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  • Vous avez parlé du "terrorisme" ?

    Aux États-Unis aussi, la définition médiatique du « terroriste » est à géométrie variable

    par FAIRle 25 juin 2015

    Si l’on trouve des « terroristes » et du « terrorisme » sous toutes les plumes journalistiques ou presque, en France, aux États-Unis et ailleurs, force est de constater que les grands médias appliquent trop souvent, dans ce domaine aussi, le « deux poids, deux mesures ». En effet, s’ils s’empressent de brandir le terme dans certains contextes et pour certains individus (plutôt « islamistes » ou, par défaut, « musulmans »), ils répugnent parfois à le faire alors même que tout semble indiquer qu’il se justifierait (les individus sont alors plutôt « occidentaux » ou, comme on le dit dans le monde anglophone, de type « caucasien »). À cet égard, le traitement du « cas Breivik » fut « exemplaire ».


    Le court texte qui suit, paru le 19 juin dernier sous le titre « Why Are persons Unknown More Likely to Be Called « Terrorist » Than a Known White Supremacist ? », sur le site de l’observatoire américain des médias Fair, revient sur ce travers journalistique. (Acrimed)

    Au lendemain d’un acte de violence de masse, un pays hébété se tourne généralement vers ses grands médias pour voir la façon dont ils présentent les évènements. Les termes utilisés par les journalistes dans les heures qui suivent un massacre contribuent à former l’opinion publique tout en ayant une influence majeure sur les réactions politiques.

    Lorsque deux bombes ont explosé le 15 avril 2013 lors du marathon de Boston, faisant trois morts et des centaines de blessés, cela a immanquablement fait les gros titres : une recherche effectuée le lendemain de l’attentat à partir d’une base de données regroupant les journaux américains indiquait que 2593 articles mentionnaient le marathon, tous ou presque relatant les explosions. Parmi ceux-ci, 887 (34%) eurent recours au terme « terrorisme » ou assimilé (« terroriste », sous sa forme adjectivale ou nominale) – bien que l’on ne connût les auteurs, et a fortiori leur motivation, que plusieurs jours plus tard.

    Lorsque neuf personnes ont été tuées le 17 juin dernier dans l’Eglise épiscopale méthodiste africaine Emanuel, 367 articles ont paru le lendemain qui mentionnaient « Charleston » et « l’église », selon la même base de données ; un important fait d’actualité, certes, mais loin du traitement hors norme des attentats du marathon de Boston. Et parmi ces 367 articles, seuls 24 (7%) parlaient de « terrorisme » ou de « terroriste », bien que d’emblée, Dylan Roof, suspect n°1, fût identifié, tout comme furent exposées les preuves selon lesquelles il était mu par une idéologie suprémaciste blanche ainsi que le désir de « déclencher une guerre civile » (selon le journal local de Caroline du Sud The State).

    D’après certains, on a tellement usé et abusé du terme « terrorisme » que l’on ferait mieux de s’en passer. Reste que la violence motivée politiquement ciblant des civils – invariant de toutes les définitions du « terrorisme » – est un phénomène bien réel qu’il est difficile de ne pas nommer.

    Si les médias veulent utiliser ce terme, néanmoins, ils doivent le faire sans recourir au « deux poids, deux mesures ». En l’appliquant à des attaques dont les auteurs n’étaient alors pas encore identifiés, tout en refusant, dans la plupart des cas, de l’utiliser pour qualifier un massacre attribué à un blanc suprémaciste souhaitant déclencher une guerre raciale, ils ont échoué.

    Jim Naureckas

    (Traduit par Thibault Roques)

  • WikiLeaks : Laurent Joffrin serait-il devenu « paranoïaque » ?

    EN BREF

    par Julien Salingue, le 25 juin 2015

    La nouvelle a été annoncée à grands renforts de teasing : mardi 23 juin, à 22 heures, du « très lourd » serait publié par Mediapart et Libération. Et, à l’heure dite, le couperet est tombé : de nouveaux documents rendus publics par WikiLeaks établissent que les États-Unis ont espionné les autorités françaises durant de longues années, y compris au plus haut niveau de l’État.

    On ne peut évidemment que se féliciter du fait que de telles informations soient portées à la connaissance du public, et saluer le travail de WikiLeaks et des journalistes qui ont contribué à les rendre accessibles : le moins que l’on puisse dire est en effet que ces révélations (ou confirmations preuves à l’appui) sont d’utilité publique.

    Mais les esprits chagrins (ou taquins) que nous sommes n’ont pu s’empêcher de relever, en voyant Laurent Joffrin faire la tournée des plateaux de télévision et de radio pour exposer et défendre le travail fourni par le journal qu’il dirige, que certains nageaient en plein paradoxe. En consultant nos archives, nous avons en effet retrouvé ceci :

    C’est d’ailleurs un paradoxe que de voir WikiLeaks s’attaquer essentiellement aux démocraties, laissant de côté les dictatures les plus opaques et les plus répressives. Aussi bien, il est assez réconfortant de voir que les échanges secrets des grandes diplomaties sont fort peu différents, sur le fond, de leur discours public. Il faut croire que le machiavélisme qu’on prête aux gouvernants, toujours soupçonnés d’organiser de noirs complots, est moins grand dans la réalité que dans l’esprit de certains militants quelque peu paranoïaques.

    Lignes écrites par un certain… Laurent Joffrin, le 30 novembre 2010, dans un éditorial de… Libération, consacré aux premières révélations de WikiLeaks, et titré – ça ne s’invente pas – « Paradoxe ». Nous avions relevé à l’époque que la ligne éditoriale de Libération avait alors été très fluctuante, de la dénonciation du « Big brother » Wikileaks au soutien affirmé au groupe dirigé par Julian Assange, et nous formulions alors le souhait que ces évolutions traduisent une saine prise de conscience.

    Cinq ans plus tard, l’éditorialiste, de retour à Libération, semble être beaucoup plus nuancé quant à l’intérêt des révélations WikiLeaks, et c’est tant mieux. Mais que penserait Joffrin Laurent (cuvée 2010) de la posture de Laurent Joffrin (cuvée 2015) ? Le rangerait-il parmi les « militants quelque peu paranoïaques » ? Ou peut-être serait-il classé dans cette autre catégorie que le directeur de Libération affectionne, celle de « complotiste » ?

    À voir. Mais faisons un vœu : Laurent Joffrin, pris ces derniers jours, selon ses propres termes, en flagrant délit de « paranoïa » [1], sera désormais plus prudent lorsqu’il sera tenté de jeter des anathèmes sur ceux qui l’empêchent d’éditorialiser en rond, y compris et notamment le pôle de la critique des médias dont nous nous revendiquons et qu’il aime à qualifier de « média-paranoïaque ». Ce serait la moindre des choses, n’est-ce pas ?

    Julien Salingue

     

    Notes

    [1] Comme nous le notions dans un précédent article, à propos de l’utilisation du terme « paranoïa » par Laurent Joffrin, « l’usage péjoratif de termes psychiatriques n’est pas la marque d’une grande compassion pour ceux qui souffrent des troubles que ces termes désignent, [et] leur usage à des fins polémiques ne témoigne ni d’une grande originalité, ni d’une grande finesse ».

  • Un autre regard sur la Syrie

    Pourquoi ne pas reconnaître le Rojava ?

     
    Carol Mann, sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflit armé, directrice de l’association Women in War est de retour de Syrie. Elle pose un regard critique sur le traitement médiaitique des événements qui ont endeuillé la France et la Tunisie. Et rappelle le silence autour des combats du Rojava.

     

    Revenant tout juste d’un voyage au Rojava, au nord-est de la Syrie, je ne peux que m’indigner de la façon dont les médias occidentaux, dont la France, réagissent aux attentats terroristes perpétrés vendredi sur divers partie du globe.



    En France, on a surtout souligné ce qui s’était déroulé en Tunisie et en France, pour mettre en exergue, comme l’affirme l’éditorial du Monde du dimanche 27 juin dernier « une réaffirmation ferme unanime et permanente de nos valeurs démocratiques ». Comme si ce lien ne concernait pas d’autres carnages mentionnés au passage, soit le Koweït, la Somalie et plus particulièrement en ce qui concerne la démocratie, celui qui a eu lieu à Kobané, dans le Kurdistan syrien. Ce massacre a fait plus de victimes qu’ailleurs (plus de 200 et autant de blessés) sans compter les 70 personnes qui sont encore otages aux mains de terroristes.



    En janvier 2014, la ville de Kobané, on s’en souviendra, a finalement été prise aux forces de l’E.I. par l’armée du Kurdistan syrien appelé « Rojava », région kurde au nord-est de la Syrie, autonome depuis la fin 2013. Elle est dirigée par le Parti d’Union Démocratique (PYD), lié au PKK en Turquie, gérée par un binôme masculin-féminin, Salih Muslim et Asya Abdullah, reçue en février dernier par le Président Hollande sans qu’un quelconque accord d’aide ne s’ensuive. La présence d’hommes et de femmes à la tête de toutes les institutions est une caractéristique du Rojava, y compris dans l’armée où 40% des effectifs sont des jeunes femmes, les fameuses combattantes kurdes tant médiatisées.

    Le Rojava non seulement conduit la principale campagne militaire cohérente contre les djihadistes de l’EI (en dépit du manque chronique d’armement). Mais il leur oppose une idéologie démocratique, unique dans cette aire géographique, fondée sur ce qui est appelé le communalisme libertaire (basé sur les théories tardives du penseur anarchiste américain Murray Bookchin), pacifique et égalitaire que le leader turc emprisonné Abdullah Ocalan a adopté depuis quelques années, opérant une reconversion radicale du Marxisme-Leninisme violent qui caractérisait autrefois le PKK. Contrairement au Kurdistan irakien avec lequel les médias confondent le Rojava (délibérément ? on peut se le demander), le PYD ne nourrit pas la moindre ambition territoriale et cherche simplement à être une région autonome dans une Syrie pacifique et démocratique. Ici toutes les nationalités et les religions ont le droit de citoyenneté, à condition de se conformer à la législation égalitaire tout à fait opposée à tous les pays de la région où la Charia et son code de la famille dominent.



    Le Rojava constitue le seul rempart militaire et idéologique contre le délire fasciste des jihadistes de l’État Islamique. Pourquoi donc ce silence véritablement mortifère ? Alors que le PKK est toujours sur la liste des organisations terroristes (ce qui n’est plus le cas depuis peu du Hamas), le PYD n’y a jamais figuré. Pourquoi alors ce silence de la part des médias et des pouvoirs, en particulier en France ? C’est que la reconnaissance ouverte du Rojava mettrait en cause les alliances tissées entre la France. Principalement notre grand allié de l’OTAN, la Turquie qui laisse libre passage aux recrues de l’EI qu’ils soutiennent sans discrétion, et les Émirats, ces derniers étant, eux aussi des bailleurs de fonds de l’E.I. ainsi que de nombreuses institutions françaises (le Qatar pour le PSG et les mosquées salafistes entre tant d’autres). Le prix à payer pour une équipe de football se compte en candidats français et françaises pour le Djihad, celles-ci étant toujours plus nombreuses à gagner la Syrie par la Turquie. Des jeunes venus du monde entier rejoignent eux-aussi (mais discrètement) la révolution du Rojava (ce qui sera le sujet d’un article que je publierai prochainement).



    Reconnaître le Rojava et l’urgence de l’armer signifierait également l’obligation d’admettre l’échec cuisant de la coalition internationale contre l’E.I. qui, au bout d’un an d’existence, est plus fort que jamais. On a voulu combattre le « terrorisme » (jamais vraiment explicité) comme s’il s’agissait de l’ébola ou d’un tsunami, autrement dit en évacuant toute dimension politique qui mettrait en cause les principaux acteurs, y compris la France et ses partenaires politiques et économiques.
    Il faut à présent choisir son camp. Arrêter de faire une publicité sournoise et continue à l’EI en les présentant comme invincibles. Car ils ne le sont pas, loin s’en faut si nos gouvernements veulent bien agir autrement. Au centre des prises de position qui s’avèrent essentielles se situe le choix rationnel des alliances et une réflexion sur notre stratégie géopolitique actuelle fondée sur des priorités économiques quasiment suicidaires. Et en même temps, soutenir le Rojava comme seule option démocratique de la région est centrale à toute solution pacifique pour mettre fin à une série de conflits dans laquelle la planète entière est en train de sombrer.

  • Migrants:Nousra et Naim ont traversé les Alpes à pied

     

    1. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, devant la Méditerranée, sur le pont Saint-Ludovic entre Menton et Vintimille. Naïm et Nousra ont quitté le Tchad il y a trois ans avec une seule idée en tête : rejoindre la France pour y faire des études. Pour comprendre leur détermination, il faut remonter en 2011, à la mort du père du Nousra, alors âgé de 13 ans. Sa mère, qui a déjà trois enfants, ne peut plus subvenir à ses besoins, Nousra doit quitter son village du Sahel pour Moussoro, à 330 kilomètres au nord-est de la capitale N'Djamena. C'est là qu'il rencontre Naïm, lui-même issu d'une famille modeste de six enfants. Les deux amis ne voient pas leur avenir « au Tchad. Si tu n'as pas grandi dans une famille proche du clan du président Idriss Déby, tu n'as aucune perceptive », explique Naïm. En 2012, alors qu'ils vivotent de petits jobs, ils décident de quitter le Tchad pour tenter leur chance en Europe. Tous deux passionnés par la presse, assidus à France 24 en arabe – ils sont incollables sur François Hollande, le scandale Kadhafi-Sarkozy ou les exactions de Total en Afrique – ils projettent de venir en France et plus précisément à Lyon, où réside déjà un cousin de Nousra, pour suivre des études et une formation.

    2. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, Vintimille. Depuis le 12 juin, la gare revêt des allures de camp de réfugiés, conséquence directe du blocus de fait de la frontière franco-italienne par le gouvernement Valls. Naïm et Nousra sont parmi les quelque deux cents migrants retranchés dans la gare. Débarqués en Europe depuis cinq jours – après avoir quitté la Libye à bord d'un rafiot proche de l'épave – ils sont bien décidés à « passer » coûte que coûte. Il faut dire que Naïm et Nousra reviennent de loin : avant de toucher l'Europe, ils dormaient retranchés dans des habitations de fortune à Zliten, petite ville côtière à 100 kilomètres de Tripoli. Ils y sont restés pendant deux ans. Dans un pays où toutes les structures étatiques se sont écroulées, Naïm et Nousra ont souvent subi les vexations et le racket des policiers. Ils ont survécu un mois dans les prisons illégales libyennes, tenaillés par la soif et dans des conditions de surpopulation effroyables, sans promenade et souvent recroquevillés faute d'espace pour s'allonger. Depuis l'effondrement du régime Kadhafi, la plupart des « centres pénitentiaires » sont gérés par des milices et des chefs de guerre. 
      Les traits fins de leur visage et une silhouette filiforme signent leurs origines goranes, cette ethnie nilo-saharienne principalement nomade dans le Sahara oriental. Nousra et Naïm ont grandi dans une communauté villageoise, pratiquant encore le pastoralisme. Face au chaos régnant dans la gare de Vintimille, ils entrevoient des chemins de traverse. Quitte à faire confiance à la rumeur selon laquelle certains Somaliens auraient réussi à rejoindre la France en franchissant les Alpes à pied. 

    3. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, devant la gare de Vintimille. Avant de se lancer sur les pentes alpines, Naïm et Nousra préparent leur périple. Durant deux jours, ils cherchent à évaluer auprès d'autres migrants (de face sur la photo) leurs chances de réussite. Tous parlent un arabe littéraire approximatif, devenu la langue véhiculaire entre les nationalités. Ici, les réfugiés forment une communauté de destin relativement solidaire au sein de laquelle « on échange nos ressentis et on se tient au courant de l’évolution de la situation », rapporte Nousra. Nousra et Naïm se rendent aussi dans les librairies de la ville pour étudier les cartes et peaufiner leur itinéraire. Enfin, ils rassemblent quelques victuailles glanées çà et là : un surplus de sandwichs de la Croix-Rouge, des biscuits, une bouteille d'eau.

    4. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, le départ. De Vintimille, Nousra et Naïm ont le train vers le nord. Après une brève escale à Turin, ils se sont arrêtés à Bardonnecchia, petite gare italienne située au fond d'une vallée très boisée. En cette fin de journée, l'air est humide et les montagnes disparaissent sous une brume épaisse. Pieds nus dans des tennis de contrefaçon, ils sont simplement vêtus d'une veste légère sur un tee-shirt. « Les sacs que nous avions préparés nous ont été volés par la police libyenne peu avant notre traversée pour l'Europe », explique Naïm. 

    5. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Se repérant sur une carte qu'ils ont eux-mêmes dessinée, les deux compagnons entament une longue marche qui va durer environ vingt heures. Côte à côte, en silence, ils adoptent la posture fluide et le pas efficace des personnes rompues aux grandes distances, sachant gérer leur effort. Par le passé, ils ont déjà traversé une partie du désert du Sahara à pied pour quitter le Tchad et rallier la Libye. C'était quelques mois après la chute de Mouammar Kadhafi, ils avaient tout juste quinze ans et pas de passeport.

    6. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Après à peine une heure de marche, Naïm et Nousra passent la frontière franco-italienne. Un changement à peine notable que seule souligne la langue française gravée sur les panneaux des sentiers. Ici, la frontière redessinée en 1947 est une anomalie. Pour atteindre réellement le versant français, il leur faudra encore grimper deux heures dans une forêt dense de mélèzes et de sapins. D'autant que pour les sans-papiers la frontière n'est pas limitée au tracé de la carte : sur des dizaines de kilomètres, la police de l'air et des frontières a érigé tout un système de barrages fixes et mobiles. Les quelques lueurs de phare, en contrebas sur la route, tétanisent Naïm. « Ces deux dernières années, nous avons survécu la peur au ventre », confie-t-il. En effet, les travailleurs émigrés subsahariens, longtemps assimilés par la population libyenne à des mercenaires pro-Kadhafi, sont souvent victimes de lynchage.

    7. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, au sommet du premier col. À 2 200 mètres, la plupart des dernières plaques de neige ont déjà fondu. Le vent glacial a balayé les nuages laissant apparaître les étoiles et la lune dans son dernier quartier. Le froid des sommets rappelle à Nousra celui qu'il a enduré lors de sa traversée de la Méditerranée à bord du rafiot. Six heures de navigation, le corps trempé à écoper l'eau de mer qui rentrait dans la coque du vieux chalutier : « Nous étions environ 450. Autour de moi, des femmes et des gamins terrorisés criaient en permanence. C'était horrible ! » Sauvés in extremis par les gardes-côtes italiens, qui finiront par brûler l'épave avec une espèce de cocktail Molotov, les deux compagnons ont alors été acheminés dans un centre d’accueil près de Vérone dans le nord du pays. Ils y ont passé cinq jours.

    8. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. La nuit paraît interminable mais il faut avancer. Les pauses sont rares. Nousra et Naïm marchent l'un derrière l'autre, sans plus vraiment réfléchir. En silence. Au-delà de l'obscurité de la forêt, on devine l'aube. À plusieurs reprises sur le sentier, des chamois et des chevreuils se font surprendre et déguerpissent. Vers 5 heures du matin, alors que la rosée retombe, le froid devient plus intense. Parfois, Nousra semble perdre patience. Il souffle alors avec énervement, prend un moment sa tête entre ses mains puis parvient à puiser à nouveau des forces pour repartir. Depuis Vintimille, il est le plus faible, le regard souvent distant. « T'inquiète pas, je ne suis pas malade », croit-il bon de me rappeler parfois.

    9. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra a perdu deux phalanges à l'index, arrachées par une machine. Un accident survenu à Zliten où, toujours avec Naïm, il a taillé des menuiseries en aluminium, portes et fenêtres, pour 40 dinars libyens (20 euros) par jour, chez un artisan égyptien. C'est en économisant sur ce salaire qu'ils ont pu payer les passeurs et la traversée de la Méditerranée : 1 500 dinars chacun (environ 800 euros). Avant d'embarquer, ils ont été arrêtés par la police. Des proches ont alors payé 1 000 dinars pour libérer les deux amis. Une dette qu'ils devront rembourser. La Libye, qui n'a que cinq millions d'habitants, compte plus de deux millions d'immigrés venus travailler comme ouvriers dans le pétrole, le bâtiment ou l'agriculture. Les Tchadiens y seraient environ 500 000.

    10. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, dans les Alpes. Nousra et Naïm boivent dans la même bouteille en verre, qu'ils remplissent dans les torrents sur le parcours. En cette saison, le bétail a déjà rejoint l'alpage et l'on croise plusieurs troupeaux de vaches, de moutons, et même de chevaux de trait. Les deux jeunes Tchadiens découvrent qu'en Europe il n'y a ni chameaux ni singes à l'état sauvage. Toute la journée, ils s'arrêtent, s'accroupissent et échangent en langue gourane sur la taille d'une fourmi, la couleur d'une abeille, la texture d'une pierre ou la forme d'une fleur. « Vous mangez ces animaux ? », demandent-ils en désignant les marmottes.

    11. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, sur la face nord du dernier col. En cette saison, la neige est particulièrement compacte et persiste sous forme de grandes plaques espacées : après avoir fondu au soleil, elle gèle à nouveau dans la nuit. « Elle tombe aussi dure depuis le ciel ? », questionne Nousra. Lorsqu'il aperçoit un sommet enneigé, voire un glacier, Naïm s'interroge aussi sur la température qu'il fait là-haut, curieux de savoir s'il parviendrait à la supporter. Et de se demander encore : « Comment vivaient les paysans autrefois quand il n'y avait pas de routes et qu'il neigeait plusieurs mètres ? »

    12. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, la descente. Lorsque Naïm et Nousra croisent des randonneurs, ces derniers devinent rapidement à leur tenue inappropriée et à leur posture quelque peu craintive qu'ils sont réfugiés sans papiers. Dans la région, tout le monde sait ce qu'il se passe à Vintimille. Les attitudes sont toujours bienveillantes : certains commentent de manière banale la vue magnifique depuis ce bout de sentier ; d'autres se contentent d'un « bonne journée » sincère. Le soir même, arrivés dans la première ville de France, Naïm et Nousra entrent dans un bar tenu par un Algérien, afin de s'informer en arabe des possibilités de se rendre à Lyon. À nouveau, les deux jeunes Tchadiens ne parviennent pas à cacher leur clandestinité. Plusieurs personnes se proposent de les héberger, certains se cotisent pour leur payer le train jusqu'à Lyon. « Ce que l'on fait subir au migrants, c'est devenu de la folie, lâche Émilie, une jeune trentenaire. La seule chose qui en 2012 m'avait fait choisir Hollande, c'était l'espoir d'une autre politique migratoire. Il nous a bien trompés. » Finalement, Naïm et Nousra seront logés à quelques kilomètres de là, par une famille modeste. Ils dormiront 15 heures d'affilée, épuisés par ces jours de voyage.

    13. © Jean Sébastien Mora

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      Mi-juin 2015, arrivée à Lyon. C'est un grand soulagement. Longtemps silencieux, Naïm et Nousra sont impressionnés par « la taille des maisons anciennes » et par la diversité de la foule qui remonte les rues piétonnes. Rapidement, ils aiment s'y perdre, comme en un anonymat retrouvé. Sur les pentes de la Croix-Rousse, ils font d'abord étape à la Cimade. Là, une juriste leur prend rendez-vous avec le Forum des réfugiés afin qu'ils fassent une demande d'asile auprès de l'Ofpra, mais aussi avec RESF, le Réseau éducation sans frontières. Puis, le cousin de Nousra ne répondant pas au téléphone, elle les dirige vers les services de l'Aide sociale à l'enfance où une assistance sociale refuse de prendre en charge leur hébergement, arguant qu'en l'absence de passeport, rien ne prouve qu'ils sont mineurs. Et d'ajouter : « La traversée des Alpes à pied… On n'y croit pas ! »

  • Produire de l’électricité solaire en Tunisie pour éclairer l’Europe

    Parker, Global Voices,
    avec Edward Robinson, directeur de Culmer Raphael



    Maquette du projet de centrale solaire TuNur (TuNur)

    TuNur, un des projets actuels de centrales solaires les plus intéressants, espère produire dans le désert tunisien autant d’énergie renouvelable que deux centrales nucléaires et l’acheminer, grâce à des lignes haute tension de 1000 km, vers les réseaux européens et alimenter ainsi plus de 2 millions de foyers.

    D’un coût total de 10 milliards d’euros, le projet Tunur est un partenariat entre le développeur d’énergie solaire britannique Nur Energie et des investisseurs tunisiens, maltais et britanniques, notamment Low Carbon, une société basée à Londres.

    Projet ambitieux, il est aidé par de nouveaux facteurs majeurs :

    • l’amélioration du rapport coût-efficacité des câbles sous-marins de transport d’électricité,
    • la baisse du coût des technologies de production d’électricité solaire,
    • le plan climat de l’Union européenne (ou paquet climat-énergie),
    • et enfin le changement de politique énergétique tunisienne qui tend vers la libéralisation du marché.

    Energie solaire concentrée

    Grâce à cette nouvelle donne, TuNur servira de référence pour d’autres projets futurs.

    Du point de vue technologique, le projet apparaît tout à fait réalisable. Il prévoit d’utiliser l’énergie solaire concentrée (ESC) au lieu des panneaux solaires photovoltaïques (PV).

    D’ici à 2018, le projet devrait pouvoir produire 2,5 GW d’électricité en utilisant une surface de 100 kmde désert située au sud-ouest de la Tunisie. Il est prévu une perte en ligne d’environ 3% liée au transport de l’électricité vers l’Italie via le câble sous-marin.

    Concrètement, des milliers de miroirs réfléchiront les rayons du soleil vers un récepteur central placé au sommet d’une tour. Cela dans le but de chauffer des sels fondus (sels en phase liquide) et produire une vapeur qui actionnera des turbines. Une autre innovation importante du projet consiste en la capacité de stockage. En chauffant les sels pendant le jour et en libérant la chaleur emmagasinée pendant la nuit, ce qui permettra de produire une énergie fiable et… renouvelable !

    Une baisse du coût plus rapide que celle des photovoltaïques

    Si TuNur est envisageable, c’est en partie grâce à la diminution des coûts de production de l’énergie solaire concentrée.

    Comme le souligne Jonathan Walters, ancien directeur de la Banque mondiale et conseiller du projet TuNur :

    « L’ESC est produite avec des matériaux comme l’acier et verre. Les coûts diminuent rapidement en fonction de la quantité.

    Il n’est donc pas surprenant que la baisse du prix de cette énergie soit plus rapide que celle des panneaux solaires photovoltaïques, pourtant de plus grande hauteur.

    Même si leur prix a baissé de moitié au cours des cinq années, les panneaux sont plus complexes à fabriquer et ont besoin d’alliages de métaux rares. »

    Cependant pour être un succès financier, TuNur aura quand même besoin de la mise en place d’un système de tarif d’achat (Feed-in Tariff).

    Le projet espère d’ailleurs obtenir, de la part du gouvernement britannique, la garantie d’un prix minimum 20% moins cher que celui de l’éolien offshore. Daniel Rich, chef de l’exploitation de Nur Energie, affirme :

    « La différence des prix ne permet pas actuellement d’importer de l’énergie solaire. Cependant, au regard de ses prix compétitifs et des prévisions de production, TuNur est, depuis un an, en discussion avec le ministère britannique de l’Energie et du Changement climatique pour essayer de changer cette situation et établir un mécanisme adapté. »

    La priorité de TuNur : cibler les marchés allemand et britannique

    TuNur envisage également de nouvelles opportunités avec d’autres pays européens tels que l’Allemagne, la France ou la Suisse… Pour Daniel Rich :

    « L’ECS avec son système de stockage est une alternative intéressante au nucléaire, et nous voulons cibler en priorité les marchés allemand et britannique. »

    Mais tout n’est pas si simple car, aussi important que soit TuNur, les processus pour obtenir des subventions de la part des Etats nationaux pour un tel projet sont très complexes.

    Et cela confirme toute l’importance du rôle de l’UE dans la mise en place d’un cadre clairement défini, d’un soutien à l’investissement stratégique et peut-être même dans la coordination en tant que principal acheteur d’énergie renouvelable.

    D’ailleurs un récent communiqué de la Commission européenne informe :

    « Dans le cadre d’une revitalisation de sa diplomatie en matière énergétique et climatique, l’Union européenne utilisera tous les instruments de sa politique extérieure pour établir des partenariats énergétiques stratégiques avec des pays producteurs et des pays ou régions de transit qui gagnent en importance. »

    De plus le plan d’action UE/Tunisie engage l’Union européenne à ouvrir progressivement son marché aux acteurs de la production d’énergie tunisiens.

    Questions sur le rôle du Parlement tunisien

    De plus, le Parlement européen appelle à investir une partie des 80 milliards d’euros dédiés à la recherche et le développement (dont 60% sont affectés au développement durable) chez ses voisins des régions méridionales et orientales.

    Une solution pour atteindre ses objectifs dont un est d’atteindre, d’ici 2030, 27% en matière d’intégration des énergies renouvelables. Et cela sur l’ensemble du territoire européen plutôt que de le répartir entre les Etats membres avec des objectifs individuels.

    La dernière condition dépend de l’aptitude du nouveau gouvernement de Tunisie à créer un environnement propice aux investissements à long terme. Même si une nouvelle loi permettant l’exportation d’électricité a été votée en 2014, il reste encore de nombreuses questions quant au rôle exact du Parlement tunisien dans la supervision des nouveaux projets énergétiques.

    Un projet qui doit bénéficier aux économies locales

    Riccardo Fabiani, conseiller principal pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Eurasia Group, est optimiste :

    « Il existe des risques, mais ils sont nettement plus faibles que dans le reste de la région. Pour la première fois depuis longtemps, nous voyons un pays arabe qui peut introduire des reformes propres à améliorer la transparence et transformer positivement son climat d’investissement. »

    L’exportation d’énergie solaire à grande échelle d’Afrique du Nord vers l’Europe était envisagée depuis longtemps. Un des leçons à tirer de l’échec du projet Desertec est que l’investissement étranger direct dans les projets d’exportation d’énergie doit bénéficier aux économies locales.