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Societe - Page 12

  • Charb n’est pas une notice Ikea

    Le « testament » de Charb n’est pas une notice Ikea 

    L’Obs publie les bonnes feuilles du « testament » de Charb. Bien joué, le coup du « testament ». Ce texte n’est évidemment pas un « testament ». Charb ne savait pas qu’il allait mourir si vite. Le texte est donc destiné à être publié de son vivant, en pleine bagarre. Mais dans « testament », il y a un côté solennel, irréfutable, dernières volontés sacrées. D’outre-tombe, écoutez la sagesse qui vous parle, de sa voix caverneuse.

    Soit. Ecoutons donc. Que dit Charb ? Quelques fulgurances, assez jubilatoires, comme celle-ci :

    « Le problème, ce n’est ni le Coran, ni la Bible, romans soporifiques incohérents et mal écrits, mais le fidèle qui lit le Coran ou la Bible comme la notice de montage d’une étagère Ikea. Il faut bien tout faire comme c’est marqué sur le papier sinon l’univers se pète la gueule. Il faut bien égorger l’infidèle selon les pointillés, sinon Dieu va me priver de Club Med après ma mort. »

    On aurait aimé le dire.

    « Hystérie médiatique et islamique »

    Dans son « testament », Charb revient aussi, évidemment, sur l’épisode de la publication des caricatures danoises. Avec un étrange « c’est la faute aux médias ». « Ce n’est qu’après la dénonciation et l’instrumentalisation des caricatures danoises par un groupe d’extrémistes musulmans », dit Charb, « que caricaturer le prophète est devenu un sujet capable de déclencher des crises d’hystérie médiatiques et islamiques. D’abord médiatiques, et ensuite islamiques ».

    La théorie est séduisante. Elle est tout à fait plausible. Cela s’est vu à de multiples occasions, que tel ou tel message, telle ou telle publication, passés inaperçus dans un contexte particulier, deviennent dans un autre contexte un objet de scandale incandescent.

    Malheureusement, c’est faux. Aussi loin que permette de remonter un excellent aide-mémoire, récemment republié, « Les 1 000 unes de Charlie Hebdo », qui couvre toute la période Val (1992-2011), pas de Mahomet en couverture avant la couverture fatidique de Cabu « C’est dur d’être aimé par des cons ». Des filles voilées, des Ben Laden, des imams, oui, en veux-tu en voilà, mais pas de Mahomet en couverture. Aucune autocensure là-dedans, sans doute. Le plus vraisemblable est qu’ils n’y avaient pas pensé. Le personnage ne faisait pas encore recette.

    Avec des pincettes

    Ils sont malins, à L’Obs. Ils publient le texte avec des pincettes. Dans sa présentation, Aude Lancelin nous invite à « ne pas transformer cet ultime texte en tables de la loi intouchables, impossibles à discuter. » Ils ont raison.

    D’autant que la théorie de Charb (tout ce raffut, on n’y était pour rien, c’est la faute aux médias) passe aussi sous silence le tam-tam alors orchestré par l’équipe du magazine elle-même, autour de cette publication, certes courageuse, comme on s’en aperçoit aujourd’hui. Les équipes de télé qui se bousculaient autour du bouclage du numéro Mahomet n’étaient pas là par hasard. Elles avaient été invitées.

    Ce qui, évidemment, ne justifie en rien les assassinats (toujours le préciser) mais autant raconter l’histoire complètement. Après tout, le « testament » de Charb n’est pas non plus une notice Ikea.

  • Dieudonné et Liberté d'expression

    Art Spiegelman défend la liberté d’expression de Dieudonné

     
         

    Dans un entretien donné en janvier dernier à l’hebdomadaire allemand Die Zeit, le célèbre dessinateur Art Spiegelman a estimé que le deux poids, deux mesures entre Dieudonné et Charlie Hebdo était absurde et que l’humoriste devait pouvoir s’exprimer librement.

    « En France, il est parfaitement normal de se moquer de Mahomet, Jésus, le pape, les rabbins ou les prêtres […] Mais il y a des frontières en France – et, sans vous en apercevoir, vous vous retrouvez face à une contradiction hypocrite. Le blasphème est dans l’ordre des choses, mais dès que vous dites quelque chose d’antisémite… […]

    L’exemple frappant est le comédien Dieudonné, qui a été arrêté parce qu’il s’est moqué des victimes des attentats […] Si je devais censurer quelqu’un, ce serait lui. Mais la réaction rationnelle à cette situation devrait être différente, je ne vais pas aller manger au restaurant avec ce gars, je vais réfuter ses opinions à chaque occasion. Mais bien sûr, il a le droit de les exprimer. Mais il ne peut pas en France, car il y a des lois contre les discours de haine, comme en Allemagne.

    Dieudonné est dangereux, et des mesures doivent être prises contre lui. Mais ce qui se passe actuellement est absurde. Et surtout contre-productif. […] Même moi, en tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste, je ne peux pas comprendre ce deux poids, deux mesures [1]. […] Ce que la France est en train de faire est très stupide. »

    Des déclarations qui pourraient donc laisser entendre que les lois mémorielles comme la loi Fabius-Gayssot devraient être abolies, pour laisser place à un débat qui permettrait de « réfuter » les thèses les plus fallacieuses. Cet entretien n’a pas choqué outre-Rhin, le quotidien Die Welt (24 février 2015) ayant même titré, sans ironie : « Bien sûr que nous pouvons nier l’Holocauste ! », dans un article relatant l’entretien donné par Spiegelman au Zeit.

    Au cours de cet entretien, Art Spiegelman a également estimé que « la France est en train de faire les mêmes erreurs que l’Amérique dans l’après-11 Septembre ».

    Âgé de 67 ans, Art Spiegelman est mondialement connue pour la bande dessinée Maus, réalisée dans les années 1970 et 80. Cette œuvre majeure du répertoire de la Shoah, où les Nazis sont représentés en chats et les juifs en souris, a notamment obtenu le prix Pulitzer en 1992. Le dessinateur new-yorkais s’est déjà manifesté par des œuvres non-conformistes, comme ce dessin paru dans The New Yorker le 15 mars 1999 :

     

    Notes

    [1] Phrase originale : « Selbst ich, als Kind von Holocaustüberlebenden, kann dieses Messen mit zweierlei Maß nicht richtig verstehen. »

  • FESSÉE : COMMENT LA MONTRER ?

     

    Par Daniel Schneidermann le 03/03/2015 - 09h15 - le neuf-quinze

    Enfin un vrai débat ! La France doit-elle proscrire, par la loi, les chatiments corporels sur les enfants, et notamment la fessée ? C'est ce que lui demande, selon Le Monde, le Conseil de l'Europe. On attend avec impatience d'observer si le fossé entre eurolâtres et europhobes s'applique ici aussi. On attend notamment le réquisitoire anti-fessée de Jean Quatremer, et la réplique pro-fessée de Jacques Sapir (le communiste Pierre Laurent a déjà fourni une indication intéressante, en révélant que ce débat le "fait tomber sur le cul").

    En attendant, le sujet pose aux media un autre problème : comment l'illustrer ? Sachant que l'illustration la plus proche de la vérité de la scène (une photo de fessée déculottée) est inimaginable sur des medias généralistes, que reste-t-il ?

    Solution la plus souvent retenue, la photo d'agence, avec modèles professionnels, aux visages non visibles.

    Modèle de base, avec alliance à la main fesseuse (AFP). La fessée est administrée de nos jours (slip de couleur, jean), par un couple parental présumé hétérosexuel. Nombreuses variantes.

    Autre possibilité, l'illustration vintage. Effet recherché : souligner le caractère ancien de la fessée. A noter que ce choix en lui-même n'exprime aucune position. Il peut en effet souligner aussi bien l'archaïsme, que le caractère traditionnel et ancestral de la pratique.

    Le Monde a choisi ce modèle vintage. Epoque présumée : début XXe siècle

    Atlantico opte pour cet autre vintage, avec visages expressifs. Epoque présumée, années 50 (observer la coiffure des protagonistes)


    > Cliquez sur l'image pour un gros plan <

    RFI opte pour l'ultra vintage, style gravures licencieuses XVIIIe (observer le carrosse à l'extérieur). Manière de situer la pratique dans un très ancien patrimoine pictural et littéraire ?

    Dernière solution : parler d'autre chose. Mais de quoi ? Ci-dessus la solution Valeurs Actuelles. L'hebdomadaire tente-t-il de faire passer un message sur le vivrensemble ? Ci-dessous, la photo choisie par La Dépêche, qui plonge également dans un abîme de perplexité.

  • Après les tueries de Paris...

    Après les tueries de Paris, questionner le traitement médiatique des quartiers populaires

    par Isabelle Sylvestrele 11 février 2015

    Nous publions, sous forme de tribune [1], un témoignage de la documentariste Isabelle Sylvestre (Acrimed).

    Il nous en faudra du temps – si nous nous l’accordons – pour dénouer les fils qui tissent la toile de fond des attentats de janvier 2015 à Paris. Mais s’il y en avait un à tirer, ce serait celui de l’hypocrite et déplorable couverture des médias sur les questions de la violence et de la « misère » sociales des banlieues françaises depuis des années. Comme documentariste pour la télévision publique, j’ai eu maintes fois l’occasion de constater à quel point la violence ne se situait pas que d’un seul côté. Mais c’est un constat qui ne passe pas facilement dans nos médias.

    Dans le fatras médiatique qui couvrait de son bruit assourdissant les attentats de Paris, un média télé a posé un geste intéressant (pour les mauvaises raisons bien sûr, mais on s’en fout) en présentant des photos d’Amédy Coulibaly enfant, en l’appelant même « enfant de la république française ». En fait, ce qu’on peut voir dans ces photos, c’est que c’est un enfant ordinaire, parmi les autres dans sa classe. Il sourit, il s’amuse, bref de très jolis portraits. Il a sept ans, et n’a aucune idée de la couleur de sa peau, aucune idée de la violence du monde qui l’attend au tournant, ni de celle qu’il va lui-même répandre.

    Ces photos, où l’innocence se dispute à la banalité, ont le mérite de nous renvoyer, le temps de les apercevoir, à la question centrale de ces évènements tragiques : par quel processus délirant un enfant peut-il devenir un « terroriste » ? Qui crée ces monstres ? Qui les décérèbre ? La télé-bouillie et les jeux vidéos qui ne cesse de véhiculer des représentations coupées du réel (Cyrulnik) ? Les vendeurs de camelote, de vide, les épandeurs de slogans creux, écrasant tout sens, toute possibilité de faire des liens, les vendeurs d’armes et d’idées tordues de tous bords, au final ? Jeu de questions qui ne sont à ce jour que très rarement soulevées dans les JT ou les reportages jetables. Ce n’est pas leur objet.

    Les théories du complot, qui pullulent actuellement, se servent de ces questions pour en faire des arguments à leurs fins. Ainsi des enfants sont victimes des distorsions mentales des puissants, qu’ils se changent en monstres ou qu’ils reçoivent les coups. Ce qui est en partie vrai. Mais il ne faut surtout pas achopper sur ces théories fumeuses, qui nous empêchent de voir qu’il y a, dans les faits, de réelles invitations à la violence dans les quartiers, qui font le lit des événements de janvier, mais qui sont incessamment passées sous silence, pire, qui sont inversées dans le miroir spéculaire des médias institutionnels.

     

    Que dit-on des banlieues dans les médias classiques depuis des années ?

    Parle-t-on des 127 « bavures » mortelles depuis 2000, dont la majorité des victimes ne sont pas « Français d’origine » ? Des bavures qui ne sont que la pointe de l’iceberg des milliers d’actes de violences policières – de l’humiliation à certaines formes de torture – qui sont chaque année dénoncées par Amnesty Internationale, et surtout, qui restent sans suite, impunis, dans un silence de plomb. « Le rapport d’Amnesty International intitulé "Des policiers au-dessus des lois" a (…) montré que les allégations des victimes et des familles de victimes ne faisaient toujours pas l’objet d’une enquête effective, indépendante, exhaustive, impartiale et menée dans les meilleurs délais. L’étude montrait aussi que des victimes et des proches de victimes restaient de même privés de réparation appropriée – restitution, indemnisation, réadaptation, satisfaction et garanties de non-répétition, notamment » [2].

    Cette réalité dénoncée par Amnesty, se reflète également dans les médias qui ont effacé la parole – le droit de réponse – de générations d’enfants d’immigrés, par des reportages formatés, pour « dire » exactement ce que les rédacs chefs veulent entendre. On pourra se référer ici à l’article de Jérôme Berthaut, « Tintin en banlieue, ou la fabrique de l’information », qui décortique les fines mécaniques d’assimilation des rédacteurs en chef des méthodes – voire du langage – de la police dans les banlieues. En plaçant d’emblée la caméra, et le journaliste, aux côtés des forces de l’ordre, « ces modalités de fonctionnement ont pour effet d’aligner les propositions de sujets sur les schémas d’interprétation des responsables de la rédaction les plus éloignés du terrain, au point de définir souvent une banlieue hors sol ».

    Les idées préconçues sur les banlieues, leur violence intrinsèque et sans racine – sauf celle du chômage – ont fonctionné pendant des années dans la tête des rédacteurs en chef. À tel point qu’une « cité » a fini par porter plainte au CSA : « Le 26 septembre 2013, France 2 diffusait dans le cadre de l’émission "Envoyé spécial" un reportage baptisé "Villeneuve : le rêve brisé". Énième reportage à charge contre "la Villeneuve" de Grenoble mais aussi contre les quartiers populaires en général », rapporte le communiqué de presse, qui retranscrit le « Dépôt de plainte contre le Président de France Télévisions pour diffamation publique ». On peut y lire :

    Ce reportage a provoqué une très forte colère des habitants, choqués et indignés de voir leur quartier défiguré. Les habitants ont été blessés de voir les témoins bafoués ou manipulés dans des mises en scène du réel. Sans nier ni les incivillités ni parfois la violence, nous estimons que la vision proposée par le reportage est partielle et ne prend à aucun moment en compte la réalité de la vie quotidienne des habitants de la Villeneuve. Oui, il y a une autre vie dans notre quartier que celle présentée de manière détournée et caricaturale. Les conséquences de ce reportage sont nombreuses. Elles se posent en termes de discrimination. Discrimination à l’embauche pour les jeunes et les habitants du quartier en général, discrimination des élèves fréquentant les établissements scolaires du quartier, discrimination des habitants du quartier dans leur relation avec les autres grenoblois, discrimination au logement, etc.

    Et, pour finir : « Nous ne comprenons pas que nous soyons contraints au silence au nom de la liberté d’expression et que nous soyons dans l’impossibilité de trouver une tribune pour dire notre point de vue ».

    Et justement, lorsqu’en tant que documentariste, j’ai voulu proposer ce droit de réponse, en filmant la reconstitution d’une « bavure » policière qui avait pratiquement tué d’une balle dans la tête le jeune Toufik El Bahazzou, 17 ans, dans la région d’Arles en 2004, j’ai été stoppée par la procureure gardoise, et la mollesse de mes producteurs à résister à la censure judiciaire.

    L’adolescent était au volant de la voiture d’un ami, et conduisait sans permis, m’ont dit ses copains plus jeunes qui l’accompagnaient, lorsqu’ils furent pris en chasse par une voiture de police. Cette chasse à l’ado s’est terminée dans un fossé, sous les tirs d’un agent énervé et peu entraîné, Hicham Errahmouni. Lors de ma demande d’autorisation de tournage, la magistrate m’expliqua que si le garçon était désormais plongé dans un coma profond, en réanimation depuis plusieurs semaines à l’hôpital Nord de Marseille, c’était parce que l’agent avait mal visé. Ce n’était donc pas nécessaire de médiatiser cette affaire qui n’était qu’une erreur. Et pourtant, lui fis-je remarquer, l’agent l’avait eu en plein dans la tempe.

    Cette semaine là, les commerçants de Beaucaire baissèrent leurs rideaux au passage de la famille et des amis de Toufik qui manifestèrent silencieusement dans la petite ville, et ce n’était pas en signe de respect. Des jeunes du quartier m’expliquèrent que tous les jours les « flics » venaient les menacer verbalement, et physiquement, depuis longtemps, un rituel quotidien dans l’opacité des cités lointaines.

    De cette affaire, presque rien dans les médias. Aucun son médiatique ne vient perturber le paysage audiovisuel là-dessus. Silence radio, télé, silence presse. On parlera un peu du procès du policier quelques années plus tard. De la souffrance de cette famille, comme de tant d’autres affaires de bavure, niet.

    Ce qui ne fut pas dit dans les médias pendant des années est aussi dangereux que la bombe à retardement que nous venons tous de recevoir à la gueule en janvier. D’un côté on « surparle » de violence, celle des banlieues dont l’existence n’est jamais remise en cause, un fait « choséifié » médiatiquement. De l’autre côté, on la tait presque complètement – comme si elle n’existait pas. Comment ne pas imaginer la frustration, la colère qui monte face au mépris de la souffrance des pouvoirs en place - de tous les pouvoirs ? Face à la désinformation incessante et le silence mensonger qu’activent les médias institués au sujet des « banlieues » ?

     

    Se ressaisir du récit national et le co-écrire

    Dans un article publié sur Médiapart le 24 janvier, le chercheur Christian Salmon soulève que pour l’écrivain anti-colonialiste Joseph Conrad, « L’attentat terroriste vise à désarticuler la grammaire du récit dominant. Non pour lui opposer un autre récit (un programme, un communiqué), mais pour ruiner la compétence narrative du pouvoir en place ».

    À l’heure de ramasser les débris de cette casse éclatante, il ne s’agit pas de victimiser ni d’encenser une population X, mais de nous déssiller les yeux pour enfin voir la part cachée des drames quotidiens dans ces banlieues éloignées. Il est temps pour tous ceux qui travaillent le récit national – dont les journalistes – de se poser de sérieuses questions. Veut-on réellement continuer dans la médiatisation d’un réel « marketté », construit pour les effets de loupe, et un soi-disant audimat absolutiste ? Un récit rempli de faussetés, de petites et grandes injustices, plein de trous de mémoire et de dé-liaisons, creusant des fossés abyssaux dans le corps social, et portant finalement atteinte à la dignité humaine.

    Un récit national dont toute une part immigrée de la population est dessaisie, à coup de plateau-télé-réalité, et que bien évidemment tous ceux qui en font les frais continueront à vouloir détraquer, coûte que coûte. Si on ne se pose pas les bonnes questions.

    Isabelle Sylvestre

  • Une certaine conception de la justice

    "Sous Hollande, on pourchasse, on traque et on neutralise"

    INTERVIEW - Le journaliste Vincent Nouzille publie Les tueurs de la République. Il raconte les opérations spéciales réalisées par les services français pour éliminer des personnes jugées dangereuses pour la sécurité nationale ou conduire des guerres secrètes contre des ennemis présumés. Des opérations qui se sont multipliées sous la présidence de François Hollande.

    Vous dites que François Hollande assume le plus les opérations secrètes. Quels types d’opérations a-t-il ordonné?
    De manière quasi-systématique, François Hollande a ordonné des représailles et des ripostes suite à des attentats ou à des prises d’otage. Premier exemple : l’embuscade d’Uzbin, à l’été 2008, qui a tué neuf soldats français en Afghanistan. A l’époque déjà, l’état-major de Nicolas Sarkozy avait voulu trouver les responsables et les punir. Mais cela n’avait pas été possible. Finalement les services secrets français et les forces militaires en Afghanistan ont localisé quelques années plus tard le responsable, le mollah Hazrate. Une frappe française l’a tué en septembre 2012.

    Peut-on donner des chiffres sur ces opérations spéciales?
    Il y en a eu une dizaine depuis 2012. Des opérations visant à cibler des gens qui avaient frappé des intérêts français ou des Français. Par exemple, Denis Allex, agent de la DGSE, avait été retenu en otage pendant trois ans et demi en Somalie. Sur ordre de François Hollande, il y a eu un raid de la DGSE pour tenter de le libérer en Somalie en janvier 2013 mais il a mal tourné. L’otage et deux membres du Service action de la DGSE sont décédés. François Hollande a alors donné l’ordre d'exécuter le responsable de cette prise d’otages, Godane, chef des shebabs. Cette exécution a finalement été menée par les Américains. Cela montre l’implication et la coopération des deux pays. Quand on n’a pas les outils pour frapper, on demande à nos amis d’outre-Atlantique d’utiliser leurs drones armés.

    «Une guerre dans la guerre»

    Vous dites que François Hollande a toujours sur lui une liste de terroristes? Que contient-elle?
    C’est une liste qui est le fruit du travail de la DGSE et du renseignement militaire, qui travaillent de concert et qui établissent des listes de chefs terroristes à "décapiter". Elle a été utilisée en particulier durant l’opération Serval au Mali. Il ne s’agissait pas de capturer les terroristes, de les blesser, d’en faire des prisonniers ou de les traduire en justice, il fallait les éliminer. On sait qu’il y a eu une quinzaine de HVT ("High value target", cible de haute valeur) qui ont ainsi été tuées par les Français au Sahel depuis le déclenchement de l’opération Serval. Sur cette liste, on doit certainement pouvoir ajouter les cibles en Afghanistan, en Somalie et Al Qaida pour la Péninsule Arabique (AQPA). Un des chefs d’AQPA, qui a revendiqué l'attaque de Charlie Hebdo. a par exemple été frappé par un drone américain après l'attentat du 7 janvier. Il s’agit bien d’une guerre dans la guerre. Une guerre parfois faite en coopération avec les Américains.

    La France opère de manière secrète alors que d’autres services n’hésitent pas à les assumer. Pourquoi la France ne les revendique pas publiquement?
    Historiquement, la France n’a jamais revendiqué ce type d’opérations contrairement à certains services comme le Mossad israélien qui sont réputés pour se venger de manière systématique. Mais en réalité, la loi du Talion est une règle quasi-intangible des services secrets. Les Français qui étaient très réticents à ce type d’opérations ou ne le faisaient pas savoir, s’y sont davantage mis. Sous François Hollande, c’est devenu un principe : on pourchasse, on traque et on neutralise. Une partie de ces actions se font de manière plus discrète, plus clandestine parce qu'elles se déroulent sur des théâtres d’opération où la France n’est pas officiellement engagée (dans le sud de la Libye, par exemple). 

    «Durant le raid en Somalie pour libérer l’agent de la DGSE, Denis Allex, des civils ont été tués.»

    Y-a-t-il des dommages collatéraux lors de ce genre d’opérations?
    Les officiels français que j’ai pu interroger affirment qu’il n’y en a pas. Selon eux, contrairement aux Américains, on évite les dommages collatéraux, notamment parce qu’on intervient de visu, avec des avions de chasse ou des commandos à terre. Dans la réalité, c’est plus compliqué que ça. Durant le raid en Somalie pour libérer l’agent de la DGSE, Denis Allex, il y a eu des dommages collatéraux importants. Les consignes étaient d’éliminer tous les gens sur le chemin du commando pour des questions de sécurité. Il y a eu des civils qui ont été tués.

    Quels sont les autres Présidents qui ont utilisé ces méthodes?
    Selon les tempéraments des Présidents, c’était plus ou moins assumé. Sous le général De Gaulle, c’était la guerre d’Algérie, les opérations Homo (pour "homicide") étaient décidées en plus haut lieu. Giscard avait une mentalité de tueur au sang-froid. Il avait donc décidé un certain nombre d’opérations de ce type. Sous François Mitterrand, soi-disant, elles étaient proscrites. En réalité, elles étaient tolérées et l'ancien Président laissait faire. D’anciens responsables des services secrets racontent que François Mitterrand ne répondait pas clairement et n’assumait pas explicitement ce type d’opérations. Il disait par exemple "Si vous le jugez utile". C’était une manière de se défausser. Sous Jacques Chirac, cela a été la période la plus calme. Le président était extrêmement réticent. Il craignait toujours l’échec, le boomerang politique. Il n’avait pas une grande confiance dans l’efficacité des services secrets. Même après les attentats du 11 septembre 2001, Jacques Chirac a refusé de s’engager sur ce terrain là.

    Et sous Nicolas Sarkozy?
    Il y a eu deux temps. Dans la première période, il méconnaissait un peu ces outils et ces méthodes et il était plutôt partisan d’une négociation notamment pour les prises d’otage. Finalement, à partir de 2010, il s’est progressivement transformé en chef de guerre. Il avait visiblement davantage confiance dans les forces spéciales, qui dépendent plus de l’armée, que de la DGSE. En 2010, il a été secondé à l’Elysée par un "faucon", le général Puga, qui était son chef d’Etat-major particulier, et partisan de la manière forte. Il a "converti" Nicolas Sarkozy à cette méthode. L’exemple le plus frappant est celui du raid des forces spéciales suite à la prise d’otages de deux jeunes Français au Niger en 2011. Le raid a échoué, les deux otages ont été tués. Mais cela a convaincu Nicolas Sarkozy que la manière forte est la bonne et qu’il fallait envoyer des messages aux ennemis de la France. François Hollande a durci encore plus cette politique. Le chef d’Etat major particulier de Nicolas Sarkozy est d’ailleurs resté en place sous la présidence de François Hollande. Il doit prendre sa retraite en 2015.

    Vincent Nouzille, Les tueurs de la République, (édition Fayard)

    Michaël Bloch - leJDD.fr