de la frontière : maintenir et refouler les migrants

     

    Déjà dans la journée de jeudi, le tournant sécuritaire se laisser deviner. La cheffe de la diplomatie croate Vesna Pušić a déclaré que la Croatie n’était pas prête à accorder le droit d’asile pour des dizaines de milliers de migrants. Puis, c’est la Présidente croate Kolinda Grabar Kitarović qui a donné le ton, en convoquant une réunion du Conseil de sécurité nationale et en assurant : « bien sûr, la Croatie a montré un visage humain, mais j’affirme que pour moi compte en premier lieu la sécurité des citoyens croates et la stabilité de l’État. Je crois qu’en ce premier jour est entré de façon incontrôlée un nombre trop important de réfugiés ». Et d’ajouter : « la Croatie ne peut simplement pas satisfaire les besoins de ces personnes. (…) L’aspect humanitaire est un visage de cette crise, néanmoins d’autres visages sont bel et bien les aspects sécuritaires, économiques et sociaux ». Alors que la Présidente aurait rencontré le chef d’état-major et demandé un relèvement du niveau d’alerte de l’armée, le ministre de l’Intérieur Ranko Ostojić commençait à envisager « d’autres moyens de gérer la situation ».

    C’est en soirée que la décision est tombée : à 23h00 les autorités locales de Vukovar et d’Osijek ont interdit le trafic dans sept postes-frontières en s’appuyant sur la Loi sur la sécurité des transports sur les routes (art. 195) et la Loi sur la procédure administrative (art. 96). Vendredi 18 au petit matin, le contrôle policier était renforcé aux points frontières de Tovarnik, Ilok, Principovac, Batina, et Erdut, ce qui pose de nombreuses questions sur le tour que pourrait prendre la politique croate et sur le sort qui sera réservé aux migrants.

    Si à l’instar de la Hongrie, la Croatie ferme sa frontière avec la Serbie, qu’en sera-t-il alors des milliers de migrants bloqués en Serbie ? Seront-ils tout simplement « refoulés » à l’entrée en Croatie et maintenus dans la zone-tampon serbe ?La fermeture de la frontière externe de Schengen est une chose, certes répréhensible mais néanmoins cohérente. Celle des frontières internes en est une autre : le cas croate pose aussi la question de la fermeture potentielle de la frontière avec la Slovénie, qui pourrait bien décider de procéder comme certains de sesvoisins européens, Autriche et Allemagne en tête. D’autant que la Hongrie a déjà annoncé qu’elle pourrait construire un mur à sa frontière avec la Croatie…On peut alors imaginer que bon nombre de migrants seront tout bonnement bloqués en Croatie, où ils n’ont aucune intention de faire leur vie du fait notamment de très faibles perspectives d’intégration.

     

    A Tovarnik, des milliers de personnes étaient amassées à la gare de train toute la journée de jeudi. Ces hommes, femmes et enfants attendaient un hypothétique train qui pourrait les mener jusqu’à la capitale. Des barricades policières ont été forcées, des migrants bousculés et séparés de leurs familles. Il n’a pas fallu longtemps pour conclure à une véritable « scène de chaos ». Beaucoup de migrants interrogés par la presse croate affirmaient ne pas vouloir rester en Croatie. Certains ont souligné qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient « détenus », et ont refusé de se rendre dans les camps. Dans le même temps, la Slovénie renvoyait 150 individus vers la Croatie. Pour ces migrants maintenus sur le territoire croate, c’est à la recherche d’une solution durable que le gouvernement devrait s’atteler. 

     

    Petit à petit, l’Europe semble craquer sous toutes ses coutures. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans. D’une part, alors que la politique de fermeture des frontières s’est montrée tant inefficace qu’inhumaine dans la gestion des flux de migrants, le vieux fantasme d’une opacité totale de ces frontières continue d’être brandi par les gouvernements des Etats-Membres de l’UE, Hongrie en tête. D’autre part, malgré l’élan de solidarité manifesté par les différentes populations des Etats-Membres (à Calais et Vintimille, comme en Macédoine, en Serbie et en Croatie), depuis dimanche 13 septembre les gouvernements européens ont décidé de se fermer en réinstaurent les uns après les autres un contrôle à leurs frontières internes, suivant l’exemple de l’Allemagne. Cette absence de solidarité entre Etats-Membres entraîne inévitablement la création de zones-tampons aux frontières externes de l’espace Schengen, où les situations humaines sont désastreuses - Grèce, Italie, Ceuta et Melilla, Hongrie en sont autant d’illustrations. Dans le cas croate, on voit comme de « bonnes intentions » peuvent être annihilées par les politiques des Etats membres voisins, mais aussi par les dispositifs de l’acquis Schengen eux-mêmes. En l’absence de réponse coordonnée des gouvernements européens, ce genre de situation risque de se prolonger...mais jusqu’à quand, et jusqu’où ?

    Morgane Dujmovic est doctorante en géographie (attachée au laboratoire TELEMME de l'Université Aix-Marseille/CNRS) en recherche à l'Université de Zagreb.

  • Livre : Pilleurs d'Etat

    Pilleurs d'Etat : pourquoi nos élus en arrivent à se prendre pour des surhommes (et s'en mettent plein les poches)

    Philippe Pascot a côtoyé les élus de tout bord pendant près de 25 ans. Il recense dans cet ouvrage les abus légaux dans lesquels tombe la classe politique française : salaire exorbitant, exonération d’impôts, retraite douillette, cumuls, emplois fictifs, déclarations d’intérêts et d’activités bidons et tant d’autres petits arrangements entre amis... Extrait de "Pilleurs d'Etat", publié aux éditions Max Milo (2/2).

    Bonnes feuilles

    Publié le 15 Mai 2015

    Certains de nos élus en arrivent à se prendre pour des surhommes, au-dessus des lois. Crédit Reuters

    C’est l’ancienne ministre Michèle Delaunay, députée de Gironde, qui a très bien décrit le phénomène sur son blog en septembre 201430. Elle y décrit le parcours carriériste de nombre de ses collègues qui suivent tous à peu près le même chemin, certains allant juste plus vite que d’autres. Elle constate aussi que les élus (de plus en plus nombreux) et les parlementaires ne savent rien de la vraie vie, celle des fins de mois difficiles, des courses à faire pour la semaine, des repas à préparer pour les enfants, de la voiture qui tombe en panne au mauvais moment, des transports en commun bondés et toujours en retard.

    De tous ces petits détails, qui empoisonnent la vie quotidienne de tout un chacun, ils n’ont jamais connu l’ombre d’une miette. De la vie, ils ne connaissent que celle qu’ils se sont bâtie en consacrant l’essentiel de leur temps à atteindre le seul objectif qu’ils se sont fixé : être élu. Et comme le dit très justement Mme Delaunay, le virus sympathique du départ, cette envie de transformer le monde, d’aider son prochain, se mue en maladie incurable de celui qui sait tout, dont la parole devient d’évangile, la volonté de puissance remplace celle de bien faire : le surhomme vient au monde. Celui qui, parce que le système le veut, perd toute spontanéité et se met à calculer ce que veut voir l’électeur et non ce qu’il faut faire en réalité pour l’intérêt général.

    Car à ce stade de la carrière naissante de l’élu, celui-ci prend goût au pouvoir et à tout ce qu’il représente. Du jour au lendemain, son statut change, il cesse de faire partie du commun des mortels, il devient un personnage, un notable, quelqu’un de respectable et de respecté.

    Je l’ai moi-même vécu après mon élection en tant que conseiller régional d’Île-de-France, puis de président de la commission de la formation professionnelle et de l’apprentissage de la Région Île-de- France. D’un coup d’un seul, je suis devenu quelqu’un d’autre. On aurait pu croire qu’une fée s’était penchée soudainement sur mon berceau d’élu et, d’un coup de baguette magique, m’avait rendu immédiatement beau et intelligent… Du jour au lendemain, un certain nombre de courtisans administratifs, souvent des chefs de service qui hument la possibilité d’une promotion, venaient me voir, l’échine courbée, me serinant de façon obséquieuse du « Le président veut-il… » ou du « Si le président pense… » à chaque phrase requérant mon attention.

    À l’époque, ce tumulte soudain m’avait tellement perturbé que j’ai mis une bonne journée à comprendre que le président dont parlaient sans arrêt ces gens, et qui paraissait si important à leurs yeux, eh bien c’était moi ! Et non Jean-Paul Huchon, le président de Région, comme je l’ai cru toute la journée.

    Cela crée un choc et vous propulse vite, si on n’y prend pas garde, sur un nuage où on se laisse vite bercer..

    Le pouvoir que l’on vous octroie procure les avantages qui en sont l’accessoire (téléphone, Internet, frais de représentation, invitations diverses et variées…), eux-mêmes doublés d’un soupçon de privilèges et d’un zeste de passe-droits qui font que très vite, de tout là-haut sur le petit nuage, les vraies gens deviennent tout petits, voire insignifiants. Vous venez de toucher le gros lot et plus rien ne compte vraiment que la contemplation de ce que vous êtes devenu.

    Une fois bien installé, l’élu, prenant goût à la fonction, commence à réfléchir et se demande comment faire pour que de locataire de son mandat, il en devienne propriétaire. Sans s’en rendre compte ou par calcul (pour toujours davantage d’élus), l’élu fait ce qu’on appelle « un plan de carrière ». Il commence alors à cumuler : un mandat pour la soif, un autre au cas où, une viceprésidence par-ci, un petit mandat local comme base de repli par-là, un territoire à garder pour avoir sa base arrière…

    Le formatage des élus : un frein à la diversité, la créativité et la prise de risques

    On entre maintenant en politique, toutes tendances confondues, avec un plan de carrière préétabli. On va essayer dans un premier temps de gagner sa place au soleil, puis de la garder et d’agrandir à mesure son terrain de jeu. Le tout entre gens du même monde, de la même corporation, qui se serrent les coudes quand on essaye de toucher à leurs prérogatives. Certes, de temps en temps, ces gens se donnent quelques coups de griffes, mais en général ce sont plutôt des coups de pattes, comme le ferait une portée de chatons joueurs entre eux, juste pour désigner celui qui sera le dominant de la tribu.

    Comme de plus en plus d’élus à responsabilités multiples ont quasiment le même parcours pour arriver au pouvoir, qu’ils sont tous issus à peu près des mêmes couches sociales (à quelques rares exceptions près), qu’ils ne travaillent, vivent, respirent quasiment qu’en vase clos, il tombe sous le sens que la compréhension de la vie au quotidien leur échappe. Dans le même moule de fonctionnement, ne vivant que pour et par leur carrière emportée de haute lutte, entourés d’une foule d’assistants courtisans qui les conseillent tout en montant autour d’eux un cordon sanitaire infranchissable pour celui qui n’est pas coopté par le « sérail », ces élus parlementaires aux mandats multiples ne peuvent plus comprendre et sentir les besoins d’une population dont ils ne font plus partie car ils n’en partagent plus rien (si ce n’est les petits fours lors des inaugurations, des comices agricoles et pince-fesses nombreux).

    Ils décident, peaufinent, détaillent, inventent des règles et des lois qui sont à 100 000 lieues des préoccupations quotidiennes de la population. Comment des parlementaires peuvent-ils comprendre qu’il est difficile de vivre avec un revenu de 500 euros par mois alors que tous sont plus que largement à l’abri du besoin ? En 2012, il ne restait au sein du Palais-Bourbon qu’un seul député ouvrier. Depuis cette date, légère amélioration, il y a 11 députés ouvriers et employés, soit environ 3 % de l’ensemble de l’Assemblée31.

    Si on ne doit pas tomber dans les clichés simplistes et stériles, on est quand même obligé de constater que nos parlementaires ne sont plus à l’image de leurs mandants. La fracture entre ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas » s’agrandit d’année en année.

    Dans un rapport du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof ) de 201232, on constate qu’il n’y a quasiment plus aucun parlementaire qui le devient au titre d’un premier mandat. Quasiment tous ont déjà une longue carrière politique ou d’appareil derrière eux. La plupart ayant commencé leur parcours avant 25 ans dans des instances politiques soit comme assistants parlementaires, soit comme conseillers municipaux ou régionaux.

    La politique n’est plus vue comme un sacerdoce dans lequel on s’engage pour défendre la veuve et l’orphelin mais comme une carrière au long cours. Il faut la gérer avec prudence au sein d’un groupe qui vous protégera, et sa continuité passera, pour beaucoup, par une soumission profonde sous des dehors de liberté apparente.

    Sans soutien, sans appui, sans argent, il est quasiment impossible aujourd’hui de gagner une élection parlementaire. Le trublion qui vient déranger la machine bien huilée du parcours obligatoire du candidat programmé ne passe plus que très rarement la barre du premier tour. Il faut être du « sérail ».

    Tous ces élus forment un conglomérat bien tassé dont les couleurs politiques se distinguent de moins en moins, tant le fonctionnement interne de ce bloc uniformisé procède d’un immobilisme prudent nécessaire pour conforter un parcours politique qu’ils veulent sans risque.

    Les parlementaires se gardent bien de s’aventurer dans des réformes profondes de la société en évolution ou sur des terrains trop voyants qui les exposeraient à la critique ou pire, à la vindicte populaire.

    La prise de risque altruiste s’amoindrit pour faire place à une prise de risque calculée qui n’entachera pas leur plan de carrière.

    Extrait de "Pilleurs d'Etat", de Philippe Pascot, publié aux éditions Max Milo, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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  • Informer sur le Proche-Orient

    Informer sur le Proche-Orient : le syndrome de Tom et Jerry

    par Julien Salingue, jeudi 15 octobre 2015

    Nous remettons à la « une », trois ans après sa première publication, un article consacré au traitement médiatique du conflit opposant Israël aux Palestiniens. Les événements de ces derniers jours, et leur couverture par les « grands médias », confirment en effet malheureusement la plupart des constats opérés dans cet article (Acrimed, 15 octobre 2015).

    Contrairement à d’autres questions d’actualité internationale, le conflit opposant Israël aux Palestiniens est l’objet de nombreux articles, sujets et reportages. Le problème de la couverture médiatique de ce conflit n’est donc pas tant quantitatif que qualitatif. Un décryptage de cette couverture nous conduit à distinguer trois travers majeurs qui caractérisent l’information relative au Proche-Orient, telle qu’elle nous est proposée par les « grands médias ».

     

    De l’art d’équilibrer une situation déséquilibrée

    Le premier de ces biais est celui de l’injonction permanente à un traitement « équilibré » du conflit. Les événements du Proche-Orient suscitent en France, pour des raisons politiques, historiques et culturelles que l’on ne pourra pas développer ici, une attention toute particulière. Ils sont générateurs de passions et leur perception est marquée par une lourde charge émotive, ce qui ne manque pas d’avoir des répercussions sur la manière dont les grands médias essaient de les couvrir.

    D’où l’injonction au traitement « neutre », que l’on peut parfois assimiler à une forme de censure, voire d’autocensure de la part de certains journalistes et de certaines rédactions : il ne faudrait pas froisser l’un des deux « camps » et, pour ce faire, adopter une position « équilibrée ».

    Or la situation ne s’y prête pas, pour la bonne et simple raison que l’Etat d’Israël et les Palestiniens ne sont pas dans une situation équivalente. S’il existe bien un « conflit » opposant deux « parties », nul ne doit oublier que ses acteurs sont, d’une part, un Etat indépendant et souverain, reconnu internationalement, doté d’institutions stables, d’une armée moderne et suréquipée et, de l’autre, un peuple vivant sous occupation et/ou en exil, sans souveraineté et sans institutions réellement stables et autonomes.

    Adopter une démarche qui se veut équilibrée conduit donc nécessairement à occulter certains aspects de la réalité, tout simplement parce qu’ils n’ont pas d’équivalent dans l’autre « camp ». C’est ainsi que les grands médias privilégieront les moments de tension visible, en d’autres termes militaires, les « échanges de tirs », les « victimes à déplorer dans les deux camps » ou, dans un cas récent, les « échanges de prisonniers ». Il s’agit de montrer que la souffrance des uns ne va pas sans la souffrance des autres, et que les moments de tension ou d’apaisement sont liés à des décisions ponctuelles prises par l’un ou l’autre des deux « camps », ou par les deux conjointement.

    C’est ainsi qu’un tel traitement médiatique occulte presque totalement ce qui est pourtant l’essentiel de la vie quotidienne des Palestiniens et l’un des nœuds du « conflit » : l’occupation civile (colonies) et militaire (armée) des territoires palestiniens. Les camps militaires israéliens et les colonies n’ont pas d’équivalent en Israël, pas plus que les centaines de checkpoints qui morcellent les territoires palestiniens, le mur érigé par Israël, les réquisitions de terres et les expulsions, les campagnes d’arrestations, les attaques menées par les colons, les périodes de couvre-feu, les routes interdites sur critère national, etc.

    Une couverture qui se veut « équilibrée » conduit nécessairement, par la recherche permanente d’un contrepoint, d’un contrechamp, d’une équivalence, à passer sous silence des informations pourtant essentielles : c’est ainsi qu’il faut aller consulter la presse israélienne pour savoir, par exemple, que pour la seule année 2010 ce sont pas moins de 9 542 Palestiniens de Cisjordanie qui ont été déférés devant les tribunaux militaires israéliens, avec un taux de condamnation de 99,74 %. Une information des plus parlantes, mais qui n’a pas d’équivalent côté israélien. Elle ne sera donc pas traitée.

    Cette couverture biaisée, cette « obsession de la symétrie », au nom d’une prétendue neutralité, conduit donc les grands médias à offrir une image déformée des réalités proche-orientales. Le public est ainsi dépossédé d’une partie pourtant indispensable des éléments de compréhension de la persistance du conflit opposant Israël aux Palestiniens. A fortiori dans la mesure où ce premier biais se double d’un second, tout aussi destructeur pour la qualité de l’information : le « syndrome de Tom et Jerry ».

     

    Le syndrome de Tom et Jerry

    Tom et Jerry, célèbres personnages de dessins animés, sont en conflit permanent. Ils se courent après, se donnent des coups, construisent des pièges, se tirent parfois dessus et, quand ils semblent se réconcilier, sont en réalité en train d’élaborer de nouveaux subterfuges pour faire souffrir l’adversaire. Le spectateur rit de bon cœur, mais il reste dans l’ignorance : il ne sait pas pourquoi ces deux-là se détestent, on ne lui a jamais expliqué pourquoi Tom et Jerry ne peuvent pas parvenir à une trêve durable, voire une paix définitive.

    La comparaison a ses limites, mais il n’est sans doute pas exagéré de considérer que les grands médias, notamment audiovisuels, nous offrent souvent, lorsqu’il s’agit du Proche-Orient, une information digne de Tom et Jerry : « le cycle de la violence a repris » ; « la trêve a été brisée » ; « la tension monte d’un cran » ; « les deux parties haussent le ton » ; etc.

    Mais pourquoi ces deux-là se détestent-ils ? Bien souvent, le public n’aura pas de réponse. Il devra se contenter d’une couverture médiatique qui se focalise sur la succession des événements, sans s’interroger sur les causes profondes ou sur les dynamiques à long ou moyen terme. L’information est donc la plupart du temps décontextualisée, dépolitisée, déshistoricisée, quitte à flirter allègrement avec le ridicule.

    C’est ainsi qu’en décembre 2010, un véritable morceau de bravoure a été publié dans le quotidien Libération. Ce « reportage », que nous avons analysé en détail sur notre site [1], cumulait la quasi-totalité des travers de l’information relative au Proche-Orient, entre autres le syndrome de Tom et Jerry. Nous écrivions alors :

    L’absence de la mention des racines politiques et historiques des « tensions » peut parfois confiner au ridicule. Témoin ce passage de l’article, un véritable chef-d’œuvre du genre : « Les tensions se sont pourtant multipliées ces derniers temps. En août, l’élagage d’un arbre par des soldats israéliens sur la ligne bleue, tracée par l’ONU après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, a fait quatre morts et failli dégénérer en conflit ouvert. » On se frotte les yeux et on relit pour être sûr de bien comprendre, en retenant seulement cette fois-ci le sujet, le verbe et le complément : L’élagage d’un arbre… a fait quatre morts.

    Mais que s’est-il passé ? Les élagueurs sont-ils tombés de l’arbre ? Ou alors est-ce l’arbre qui est tombé sur une famille qui pique-niquait tranquillement ? Ou peut-être, autre explication plausible, est-ce le Hezbollah, mouvement islamique et donc, à sa façon, « vert », qui a manifesté sa fibre écologiste en voulant venger la mort d’un arbre ?

    Trêve d’ironie : malheureusement, l’incident dit « de l’arbre » a, lui aussi, été tragique, se soldant par la mort de deux policiers et d’un journaliste libanais, ainsi que celle d’un officier israélien. La seule explication qui permet de comprendre comment les choses ont ainsi pu dégénérer est bien évidemment le contentieux frontalier entre Israël et le Liban. En effet, même si Israël s’est retiré du Liban en 2000 après vingt-deux années d’occupation, le tracé de la « frontière » est toujours objet de polémique. Polémique aussi au sujet de la zone dite des « fermes de Chebaa », conquise par Israël en 1967. Et quiconque observe la vie politique régionale sait que c’est notamment parce qu’il revendique la souveraineté arabe sur les zones occupées que le Hezbollah se considère toujours en guerre contre Israël.

    C’est ainsi que bien souvent les grands médias proposent au public de se focaliser sur l’arbre qui cache la forêt. Les événements spectaculaires et les causalités immédiates sont privilégiés, au détriment de l’exposé et de l’analyse des causes profondes et des tendances sur la longue durée. Le pseudo-équilibre et la course à l’événement vont peut-être offrir au public les moyens de s’émouvoir, mais absolument pas de comprendre.

     

    Un journalisme de diplomates ?

    Un troisième et dernier biais peut être identifié : il s’agit de l’alignement quasi-systématique des lignes éditoriales sur l’agenda diplomatique. Il ne s’agit pas seulement de privilégier, ou de valoriser, les analyses et les propositions de la diplomatie française et, plus généralement, occidentale. Il s’agit bien souvent de trier les informations, consciemment ou non, en fonction des aléas du mal-nommé « processus de paix ».

    Deux exemples illustrent cette idée. C’est seulement à partir de l’année 2002 que la thématique de la nécessaire « réforme » de l’Autorité palestinienne a fait son apparition marquée dans les grands médias français. Corruption, clientélisme, népotisme, etc. : le « système Arafat » était un véritable échec, et toute perspective de « sortie du conflit » passerait nécessairement par une refonte du système institutionnel palestinien et par l’émergence de nouveaux acteurs. Coïncidence ? C’est précisément à cette période que les Etats-Unis et Israël ont considéré que Yasser Arafat, qui avait pourtant été un acteur central du « processus de paix », n’était plus un interlocuteur crédible et devait être mis hors-jeu.

    La corruption et l’incurie de l’appareil politico-administratif palestinien étaient un secret de polichinelle pour quiconque s’intéressait un tant soit peu à la question. Nombre de rapports d’ONG ou de commissions parlementaires étaient en circulation depuis le milieu des années 1990. Ces informations avaient été rarement relayées et ne semblaient pas, à l’époque, nécessiter une attention médiatique particulière. L’explication la plus probable est qu’alors, le « processus de paix » dans sa version originelle semblait demeurer une perspective crédible pour les Occidentaux et qu’il ne fallait pas prendre le risque de le mettre en péril en critiquant ouvertement la direction Arafat. C’est lorsque la donne diplomatique a changé, au début des années 2000, que l’attention des médias s’est progressivement déplacée vers des questions jusqu’alors ignorées.

    Deuxième exemple, parmi d’autres : Mahmoud Abbas. Le président de l’Autorité palestinienne est lui aussi un personnage central du « processus de paix ». Considéré comme plus « modéré » et plus « pragmatique » que son prédécesseur, Yasser Arafat, il a durant de longues années bénéficié des louanges de l’administration états-unienne, des chancelleries occidentales et même des responsables israéliens. Et même si la démarche qu’il a entreprise à l’ONU lui a attiré de nombreuses critiques, il continue d’être considéré comme un élément clé dans la perspective d’éventuelles négociations.

    Tel est le personnage que donnent également à voir les grands médias. Mais le public sait-il, par exemple, que Mahmoud Abbas a préfacé en 1983 un ouvrage de Robert Faurisson sur les chambres à gaz, avant de publier une thèse de doctorat contenant des éléments négationnistes ? Non. Cette information est-elle indispensable et mériterait-elle nécessairement d’être communiquée ? La question mérite débat. Mais imaginons, l’espace d’un instant, que ce ne soit pas Mahmoud Abbas mais l’un des deux dirigeants les plus en vue du Hamas (Khaled Meshaal et Ismaïl Haniyah) qui ait préfacé Faurisson ou publié une thèse négationniste. Peut-on imaginer que cette information serait longtemps dissimulée au public ? La réponse est, bien évidemment, dans la question.

    L’hypothèse selon laquelle Mahmoud Abbas jouit d’un traitement « différencié » en raison de son rôle, avéré ou non, potentiel ou plausible, dans une solution diplomatique telle que la conçoivent les pays occidentaux, est donc très largement probable. Elle est, à l’image du changement de ton par rapport à Yasser Arafat, une des très nombreuses confirmations de l’alignement, volontaire ou non, de la plupart des grands médias sur les positions et les rythmes diplomatiques français, phénomène typique du « journalisme de guerre » (voir à ce sujet sur notre site la rubrique « Journalisme de guerre »). Il ne s’agit évidemment pas de porter un jugement sur la politique française ou sur les dirigeants palestiniens eux-mêmes, mais bien de constater, une fois de plus, que la rigueur journalistique s’efface lorsque la diplomatie s’en mêle.

     

    ***


    Quelques notables exceptions permettent d’éclaircir un peu ce sombre tableau, notamment du côté des rares correspondants permanents de la presse écrite et audiovisuelle. Mais leur rareté ne fait que confirmer les tendances générales telles que nous venons de les décrire. Les trois écueils que nous avons signalés ici sont rarement évités par les grands médias et ajoutent une victime supplémentaire au conflit opposant Israël aux Palestiniens : l’information.



    Julien Salingue



     Article publié dans le magazine trimestriel d’Acrimed, Médiacritique(s), n°3 (avril 2012)