Sénégal, région de Saint-Louis. L'entreprise italo-américaine Senhuile-Senethanol a obtenu une concession de 20.000 hectares de terres pour 55 ans pour cultiver des tournesols et des patates douces. L'investissement, qui vise essentiellement à produire de l’éthanol pour l'export n'est pas la première tentative de l'entreprise dans le pays : elle avait déjà essayé l'année précédente à Fanaye. A la suite d'une manifestation de protestation ayant entraîné deux morts et un vingtaine de blessés, le gouvernement avait opté pour la délocalisation du projet. C'est ainsi qu'une réserve naturelle, la réserve Ndiaël protégée par la convention de Ramsar, a été déclassifiée de son statut au nom de l’intérêt public et concédée à l'entreprise. La zone n'est pourtant pas moins peuplée que Fanaye, ni moins vitale pour ses habitants qui l'utilisent pour leurs propres activités économiques et leur subsistance.
Avec 3,8 millions d'hectares de terres arables et 60% de la population active occupée dans l'agriculture familiale, le Sénégal n'est toujours pas en mesure de garantir sa souveraineté alimentaire et il importe le 60% de sa consommation, principalement le riz, le blé et le maïs. Cette dépendance a montré largement ses limites quand la crise pétrolière de 2006 s'est répercutée sur le marché agroalimentaire et a provoqué une forte inflation des prix des biens de première nécessité. A Parcelles, dans la banlieue de la capitale sénégalaise, le riz a augmenté de 35% en une seule journée1. L'ancien président Wade, avec la devise d'assurer l'indépendance énergétique du pays et faire face à la crise alimentaire, avait lancé en 2008 la Grande offensive agricole pour la nourriture et l'abondance (GOANA), programme politique dans lequel s'était inscrit deux ans plus tard la Loi d'orientation des biocarburants2 qui trace le cadre général pour le développement de l'industrie des biocarburants dans le pays.
Un programme spécial biocarburants visant à promouvoir la culture du Jatropha Curcas3 avait déjà été lancé en 2007 dans le cadre du plan Retour Vers L'agriculture (REVA) (2006), prévoyant de « créer une dynamique nationale de retour massif des populations vers la terre » à travers la création de « pôles d’émergence agricoles (PEA) », mais ayant explicitement pour finalité la promotion de l’initiative privée dans le secteur agro-industriel, ce qui a surtout provoqué des attributions massives en faveur des dirigeants politiques et religieux, et des sociétés internationales. Il en a été de même pour la GOANA qui exhortait elle aussi tous les Sénégalais en mesure de cultiver la terre à le faire et demandait aux communautés rurales de mettre à la disposition de ce programme une superficie de 1.000 hectares chacune, en donnant la priorité à ceux qui avaient les moyens de se lancer dans une exploitation rentable.
Ce n'est donc pas un hasard si depuis 2006 le Sénégal a connu une forte augmentation des investissements directs étrangers dans l'agriculture. « Nous sommes en présence d'un mécanisme construit pour enlever les terres aux paysans et les faire revenir dans les mains de l'état, qui à son tour les accorde aux grands capitaux » déclare Mariam Sow, coordonnatrice d'Enda Pronat4, ONG sénégalais active dans le champ du développement rural et parmi les premières a avoir attiré l'attention sur l'ampleur des acquisitions de terres dans le Pays. L'IPAR, Initiative Prospective Agricole et Rurale affirme5 qu'en mai 2011, 249.353 hectares ont déjà fait l’objet de transactions à destination de privés étrangers, et 160.010 sont passés dans les mains de nationaux ne résidant pas dans les communautés rurales intéressée, soit au total plus de 10% du potentiel agricole du pays.
Il faut donc s'inscrire dans ce panorama pour comprendre l'histoire du projet agricole Senhuile-Senéthanol initiée le 20 juillet 2010 quand M. Karasse Kane, président du conseil rural de la communauté de Fanaye, (département de Podor, région de Saint-Louis) signe avec l'entreprise Senéthanol un accord de mise à disposition de 20.000 hectares de terrain situé sous sa juridiction. Le projet, un investissement de 137 milliards de francs CFA (environ 228 millions d'euros), prévoyait la conversion de terres agropastorales, composées de savane et de plaines sèches, utilisées alors pour l'élevage traditionnel en une culture intensive de patate douce pour la production d'éthanol.
Senéthanol est composée à 25% de capitaux privés sénégalais les 75% restants appartenant à ABE ITALIA SRL, elle-même propriété de ABE LLC (Advanced Bioenergy, USA) à 66% et AGR.I. SRL à 34%. Comme c'est souvent la méthode pour rentrer sur ce type de marché, c'est une entreprise partiellement locale qui négocie l'accord avec les autorités, mais ce n'est en réalité que l'arbre qui cache la forêt puisqu'en marge de cet accord, Senéthanol signe une alliance avec une autre société Italienne TAMPIERI FINANCIAL GROUP, spécialisée elle dans la culture de tournesols pour la production d'huile et de biocarburant, donnant naissance à Senhuile-Senéthanol détenue à 49% par SENETHANOL SA et 51% par TAMPIERI FINANCIAL GROUP SPA6.
Selon ses promoteurs le projet agricole de Fanaye aurait dû créer au moins 5.000 emplois, et on peut se demander lesquels en considérant que ce type d'exploitation entièrement mécanisée ne nécessite que très peu de main d’œuvre, exception faite dans certains cas de la récolte, ce qui ne se produit que quelques mois dans l'année. Le recrutement n'a pas eu lieu, ce qui a renforcé la position des habitants qui jugent inacceptables de telles concessions dans un pays où l’accès à la terre est déjà précaire. L'arrivée de l'armée et la sécurisation de la zone n'a pas contenu la protestation, et six mois après les violents affrontements de Fanaye, le 20 mars 2012, deux décrets sont émis le même jour.7 Le premier établit la déclassification partielle d'une aire de 26.550 hectares située dans la réserve naturelle de Ndiaë, déclarée en 1977 « zone humide d'importance internationale » par la Convention de Ramsar. Le second décret en attribue 20.000 pour une période de 55 ans au projet Senhuile-Senéthanol. Une antenne de 6.000 hectares située en périphérie de la zone est destinée au relogement des populations qui habitent la terre désormais concédée à l'entreprise. Il s'agit de 37 villages, 9.000 habitants des communautés rurales de Ngnith, Diama de Ronkh et Ross-Béthio.
Les Peuls, éleveurs semi-nomades, qui habitent depuis des siècles l'Afrique occidentale, représentent le principal groupe ethnique dont la plupart étaient déjà sur place avant que la zone ne soit déclarée réserve naturelle, ce qui les avait alors privés de la possibilité d'avoir ne serait-ce qu'un droit d'usage de la terre à des fins agricoles. La communauté s'était cependant vu accorder le droit d'utiliser le bois mort, la nourriture et les plantes médicinales, gommes et résines que l'on trouve naturellement dans la réserve. Ils étaient également autorisés à utiliser la zone pour le pâturage, le site étant le seul espace encore disponible pour l'élevage dans la région. On comprend donc les raisons de l'indignation des villageois qui déclarent n'avoir pas été mis au courant avant la mise en exploitation du projet. Ils l'ont découvert brutalement, réveillés un beau matin par le bruit des machines au travail.
Une telle course à la terre peut paraître surprenante, et en particulier dans un pays caractérisé par la faible disponibilité en eau et la désertification croissante des sols. Ce n'est pas l'avis de la Banque mondiale qui dans son rapport Awakening Africa's Sleeping Giants publié en 2009, décrit la savane guinéenne comme l'une des plus grandes réserves de terres agricoles sous-utilisées dans le monde et insiste sur l'idée que des potentiels agricoles nettement sous-explorés se cachent dans toute l'Afrique, incluant notamment des zones semi-désertiques. Sous la formule Land Abundant, Investor Scarce la Banque mondiale semble donc justifier les investissements terriens sur le continent, en souhaitant leur réglementation dans un optique win-win. On est de fait face à une pression pour la commercialisation à grande échelle de la terre sur le continent Africain.
Quatre ans plus tard, cette approche n'a pas changé, la dernière publication sur le site de la Banque mondiale8affirme que le potentiel du secteur agricole et agroalimentaire en Afrique pourrait se chiffrer à 1.000 milliards de dollars à l’horizon 2030. C'est à dire trois fois plus qu'aujourd'hui. On y trouve aussi confirmée l'idée que l'Afrique concentre plus de la moitié des terres fertiles et pourtant inexploitées de la planète.
La Banque mondiale interprète ici ce que les marchés avaient déjà commencé à mettre en application : depuis l'année 2008, environ 45 millions d'hectares (représentant l'équivalent de plus de 80% de la surface de la métropole française) ont été l'objet de transactions financières visant à investir dans des projets agricoles, les deux tiers ayant eu lieu sur le sol africain et concernant des terrains d'une superficie comprise entre 10.000 et 200.000 hectares. Selon l'ONG Grain, la superficie vendue ou concédée serait en réalité largement supérieure, de l'ordre 56 millions d'hectares pour la seule période 2008-2009 si l'on considère l’ensemble des chiffres rapportées par les médias et les dénonciations des réseaux locaux. Ce sont les économies les moins développées, caractérisées par la prédominance du secteur agricole, qui attirent le plus ces capitaux. D'après les données relevées pour le Land Matrix Database9, les investisseurs sont attirés par des pays qui combinent une bonne garantie institutionnelle des investissements et une faible sécurité foncière pour les populations autochtones, ce qui permet un accès facile à la terre tout en assurant un prix bas10.Au Sénégal, du fait de la persistance de la loi sur le domaine national, la plupart des terres ne sont affectées que pour un droit d’usage, pouvant être facilement révoqué par l'état au nom de l'intérêt public, notion dont le cadre manque fort de précision.
Lors d'un repérage dans la région, accompagnée par Isma Ba, le chef du village de Yowré, et Stefano Lentati, directeur de l'ONG italienne Fratelli dell'uomo11, nous avons pu observer nous-même l'exploitation. On n'est qu'à quelques kilomètres de la frontière avec la Mauritanie où la nature semble n'offrir que du sable et quelques herbes sèches, et des centaines de milliers de tournesols et de longs canaux remplis d'eau se détachent du décor. En se déplaçant de quelques kilomètres, on peut voir en action le système d'arrosage projeter en l'air d'énormes quantités d'eau. Une telle technique d'irrigation, canaux à ciel ouvert et jets continus en plein soleil par 45 degrés, entraîne vraisemblablement une perte des deux tiers du précieux liquide par évaporation avant même d'avoir pénétré le sol. De leur coté, les femmes de Iowre marchent dix kilomètres de plus chaque matin pour atteindre le puits où se fournir en eau : les gardiens placés au contrôle de la zone interdisent le passage.
(… à suivre)