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Societe - Page 41

  • Je fais partie des 90% d’enfants d’immigrés qui se sentent français, mais...

    MÉMOIRES
    11/10/2012 à 12h47

    Borhene M. | Journaliste


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    Ma mère est née au Maroc, mon père en Tunisie, moi en France : directement concerné par l’étude de l’Insee sur les enfants d’immigrés, voilà ce que j’en dis.


     

    « Tu n’es pas immigré toi. On ne t’a pas accueilli... C’est toi qui accueilles, mets-toi ça dans le crâne, fils. »

    Mon père ne s’est jamais embarrassé des questions existentielles. Un type à l’ancienne, pragmatique. Il est né en Tunisie dans les années 40, moi en France dans les années 80 :

    « Je suis tunisien et toi, tu es français, sans avoir à rougir de ta double culture. Je ne vois pas où est le débat. »

    Ma mère, arrivée du Maroc à Paris à la fin des années 70, non plus :

    LES PHOTOS

    Merci à Zohra, qui nous a prêté les photos de sa famille, originaire d’Algérie. Elle exerce un poste à responsabilités dans un grand groupe de presse. En nous remettant les clichés, elle raconte que lundi dernier, à la cantine de son entreprise, alors qu’elle s’apprêtait à mettre sur son plateau un feuilleté au jambon, le cuisinier lui a dit : « Ça, c’est pas pour vous ! » et a refusé de lui expliquer pourquoi. Le lendemain, elle a exigé des excuses du salarié. Qu’elle a obtenues. Rue89

     

    « Tu es né ici, tu vis ici. Même si tu voulais être autre chose que français, ça puerait le mensonge. En fait, tu n’as même pas le choix. »

    C’est donc tout naturellement que je fais partie de ces 90% d’enfants d’immigrés qui ont le sentiment d’être français, selon une étude de l’Insee parue ce mercredi.

    Plein de statistiques pour nous dire que les immigrés seraient moins bien lotis que leurs enfants nés en France, eux-mêmes à la traîne derrière les « ni immigrés, ni descendants ». Avec la précision suivante :

    « Si les discriminations existent, leur influence est difficile à mesurer. »

    « Il m’est arrivé de basculer de l’autre côté »

    « 67% des descendants d’immigrés ont le sentiment d’être vus comme des Français », dit aussi l’étude.

    Quid des 33% qui ne partagent pas ce point de vue ? « Une couleur de peau foncée rend parano », me disait mon voisin d’origine tchadienne à la fac, en cours d’histoire moderne. Il s’empressait de compléter :

    « Il n’y a pas de fumée sans feu non plus. »

    Je fais aussi partie des 67% d’enfants d’immigrés qui ont le sentiment d’être vus comme des Français, mais il m’est déjà arrivé de basculer dans les 33%. L’espace de quelques minutes, quand, pendant « un contrôle de routine », un policier vous dit qu’il aime tâter « vos couilles d’Arabe » et vous demande de vous allonger par terre.

    Quand l’un de ses collègues fait entrer un chien dans votre voiture pour chercher du shit, alors que juste en face de vous, une bande de blonds fument des gros pétards.

    Discrimination sournoise

    Quand vous postulez pour un emploi (payé une misère et pour lequel vous êtes surqualifié) dans la boîte où travaille l’un de vos amis « ni immigré, ni descendant » parce qu’il vous dit qu’elle recherche activement. Sans nouvelles de votre CV, vous le relancez. « Franchement, ils ne prennent pas trop de Rebeus apparemment... » De la discrimination, mais sournoise.

    Discrimination, un mot que n’utilise jamais ma mère. Elle ne fait pas de yoga, mais pour elle, c’est une histoire d’ondes. Un soir, elle m’a dit qu’elle ne le prononçait jamais pour ne pas décourager ses enfants :

    « Si moi, née au Maroc, j’ai réussi à décrocher un job fixe [fonctionnaire de catégorie C dans l’Education nationale, ndlr], vous pouvez y arriver. »

    Il pensait que je mentais sur mon salaire

    Il est dit aussi qu’un immigré « gagne environ 1 500 euros, son enfant 1 600. »

    Au niveau de l’éducation, je m’en sors mieux que mes parents. C’est déjà une réussite, une fierté et un bel investissement pour la suite. Mon père lisait et écrivait en arabe, mais pas en français. Ma mère avait décroché son bac au Maroc. Elle est parfaitement bilingue.

    Mais pour l’argent, c’est faux. Dans les années 90, mes parents, ouvriers, gagnaient au moins autant que moi en 2012.

    Mon père n’a jamais compris comment moi, avec mes diplômes universitaires, je touchais moins qu’un ouvrier à l’usine. Après mon master, j’ai galéré. Des petits boulots ici et là. Il pensait que je lui mentais sur mon salaire. Un soir, il a demandé à ma mère si je disais vrai. « Oui, c’est vrai. »

    L’ÉTUDE DE L’INSEE
    L’étude de l’Insee met le doigt sur la spécificité française. La France compte ainsi 6,7 millions d’enfants d’immigrés. Elle se distingue des autres pays européenns, où les immigrés de la première génération (ils sont 5,8 millions en France) restent plus nombreux que leurs descendants. Autre facteur évoqué, la réussite scolaire. Les enfants de l’immigration turque sont en sous-réussite, contrairement aux élèves originaires du sud-est de l’Asie. Les descendantes de Marocains, de Tunisiens et d’immigrés venus du Sahel obtiennent davantage le bac que les filles non issues de l’immigration. Concernant l’accès à l’emploi, 29% des enfants d’immigrés originaires d’Afrique sont au chômage cinq ans après leur sortie de l’école, contre 11% pour des Français dont les parents sont nés en France.

    Selon le rapport de l’Insee, les descendants d’immigrés d’Afrique sont trois fois plus au chômage que les Français d’origine, mais restent mieux lotis que leurs parents. Un écart dû au diplôme, à l’origine sociale et au lieu de vie, mais dont une part reste « inexpliquée ». Une manière subtile (ou pas) de dire qu’on ne peut pas prouver la discrimination.

    Tous mes rêves se déroulent en France

    Il m’est arrivé de mettre mes échecs aux entretiens d’embauche sur le compte de la discrimination. Souvent à tort, mais parfois à raison, quand une attitude ou une petite phrase me faisait dire que tout était déjà joué d’avance. A cause de ma peau, de mon adresse. Ou bien les deux.

    Et puis j’ai arrêté. Trop compliqué à gérer mentalement de se demander, à chaque fois, si on a été uniquement jugé sur ses compétences.

    Il y a trois ans, j’ai pensé m’exiler sur un autre continent. N’importe où, pourvu que je bosse. Mais je suis comme mes cousins en Tunisie – toutes proportions gardées – qui refusent d’imaginer une seule seconde de faire leur sac. Tous mes rêves se déroulent sur la même aire géographique : la France. Alors j’y reste.

    Et si ma mère avait été analphabète ?

    L’étude dit encore : « 14% des enfants d’immigrés estiment avoir été moins bien traités à l’école. »

    Je n’étais pas le plus épanoui en cours, mais j’ai eu de la chance. De bonnes facultés d’écoute, un bon baratin pour meubler dans les dissertations.

    Mon père avait plein de stylos dans la poche de sa veste, bien qu’il ne s’en servît jamais. Ma mère était moins « bling-bling », mais collectionnait les bouquins. Très tôt, j’ai commencé à les lire. Tout et n’importe quoi. Ça m’a permis d’acquérir un peu de culture générale et du vocabulaire. Et si ma mère avait été analphabète ?

    Je n’ai jamais compris l’attitude de certains professeurs, ni certaines de leurs méthodes pour démotiver leurs élèves. C’était comme s’ils se projetaient dans le futur et se disaient que « non, lui ne peut pas réussir, ce n’est pas possible » ou bien « bac+2, c’est largement suffisant pour lui ».

    Ceux-là profitent de la méconnaissance des parents immigrés – qui ont souvent entièrement confiance dans l’école – pour orienter à leur guise et détruire, en toute impunité, des carrières scolaires.

    « Il n’y a rien pour toi dans l’écriture »

    Ma mère voulait que je devienne avocat. Un classique. Moi pas. Je voulais écrire. Au lycée, je l’ai dit à certains profs, à qui j’ai demandé conseil. Je bombais le torse, j’étais parmi les meilleurs. Ils me l’ont dégonflé illico :

    « Tu sais qu’il y a des BTS, c’est très formateur. Il n’y a rien pour toi dans l’écriture. La précarité, le chômage, la galère »

    Ce n’est pas faux, mais c’est mon problème, pas le leur. A l’époque, pas d’Internet pour jeter un coup d’œil sur les forums. Mes parents ne pouvaient pas me renseigner, mon entourage proche non plus (aucun d’entre eux n’avait dépassé le bac).

    Je suis allé jusqu’en Master. Un coup de chance. Certains amis de la cité, plus doués – peut-être plus motivés – ne sont jamais arrivés jusqu’à l’université alors qu’ils m’en parlaient souvent. Comme Samir.

    A son père, les profs avaient dit qu’avec la mécanique, c’était un salaire assuré. Un truc du genre : « De toute façon, il échouera s’il va plus loin, autant ne pas perdre de temps. » Il a mordu. Je crois qu’il n’avait compris qu’un mot sur deux.

    Samir était moins convaincu, mais que pouvait-il dire ? On parle d’un collégien. Qui, d’ailleurs, n’a jamais fini son CAP carrosserie.

    Je ne sais pas ce que Samir penserait de cette étude de l’Insee. Moi, je la trouve précieuse pour au moins deux points. D’une part parce qu’elle définit ce qu’est un immigré et parce qu’elle permet de rassurer les sceptiques : je ne viens pas d’ailleurs et je me sens français, comme neuf enfants d’immigrés sur dix.

     
  • « On n’a plus le temps... »

    Ceux qui se désolent du manque d’attention à leur cause, à leur activité, se voient souvent opposer la même explication : « On n’a plus le temps. » On n’a plus le temps de se plonger dans un livre « trop long », de flâner dans une rue ou dans un musée, de regarder un film de plus de quatre-vingt-dix minutes. Ni celui de lire un article abordant autre chose qu’un sujet familier. Ni de militer ni de faire quoi que ce soit sans être aussitôt interrompu, partout, par un appel qui requiert d’urgence son attention ailleurs.

    Pour une part, ce manque de temps découle de l’apparition de technologies qui ont permis de… gagner du temps : la vitesse des déplacements s’est accrue, celle des recherches, des transmissions d’informations ou de correspondances aussi, souvent à un coût modeste ou dérisoire. Mais, simultanément, l’exigence de vitesse n’a cessé d’obérer l’emploi du temps de chacun, et le nombre de tâches à réaliser a explosé. Toujours connecté. Interdit de musarder. On n’a plus le temps (1).

    Parfois, c’est aussi l’argent qui fait défaut : on n’a plus les moyens. S’il coûte toujours moins cher qu’un paquet de cigarettes, un journal comme Le Monde diplomatique implique une dépense que bien des salariés, chômeurs, étudiants, précaires ou retraités ne jugent pas anodine.

    Parmi d’autres, ces raisons expliquent la désaffection de la presse payante. Une fraction de ses anciens lecteurs l’abandonne à mesure que la fenêtre de papier ouverte sur le monde, l’attente du postier ou du kiosquier se métamorphosent en une contrainte de lecture supplémentaire dans un calendrier surchargé — et surtout s’il faut payer. Un des propriétaires de Free et du Monde, M. Xavier Niel, anticipe que les journaux auront disparu d’ici une génération.

    Si leur financement se faisait sur des écrans, des tablettes, il n’y aurait peut-être guère motif à s’alarmer : ceci remplacerait cela. Mieux encore, la science, la culture, les loisirs, l’information se diffuseraient plus vite, y compris dans les lieux les plus reculés. Au reste, nombre de périodiques conçus sans autre projet rédactionnel que d’arrondir les profits (ou l’influence) de leurs propriétaires peuvent bien succomber sans que la démocratie y perde. Seulement, les nouvelles technologies de l’information n’assurent au journalisme ni les emplois ni les ressources des anciennes. A moins de travailler à titre bénévole, c’est-à-dire en tirant ses revenus d’ailleurs, comme la plupart des blogueurs, la profession se trouve menacée du pire : elle ignore si elle dispose d’un avenir.

    Un train, un métro, un café, un congrès politique : autrefois, dans ces endroits, la presse régnait ; dorénavant, combien de gens y déploient encore un journal autre que « gratuit » ? Ne s’agit-il que d’une impression ? Les chiffres s’entêtent et confirment la réalité d’un décrochage. En Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, la diffusion des journaux a décliné de 17 % au cours des cinq dernières années. Et le recul se poursuit. En France, une période de fièvre électorale ne provoque plus aucun retour vers les kiosques ; de janvier à août 2012, les quotidiens généralistes ont ainsi accusé un reflux moyen de leurs ventes de 7,6 %par rapport à l’an précédent. Même l’été dernier, pourtant marqué par les Jeux olympiques, les ventes de L’Equipe, un titre sportif en situation de monopole, ont continué à baisser.

    Dans l’espoir de freiner une telle glissade, un journalisme sonnant et trébuchant multiplie les « unes » qui racolent en violant l’intimité des personnes, ou les articles qui affolent en assimilant n’importe quoi — y compris des provocations isolées de caricaturistes ou des rassemblements groupusculaires d’intégristes — aux « heures les plus sombres de notre histoire ». Les chaînes d’information en continu amplifient le tintamarre. Deviner quelle outrance va mobiliser l’attention des médias, occulter une nouvelle qui réclamerait du lecteur davantage qu’un « J’aime ça » au bas d’un blog rageur, est devenu un jeu d’enfant. Ainsi continûment s’accroît la part de vulgarité et de catastrophisme dont la plupart des propriétaires de presse s’imaginent qu’elle provoquera du buzz pendant quelques heures. Mais, sur ce terrain, comment escompter faire payer au lecteur ce qu’il peut trouver — gratuitement et à profusion — ailleurs ?

    En particulier sur la Toile. Aujourd’hui, aux 35 millions de Français qui lisent un périodique s’ajoutent ou se superposent 25 millions d’internautes qui, chaque mois, consultent au moins un site de presse. Mais ces derniers ont été habitués à croire que le règne de la société sans argent était advenu — sauf lorsqu’ils se précipitent pour acheter, cette fois au prix fort, leur ordinateur, leur Smartphone ou leur tablette, souvent pour pouvoir consulter une presse qui leur est offerte... L’audience en ligne ne rapporte donc pas grand-chose à ceux qui recherchent, éditent, corrigent, vérifient l’information. Ainsi une structure économique parasitaire s’édifie peu à peu qui concède aux uns tous les profits du commerce. Et qui facture aux autres tous les coûts de la « gratuité » (2).

    Un quotidien comme The Guardian, par exemple, est devenu grâce à son site Internet numéro un de l’audience au Royaume-Uni et troisième dans le monde, sans que cela l’empêche — et, devrait-on dire, au contraire — de perdre l’année dernière 57 millions d’euros et de licencier plus de soixante-dix journalistes. Car bien qu’elle requière toujours davantage d’investissements, la croissance du trafic numérique des journaux coïncide en général avec la réduction de leurs ventes en kiosques. Assurément, près de 6 millions de Britanniques lisent au moins un article du Guardian par semaine, mais seuls 211 000 l’achètent quotidiennement. C’est cette petite population, déclinante, qui finance la lecture gratuite de la plupart des internautes. Un jour, forcément, ce voyage s’arrêtera pour tous faute de carburant.

    Le pari perdu des éditeurs concerne aussi la publicité. Au départ, le modèle de la « gratuité » en ligne imitait la logique économique de la radio commerciale, puis celle de ces quotidiens que des travailleurs précaires distribuent à l’aube à l’entrée des stations de métro. A ceci près que, dans un cas, on sait depuis longtemps de quoi il retourne — de radios privées (RTL, Europe 1, NRJ, etc.) dont les programmes se faufilent entre des spots qui martyrisent les tympans. Et que, dans le second, si Direct Matin ou Métro, l’un propriété de M. Vincent Bolloré, l’autre de TF1, ont pour projet une société de la gratuité, c’est à condition que celle-ci leur rapporte encore davantage. Il leur suffit pour cela de facturer directement l’annonceur en lui livrant en échange des fagots de lecteurs ou d’auditeurs.

    Avec l’information en ligne, le fiasco du même calcul est devenu patent. Les sites de presse ont beau aligner les succès d’audience, la ressource publicitaire ne leur parvient qu’au compte-gouttes. Car son produit profite avant tout aux moteurs de recherche, devenus selon M. Marc Feuillée, président du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN), « des mégarégies publicitaires, absorbant comme des Moloch la quasi-totalité des revenus de nos annonceurs ». M. Feuillée précise : « Entre 2000 et 2010, le chiffre d’affaires publicitaire des moteurs est passé de 0 à 1,4 milliard d’euros, celui de la presse [en ligne] de 0 à 250 millions d’euros (3). » Informé en détail des goûts et des lectures de chacun d’entre nous, capable (comme Facebook) de vendre aussitôt cette avalanche de données personnelles aux publicitaires, qui s’en serviront pour mieux « cibler » leur gibier, Google est également passé maître dans l’art de faire de l’« optimisation fiscale » en Irlande et aux Bermudes. Très opulente, cette multinationale ne paie donc presque pas d’impôts.

    Si la presse va mal, la plupart des titres le dissimulent en recourant à des indicateurs frelatés. Ainsi, une partie de la diffusion proclamée payante — plus de 20 %dans le cas des Echos, de Libération ou du Figaro — est en réalité offerte à des gares, épiceries de luxe, hôtels, écoles de commerce, parkings... Quant au nombre revendiqué d’abonnés, il s’écroulerait sans les techniques dignes du hard discount que colporte par exemple le jovial directeur du Nouvel Observateur chaque fois qu’il propose 13 numéros de son magazine pour 15 euros, avec en prime une « montre de collection Lip Classic ». Mais le patron de L’Express aux écharpes colorées surenchérit aussitôt : avec lui, c’est 45 numéros pour 45 euros, et en bonus un « réveil à ambiance lumineuse et sonore ».

    D’autres astuces permettent de doper l’audience des sites. Ainsi, quand un titre de presse appartenant à M. Serge Dassault acquiert un site spécialisé de spectacle ou de météo, c’est pour pouvoir aussitôt prétendre que chaque internaute achetant en ligne sa place de cirque, ou s’inquiétant de l’ensoleillement de ses vacances, est devenu ipso facto un lecteur de la « marque » Le Figaro…

    Soyons donc singuliers également dans notre franchise : depuis janvier de cette année, la diffusion du Monde diplomatique a baissé de 7,2 %. Le temps qui fait défaut, l’argent aussi, un certain découragement face à une crise qui se déploie ainsi que nous l’avons anticipé, bien avant les autres, mais à laquelle nous ne pouvons pas seuls apporter remède, une contestation de l’ordre économique et social qui peine à trouver des débouchés politiques : tout cela a contribué à notre recul.

    A la dégradation de notre situation financière qui en découle s’ajoute une nouvelle baisse de nos recettes publicitaires. Nous avons promis à ceux de nos lecteurs, nombreux, que ce type de revenu hérisse qu’il n’excéderait jamais 5 % de notre chiffre d’affaires. En 2012, il n’atteindra même pas 2 %... Grâce à une politique intransigeante sur le tarif de nos abonnements — nous ne bradons pas nos publications et nous n’offrons plus rien d’autre à nos abonnés que les journaux qu’ils commandent —, grâce aussi à la campagne de dons que nous relançons chaque année à cette même époque et qui aide à financer nos projets de développement, nos pertes resteront modestes en 2012. Mais rien ne garantit que nous reviendrons à l’équilibre l’année prochaine.

    Quelques rayons de lumière éclairent néanmoins notre paysage. Une nouvelle édition électronique sera lancée dans les mois qui viennent. Elle permettra au lecteur de passer instantanément d’un format qui reflète le journal papier, son déroulé, sa mise en page, à un autre plus adapté à tous les écrans. Une édition spécifique destinée aux tablettes et autres liseuses est également en préparation. Par ailleurs, nous avons observé que nos archives avaient suscité un vif intérêt — les ventes de notre dernier DVD-ROM ont largement excédé nos attentes. Aussi allons-nous prochainement proposer à tous nos abonnés, pour une somme modique, l’accès instantané à n’importe lequel de nos articles publié entre la naissance du Monde diplomatique en mai 1954 et le numéro en cours. Enfin, chacun, abonné ou non, pourra bientôt disposer, grâce à un forfait, de tout notre fonds documentaire pendant quelques jours. Ces nouvelles fonctionnalités du site Internet, que nous espérons déployer dès le début de l’année prochaine, ont requis un très long et très lourd investissement de notre part. Nous en attendons enfin des revenus réguliers. Ils contribueront à la défense de notre indépendance.

    Mais il nous faut aussi soutenir les ventes du journal. Cela implique d’abord que chacun connaisse son existence. Or la visibilité du Monde diplomatique décroît dans les kiosques et maisons de la presse à mesure que s’effiloche le réseau de distribution. Forçats de la profession situés en bout de chaîne, soumis à des horaires et à des conditions de travail éprouvants, concurrencés par la presse dite « gratuite », des centaines de kiosquiers et de marchands de journaux ont fermé boutique au cours des dernières années (918 rien qu’en 2011). C’est pourtant grâce à eux que s’établit le premier contact avec nos lecteurs. Comment faire savoir autrement à ceux qui ne sont pas encore abonnés à nos publications que nous avons publié telle enquête, telle analyse, tel reportage ?

    Car, quand il s’agit du Monde diplomatique, la promotion confraternelle, d’ordinaire si bavarde, fait soudain silence. Ainsi, entre le 19 mars et le 20 avril 2012, une période choisie au hasard de l’emploi du temps d’un de nos stagiaires, les revues de presse d’Europe 1, de RTL et de France Inter ont cité 133 titres, dont Le Figaro (124 fois), Libération (121 fois), sans oublier France Football et Picsou Magazine. Le Monde diplomatique ne fut jamais mentionné. Difficile de faire moins pour le principal journal français publié dans le monde (51 éditions en 30 langues)…

    Au fond, peu importe : notre réseau social, c’est vous. C’est donc à vous qu’il revient d’abord de faire connaître ce mensuel, ses valeurs, d’encourager son aventure intellectuelle, ses engagements. De convaincre autour de vous qu’il n’est ni urgent ni nécessaire de réagir à toutes les « polémiques », de tout embrasser pour ne rien étreindre, de tout parcourir pour ne rien retenir. Et qu’il est bon — par exemple une fois par mois ? — de quitter la pièce où les gens vocifèrent, de décider qu’on s’arrête et qu’on réfléchit.

    A quoi peut servir un journal ? A apprendre et à comprendre. A donner un peu de cohérence au fracas du monde là où d’autres empilent des informations. A penser posément ses combats, à identifier et faire connaître ceux qui les portent. A ne jamais rester solidaire d’un pouvoir au nom des références qu’il affiche sitôt que ses actions les démentent. A refuser le verrouillage identitaire d’un « choc des civilisations » oubliant que l’héritage de l’« Occident », c’est le sac du Palais d’été, la destruction de l’environnement, mais aussi le syndicalisme, l’écologie, le féminisme — la guerre d’Algérie et les « porteurs de valises ». Et que le « Sud », les pays émergents qui défont l’ordre colonial, englobe des forces religieuses moyenâgeuses, des oligarchies prédatrices, et des mouvements qui les combattent — le géant taïwanais Foxconn et les ouvriers de Shenzhen.

    A quoi peut servir un journal ? En des temps de reculs et de résignations, à défricher les sentiers de nouveaux rapports sociaux, économiques, écologiques (4). A combattre les politiques austéritaires, à aiguillonner ou à tancer des social-démocraties sans souffle et sans sève. C’est, par exemple, dans ces colonnes que fut popularisée l’idée d’une taxe sur les transactions financières (5), puis celle d’un plafonnement des revenus (6). Parfois, un journal peut donc aussi rappeler que la presse n’a pas toujours partie liée avec les industriels et les marchands contre ceux qui entendent sauver la planète et changer le monde.

    A l’évidence, l’existence d’un tel journal ne peut pas uniquement dépendre du travail de la petite équipe qui le produit, aussi enthousiaste soit-elle. Mais nous savons que nous pouvons compter sur vous. Ensemble, nous prendrons le temps qu’il faut.

    Serge Halimi

  • L'histoire des harkis

    "L'histoire des harkis est politique, pas ethnique ou confessionnelle"

    Le Monde.fr | 25.09.2012 à 11h12 • Mis à jour le 25.09.2012 à 11h16

    Par François Béguin (propos recueillis)



    A l'occasion de la journée nationale d'hommage aux harkis, les anciens supplétifs de l'armée française en Algérie, mardi 25 septembre, le ministre délégué aux anciens combattants, Kader Arif, doit présider une cérémonie aux Invalides au cours de laquelle il va lire un message du chef de l'Etat, en déplacement à New York. Début avril, François Hollande s'était engagé, s'il était élu à la présidence de la République, à "reconnaître publiquement les responsabilités des gouvernements français dans l'abandon des harkis, le massacre de ceux restés en Algérie et les conditions d'accueil des familles transférées dans des camps en France". Il avait également affirmé son intention "d'assurer aux harkis et à leurs descendants la reconnaissance de la République".

     

    L'historien Nicolas Lebourg, qui publie en décembre avec Abderahmen Moumen L'Histoire du camp de Rivesaltes (Trabucaire), en novembre avec Joseph Beauregard Les Numéros deux du Front national (Nouveau Monde)commente la place qu'occupent aujourd'hui les harkis dans le champ politique en France. 

    Qu'attendent aujourd'hui les harkis de l'Etat français ?

    Outre une réparation matérielle, les harkis demandent une reconnaissance morale pleine et entière de leur tragédie. Ce qui est compliqué, c'est qu'au fil des années, les associations ont fétichisé le chiffre de 150 000 personnes assassinées. Les travaux historiques, eux, parlent de 10 000 à 70 000 morts.

    Même si la qualification d'un "génocide" se fait en fonction de critères juridiques, pas d'un nombre de morts, c'est compliqué pour l'Etat de reconnaître autre chose qu'un "massacre".

    Une reconnaissance de leurs difficultés d'installation et d'accueil en France après l'indépendance de l'Algérie serait déjà une première chose pour eux. Il faudrait un grand discours du président de la République. Aujourd'hui, ils ne seront évidemment pas satisfaits par le discours de Kader Arif, le ministre délégué aux anciens combattants.

    Nicolas Sarkozy a pourtant reconnu officiellement la "responsabilité historique" de la France dans l'abandon des harkis lors d'un discours à Perpignan le 14 avril...

    Une semaine avant le premier tour de l'élection présidentielle, cette reconnaissance n'avait pas été ressentie comme sincère. Le côté "à la va vite" n'est pas très bien passé. Même s'ils étaient contents des mots employés, ils n'ont pas été dupes et se sont dits : "on nous utilise encore..."

    Nicolas Sarkozy a fait des harkis un usage proche de celui qu'en fait le Front national : il les a utilisés à la fois comme un symbole de nationalisme et comme une manière de se dédouaner de toute islamophobie. En disant : "Il y en a qui ont mérité leur nationalité par le sacrifice du sang", il sous-entend que d'autres non...

    Est-ce pertinent d'aborder la question harkie par le biais de la religion ?

    La religion est un très mauvais prisme pour parler des harkis même s'ils furent à une époque officiellement désignés comme "Français musulmans". Les années 2010 sont caractéristiques de cette confusion des engagements politiques, religieux, communautaires... On a ethnicisé les questions sociales et confessionalisé les questions ethniques. L'histoire des harkis est politique et on la ramène à une question ethnique et confessionnelle.

    Pourquoi la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat français était-elle impossible avant les années 2010 ?

    Il y a eu un déplacement de mémoire. Après l'obsession de Vichy, la société française a fini par se saisir des questions liées à la décolonisation. On a aussi fini par admettre qu'il y avait eu une guerre d'Algérie, pas des "événements". Pour autant, il y a toujours une mauvaise conscience de la France par rapport à ce sujet.

    C'est d'ailleurs révélateur que le Front national se soit saisi de cette question. De façon générale, ce parti accompagne et révèle les angoisses et les crispations de la société française. Jean-Marie Le Pen parlait de la seconde guerre, sa fille parle des harkis.

    De combien de personnes parle-ton ?

    C'est compliqué à dire. Les harkis, les supplétifs et leurs familles, sont environ 80 000 à avoir été admis en France. Aujourd'hui, nous en sommes à la troisième génération, c'est-à-dire de gens nés en France. En comptant les descendants, les pouvoirs publics parlent de quelque 500 000 personnes mais ce n'est pas facile à calculer exactement.

    Est-ce qu'il y a une homogénéité de la communauté harkie ?

    Les harkis sont représentés par un grand nombre d'associations et n'ont pas de porte-parole unique. Cette fragmentation s'explique par leur division géographique à leur arrivée en France, par le fait que ce sont des individus avec diverses origines ethniques, divers statuts sociaux, non une communauté en soi. Alors que nous arrivons aux deuxièmes ou troisièmes générations, la mémoire unifie plus que ne l'avait fait l'histoire.

    Les harkis sont-il un enjeu électoral entre l'UMP et le FN ?

    Il y a l'idée que les harkis sont des milieux faciles pour le FN. Si ce parti y fait de bon score [une étude du Cevipof avait montré que Marine Le Pen était créditée de 28 % des intentions de vote au premier tour de l'élection présidentielle], il n'est pas hégémonique pour autant. Mais la communauté harkie représente un fragment électoral auquel il est facile de s'adresser.

    Il y a les électeurs harkis et ce qu'ils représentent...

    Les harkis sont un concentré de symboles efficaces qui parlent à toute la France. Chacun vient y chercher la preuve de son patriotisme.

    Pour Marine Le Pen, les harkis sont un symbole parfait. Parler d'eux lui permet à la fois d'être patriote, de s'inscrire dans l'histoire de France, d'aviver le souvenir de l'Algérie française, de "péjorer" les partis de droite descendants des gaullistes et enfin de se dédouaner de toute forme d'islamophobie.

    Est-ce que l'UMP, héritière du gaullisme, est gênée pour parler de la question harkie ?

    C'est un peu délicat pour eux. Gérard Longuet, au passé pourtant très droitier, s'est par exemple fait siffler l'année dernière lors de l'inauguration d'un lieu consacré à la mémoire de la guerre d'Algérie.

    Et pour la gauche ?

    La gauche a longtemps été très peu douée pour parler aux rapatriés, qu'elle associait maladroitement à l'OAS... Mais par clientélisme électoral, à un échelon local, elle a fait des progrès depuis quelques temps... Au niveau national, François Hollande a l'air d'être conscient de la nécessité d'apaiser cette guerre des mémoires.

    François Béguin (propos recueillis)

  • Valls : le droit de vote des étrangers

    Valls : le droit de vote des étrangers n'est pas une "revendication forte" de la société

    Le Monde.fr | 17.09.2012 à 11h26 • Mis à jour le 17.09.2012 à 14h29

    Par David Revault d'Allonnes


    Que va faire l'exécutif, interpellé lundi 17 septembre sur le droit de vote des étrangers par 75 députés socialistes qui publient une tribune dans Le Monde. Face aux exhortations à accélérer la mise en œuvre de cette promesse, Manuel Valls, ministre de l'intérieur, ne semble pas considérer qu'il y a urgence : "Est-ce que c'est aujourd'hui une revendication forte dans la société française ? Un élément puissant d'intégration ? Non. Ça n'a pas la même portée qu'il y a trente ans. Aujourd'hui, le défi de la société française est celui de l'intégration", déclare-t-il au Monde.

     

    "ATTENTION À LA JONCTION DROITE-EXTRÊME DROITE"

    A l'Elysée, on se défend de tout recul sur la question. "L'objectif est toujours le même et toujours là, en ligne de mire : le faire adopter", assure un conseiller du président à propos du texte. Mais le dossier ne constitue pourtant pas une priorité de l'exécutif, qui n'a pas prévu de remettre l'ouvrage sur le métier d'ici à la fin de l'année 2012 au moins. "Il n'y a pas d'actualité, confirme un autre collaborateur du chef de l'Etat. Ça fait partie des engagements du président, mais on ne l'a pas inscrit au calendrier des semaines qui viennent."

    Manuel Valls souligne aussi le risque politique lié selon lui au droit de vote des étrangers, qui suppose une modification de la Constitution : "Attention à la jonction droite-extrême droite sur ce sujet. Il faut bien évaluer les conséquences d'un référendum, pas seulement en termes de résultats, mais aussi de déchirure dans la société française. Ce débat risque de provoquer des fractures. Dans un moment de crise, on voit bien comment cela peut être utilisé, agité." 

    Lire en édition abonnés l'intégralité de cet article : L'exécutif hésite sur le droit de vote aux étrangers

    David Revault d'Allonnes

  • Lyon:Journée ordinaire dans un poste de police

    Des enfants pourchassés, violentés et humiliés par la police

    Arrestations violentes, menottage, chantage, absence d’avocat, palpations intimes … Certains policiers s’acharnent contre les enfants des rues au lieu de les protéger.

    « Enlève ton soutien-gorge, mets les mains contre le mur et écarte les jambes »:

    Maria et Monika (1) ont respectivement 14 ans et 12 ans. Alors qu’elles sont dans la gare de Lyon Part Dieu en cette fin de juillet ensoleillée, elles sont interpellées par 2 policiers et conduites au poste de police. C’est devenu de la routine. Le Président de la République a changé mais ni les préfets ni les procureurs. Les consignes sont les mêmes depuis le discours de Grenoble de Sarkozy et la course aux chiffres continue, il faut interpeller tout ce qui bouge et particulièrement les enfants qui font la manche pour survivre. Au poste de police, on leur demande de vider leurs poches et de décliner leur identité. La maman de Monika qui passe devant le poste voit sa fille et rentre pour la réclamer. En guise de réponse, on lui demande son passeport où figure l’identité de l’enfant, un policier en fait une photocopie, lui rend et lui ordonne fermement de partir sans lui donner aucune indication sur le sort réservé à sa fille. A ce moment là, la police est donc parfaitement au courant de l’âge de Monika et sait qu’elle a 12 ans. Un policier passe alors un coup de fil et l’attente se prolonge. Au bout d’une trentaine de minutes, un autre policier attrape les enfants par les bras et les emmène vers une voiture pour les conduire à l’hôtel de police. Maria témoigne : « Il me serrait fort par le bras. Quand je lui ai dit qu’il me faisait mal, il a serré encore plus fort. »

    Arrivés à l’hôtel de police, rue Marius Berliet, les enfants descendent de voiture : « Le policier nous a demandé si on avait de l’argent sur nous. J’ai dit que non. Il m’a dit que si jamais sa collègue en trouvait, il nous mettrait en garde à vue. (NDLR : la garde à vue est interdite sur les mineurs de moins de 13 ans) On a marché quelques mètres et il a recommencé à me demander si j’avais de l’argent sur moi. Il m’a dit que c’était mieux de le donner tout de suite sinon, il y aurait des problèmes. Je ne sais pas pourquoi, il m’a demandé plusieurs fois si j’avais de l’argent sur moi en répétant que si je ne le donnais pas, il me mettrait en garde à vue. » Une fois dans le bâtiment, les deux enfants sont amenés dans une salle : « une grande salle avec des murs sales et des mégots par terre. La porte, en fait, c’était une grille avec des barreaux qui s’ouvrait et se fermait en glissant. »

    Ce qui se passe ensuite est assez ahurissant. Le récit s’appuie sur le témoignage écrit de Maria, 14 ans. Il est livré tel quel, la scène s’étant déroulée sans témoin:

    « Ils sont venus prendre ma copine et je suis restée seule dans la salle. Une femme policier en uniforme est arrivée. Elle était brune, elle avait une queue de cheval, des yeux noirs et des gants blancs. Elle m’a dit bonjour, je lui ai dit bonjour. Elle m’a dit d’enlever mon t-shirt, j’ai enlevé mon t-shirt. Ensuite, elle m’a demandé de retirer mon soutien-gorge. J’ai enlevé mon soutien-gorge. Elle l’a regardé dans tous les sens et puis elle l’a posé sur un banc. Je lui ai demandé si je pouvait me rhabiller. Elle m’a dit que non, que je pouvais juste remettre mon soutien gorge. Ensuite, la femme policier m’a dit de me tourner, de mettre les deux mains contre le mur et d’écarter les jambes. J’avais une jupe courte. Elle a relevé la jupe jusqu’au dessus de ma culotte et elle a commencé à mettre ses deux mains sur mon mollet et à remonter. Elle a continué à me tapoter  la peau avec ses deux mains en remontant, la jambe, le genou, la cuisse.

    Quand elle a mis sa main au niveau de mon sexe, j’ai sursauté tellement j’étais surprise, j’ai dit : aïe, vous me faites mal, madame, j’ai mes règles. Elle m’a dit : je m’en fous, j’ai des gants. Elle a du sentir que j’avais une serviette hygiénique parce que moi, j’ai bien senti sa main. Ensuite elle a recommencé avec l’autre jambe. Depuis le bas, jusqu’en haut. C’était insupportable.

    A la fin, elle m’a dit, c’est bon, tu peux te rhabiller. Je n’ai toujours pas compris pourquoi elle avait fait ça. Ca se voyait que j’avais rien sur moi. C’est comme si elle cherchait quelque chose sous ma peau… »

    L’histoire sordide se terminera quelques heures plus tard par une audition. «Un policier en civil m’a emmené dans un bureau. Il m’a demandé où j’habitais, comment s’appelaient mes parents, où ils étaient. Il m’a demandé si les autres policiers m’avaient mis des menottes. J’ai dit que non. C’était long. Le papier faisait 2 pages. A la fin, il m’a dit de signer. Je ne savais pas ce qui était écrit. J’ai juste vu écrit : procès verbal. J’ai signé, je n’avais pas le choix. Après, on est allé chercher ma copine. Elle ne voulait pas signer la feuille. Ils lui ont dit que si elle ne signait pas, ils ne la laisseraient pas sortir. A la fin, elle a signé.»

    Plus de 3 heures après avoir été interpellées à la gare de la Part-Dieu, les deux jeunes filles sortent donc de l’hôtel de police, relâchées dans la nature. Monika, 12 ans, aurait simplement subi une palpation sur tout le corps, y compris les seins, mais pas de mise à nue. Maria elle, est sortie très choquée. A aucun moment leurs parents n’ont été prévenus, elles n’ont vu ni médecin, ni avocat.

    Selon une source policière qui souhaite garder l’anonymat, l’absence de médecin et d’avocat serait normale car les enfants « n’ont pas été contraints ». Ils seraient « venus de leur plein gré » pour une « audition libre ». En ce qui concerne la fouille à nu, c’est impossible, selon la police, car interdit depuis mai 2011.

     

    Menotté à 12 ans, le bras en sang :

    Quelques jours auparavant, une autre histoire impossible s’était produite, mettant encore une fois en cause le comportement de certains policiers. Le récit des événements s’appuie sur le témoignage de l’enfant et de différents témoins.

    Roman (1) a 12 ans. Il fait la manche dans le métro en fin d’après-midi quand il aborde une passante qui le repousse. Probablement surpris par la réaction de la femme et se sentant agressé, il la pousse également et lui donne une tape au moment où elle se retourne pour partir. La main de l’enfant atterrit sur la partie postérieure de la dame. L’histoire aurait pu s’arrêter là. L’enfant n’a pas eu ce qu’il voulait et la femme a courageusement repoussé une tentative d’extorsion de quelques centimes par un enfant des rues qui faisait appel à sa générosité. Mais en réalité, l’histoire ne s’arrête pas là. Elle ne fait que commencer.

    A l’affût comme des chasseurs de gros gibiers, 3 policiers en civil surgissent et se précipitent sur l’enfant. Roman n’est pas vraiment un colosse. Il est même plutôt petit pour son âge. Il mesure 1m40 et pèse 45 kilos. Un de nos héros policiers sauveur de dame en détresse saute courageusement sur Roman et le projette contre un portillon en verre sécurit qui explose sous le choc. L’enfant a le bras en sang. Toute la scène est filmée par les caméras de surveillance. L’un des témoins raconte : « J’ai vu les policiers le traîner dans un coin à l’abri des regards. Beaucoup de sang coulait par terre. Un des policiers est parti en courant et les autres ont emmené le gamin derrière la porte qui donne sur les taxis. » Des copains de Roman essayent de pousser la porte pour rester près de lui. Ils sont violemment repoussés par les policiers qui se sentent probablement en grand danger face à deux enfants d’une quinzaine d’années. Les policiers mettent alors les menottes à Roman. Son bras ruisselle de sang, des traces sont encore visibles sur le sol plusieurs jours après les évènements. Ils le conduisent au poste de police de la gare.

    Ouf, mission accomplie pour nos gardiens de la paix. On est impatient de lire le rapport de police et leur version des faits. Pourquoi pas accuser le gamin d’agression sexuelle et de violences ? Qu’est ce qu’ils ne feraient pas pour gonfler les statistiques… La course aux chiffres devait disparaître, mais comme pour beaucoup de choses, le changement, c’est pas pour maintenant… Au poste de police, les policiers refusent d’abord à la famille de rentrer et puis ils laissent finalement passer la mère. Elle en ressort le passeport déchiré. A cet instant, les policiers connaissent l’âge de Roman et doivent donc en principe connaître également les procédures à respecter. Face à la blessure de l’enfant qui continue de saigner, les pompiers sont appelés et procèdent aux premiers soins. Puis les policiers décident de conduire l’enfant à l’hôtel de police sous les yeux de sa mère en larmes. La maman témoigne : « les policiers ont donné un coup de pied dans ma poussette avec le bébé et ils ont emmené mon fils avec les menottes et en le tenant par la gorge. Ils m’ont dit : dégage, ferme là… »

    A l’hôtel de police, Roman est placé dans la salle de garde à vue. Ici encore, les parents ne sont pas prévenus et pour cause, les policiers venaient d’écarter violemment la mère pour ne pas qu’elle reste avec son fils quelques instants auparavant. Ici encore, aucun avocat n’est appelé, ce qui constitue une violation des droits de l’enfant. Cette fois, en revanche, en ce qui concerne le médecin, on ne peut pas reprocher aux policiers d’avoir négligé l’aspect médical puisqu’ils décident de conduire l’enfant aux urgences. Les policiers déclarent alors au médecin que l’enfant s’est blessé en tapant dans un vitre. Ils ressortent de l’hôpital avec une radio rassurante du bras et un certificat médical qui disparaîtra mystérieusement du dossier. Au milieu de la nuit, les policiers emmènent Roman dans un foyer pour mineurs en disant qu’il a été trouvé à la rue, sans ses parents. Ses parents eux, paniqués, ne dormiront pas de la nuit, ne sachant pas où se trouve leur fils. Le lendemain ils retrouveront Roman traumatisé qui parle très peu. Son corps porte les stigmates de l’interpellation violente dont il a fait l’objet la veille: son avant bras est entouré par un large pansement et son poignet est noirci par les traces des menottes.

    Plus de 4 jours après les faits, un médecin constate : « l’avant-bras présente au tiers moyen des plaies en cours de cicatrisation et des ecchymoses du derme profond. Le poignet est aussi porteur de plaies en cours de cicatrisation et porteur de traces de striction. L’enfant se plaint d’avoir été très serré dans des menottes. »

     

    La loi, pourtant très claire, est violée:

    L’article 4 de l’ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, récemment modifiée par les lois Perben I et II est le texte de référence concernant la garde à vue ou la mise en retenue des enfants mineurs. (2)

    Avant 10 ans, aucune mesure de retenue n’est possible sur un enfant.

    Entre 10 ans et 13 ans, l’enfant ne peut être placé en garde à vue, mais il peut être « retenu », on appréciera la nuance, pour les besoins d’une enquête. Pour être retenu, il faut 2 conditions. La première est que le mineur soit soupçonné d’un crime ou d’un délit que la loi punit d’une peine d’au moins 5 ans de prison. Par exemple un vol avec violences ou une agression sexuelle. La seconde condition est qu’un magistrat: juge ou procureur de la république autorise la mise en rétention de l’enfant. L’enfant peut alors être retenu 12 heures, renouvelables une fois. Dans le cas où les deux conditions contre le mineur sont réunies et que la mesure de retenue est appliquée, elle doit forcément être accompagnée de 3 mesures: les parents doivent être immédiatement prévenus, un médecin doit examiner l’enfant afin de s’assurer que son état de santé est compatible avec la rétention et enfin, un avocat soit s’entretenir avec l’enfant.

    Entre 13 ans et 16 ans, la garde à vue est possible, y compris quand le mineur est soupçonné d’une simple infraction. Les conditions sont à peu près les mêmes que pour l’enfant de moins de 13 ans, à ceci près que l’avocat n’est obligatoire qu’à la demande de l’enfant ou de ses parents. La loi est également très claire en ce qui concerne les auditions des enfants. Les interrogatoires des mineurs placés en garde à vue font l'objet d'un enregistrement audiovisuel.

     

    Le chantage à la garde à vue pour contourner la loi

    Lors de la réforme de la procédure de la garde à vue, on se rappelle tous de la levée de boucliers des syndicats de police qui nous expliquaient en substance que la présence d’un avocat dès le début des gardes à vue allait compliquer leur travail. Et bien, ils ont trouvé la parade… Elle s’appelle l’audition libre.

    L’audition libre est une procédure sans contrainte au cours de laquelle une personne est entendue par les services de police. Plus besoin de notifier la mise en placement, plus besoin de notifier de droits, plus besoin de médecin, plus besoin d’avocat. C’est magique, non ? Lors d’une interpellation, les policiers procèdent donc souvent à un chantage pour contourner la loi et les garanties que le législateur a voulu donner aux citoyens. Le chantage est simple : soit vous nous suivez volontairement pour une audition libre, soit vous refusez et nous vous mettons en garde à vue. Sauf que… Dans les cas des 3 enfants, il y a bel et bien violation de la loi. Pour un mineur de moins de 13 ans, en dehors d’une procédure de vérification d’identité, ce qui n’était pas le cas puisqu’une copie des papiers d’identité était en possession des policiers, on est forcément dans le cadre d’une procédure de retenue. Et lorsqu’on procède à la retenue d’un mineur de moins de 13 ans… On rentre dans le cadre de l’article 4 de la loi du 2 février 45 modifiée par la loi du 4 avril 2011. Par conséquent, les parents auraient dû être prévenus de la retenue, les enfants auraient dû être vus par un médecin et ils auraient dû s’entretenir avec un avocat.

    Pour Maria, qui elle a moins de 15 ans, l’absence de contrainte et le fait qu’elle soit venue « de son plein gré » est totalement contradictoire avec ses déclarations. Elle est formelle, elle a été emmenée à la voiture de police tenue par le bras et donc contrainte et forcée. La police pourrait prétexter pour elle qu’il s’agissait d’une mesure de vérification d’identité, mais alors pourquoi avoir procédé à une mise à nu partielle et à une fouille à même la peau ?  S’agirait-il d’une nouvelle technique pour vérifier l’identité d’un mineur ? D’autre part, à qui fera-t-on croire que deux filles de 12 ans et 14 ans se sont rendues de leur plein gré à l’hôtel de police de Lyon en plein après-midi ? Vous imaginez le tableau ? Tiens, on ne sait pas quoi faire, on s’embête un peu, il n’y a pas école, et si on allait faire un tour à l’hôtel de police pour se faire palper à nu par une femme policier… Enfin, le cas de Roman est pire encore puisqu’il a été menotté et emmené par un policier qui le tenait par une clé de bras autour du cou. Si ça, ce n’est pas de la contrainte, il faudra nous expliquer. Décidément, la police possède un langage bien à elle qui n’est pas vraiment le même que celui du simple citoyen.

     

    La mise à nu et les palpations des parties intimes

    Les cas de mises à nu abusives se sont multipliés ces dernières années. On rappellera simplement quelques exemples comme celui de ce couple de retraités de 70 ans convoqué à un commissariat et dont la femme « a dû se déshabiller complètement, sous-vêtements compris, tandis que son mari a été palpé en slip et en t-shirt. » (3) Ou encore cet homme de 63 ans arrêté pour défaut de permis de conduire et fouillé à nu 3 fois. (4) Même si depuis juin 2011, un arrêté (5) précise que la fouille intégrale avec mise à nu complète est interdite, il existe un lourd passif concernant le recours abusif des fouilles à nu par des policiers. Dans un rapport publié en janvier 2012 concernant les contrôles d’identité à l’encontre des jeunes issus des minorités, Human Rights Watch dénonce certaines pratiques policières notamment à Lyon: « Ils nous touchent de plus en plus les parties intimes », témoigne un jeune homme. L’organisation internationale regrette notamment l’absence de règles spécifiques concernant les palpations corporelles sur les enfants. (6)

    En ce qui concerne le témoignage de Maria, la police niera peut-être tout en bloc, à moins qu’elle ne joue sur les mots en parlant de mise à nu partielle et donc autorisée. Il restera néanmoins à expliquer les palpations à même la peau car les déclarations de jeune fille sont très choquantes. S’il ne s’agissait pas d’un policier, on pourrait parler à minima d’attouchements à caractère sexuel. D’autre part, quel est l’intérêt pour la police de procéder à des palpations sur les jambes de l’enfant, en partant des mollets et en remontant jusqu’à l’entrejambes à même la peau ? De nombreux autres cas de palpations à même la peau ont également été recensés. Une palpation sert à s’assurer que rien n’est dissimulé, non ? Sur une chemise, un jean, un pantalon, cela à un sens, mais à même la peau ? Quel est donc le but poursuivi par les policiers lors de ces palpations ?

    Mais au-delà de ces questions, ce qui est profondément choquant et inadmissible, c’est qu’en France, dans un pays démocratique qui vient d’élire un président socialiste, un citoyen et à fortiori un enfant mineur puisse se retrouver seul dans une salle avec un policier qui lui demande de se déshabiller et que ce dernier puisse procéder à des palpations sur son corps, à travers des vêtements ou à même la peau, sans personne pour contrôler ce qui se passe. Ni médecin, ni avocat, ni même aucun autre témoin. Combien de mineurs ont-ils été ainsi palpés, touchés, humiliés ? Combien de plaintes ont été déposées ? De quels moyens les parents disposent-ils pour prouver la véracité des faits avancés par leurs enfants ? C’est parole contre parole… Et on sait ce que cela signifie face à un fonctionnaire de police assermenté.

     

    La méconnaissance du code de déontologie de la police :

    En juin 2012, le Défenseur des Droits a remis son rapport à François Hollande. Il fait état de violences policières persistantes: menottage systématique, insultes, brutalités entraînant parfois la mort. Alors que le nombre global de dossiers reçus dans les quatre domaines d’activité du Défenseur a baissé de plus de 3 %, les plaintes concernant la déontologie de la sécurité ont explosé avec une augmentation de 96 %. (7)

    Garde à vue qui ne dit pas son nom et masquée par une prétendue audition libre à laquelle on emmène les enfants manu militari, usage des menottes sur un enfant de 12 ans, mise à l’écart des parents, fouille à nu partielle, palpations à même la peau, obligation faite aux enfants de signer des procès verbaux qu’ils ne comprennent pas, absence d’avocat, absence d’examen médical, absence d’enregistrement video des auditions… En plus d’une violation de la loi pour certaines d’entre elles, toutes ces dérives constituent très clairement une violation du code de déontologie de la police qui précise notamment dans son article 10: « Toute personne appréhendée est placée sous la responsabilité et la protection de la police ; elle ne doit subir, de la part des fonctionnaires de police ou de tiers, aucune violence ni aucun traitement inhumain ou dégradant. »  (8) Cet article précise en outre: « Le fonctionnaire de police qui serait témoin d'agissements prohibés par le présent article engage sa responsabilité disciplinaire s'il n'entreprend rien pour les faire cesser ou néglige de les porter à la connaissance de l'autorité compétente.»

    Ironie de l’histoire, le code de déontologie de la police date du 18 mars 1986. Elle est signée par un certain Laurent Fabius, Premier Ministre de l’époque et Pierre Joxe, Ministre de l’Intérieur. 26 années se sont écoulées depuis. Laurent Fabius est à nouveau en responsabilité aux plus hautes fonctions de l’Etat. Quant à Pierre Joxe, il exerce une activité d’avocat spécialisé dans le droit des enfants. On espère qu’ils se pencheront, ainsi que le gouvernement, sur ces exemples qui ne sont ni des exceptions, ni l’apanage de la police. Dans un article mis en ligne en septembre 2012, Louise Fessard dénonce également dans Médiapart les pratiques illégales de certains gendarmes contre des enfants roms. (9)

    On imagine l’effet destructeur de ce genre de traitement sur des enfants qui subissent des traumatismes à la fois physiques et psychologiques. Ces pratiques sont d’autant plus scandaleuses qu’elles sont commises par des agents dépositaires de l’ordre public et visent des enfants qui devraient être protégés plutôt que pourchassés, violentés et humiliés.

    Après l’affaire Neyret à Lyon, celle des policiers de Vénissieux mis en examen pour corruption, les fonctionnaires de la BAC écroués à Marseille pour vol, racket et trafic de drogue, il y a vraiment des pratiques à revoir de toute urgence au sein de la police française.

     

    (1) Les prénoms ont été modifiés

    (2)http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexteArticle.do;jsessionid=B8926A431D899272A108C6A693FFD5E5.tpdjo08v_2?idArticle=LEGIARTI000023876789&cidTexte=LEGITEXT000006069158&dateTexte=20120727

    (3) http://www.cnds.fr/avis/reponses_nov_08/Avis_2007_130.pdf

    (4) http://www.liberation.fr/societe/0101636431-fouille-a-nu-a-trois-reprises-pour-defaut-de-permis-de-conduire

    (5)http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=D097B418CC0952D6709EC4920C9E5F1C.tpdjo08v_2?cidTexte=LEGITEXT000024146234&dateTexte=20120727

    (6)  http://www.hrw.org/fr/news/2012/01/26/france-des-contr-les-d-identit-abusifs-visent-les-jeunes-issus-des-minorit-s

    (7) http://defenseurdesdroits.fr/documentation

    (8)http://www.interieur.gouv.fr/misill/sections/a_l_interieur/la_police_nationale/deontologie/code-deontologie/

    (9) http://www.mediapart.fr/journal/france/140912/des-gendarmes-varois-racontent-les-pratiques-illegales-contre-les-roms