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  • Viol et mariage des mineurs

    Viol et mariage des mineurs: Quelle suite ?

     

    VIOL ET MARIAGE DES MINEURS Quelle suite ?

    FLÉAU Le mariage des mineurs est un véritable phénomène de société au Maroc, autant que le viol. Les cas se multiplient et les lois tardent à changer.

    Le 10 mars 2012, le suicide d’Amina Filali, 16 ans, secoue le Maroc. Forcée de se marier avec son violeur, la jeune fille préfère mettre fin à ses jours en prenant de la mort aux rats. Une mort tragique qui soulèvera une vague de protestations contre l’article 475 du code pénal. Coupable d’offrir une issue aux violeurs, cette loi est alors accusée par les militants féministes de permettre aux violeurs d’échapper à la prison aux dépends des victimes. Qualifiée d’aberration totale par les défenseurs des droits des femmes, la suppression de la clause donnant au violeur le choix d’épouser sa victime est au centre d’un grand débat national. Un article parmi tant d’autres qui sont considérés comme décalés et incompatibles avec l’esprit d’une législation se voulant plus protectrice des droits des enfants et des femmes.

    Un an après cette triste affaire et au bout de nombreuses manifestations et d’un important débat national mené par la société civile sur l’article 475, Mostafa Ramid, ministre de la Justice, annonce, le 22 janvier 2013, l’amendement de cette loi. D’après le ministre, les amendements introduits à cet article controversé sont de nature à garantir la protection nécessaire des mineurs contre toutes les agressions sexuelles. Trois alinéas seront ajoutés à l’article 475 du Code pénal pour protéger davantage les enfants victimes d’atteinte sexuelle après un enlèvement ou un viol. Les amendements proposés par le département viendront également durcir les sanctions à l’encontre des criminels. « Si une relation sexuelle, même consentie, est suivie par un enlèvement ou un viol, la peine pourrait atteindre dix ans, et en cas d’attentat à la pudeur, elle atteindrait vingt ans ; en cas de viol, le coupable pourrait être puni d’une réclusion de trente ans », explique-t-on au ministère de la Justice.

    Chiffres
    ● Pas de chiffres officiels sur le
    nombre de viols au Maroc. Certaines
    sources associatives estiment
    qu’elles sont des dizaines
    de milliers à en être victimes
    ● 40.000 mariages de mineures
    en 2011
    ● Un chiffre qui représente 12%
    du total des unions au Maroc.
    ● 93% concernent les filles
    entre 16 et 18 ans
    ● 6% des mariées ont moins
    de 16 ans.

    « Ce sont les droits des mineurs qui seront protégés davantage grâce à la suppression de ce second paragraphe. La législation pénale marocaine doit s’adapter à l’évolution de la société et aux valeurs universelles des droits de l’Homme », commente Najat Anouar, présidente de l’association «Touche pas à mon enfant ». Si pour de nombreux observateurs, la suppression de cette clause est une victoire de la société civile qui a tant milité pour la protection juridique des femmes et des enfants, ces deux catégories n’en sont pas moins menacées. Car pour de nombreuses ONG féministes, le combat n’est pas encore fini. L’amendement de la loi 475 étant toujours en gestation à la chambre des représentants, un autre débat se lève cette fois par rapport aux propositions d’amendements de l’article 20 du Code de la famille pour stabiliser l’âge de mariage à 16 ans.

    Cet article autorise en effet aux juges de donner des dérogations pour le mariage des mineurs (moins de 18 ans). Une proposition qui a suscité la colère des féministes qui réclament la suppression immédiate des articles 20, 21 et 22 autorisant toute dérogation. Un grand recul, c’est ainsi que les activistes féministes évaluent ce projet d’amendement proposé par le même Ramid qui veut amender l’article 475. « Un pas en avant, deux en arrière », crient les protestataires. seraitce le cas ? Pour en savoir plus, attendons la rentrée qui s’annonce déjà chaude et animée par les feux de débats cruciaux pour les droits des femmes, mais également des enfants.

  • Demain les libertés ?

     

    Freedom, liberte

    ZOOM La condamnation d’un jeune marocain à deux ans et demi de prison par le tribunal de première instance de Taounate, pour abandon de la religion islamique et prosélytisme chrétien remet sur la place publique la question des libertés individuelles. Éclairage.

    83% des Marocains sont pour l’application de la charia, seuls 15% d’entre eux sont favorables à l’égalité homme/femme en ce qui concerne l’héritage, alors que ce pourcentage atteint 88% dans un pays comme la Turquie. Autre chiffre confirmant le conservatisme des Marocains : 92% des sondés croient que la femme doit, de par la religion, obéissance à son mari. Les chiffres de l’enquête annuel de l’Institut Américain PEW Research Center dresse un portait sans fard de la société marocaine. Et pourtant…

    La liberté de culte 
    Des jeunes déclarent publiquement leur homosexualité, des jeunes femmes marocaines s’associent aux combats du mouvement FEMEN, des intellectuels revendiquent la liberté de culte et la possibilité d’appartenir ou non à une religion, des chiites et des chrétiens marocains font leur coming out, la liberté sexuelle n’est plus un tabou mais un débat de société. Tout cela est mis sur la place publique. Les vives polémiques que suscitent toutes ces questions et bien d’autres rendent ces débats certes difficiles, mais c’est salutaire pour une société tiraillée entre un référentiel religieux bien ancré dans les moeurs et le désir d’émancipation d’une partie de la société des carcans religieux, sexuels ou politiques. La transgression du conformisme n’a pas manqué de provoquer des querelles entre « modernistes » et « conservateurs ». L’intellectuel Ahmed Assid a fait les frais de ce débat houleux.

    Ses prises de positions audacieuses, et loin de la pensée dominante, lui ont valu l’animosité de milieux islamistes. Sur nos colonnes, il déplore le recul de la culture démocratique : « Ce que je regrette, c’est la régression du niveau du débat publique. Le Maroc connaissait une effervescence intellectuelle qui encourage la réussite de la transition vers la démocratie. Hélas, il y a des gens qui n’adhèrent pas du tout à ce processus. Ils portent en eux les germes d’un projet contradictoire à l’idéal démocratique ». Malgré une ambiance souvent électrique, le débat continue à être animé, avec quelques sorties de pistes. La fatwa (avis religieux) du Conseil supérieur des oulémas (CSO) sur l’apostasie a soulevé un tollé général. Le CSO interdit ainsi aux musulmans la liberté de croyance et pense que tout musulman qui renie l’Islam mérite la peine de mort ! Cet avis a remis au goût du jour la question de la liberté de croyance. Quelques semaines après cet avis, le roi a pris ses distances de la pensée du CSO.

    Ahmed Assid

    Ce que je regrette, c’est la régression du niveau du débat publique. » Ahmed Assid

    Lors d’une prière du vendredi en présence du souverain, un imam a relativisé le jugement de ce Conseil en faisant référence au verset coranique : « Il n’y a point de contrainte en religion ». L’autre grosse polémique a été provoquée par l’arrestation d’un enseignant à la province d’El Jadida suite à son accusation de « promotion de l’athéisme ». Une accusation que le concerné réfute et qui a été condamnée par les associations de défense des droits de l’Homme. Celles-ci l’ont qualifiée de « chasse aux sorcières ». Les libertés individuelles ne peuvent exister sans libertés publiques. Hélas, tous les rapports internationaux crédibles constatent « des atteintes répétées aux droits humains au Maroc ». Les faits reprochés au Royaume se recoupent avec ceux mis en avant par l’AMDH dans son rapport de 2012. Cette association dénonce les détentions politiques, les cas de torture et de disparitions forcées, la répression de manifestations pacifiques, l’interdiction illégale d’associations et de partis politiques. Le gouvernement Benkirane II changera-t-il la donne ?

  • Michel Collon à Algeriepatriotique

     
     

    26 septembre 2013

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    Algeriepatriotique : Comment évaluez-vous le développement de la situation en Syrie en ce moment ?
    Michel Collon : Je crois que l’on assiste à un tournant historique. On voit que les Etats-Unis, qui ont été, jusqu’à présent, très arrogants et se permettaient de déclencher des guerres assez facilement, sont maintenant face à une résistance très forte en Syrie, face aussi à un refus de la Russie et face à la résistance croissante des pays du Sud. Le sentiment qui se développe en Amérique latine, en Afrique, dans le monde arabe aussi et en Asie bien entendu, est que les Etats-Unis sont une puissance déclinante, qu’ils mènent une politique égoïste visant seulement à voler les richesses pendant que les peuples restent dans la pauvreté, et qu’il est donc temps de résister à ces guerres qui sont purement économiques, des guerres du fric, et qu’il faut construire un front par rapport aux Etats-Uniset à leurs alliés européens, puisque l’Europe suit les Etats-Unis de manière très docile et hypocrite et est impliquée dans ce système.


    Nous avons réalisé une série d’entretiens avec des personnalités aussi divergentes les unes que les autres, notamment Paul Craig Roberts qui fut conseiller de Reagan. Un point revient souvent : dans le monde occidental, aujourd’hui, les anti-guerre par rapport à ceux qui dénonçaient la guerre du Vietnam, par exemple, sont à droite. Pourriez-vous nous faire un commentaire à ce sujet ?

    Nous avions, en Europe, un mouvement anti-guerre extrêmement puissant qui s’était développé justement pendant la guerre du Vietnam. Ce mouvement a été très affaibli. On en a vu encore une pointe en 2003 au moment où Bush a attaqué l’Irak et où nous étions des millions dans la rue, mais il faut bien constater que quand les Etats-Unis ont attaqué la Libye, quand ils sont intervenus en Yougoslavie et en Afghanistan, il n’y a pas eu de forte résistance. Je pense qu’il faut analyser le problème en se demandant comment la Gauche européenne qui avait toujours été en principe anti-guerre, anti-coloniale, anti-injustices sociales, se retrouve maintenant, à de très rares exceptions, aux côtés des Etats-Unis et de l’Otan, dans une grande alliance qui englobe Israël, l’Arabie Saoudite, le Qatar et toutes ces dictatures épouvantables qui prétendent qu’elles vont apporter la démocratie en Syrie. Et la gauche européenne marche avec ça ? C’est une comédie et il est très important d’expliquer d’où cela provient. Je pense qu’on a perdu le réflexe de se méfier du colonialisme, de refuser la guerre et de rechercher des solutions politiques aux problèmes. On a perdu cette idée que les nations ont le droit de décider de leur système social, de leur avenir, de leurs dirigeants et que ce n’est pas à l’Occident colonial de dire qui doit diriger tel ou tel pays. Nous avons un grand examen de conscience et une analyse à faire : comment se fait-il que ceux qui devraient être à gauche se retrouvent avec ceux que je considère, moi, comme l’extrême droite, à savoir Israël, l’Arabie Saoudite et le Qatar ?

    D’après les informations que nous avons récoltées à travers nos entretiens et qui se confirment, Barack Obama serait otage du lobby israélien, notamment via l’Aipac et ses partisans, comme Susan Rice, Lindsay Graham, etc., et les néo-conservateurs pro-israéliens. Qu’en pensez-vous ?

    C’est une thèse très répandue que les Etats-Unis sont dirigés par Israël et je ne suis pas d’accord avec cette position. Je pense, en fait, que c’est le contraire. Ce n’est pas le chien qui commande à son maître, c’est le maître. Quand vous regardez l’économie israélienne et son budget, vous voyez bien que la force est aux Etats-Unis et qu’Israël est ce que j’appelle le « porte-avions » des Etats-Unis au Moyen-Orient. Bien sûr, le lobby est un phénomène qui joue, mais le jour où l’élite des Etats-Unis décidera qu’Israël ne nous est plus utile ou qu’il nous fait du tort parce que tout le monde arabe est en train de résister et nous allons perdre notre crédit et notre marge de manœuvre au Moyen-Orient, ce jour-là, les Etats-Unis lâcheront Israël. Il y a des fantasmes sur le lobby juif qui dirigerait le monde, mais je ne crois pas à cette théorie.

    L’Aipac n’est pas une vue de l’esprit…

    Nous sommes dans un monde dirigé par les multinationales. Quand vous voyez qui a le pouvoir de contrôler les richesses, de décider l’économie, de contrôler Wall Street, la City, Frankfurt, etc., ce sont des multinationales. Et le fait qu’il y ait quelques patrons juifs n’est pas le problème. Je pense vraiment que l’on doit s’en prendre au système des multinationales et ne pas prendre la conséquence pour la cause.

    Vous avez dit dans l’émission de Taddéï : « Vous m’inviterez un jour car ce sera au tour de l’Algérie d’être ciblée par une frappe ou une guerre. » Le pensez-vous toujours ?

    Oui, je pense que ce qu’il se passe en Tunisie et au Mali et l’attaque contre la Syrie annoncent qu’effectivement les Etats-Unis sont en train d’exécuter un plan de recolonisation de l’ensemble du monde arabe et des pays musulmans – puisqu’il y a l’Iran aussi – qui ont échappé au colonialisme classique. Clairement, l’Algérie fait partie des cibles, comme l’Iran, et donc il est très important de voir qu’en défendant l’autodétermination du peuple syrien, on empêche les Etats-Unis d’attaquer les cibles suivantes. Ce que je dis dans ce cas, c’est que, en fait, il s’agit toujours de la même guerre. Nous sommes dans les différents chapitres d’une même guerre de recolonisation.

    Entretien réalisé par Mohsen Abdelmoumen

  • Maroc : qui s’enrichit avec le phosphate?

     
     

    2 novembre 2013

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    Dans son tout récent livre Chasseurs de matières premières, Raf Custers enquête sur ces multinationales qui s’enrichissent grâce aux ressources naturelles de pays qui restent pauvres. Son premier chapitre commence avec le Maroc : les pêcheurs de Sidi Ifni, sur la côte Atlantique, se font appauvrir par les bateaux – usines occidentaux qui épuisent le poisson. Une alternative possible en exploitant la ressource naturelle de la région, les mines de phosphate ? Hélas, non. Les pêcheurs ne peuvent sortir de la misère. A cause de l’élite autour du roi, à cause des multinationales, à cause de l’injustice Nord – Sud.

     

     
    EXTRAIT : 
     
    1. Les monuments de l’exportation
     
    Notre agriculture, elle aussi, utilise des matières premières. Prenons les phosphates : sans eux, pas de céréales ni de bétail. Les mines de phosphate les plus riches se trouvent au Maroc et dans le Sahara occidental occupé. Pourtant, la terre et le désert y restent arides. Le Maroc ne vise pas son marché domestique, il cible le monde. 

    C’est en voiture que nous entamons notre exploration. Le dimanche 29 juin 2008, à Sète, sur la Côte d’Azur, nous prenons le ferry pour Tanger, dans le nord du Maroc. La traversée dure deux nuits et un jour. Sur les petits coussins de la cabine sont brodés des bateaux à vapeur. La petite piscine sur le pont grouille d’enfants, telles des anguilles dans un seau. Nous sommes partis avec une Corolla d’occasion, datant de 1995. Elle venait d’être remise en circulation par la gendarmerie belge. Quand j’ai aspiré l’intérieur, j’ai retrouvé sous la place du mort des billets provenant d’un cinéma de Bruges. Les inspecteurs allaient-ils au cinéma pendant leurs heures de service ? Quand nous sommes partis, le compteur indiquait 153.243 kilomètres. Une caisse à la technique toute simple, sans complexe ni sophistications électroniques. Pas d’air conditionné, et des vitres à descendre à la main, tout simplement. Pour profiter de la brise de mer, nous suivons les côtes marocaines. Le dimanche suivant, nous arrivons à Sidi Ifni, un petit port à environ 1.200 kilomètresau sud de Tanger. Nous décidons de nous y arrêter un peu plus longtemps. L’auto doit aller au garage, il faut remplacer le thermostat. Sinon, il risque de surchauffer d’ici peu dans la chaleur du Sahara occidental et de la Mauritanie. Le lendemain, quelqu’un nous accompagne, depuis l’hôtel Suerte Loca jusque chez un mécano. Je sors quelques banalités – « Il fait calme, comparé avec les plages du Nord ! » - mais l’histoire qu’on me sert en guise de réponse est tout sauf banale. 
     
     
    Le blocage

    Exactement un mois plus tôt, le 7 juin, une révolte a été réprimée ici, à Sidi Ifni. Les protestations avaient débuté fin mai, quand la commune avait proposé d’engager du personnel. Il y avait eu huit offres d’emploi. Mais, le jour de la sélection, 985 candidats s’étaient présentés à la mairie. Sidi Ifni compte plus d’habitants au chômage qu’au travail. Le rassemblement face à la mairie était donc déjà toute une manifestation en soi. Quand les candidats refusés avaient été renvoyés chez eux, quelqu’un a crié : « Au port ! » Vraisemblablement c’était l’un des jeunes diplômés. Ces jeunes ont fait des études mais ne trouvent pas d’emploi. Ils se sont affiliés à un syndicat, l’Association des jeunes licenciés. Immédiatement, la foule s’est mise en mouvement. Au port, ils ont barré le long mur de l’embarcadère, bloquant ainsi nonante camions réfrigérants. Ceux-ci venaient d’être chargés de sardines fraîches et se tenaient prêts à partir pour le nord. Ce n’était pas la première fois que les gens d’Ifni menaient des actions. Ils savaient comment s’y prendre. Ce jour même, ils faisaient parvenir leurs revendications aux autorités provinciales, à Tiznit. Ils voulaient du travail dans leur propre région et exigeaient que les sardines fussent mises en boîte sur place au lieu de les acheminer vers les usines d’Agadir ou de les exporter vers l’Espagne. 
     
    Sidi Ifni est pressuré. La région se situe au bord du Maroc et les villes du centre en emportent la richesse. Et la situation n’a pas changé depuis l’époque coloniale. Longtemps, Sidi Ifni a été une enclave espagnole. Jusqu’en 1969, la ville a été soumise à l’administration coloniale espagnole. Autour de la Plaza Espana, quelques bâtiments de style Art déco mauresque sont demeurés intacts. Certains habitants de la ville pensent avec nostalgie à cette époque coloniale, quand cela se bousculait à l’aéroport et que le commerce était florissant, entre autres avec un autre territoire espagnol comme les îles Canaries. Le commerce tournait autour du poisson. L’Espagne n’avait investi à Sidi Ifni que pour en emporter facilement le poisson. L’administration coloniale avait fait construire deux tours colossales en béton à l’entrée du port, sur des socles qui s’enfonçaient à 150 mètres de profondeur en mer. Les tours étaient reliées à la terre ferme par un téléphérique. La tour la plus proche du littoral est toujours plus ou moins intacte. Au pied des tours, on déchargeait les marchandises espagnoles et elles étaient amenées à terre par le téléphérique. Le poisson de Sidi Ifni faisait le trajet inverse pour être chargé dans les navires espagnols et être exporté, naturellement. 

     Nul n’ignore à quel point les zones poissonnières sont riches, au large des côtes de l’Afrique occidentale. On y pêche à l’échelle industrielle à l’aide de bateaux-usines. Ils viennent de Russie, de Corée, du Japon et d’Europe. Les pêcheurs européens qui, dans les mers plus au nord, ne peuvent plus pêcher davantage que les quotas imposés, se rendent dans les zones poissonnières du Maroc, de la Mauritanie, du Sénégal et de la Guinée. L’Union européenne a conclu des accords de pêche avec ces pays et convenu de la quantité de poisson que les pêcheurs européens pouvaient remonter. Et le Maroc en tire un bon prix. Dans le secteur européen de la pêche, quelque 250 emplois ont ainsi été sauvés, mais, dans les eaux africaines, on prend beaucoup plus de poisson qu’il n’a été convenu. Les pêcheurs africains ne peuvent faire face à la concurrence des bateaux-usines. Bien des pêcheurs ont cessé leurs activités émigrant vers les villes ou vers l’Europe où ils ont rejoint le prolétariat des migrants. 

     Les pêcheurs de Sidi Ifni sont faibles. Je présume qu’ils louent les bateaux avec lesquels ils vont pêcher. Pourtant, les producteurs peuvent également défendre leur intérêt collectif. Par exemple, en organisant la vente à la criée. C’est ce qu’on voit dans d’autres villes portuaires. Les pêcheurs se mettent tous ensemble et vendent ainsi leur poisson aux gens. La criée leur permet de céder leurs produits aux acheteurs à des prix raisonnables. Mais, à Sidi Ifni, il n’y a pas de criée. Le poisson est transvasé directement des bateaux dans les camions. Les pêcheurs ne reçoivent pas d’aide non plus du gouvernement marocain. Par expérience, ils savent que Rabat, la capitale, les considère comme des citoyens de second rang et qu’elle contrecarre le développement de la région. Le gouvernement ne fait rien pour moderniser le port de Sidi Ifni. Devant l’embouchure du port, il y a un banc de sable. Ce qui fait que, chaque fois que les pêcheurs sortent ou rentrent, ils risquent leur vie. Mais il n’existe aucun plan de dragage. Et tant que les pêcheurs de Sidi Ifni attraperont des sardines, le poisson sera systématiquement emporté vers les conserveries des villes du nord du Maroc. Dans le temps, Sidi Ifni était dirigé à partir de l’Espagne, aujourd’hui à partir des villes du centre du Maroc. Le colonialisme espagnol a fait place au colonialisme intérieur. Les régions pauvres du Maroc restent à la traîne, complètement démunies.
     
     
    La répression 

    Durant la révolte de Sidi Ifni, la fameuse élite marocaine a fait savoir clairement qu’elle entendait bien maintenir la situation telle quelle. Quand le blocage du port a commencé à traîner en longueur, les acheteurs ont calculé combien cette plaisanterie allait leur coûter. Ils ont fait intervenir leurs relations. Qui ont décidé d’infliger une bonne leçon à Sidi Ifni. 

     Le 7 juin, une semaine après le début du blocus, l’armée et la police antiémeutes débarquent en nombre. Elles viennent libérer les camions frigorifiques. Quatre mille hommes – c’est le chiffre officiel – entourent la ville. Des unités descendent des flancs de montagne derrière Ifni et, de la mer, des fusiliers marins débarquent. Une fois qu’ils arrivent en ville, ils se déchaînent. De force, ils sortent les gens de leurs maisons. Dans la caserne de la police, les personnes arrêtées, hommes et femmes, se font humilier. Ils doivent baisser le pantalon et s’asseoir sur des goulots de bouteilles de Coke. C’est le Samedi noir. La réalité. En même temps débute la traque aux dirigeants de la révolte.
     
    L’un des dirigeants qu’on m’a signalés me fait savoir qu’il voudrait me rencontrer. Nous parlons sans être vus sur le toit d’une maison, à la belle étoile. L’homme est membre du « secrétariat », un groupe de syndicalistes et de militants de gauche fondé en 2005 lors de précédentes protestations en faveur de l’emploi. Le « secrétariat » a continué de se réunir dans la clandestinité. Il a rédigé un cahier de revendications. Demandant entre autres que le port et l’hôpital de Sidi Ifni soient modernisés, que la route côtière vers Tan-Tan soit élargie afin de faciliter un trafic routier plus abondant, que l’on sorte Ifni de son isolement et, par-dessus tout, que l’on crée des emplois pour les jeunes. Mais le gouvernement de Rabat et l’administration provinciale ne les écoutent pas. Au contraire, ils traficotent autour de l’avenir de Sidi Ifini. L’homme du « secrétariat » sait que la municipalité avait prévu des terrains pour des conserveries. Mais quelques politiciens et hommes d’affaires ont vendu ces terrains en sous-main à des amis politiques, « pour 1,5 dirham le mètre carré », une broutille. 

     L’homme du « secrétariat » me raconte le Samedi noir. Ses yeux se mouillent pendant qu’il me parle. Mais les Ifnois ne se sont pas laissé faire. Le lendemain de l’attaque de l’armée, ils sont descendus à nouveau dans la rue, pour protester contre la répression. La chaîne de télévision Al Jazeera a défié la censure et a transmis des images de la répression. Selon Al Jazeera, l’armée avait même abattu des personnes. Le gouvernement a obligé l’émetteur à cesser ses émissions. Mais la nouvelle de la révolte s’était désormais répandue très rapidement. Les Ifnois avaient téléphoné à leurs parents au Maroc et à l’étranger. Des migrants de Sidi Ifni s’étaient également mis en mouvement, à Rabat, à l’étranger, et même à Bruxelles. Les premiers messages de solidarité étaient arrivés. Une semaine après le Samedi noir, un cortège défilait à nouveau dans les rues de Sidi Ifni mais, cette fois, avec des délégations de Seffro, Safi, Laâyoun, Ouarzazate, Guelimim : 9.000 personnes au total. 
     
    Combien d’endroits n’y a-t-il pas qui sont pareils à Sidi Ifni ? Les gens d’ici sont entrés en résistance afin de profiter un peu plus eux-mêmes des matières premières locales. Ils veulent mettre le poisson en valeur à leur propre avantage et récupérer au moins une partie de ce qu’il rapporte. Mais l’économie et la politique ne fonctionnent pas de cette façon. Si le peuple ne frappe pas sur la table, il n’aura pas grand-chose à dire. 
     
     
    La bande transporteuse

    Le Maroc est pauvre, comparé au noyau riche de l’Europe occidentale. Mais, en réalité, le pays n’est pas démuni. Il possède un long littoral et de riches zones de pêche. Il a également des minerais, dans son sous-sol. Les mines sont éloignées du monde habité. Mais, avec leurs bandes transporteuses, elles arrivent à la mer. Quand on traverse le Maroc du nord au sud, on se croirait sur la route des monuments de l’industrie d’exportation. Partout, on a construit des installations onéreuses qui n’ont qu’une seule fonction : exporter les richesses locales, en exporter le plus possible et sans en faire quoi que ce soit de tangible sur place. 

     A Sidi Ifni, sous l’administration coloniale espagnole, on a installé un téléphérique afin de pouvoir transborder le poisson destiné à l’exportation. Le joyau suivant se situe à Port Laayoun, à une grosse journée de route vers le sud depuis Sidi Ifni. C’est une bande transporteuse de près de cent kilomètres de long. Cette installation sert uniquement à acheminer vers un port le phosphate brut en provenance d’une mine de l’intérieur du pays. Au port, la marchandise est transbordée et expédiée en Europe ou à destination de l’industrie chimique américaine, dans le golfe du Mexique. L’exportation prime, la transformation sur place passe bien après, alors que le phosphate est nécessaire au pays même et qu’une industrie de transformation sur place pourrait procurer des emplois et des revenus. 

     Le phosphate est littéralement d’une importance vitale. De la roche de phosphate, on extrait du phosphore, dont on fait des engrais chimiques et de la nourriture pour bétail. Le phosphore contribue à faire pousser les plantes plus rapidement et consolide les os et les muscles des animaux. On en ajoute aussi aux boissons rafraîchissantes et aux aliments que les gens consomment. Le phosphate est une matière première extrêmement importante. Il fait l’objet d’une forte demande. Mais on a calculé que les réserves mondiales seront épuisées d’ici 75 à 100 ans, si la demande continue à croître chaque année d’environ. [i] Le Maroc et son voisin du sud, le Sahara occidental, disposent ensemble d’au moins deux tiers de tout le phosphate brut de la planète.[ii] 
     
    Le Maroc occupe le Sahara occidental depuis des décennies et administre le pays comme une province du Grand Maroc. La frontière entre le Maroc et le Sahara occidental a été effacée, jusque sur les cartes terrestres marocaines. Le Sahara occidental lui aussi était une colonie espagnole, dans le temps. Aujourd’hui, le pays est incorporé à l’économie marocaine. Parmi les Sahraouis, les habitants d’origine, beaucoup se sont réfugiés dans des camps en Algérie. Ceux qui sont restés n’osent pas parler ouvertement. La police marocaine fait le guet partout. Près du port de Dakhla, nous nous entretenons sans être vus avec un Sahraoui. Nous n’existons plus, dit-il, tout devient marocain. Les Sahraouis qui travaillaient à Boukraa, dans la mine de phosphate, ont été remplacés en grande partie par des colons marocains. Pour attirer ces colons, le Maroc maintient le carburant à un prix ridiculement bas et on a construit des villages qui ne manquent pas d’attrait. Mais les villages se trouvent en plein désert de pierrailles et restent vides. 
     
    Le nom de la ville de Laayoun a été modifié en El Aâyoun par les autorités marocaines. Ici, des garnisons ont toujours été casernées pour veiller sur l’arrière-pays. Si on s’approche de Laayoun en venant du nord, on passe devant la caserne de la légion étrangère espagnole. Mais les légionnaires espagnols ont été remplacés par des militaires marocains. Il en fourmille partout, dans les rues de Laayoun. 

     Les installations portuaires de Port Laayoun et la fameuse bande transporteuse se situent à cinq kilomètres de la ville même. Au port, le paysage change de couleur. C’est un port minéralier et partout, aux alentours, tout est couvert d’une poussière blanche. La poussière provient de la bande transporteuse qui enjambe l’autoroute. On dit que c’est la plus longue bande transporteuse du monde. Cet honneur date des années 1970, lorsque cette installation a été réalisée par la firme allemande Krupp. A l’époque, il s’agissait encore vraiment d’une première mondiale. La bande transporteuse achemine le phosphate brut. Les blocs proviennent en droite ligne de la mine à ciel ouvert de Boukraa. Cette dernière se situe au beau milieu du désert de Saguia el-Hamra, à exactement 97 kilomètres d’ici. C’est l’une des mines de phosphate les plus riches au monde. Pour extraire le minerai du sol, il ne faut même pas creuser très profondément. Sur les photos satellites, la mine de Boukraa ressemble à un long fossile nervuré. Le phosphate brut extrait des puits est chargé sur la bande transporteuse. Dans un bruit fracassant, celle-ci fonce en ligne droite, sans la moindre courbe, vers le port de Laayoun. Au port, le minerai est lavé et séché. Puis emmené par bateau aux quatre points cardinaux. 
     
     
    La colonie du phosphate

    Les veines de minerai de Boukraa ont été découvertes dans les années 1950, quand le Sahara occidental était encore une colonie espagnole. Dans les années 1970, en Espagne, la dictature du général Franco s’écroulait, mais le Sahara espagnol n’en est pas devenu indépendant pour autant. Le Maroc et la Mauritanie, ses voisins du nord et du sud, se sont d’abord partagé le pays. Ensuite, le Maroc a chassé également les troupes mauritaniennes faisant main basse sur tout le pays. Le Maroc n’entendait le céder à aucun prix. Car, en 1974, en raison des zones de pêche au large des côtes et des réserves de phosphate du sous-sol, la Banque mondiale avait décrit le Sahara occidental comme le territoire le plus riche de l’Afrique du Nord-Ouest (le Maghreb). L’ancien et le nouveau colonisateur, l’Espagne et la Maroc, signaient d’ailleurs un accord à ce propos. L’Espagne restait copropriétaire des mines de phosphate du Sahara occidental. Ce fut le cas jusqu’en 2002, lorsque Boukraa devint entièrement propriété marocaine. 

    C’est une absurdité, de voir cette colonie demeurer si aride, à l’instar de régions entières du Maroc. Avec leur phosphate, le Sahara occidental et le Maroc pourraient fertiliser leurs terres. Mais ce n’est nullement une priorité pour les entreprises qui détiennent la chaîne du phosphate, depuis l’extraction jusqu’au produit fini. L’une de ces entreprises est Prayon, toujours en partie dans des mains belges. 

    Jusqu’au début des années 1990, Prayon transformait le phosphate du Maroc en Belgique. On en faisait de l’acide phosphorique. En Belgique, d’autres entreprises, comme UCB, BASF et Rhône-Poulenc s’en chargeaient également. Ce procédé avait un grand inconvénient : il laissait derrière lui des masses énormes de déchets de plâtre. Ceux-ci contenaient des métaux lourds et étaient en outre légèrement radioactifs. On les larguait dans des décharges, devenues tristement célèbres entre-temps, entre autres à Rumst et à Zelzate, ainsi que dans l’Escaut et dans d’autres cours d’eau.[iii] Des années durant, presque tout fut permis, pour soutenir la « position concurrentielle » de l’industrie. 

    Mais le mouvement environnemental allait harceler cette industrie. En 1992, Prayon ne recevait plus de permis de décharge pour le site de Rumst. Selon des informations de l’époque, Prayon avait alors trois copropriétaires : Gechem (de l’écurie de la Société Générale), le holding public wallon SRIW et une entreprise publique marocaine, l’Office chérifien des phosphates (OCP).[iv] Prayon allait alors installer la production d’acide phosphorique de base au Maroc même. Mais pouvait-on encore faire là-bas ce qui était désormais interdit ici ? A-t-on mis en service là-bas, en même temps, une technologie permettant de produire (plus) proprement ? Ce sont des questions que j’espère encore approfondir. Cependant, le Maroc a commencé alors à bâtir sa propre industrie autour de l’exploitation du phosphate brut. Peu après, Gechem s’est retiré de Prayon et l’entreprise, avec une usine à Engis, près de Liège, est devenue la copropriété, à cinquante cinquante, de la Région wallonne et de l’OCP.

     Il importe de savoir que ce ne sont pas des firmes étrangères qui exploitent les mines de phosphate au Maroc. L’Etat marocain a accordé le monopole de l’exploitation à l’Office chérifien des phosphates. Dans ses brochures, l’OCP explique en détail comment il entend contribuer à l’agriculture au Maroc.[v] Mais, dans la pratique, on n’en voit pas grand-chose. Car, encore une fois, l’économie marocaine est adaptée au marché mondial, et non aux besoins intérieurs. 

    N.B. L’auteur examine ensuite “le dédale de la monarchie”, les familles riches qui contrôlent le phosphate, et les difficultés affrontées sur le marché mondial


    [i] Cordell, D. e.a., « The story of phosphorus : Global food security and food for thought », dans Global Environmental Change, 19 (2), pp. 292-305, 2009, cité dans : Fischer-Kowalski, Marina, « Socio-ecological transitions : definition dynamics and related global scenarios »,Working Document Neujobs, avril 2012.

    [ii] Les réserves de phosphate du Maroc et du Sahara occidental sont de 50 milliards de tonnes pour des réserves mondiales totales de 65 milliards de tonnes. « Phosphate rock », dans U.S. Geological Survey, janvier 2011, pp. 118-119.

    [iii] Paridaens, J., Vanmarcke, H., Inventarisatie en karakterisatie van verhoogde concentraties aan natuurlijke radionucliden van industriële oorsprong in Vlaanderen (Inventaire et caractéristiques des concentrations accrues de radionucléides naturels d’origine industrielle en Flandre), Departement Stralingsbeschermingsonderzoek Studiecentrum voor Kernenergie (SCK), étude menée pour le compte de la Société environnementale flamande, MIRA, MIRA/2001/01, juin 2001, 46 p.

    [iv] Willems, R., « Prayon Rupel. Bedenkingen bij een (fosfor)zuur dossier » (Prayon Rupel. Réflexions sur un dossier acide (phosphorique) », dans Markant, 19 juin 1992, pp. 8-9.

    [v] Voir par exemple le Rapport Annuel 2009, Groupe OCP, pp. 41-48.
  • La Syrie a changé

    « SOUS NOS YEUX »

    La Syrie a changé

    La couverture médiatique de la guerre en Syrie ne porte que sur les actions militaires, humanitaires et diplomatiques. Elle laisse de côté la profonde transformation du pays. Pourtant, on ne survit pas à cet océan de violence sans changer profondément. De Damas, où il vit depuis deux ans, Thierry Meyssan décrit cette évolution.

     | DAMAS (SYRIE) | 4 NOVEMBRE 2013 
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    Damas, la plus vieille ville habitée du monde

    De passage à Damas, l’envoyé spécial des secrétaires généraux de la Ligue arabe et de l’Onu, Lakhdar Brahimi, a présenté « son » projet de conférence de paix, Genève 2. Une conférence dont l’objectif serait de mettre fin à la « guerre civile ». Cette terminologie reprend l’analyse d’un camp contre un autre, de ceux qui affirment que ce conflit est une suite logique du « printemps arabe », contre ceux qui soutiennent qu’il a été fabriqué, alimenté et manipulé de l’extérieur.

    La guerre selon l’opposition armée

    Pour les Occidentaux et la majorité de la Coalition nationale, la Syrie vit une révolution. Son peuple s’est soulevé contre une dictature et aspire à vivre dans une démocratie comme aux États-Unis. Cependant cette vision des choses est démentie par le Conseil de coopération du Golfe, le Conseil national syrien et l’Armée syrienne libre. Pour eux, le problème n’est pas celui de la liberté, mais de la personnalité de Bachar el-Assad. Ils se contenteraient de conserver les mêmes institutions si le président acceptait de laisser sa place à un de ses vice-présidents. Toutefois, cette version est à son tour démentie par les combattants sur le terrain, pour qui le problème n’est pas la personnalité du président, mais la tolérance qu’il incarne. Leur but est d’instaurer un régime de type wahhabite où les minorités religieuses seraient soit soumises, soit détruites, et où la Constitution serait remplacée par la Charia.

    La liberté d’expression

    Au début, lorsque des snipers tuaient des gens, on disait que c’était des tireurs du régime qui cherchaient à imposer la peur. Lorsque des voitures explosaient, on disait que c’était une attaque perpétrée par les services secrets sous faux drapeau. Lorsque un gigantesque attentat a tué les membres du Conseil de sécurité, on accusait Bachar el-Assad d’avoir éliminé ses rivaux. Aujourd’hui, plus personne n’a de doute : ces crimes étaient l’œuvre des jihadistes et ils ne cessent d’en commettre.

    Au début, il y avait la loi d’urgence. Depuis 1963, les manifestations étaient interdites. Les journalistes étrangers ne pouvaient entrer qu’au compte-goutte et leurs activités étaient étroitement surveillées. Aujourd’hui, la loi d’urgence a été levée. Il n’y a toujours que peu de manifestations parce qu’on craint des attentats terroristes. Les journalistes étrangers sont nombreux à Damas. Ils évoluent librement sans aucune surveillance. La plupart continuent pourtant à raconter que le pays est une horrible dictature. On les laisse faire en espérant qu’ils se lasseront de mentir lorsque leurs gouvernements cesseront de prêcher le « renversement du régime ».

    Au début, les Syriens ne regardaient pas les chaînes de télévision nationales. Ils les considéraient comme de la propagande et leur préféraient Al-Jazeera. Ils suivaient ainsi en direct les exploits des « révolutionnaires » et les crimes de la « dictature ». Mais avec le temps, ils se sont trouvés confrontés directement aux événements. Ils ont vu par eux-mêmes les atrocités des peudos-révolutionnaires et, souvent, ils n’ont dû leur salut qu’à l’armée nationale. Aujourd’hui, les gens regardent beaucoup plus les télévisions nationales, qui sont plus nombreuses, et surtout une chaîne libano-irakienne, Al-Mayadeen, qui a récupéré l’auditoire d’Al-Jazeera dans l’ensemble du monde arabe et qui développe un point de vue nationaliste ouvert.

    La liberté de conscience

    Au début, l’opposition armée se disait pluri-confessionnelle. Des personnes issues de minorités religieuses la soutenaient. Puis, il y eut les tribunaux islamiques qui condamnèrent à mort et égorgèrent les « mauvais » sunnites, « traîtres » à leur communauté ; les alaouites et les chiites, torturés en public ; et les chrétiens expulsés de leurs maisons. Aujourd’hui, chacun à compris que l’on est toujours hérétique lorsque l’on est jugé par des « purs », des takfiristes.

    Alors que des intellectuels affirment que la Syrie a été détruite et qu’il faut la redéfinir, les gens savent ce qu’elle est et sont souvent prêts à mourir pour elle. Il y a dix ans, chaque famille avait un adolescent qu’elle tentait de faire échapper au service militaire. Seuls les pauvres envisageaient de faire carrière sous les drapeaux. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes s’engagent dans l’armée et leurs aînés dans les milices populaires. Tous défendent la Syrie éternelle où se côtoient différentes communautés religieuses, ils vénèrent ensemble le même Dieu lorsqu’ils en ont un.

    Au cours du conflit, beaucoup de Syriens ont eux-mêmes évolué. Au début, ils observaient majoritairement les événements en se tenant à l’écart, la plupart affirmant ne se reconnaître dans aucun camp. Après deux ans et demi de terribles souffrances, chacun de ceux qui sont restés dans le pays a dû choisir pour survivre. La guerre n’est plus qu’une tentative des puissances coloniales de souffler sur les braises de l’obscurantisme pour brûler la civilisation.

    La liberté politique

    Pour moi, qui connait la Syrie depuis une dizaine d’années et vit à Damas depuis deux ans, je mesure à quel point le pays a changé. Il y a dix ans, chacun racontait à voix basse les problèmes qu’il avait rencontré avec les mukhabarats, qui se mêlaient de tout et de n’importe quoi. Dans ce pays, dont le Golan est occupé par Israël, les services secrets avaient en effet acquis un pouvoir extravagant. Pourtant, ils n’ont rien vu et rien su de la préparation de la guerre, des tunnels que l’on creusait et des armes que l’on importait. Aujourd’hui, un grand nombre d’officiers corrompus s’est enfui à l’étranger, les mukhabarats se sont recentrés sur leur mission de défense de la patrie et seuls les jihadistes ont à s’en plaindre.

    Il y a dix ans, le parti Baas était constitutionnellement le leader de la nation. Il était seul autorisé à présenter des candidats aux élections, mais il n’était déjà plus un parti de masse. Les institutions s’éloignaient progressivement des citoyens. Aujourd’hui, on a du mal à suivre la naissance des partis politiques tant ils sont nombreux. Chacun peut se présenter aux élections et les gagner. Seule l’opposition « démocratique » a, depuis Paris et Istanbul, décidé de les boycotter plutôt que de les perdre.

    Il y a dix ans, on ne parlait pas de politique dans les cafés, seulement à la maison avec les gens que l’on connaissait. Aujourd’hui, tout le monde parle politique, partout, dans les zones contrôlées par le gouvernement et jamais dans celles contrôlées par l’opposition armée.

    Où est la dictature ? Où est la démocratie ?

    Réactions de classe

    La guerre, c’est aussi un conflit de classe. Les riches, qui disposent d’avoirs à l’étranger, sont partis lorsque Damas a été attaqué. Ils aimaient leur pays, mais surtout protégeaient leurs vies et leurs biens. 
    Les bourgeois étaient terrorisés. Ils payaient l’impôt « révolutionnaire » lorsqu’on les insurgés l’exigeaient, et affirmaient soutenir l’État lorsque l’armée les questionnait. Inquiets, ils attendaient le départ du président El-Assad qu’Al-Jazeera annonçait comme imminent. Ils ne sont sortis de leur angoisse que lorsque les États-Unis ont renoncé à bombarder le pays. Aujourd’hui, ils ne songent qu’à se racheter en finançant les associations des familles de martyrs. 
    Le petit peuple savait lui, depuis le départ, ce qu’il en était. Il y avait ceux qui voyaient dans la guerre un moyen de se venger de leurs conditions économiques, et ceux qui voulaient défendre la liberté de conscience et la gratuité des services publics.

    Les États-Unis et Israël, la France et le Royaume-Uni, la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite, qui ont livré cette guerre secrète et qui l’ont perdue, n’anticipaient pas ce résultat : pour survivre, la Syrie a libéré ses énergies et a retrouvé sa liberté.

    Si la conférence de Genève 2 se tient, les grandes puissances ne pourront rien y décider. Le prochain gouvernement ne sera pas le fruit d’un arrangement diplomatique. Le seul pouvoir de la conférence sera de proposer une solution qui ne pourra être appliquée qu’après avoir été ratifiée par un référendum populaire.

    Cette guerre a saigné la Syrie, dont la moitié des villes et des infrastructures ont été détruites pour satisfaire les appétits et les fantasmes des puissances occidentales et du Golfe. Si quelque chose de positif devait surgir de Genève 2, ce serait le financement de la reconstruction par ceux qui ont fait souffrir le pays.

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