Après s’être rendu dans les zones de Libye sous contrôle islamiste, Samuel Laurent montre comment l’intervention voulue par Sarkozy a déstabilisé toute la région.
Sahelistan
Samuel Laurent est un personnage inclassable.
Ni journaliste, ni diplomate, ni chercheur, il s’aventure là où plus personne n’ose aller : au plus près de la mouvance jihadiste du Sahel, dans cette zone grise où se mêlent idéologie, terrorisme, trafics en tous genres, et, surtout, où la vie humaine ne coûte pas cher.
C’est un homme d’apparence lisse, qui publie un livre où il faut le croire sur parole. Consultant pour des entreprises chinoises, cet auteur atypique...
- plonge dans le maelström libyen post-Kadhafi,
- se frotte aux brigades islamistes qui mettent le pays en coupe réglée,
- fait parler ceux que l’on entend rarement,
- et débusque au passage les idées reçues en Occident, singulièrement en France.
Au cœur du récit, cette idée-force selon laquelle Nicolas Sarkozy, mal inspiré par Bernard Henri-Lévy, a déstabilisé, en déclenchant la guerre de Libye en 2011, une zone bien plus vaste, qui s’étend jusqu’au Maroc et à la Mauritanie, et dont l’intervention française au Mali n’a été qu’une des conséquences.
Le récent attentat contre l’ambassade de France à Tripoli en est visiblement une autre manifestation.
Parade de miliciens libyens, Tripoli, 2012 (AP Photo/Abdel Magid Al Fergany, File)
Voici la dernière phrase de son livre :
« L’incompétence et la myopie de nos présidents successifs génèrent une cascade de mauvaises décisions dont la France et l’Afrique commencent tout juste à payer le prix ».
« Sarkozy d’une irresponsabilité folle »
Samuel Laurent, mai 2013 (Pierre Haski/Rue89)
Dans un entretien à Rue89, Samuel Laurent nuance son propos :
« Je suis plus sévère à l’encontre de Sarkozy que de Hollande.
Sarkozy n’était pas obligé d’intervenir comme il l’a fait. Il a été d’une irresponsabilité folle, ouvrant la boîte de Pandore.
Il a laissé à son successeur un choix impossible : soit laisser s’installer un califat sur l’ensemble du Mali, soit monter une intervention qui n’allait régler aucun problème et simplement le déplacer.
Le Mali est une opération largement inutile. En nettoyant le nord du Mali, on a renforcé les positions de ces mêmes islamistes dans le sud de la Libye et même en Tunisie, en Mauritanie, au Niger, jusqu’à poser un risque pour le Maroc. »
Un « échec retentissant »
En Libye, l’intervention de l’Otan initiée par la France « se solde aujourd’hui par un échec retentissant », écrit Samuel Laurent dans son livre. Il en liste les maux :
« Meurtres, règlements de comptes, tortures, arrestations arbitraires, viols, massacres, pour ne pas dire génocide à l’encontre des Africains et des tribus noires du pays, présence massive d’Aqmi dans le sud, implantation d’Al Qaeda en Cyrénaïque (Est de la Libye, ndlr), trafic de drogue, trafic d’armes et déstabilisation régionale... »
Il ajoute :
« C’est une nation en lambeaux, disloquée et plus fragile que jamais, pleine de violence et de dangers, qu’on nous cache depuis maintenant des mois ».
Mais au-delà de ce constat, dont les lecteurs de Rue89 avaient pu avoir un avant-goût au travers des analyses d’Hélène Brevin sur le rôle des Touaregs libyens ou la montée des milices islamistes armées, il y a la dimension de déstabilisation régionale.
Sud Libye, zone interdite
Samuel Laurent nous emmène dans le sud de la Libye, région où quasiment plus aucun étranger ne se rend désormais,
Il parvient à se rendre, non sans mal, à Oubari, dans le désert du Sud libyen, aux confins du Niger et, surtout, de l’Algérie.
L’auteur gagne, grâce à des complicités parmi les Toubous, cette partie de la Libye qui échappe au contrôle de Tripoli, afin de vérifier l’implication libyenne dans l’opération des jihadistes de Mokhtar Belmokhtar contre la raffinerie d’In Amenas, en Algérie, au début de cette année.
Ce qu’il décrit est décoiffant :
- une région contrôlée par la brigade islamiste 315, fondée par un Touareg malien lié par mariage à Mokhtar Belmokhtar, lié à Al Qaeda, engagé dans le trafic de drogue et le transport de jihadistes ;
- une région où des stocks d’armes de l’ère Kadhafi sont entreposés dans des bunkers souterrains, dont les Touaregs révèlent l’emplacement au plus offrant ;
- une région où, au vu et au su de Tripoli, Mokhtar Belmokhtar a rassemblé les hommes qui ont lancé l’attaque d’In Amenas, à quelques centaines de kilomètres de là, et l’imposant matériel de guerre dont de l’explosif Semtex qui devait servir à faire exploser la raffinerie algérienne ;
- une région hors de tout contrôle : « A Tripoli, tout le monde connaît l’existence de ces groupes terroristes implantés chez les Touaregs. Mais sans moyens militaires et sans véritable volonté politique, impossible d’intervenir ! Alors on enterre le dossier en faisant de son mieux pour que l’Occident reste à l’écart. »
Samuel Laurent demande à son interlocuteur à Oubari, qui dit avoir prévenu Tripoli de ce qui se tramait, si l’attaque d’In Amenas aurait pu être évitée. Sa réponse :
« Sans l’ombre d’un doute ! Beaucoup de gens savaient ce qui se préparait. Mais personne ne voulait risquer sa vie pour en parler. D’ailleurs, à qui auraient-ils bien pu s’adresser ? »
« L’incompétence de nos services »
Il en va de même pour l’attentat à la voiture piégée qui a détruit l’ambassade de France à Tripoli, le 23 avril. Samuel Laurent
met en cause « l’incompétence de nos services, qui n’ont pas su évaluer le risque » :
« Certains Libyens travaillant à l’ambassade avaient alerté sur l’absence de sécurité. N’importe qui un peu attentif savait que c’était très dangereux. »
Des officiels et des gardes de sécurité sur le site de l’attentat à Tripoli, en Libye, le 23 avril 2013 (Abdul Majeed Forjani/AP/SIPA)
Samuel Laurent ne partage pas la thèse d’une responsabilité d’Aqmi, aidée de jihadistes locaux. Une thèse renforcée par les dernières menaces d’Aqmi contre la France.
« Aqmi n’a rien à voir avec les attentats du nord, c’est impossible. Raison simple : les islamistes du nord sont partisans de la “loi d’isolation politique” visant les ex-collaborateurs de Kadhafi.
Qui sont les premiers collaborateurs de Kadhafi ? Les Touaregs, qui sont aujourd’hui ceux qui protègent Aqmi dans le sud. Il y a donc une vraie méfiance des gens du Nord vis-à-vis du Sud. »
Samuel Laurent privilégie plutôt une piste Al Qaeda en provenance de l’Est, en particulier la milice Ansar el Charia (fondée par un ancien garde du corps de Ben Laden), originaire de la ville de Derna, fief jihadiste.
Le « Sahelistan », nouvel Afghanistan
Si le récit et les informations de Samuel Laurent sont exactes, la déstabilisation est à l’échelle régionale. Elle a créé un vaste espace ouvert aux groupes jihadistes et/ou trafiquants en tous genres, qui se déplacent au gré des événements.
Quand l’Algérie boucle ses frontières après In Amenas, ou quand la France et ses alliés reconquièrent le nord du Mali, le foyer se déplace dans le sud tunisien ou dans son sanctuaire du sud de la Libye, sans problèmes d’argent ou d’armes, prêt à ressurgir ailleurs.
De quoi relativiser les termes de la victoire française annoncée au Mali, pays qui ne peut être jugé isolé du reste de ce que Samuel Laurent, surnomme le « Sahelistan », un petit frère, plus modeste, de l’Afghanistan, mais plus près de l’Europe...