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Racisme - Page 4

  • Décryptage: Les noirs americains

     

    De l’image trop rose de la vie des Noirs américains dans les séries

     

     
    Obama n’y a rien changé. Outre-Atlantique, des sitcoms donnent une vision optimiste du quotidien des Afro-Américains. Loin de la réalité.

    Une épouse chirurgienne, quatre beaux enfants, une promotion dans la boîte de pub où il travaille, une luxueuse maison et une berline allemande, Andre Johnson a réussi. Lui, le Noir élevé à Compton, un des pires quartiers de Los Angeles, vit le « rêve américain ». Un rêve qui ne vient pas sans sacrifice. « Le truc, s'inquiète-t-il en voix off, c'est que j'ai l'impression qu'à force de faire des efforts pour réussir les Noirs ont oublié leur culture. » Qu'ils ont « blanchi », qu'ils ne sont plus que Black-ish (« vaguement noirs »), pour reprendre le titre de la sitcom dont il est le héros, lancée outre-Atlantique en septembre dernier.

    D'autres comédies apparues sur le petit écran amé­ricain cette saison mettent en avant l'intégration des minorités ethniques, leurs efforts et leurs réussites. Tout en s'amusant de leur regard sur leur culture. Cristela, par exemple, a pour héroïne une jeune ­Latina qui veut ­devenir avocate. A sa grand-mère immigrée qui lui rappelle quelle vie elle menait « dans [son] ­village au Mexique », elle répond sans cesse « c'est ton village, pas le mien ».

    Quant à la série Fresh off the boat (littéralement « à peine descendu du bateau »), elle raconte le quotidien d'une famille taïwanaise installée en Floride et propriétaire… d'un grill ­façon cow-boy.

    Cela fait maintenant plus de trente ans que la mise en scène d'Afro-Américains des classes moyenne et supérieure est chose courante à la télé­vision outre-Atlantique. Avec quelques séries mythiques comme le Cosby Show ou Le Prince de Bel-Air… Problème : Black-ish s'inscrit dans le même registre bienveillant et optimiste, alors que les événements tragiques de Ferguson, de New York ou de Berkeley soulignent les inégalités et les injustices raciales dont la communauté noire continue d'être victime.

    Des séries à œillères

    Le rêve d'une Amérique post-raciale, où la couleur de peau n'importe plus, a de nouveau été brisé ces derniers mois. MaisBlack-ish se réjouit du regard « décoloré » du plus jeune fils d'Andre, qui voit en Barack Obama « le président tout court »et non « le premier président noir des Etats-Unis ». Illusion, ou vision en devenir d'une nation où les valeurs de la déclaration d'in­dépendance, « la vie, la liberté et la recherche du bonheur », se marieraient aux spécificités culturelles ?

    « L'élection d'Obama a fait croire, à tort, qu'un président de couleur pourrait, presque symboliquement, corriger à lui seul un système qui dessert les Noirs », explique David J. Leonard. Pour ce professeur à l'université d'Etat de Washington, spécialiste de l'image des minorités raciales dans les médias américains, ces séries ratent le coche : « Elles parlent de l'individu, pas de la société, et réduisent des questions globales à des ­enjeux intimesElles nous font croire que la réussite d'un citoyen dépend de sa volonté, de ses valeurs et de sa culture. »

    Et, avec cette approche typiquement américaine, elles font fi des véritables raisons des inégalités ethniques outre-Atlantique, confirme Olivier Esteves, co­auteur de La Question raciale dans les séries américaines. « Ces inégalités sont avant tout une question de classes sociales, d'accès à la santé, à l'éducation, explique-t-il. Ce n'est pas l'individu qui pose problème, mais le système. »

     

    Un chef d’œuvre

    Sur le sujet, les spécialistes préfèrent citer The Wire, le chef-d'œuvre de David Simon lancé en 2002 et qui a pris fin huit mois avant l'élection d'Obama, en 2008. « On y parlait de tout ce qui pose vraiment problème dans l'Amérique de Ferguson, de la police, de la ­justice, de l'éducation, de la manière dont la société américaine entretient les stéréotypes raciaux, analyse David J. Leonard. The Wire changeait notre perception des Afro-Américains, la ­complexifiait. Elle discutait les enjeux structurels de la question raciale, en ­dépassant sa dimension individuelle. »

    Mieux, pour Olivier Esteves, The Wire « tentait non seulement de dépeindre une réalité politique et sociale, mais elle proposait aussi des pistes de réflexion pour améliorer son avenir ». Etudiée de Harvard à Stanford, décryptée, considérée com­me un apport majeur à la sociologie américaine contemporaine, Sur écoute (son titre français) n'était pas une série populaire – elle porte même le titre ironique de « plus grande série que personne ne regardait ». Diffusée sur HBO, une chaîne payante, elle n'a été suivie que par un public pointu, limité. A l'inverse de Black-ishCristelaet Fresh off the boat, toutes diffusées par la grande chaîne ABC, propriété de Disney.

    Audience confidentielle

    Comme souvent à la télévision américaine, les séries qui osent traiter frontalement les questions politiques et sociales n'ont qu'une audience confidentielle. Or les grands networks ont besoin de larges audiences pour vendre des pubs : ils ­évitent donc les sujets polémiques, jugés anxiogènes. Il faut se rendre sur le câble pour trouver des séries comme Treme, autre création de David Simon pour HBO, qui met notamment en scène une police corrompue et raciste, dans la Nouvelle-Orléans de l'après-Katrina. « Dans les séries ­populaires, il y a toujours un bon flic pour régler leur compte aux mauvais flics », s'agace David J. Leonard. « Le réalisme, ce n'est pas nécessairement ce que l'industrie recherche », reconnaît Simon lui-même, étonné qu'on le laisse poursuivre son œuvre.

    L'industrie du divertissement vend du rêve et peine encore à mettre les Américains le nez dans la violence de leur quotidien. Les grandes chaînes laissent souvent les vraies problématiques sociales et raciales à l'arrière-plan. Et préfèrent les glisser dans une intrigue policière ou en rire. Pourtant, à défaut de mettre les mains dans lecambouis, « le simple fait qu'elles soient produites, la façon dont elles sont marketées, montre que les gens continuent d'espérer, que l'utopie qu'elles mettent en scène est populaire », analyse Frances Negrón-Muntaner, directrice du Center for the study of ethnicity and race de l'université Columbia, à New York. Elles ne régleront certai­nement pas les tensions ravivées à Ferguson, mais elles poursuivent la lente évolution de l'image des mino­rités raciales à la télévision, avec un humour de plus en plus décomplexé – « les Noirs ne peuvent pas être racistes, c'est un fait ! » s'exclame Andre dans Black-ish, superbe de mauvaise foi.

    “Sauveur de la télévision”

    Entre le « rêve post-racial » et le « rêve américain » d'ascension professionnelle et sociale, c'est le second qui continue de l'emporter… Shonda Rhimes, productrice noire ultra influente, créatrice de Grey's Anatomy, incarne à elle seule le débat, tout en voulant le dépasser. Dans Scandal etHow to get away with murder, Rhimes met en scène deux héroïnes noires qui occupent des postes d'autorité – une communicante et une avocate.

    Suivies par plus de dix millions de télé­spectateurs, ces séries « ne blanchissent pas leurs héroïnes », affirme Frances Negrón-Muntaner, en témoi­gne cette scène de How to get away with murder où Viola Davis enlève sa perruque lisse pour révéler ses cheveux crépus. « Mais elles refusent de faire de la question raciale une pro­blématique. »

    Dans un portrait publié l'automne dernier dans le magazineThe Hollywood Reporter, qui la qua­lifiait de « sauveur de la télévision », Shonda Rhimes demandait à faire ­barrer les mots« femme » et « noire » censés la présenter. « Les questions de race et de genre définissent mon identité, lâchait-elle. Elles sont capitales. Mais que tout le monde passe son temps à en parler, ça me gonfle. »

    A lire :

    La Question raciale dans les séries américaines, d'Olivier Esteves et Sébastien Lefait, éd. Les Presses de Sciences-Po, 200 p., 20 €.

    African Americans on television : Race-ing for ratings, de David J. Leonard et Lisa Guerrero, éd. Praeger (en anglais), 456 p., 58 $.

    A voir :

    The Wire, intégrale (5 saisons), 24 DVD Warner Bros., 60 €.

    Scandal, sur Canal+ Séries, DVD saisons 1 et 2, ABC Studios.

    Black-ishCristelaFresh off the boat, séries encore inédites en France.

  • Après les tueries de Paris...

    Après les tueries de Paris, questionner le traitement médiatique des quartiers populaires

    par Isabelle Sylvestrele 11 février 2015

    Nous publions, sous forme de tribune [1], un témoignage de la documentariste Isabelle Sylvestre (Acrimed).

    Il nous en faudra du temps – si nous nous l’accordons – pour dénouer les fils qui tissent la toile de fond des attentats de janvier 2015 à Paris. Mais s’il y en avait un à tirer, ce serait celui de l’hypocrite et déplorable couverture des médias sur les questions de la violence et de la « misère » sociales des banlieues françaises depuis des années. Comme documentariste pour la télévision publique, j’ai eu maintes fois l’occasion de constater à quel point la violence ne se situait pas que d’un seul côté. Mais c’est un constat qui ne passe pas facilement dans nos médias.

    Dans le fatras médiatique qui couvrait de son bruit assourdissant les attentats de Paris, un média télé a posé un geste intéressant (pour les mauvaises raisons bien sûr, mais on s’en fout) en présentant des photos d’Amédy Coulibaly enfant, en l’appelant même « enfant de la république française ». En fait, ce qu’on peut voir dans ces photos, c’est que c’est un enfant ordinaire, parmi les autres dans sa classe. Il sourit, il s’amuse, bref de très jolis portraits. Il a sept ans, et n’a aucune idée de la couleur de sa peau, aucune idée de la violence du monde qui l’attend au tournant, ni de celle qu’il va lui-même répandre.

    Ces photos, où l’innocence se dispute à la banalité, ont le mérite de nous renvoyer, le temps de les apercevoir, à la question centrale de ces évènements tragiques : par quel processus délirant un enfant peut-il devenir un « terroriste » ? Qui crée ces monstres ? Qui les décérèbre ? La télé-bouillie et les jeux vidéos qui ne cesse de véhiculer des représentations coupées du réel (Cyrulnik) ? Les vendeurs de camelote, de vide, les épandeurs de slogans creux, écrasant tout sens, toute possibilité de faire des liens, les vendeurs d’armes et d’idées tordues de tous bords, au final ? Jeu de questions qui ne sont à ce jour que très rarement soulevées dans les JT ou les reportages jetables. Ce n’est pas leur objet.

    Les théories du complot, qui pullulent actuellement, se servent de ces questions pour en faire des arguments à leurs fins. Ainsi des enfants sont victimes des distorsions mentales des puissants, qu’ils se changent en monstres ou qu’ils reçoivent les coups. Ce qui est en partie vrai. Mais il ne faut surtout pas achopper sur ces théories fumeuses, qui nous empêchent de voir qu’il y a, dans les faits, de réelles invitations à la violence dans les quartiers, qui font le lit des événements de janvier, mais qui sont incessamment passées sous silence, pire, qui sont inversées dans le miroir spéculaire des médias institutionnels.

     

    Que dit-on des banlieues dans les médias classiques depuis des années ?

    Parle-t-on des 127 « bavures » mortelles depuis 2000, dont la majorité des victimes ne sont pas « Français d’origine » ? Des bavures qui ne sont que la pointe de l’iceberg des milliers d’actes de violences policières – de l’humiliation à certaines formes de torture – qui sont chaque année dénoncées par Amnesty Internationale, et surtout, qui restent sans suite, impunis, dans un silence de plomb. « Le rapport d’Amnesty International intitulé "Des policiers au-dessus des lois" a (…) montré que les allégations des victimes et des familles de victimes ne faisaient toujours pas l’objet d’une enquête effective, indépendante, exhaustive, impartiale et menée dans les meilleurs délais. L’étude montrait aussi que des victimes et des proches de victimes restaient de même privés de réparation appropriée – restitution, indemnisation, réadaptation, satisfaction et garanties de non-répétition, notamment » [2].

    Cette réalité dénoncée par Amnesty, se reflète également dans les médias qui ont effacé la parole – le droit de réponse – de générations d’enfants d’immigrés, par des reportages formatés, pour « dire » exactement ce que les rédacs chefs veulent entendre. On pourra se référer ici à l’article de Jérôme Berthaut, « Tintin en banlieue, ou la fabrique de l’information », qui décortique les fines mécaniques d’assimilation des rédacteurs en chef des méthodes – voire du langage – de la police dans les banlieues. En plaçant d’emblée la caméra, et le journaliste, aux côtés des forces de l’ordre, « ces modalités de fonctionnement ont pour effet d’aligner les propositions de sujets sur les schémas d’interprétation des responsables de la rédaction les plus éloignés du terrain, au point de définir souvent une banlieue hors sol ».

    Les idées préconçues sur les banlieues, leur violence intrinsèque et sans racine – sauf celle du chômage – ont fonctionné pendant des années dans la tête des rédacteurs en chef. À tel point qu’une « cité » a fini par porter plainte au CSA : « Le 26 septembre 2013, France 2 diffusait dans le cadre de l’émission "Envoyé spécial" un reportage baptisé "Villeneuve : le rêve brisé". Énième reportage à charge contre "la Villeneuve" de Grenoble mais aussi contre les quartiers populaires en général », rapporte le communiqué de presse, qui retranscrit le « Dépôt de plainte contre le Président de France Télévisions pour diffamation publique ». On peut y lire :

    Ce reportage a provoqué une très forte colère des habitants, choqués et indignés de voir leur quartier défiguré. Les habitants ont été blessés de voir les témoins bafoués ou manipulés dans des mises en scène du réel. Sans nier ni les incivillités ni parfois la violence, nous estimons que la vision proposée par le reportage est partielle et ne prend à aucun moment en compte la réalité de la vie quotidienne des habitants de la Villeneuve. Oui, il y a une autre vie dans notre quartier que celle présentée de manière détournée et caricaturale. Les conséquences de ce reportage sont nombreuses. Elles se posent en termes de discrimination. Discrimination à l’embauche pour les jeunes et les habitants du quartier en général, discrimination des élèves fréquentant les établissements scolaires du quartier, discrimination des habitants du quartier dans leur relation avec les autres grenoblois, discrimination au logement, etc.

    Et, pour finir : « Nous ne comprenons pas que nous soyons contraints au silence au nom de la liberté d’expression et que nous soyons dans l’impossibilité de trouver une tribune pour dire notre point de vue ».

    Et justement, lorsqu’en tant que documentariste, j’ai voulu proposer ce droit de réponse, en filmant la reconstitution d’une « bavure » policière qui avait pratiquement tué d’une balle dans la tête le jeune Toufik El Bahazzou, 17 ans, dans la région d’Arles en 2004, j’ai été stoppée par la procureure gardoise, et la mollesse de mes producteurs à résister à la censure judiciaire.

    L’adolescent était au volant de la voiture d’un ami, et conduisait sans permis, m’ont dit ses copains plus jeunes qui l’accompagnaient, lorsqu’ils furent pris en chasse par une voiture de police. Cette chasse à l’ado s’est terminée dans un fossé, sous les tirs d’un agent énervé et peu entraîné, Hicham Errahmouni. Lors de ma demande d’autorisation de tournage, la magistrate m’expliqua que si le garçon était désormais plongé dans un coma profond, en réanimation depuis plusieurs semaines à l’hôpital Nord de Marseille, c’était parce que l’agent avait mal visé. Ce n’était donc pas nécessaire de médiatiser cette affaire qui n’était qu’une erreur. Et pourtant, lui fis-je remarquer, l’agent l’avait eu en plein dans la tempe.

    Cette semaine là, les commerçants de Beaucaire baissèrent leurs rideaux au passage de la famille et des amis de Toufik qui manifestèrent silencieusement dans la petite ville, et ce n’était pas en signe de respect. Des jeunes du quartier m’expliquèrent que tous les jours les « flics » venaient les menacer verbalement, et physiquement, depuis longtemps, un rituel quotidien dans l’opacité des cités lointaines.

    De cette affaire, presque rien dans les médias. Aucun son médiatique ne vient perturber le paysage audiovisuel là-dessus. Silence radio, télé, silence presse. On parlera un peu du procès du policier quelques années plus tard. De la souffrance de cette famille, comme de tant d’autres affaires de bavure, niet.

    Ce qui ne fut pas dit dans les médias pendant des années est aussi dangereux que la bombe à retardement que nous venons tous de recevoir à la gueule en janvier. D’un côté on « surparle » de violence, celle des banlieues dont l’existence n’est jamais remise en cause, un fait « choséifié » médiatiquement. De l’autre côté, on la tait presque complètement – comme si elle n’existait pas. Comment ne pas imaginer la frustration, la colère qui monte face au mépris de la souffrance des pouvoirs en place - de tous les pouvoirs ? Face à la désinformation incessante et le silence mensonger qu’activent les médias institués au sujet des « banlieues » ?

     

    Se ressaisir du récit national et le co-écrire

    Dans un article publié sur Médiapart le 24 janvier, le chercheur Christian Salmon soulève que pour l’écrivain anti-colonialiste Joseph Conrad, « L’attentat terroriste vise à désarticuler la grammaire du récit dominant. Non pour lui opposer un autre récit (un programme, un communiqué), mais pour ruiner la compétence narrative du pouvoir en place ».

    À l’heure de ramasser les débris de cette casse éclatante, il ne s’agit pas de victimiser ni d’encenser une population X, mais de nous déssiller les yeux pour enfin voir la part cachée des drames quotidiens dans ces banlieues éloignées. Il est temps pour tous ceux qui travaillent le récit national – dont les journalistes – de se poser de sérieuses questions. Veut-on réellement continuer dans la médiatisation d’un réel « marketté », construit pour les effets de loupe, et un soi-disant audimat absolutiste ? Un récit rempli de faussetés, de petites et grandes injustices, plein de trous de mémoire et de dé-liaisons, creusant des fossés abyssaux dans le corps social, et portant finalement atteinte à la dignité humaine.

    Un récit national dont toute une part immigrée de la population est dessaisie, à coup de plateau-télé-réalité, et que bien évidemment tous ceux qui en font les frais continueront à vouloir détraquer, coûte que coûte. Si on ne se pose pas les bonnes questions.

    Isabelle Sylvestre

  • Philippe Tesson se lave les mains

    Philippe Tesson se lave les mains, France Inter et Le Monde fournissent le savon

    par Henri Malerle 24 janvier 2015

    Bienheureux Philippe Tesson !

    (1) Après s’être livré sur Europe 1, le 13 janvier 2015, à une violente charge contre les musulmans de France (dont nous avions relevé avec quelle complaisance elle avait été fréquemment accueillie), Philippe Tesson a bénéficié du témoignage de moralité de son propre fils, Sylvain Tesson : Europe 1 (encore !), le 20 janvier, a donné à ce dernier l’occasion de défendre son père dont les déclarations auraient, selon lui, dépassé la pensée. Complaisamment, Le FigaroL’Express et le Huffington Post ont relayé la défense du fiston.

    (2) Ce n’était pas assez. Le preux défenseur de la laïcité contre les musulmans qui « amènent la merde en France » était reçu sur France Inter, lors du 7-9 du 22 janvier 2015, en qualité d’invité de Léa Salamé. Une invitation confraternelle en quelque sorte, destinée à permettre à Philippe Tesson de se justifier (et que l’on peut consulter notamment sur le site du Monde).

    Pour sa défense, le cher confrère distingue la forme et le fond alors qu’en l’occurrence la forme est indissociable du fond : une distinction que Léa Salamé, pourtant insistante, lui concède. Ce qui permet à Tesson de se dédouaner sur la forme… en modifiant le fond. Inutile de reproduire la totalité de son indécent et confus bavardage. Il suffit relever ces deux points :

    - D’abord, il se croit obligé de corriger Léa Salamé quand elle le cite de façon inexacte. Non il n’a pas dit que les musulmans « foutent la merde », mais précise-t-il, qu’ils « amènent la merde ». Nuance ! Mais d‘où l’amènent-il ? Léa Salamé n’a pas relevé cette stupéfiante rectification.

    - Ensuite, il prétend se répéter sur le fond en déclarant (ce qui est déjà une généralisation antimusulmane) ceci : « je crois que je n’ai pas complètement tort, tout le monde en convient, s’il y a un problème avec la laïcité, ce ne sont pas les chrétiens qui le posent pour l’instant […], ce sont les musulmans ». Or il avait déclaré : « Ce qui a créé le problème, ça n’est quand même pas… c’est pas les Français. […] D’où vient le problème ? D’où vient le problème de l’atteinte à la laïcité sinon des musulmans ? ». Des pas-français ou des pas-vraiment français : on comprend pourquoi, aux yeux de Tesson, ils « amènent la merde » puisqu’ils viennent d’ailleurs. Léa Salamé, pas plus que ses confrères, n’a relevé le propos initial : elle n’a donc pas relevé la correction qui ne le corrige pas !

    (3) Défenseur lui aussi de la veuve, de l’orphelin et du Philippe Tesson, Le Monde (mais aussi Sud Ouest) résuma le contenu des propos tenus sur France Inter. Les chers confrères ayant déjà parlé d’un simple « dérapage », le titre de l’article du Monde le concède d’emblée : « Philippe Tesson admet un "dérapage" sur les musulmans, mais se défend "sur le fond" » [1].

    Pour évoquer le prétendu « dérapage », le scrupuleux quotidien ne retient que cette phrase : « D’où vient le problème ? D’où vient le problème de l’atteinte à la laïcité, sinon des musulmans ? On le dit, ça ?! Moi je le dis ! ». Et il oublie la phrase qui précède et qu’il nous faut répéter : « Ce qui a créé le problème, ça n’est quand même pas… c’est pas les Français. »

    Un jour viendra, soyons en certains, même s’il faudra sans doute un certain temps, où les « grands » journalistes prêteront attention à ce que disent leurs confrères mis en cause, sans atténuer leurs propos les plus indignes, au moment même où ils entendent s’en démarquer.

    Henri Maler

    Notes

    [1] Titre également choisi par Sud Ouest.

  • Le FBI a poussé des Américains musulmans à commettre des attentats

     

     
         

    Le FBI a "encouragé, poussé et parfois même payé" des musulmans américains pour les inciter à commettre des attentats, au cours d’opérations de filatures et clandestines montées de toutes pièces après le 11 septembre, conclut un rapport publié lundi.

    Dans nombre des plus de 500 affaires de terrorisme conduites par les tribunaux américains depuis le 11 septembre 2001, "le ministère américain de la Justice et le FBI ont ciblé des musulmans américains dans des opérations clandestines de contre-terrorisme abusives, fondées sur l’appartenance religieuse et ethnique", dénonce ce rapport de l’organisation Human Rights Watch (HRW) étayé de nombreux exemples.

    L’organisation aidée de l’Institut des droits de l’homme de l’École de droit de l’Université de Columbia a en particulier étudié 27 affaires, de l’enquête au procès, en passant par l’inculpation et les conditions de détention, et interviewé 215 personnes, qu’il s’agisse des inculpés ou condamnés eux-mêmes ou de leurs proches, d’avocats, juges ou procureurs.

    "Dans certains cas, le FBI pourrait avoir créé des terroristes chez des individus respectueux de la loi en leur suggérant l’idée de commettre un acte terroriste", résume un communiqué, estimant que la moitié des condamnations résultent de coups montés ou guet-apens. Dans 30% des cas, l’agent infiltré a joué un rôle actif dans la tentative d’attentat.

    L’étude cite notamment les quatre de Newburgh, accusés d’avoir planifié des attentats contre des synagogues et une base militaire américaine, alors que le gouvernement avait, selon un juge, "fourni l’idée du crime, les moyens, et dégagé la voie" et transformé en "terroristes" des hommes "dont la bouffonnerie était shakespearienne".

  • Palestine : Monsieur le Président, vous égarez la France

    Eric Cantona interpelle le Président et l’invite à lire la lettre du directeur de Mediapart.

     

     

    Quant à la lettre en question, la voici :

     

    De l’alignement préalable sur la droite extrême israélienne à l’interdiction de manifestations de solidarité avec le peuple palestinien, sans compter l’assimilation de cette solidarité à de l’antisémitisme maquillé en antisionisme, François Hollande s’est engagé dans une impasse. Politiquement, il n’y gagnera rien, sauf le déshonneur. Mais, à coup sûr, il y perd la France.

    Monsieur le Président, cher François Hollande, je n’aurais jamais pensé que vous puissiez rester, un jour, dans l’histoire du socialisme français, comme un nouveau Guy Mollet. Et, à vrai dire, je n’arrive pas à m’y résoudre tant je vous croyais averti de ce danger d’une rechute socialiste dans l’aveuglement national et l’alignement international, cette prétention de civilisations qui se croient supérieures au point de s’en servir d’alibi pour justifier les injustices qu’elles commettent.

    Vous connaissez bien ce spectre molletiste qui hante toujours votre famille politique. Celui d’un militant dévoué à son parti, la SFIO, d’un dirigeant aux convictions démocratiques et sociales indéniables, qui finit par perdre politiquement son crédit et moralement son âme faute d’avoir compris le nouveau monde qui naissait sous ses yeux. C’était, dans les années 1950 du siècle passé, celui de l’émergence du tiers-monde, du sursaut de peuples asservis secouant les jougs colonisateurs et impériaux, bref le temps de leurs libérations et des indépendances nationales.

    Guy Mollet, et la majorité de gauche qui le soutenait, lui opposèrent, vous le savez, un déni de réalité. Ils s’accrochèrent à un monde d’hier, déjà perdu, ajoutant du malheur par leur entêtement, aggravant l’injustice par leur aveuglement. C’est ainsi qu’ils prétendirent que l’Algérie devait à tout prix rester la France, jusqu’à engager le contingent dans une sale guerre, jusqu’à autoriser l’usage de la torture, jusqu’à violenter les libertés et museler les oppositions. Et c’est avec la même mentalité coloniale qu’ils engagèrent notre pays dans une désastreuse aventure guerrière à Suez contre l’Égypte souveraine, aux côtés du jeune État d’Israël.

    Mollet n’était ni un imbécile ni un incompétent. Il était simplement aveugle au monde et aux autres. Des autres qui, déjà, prenaient figure d’Arabes et de musulmans dans la diversité d’origines, la pluralité de cultures et la plasticité de croyance que ces mots recouvrent. Lesquels s’invitaient de nouveau au banquet de l’Histoire, s’assumant comme tels, revendiquant leurs fiertés, désirant leurs libertés. Et qui, selon le même réflexe de dignité et de fraternité, ne peuvent admettre qu’aujourd’hui encore, l’injustice européenne faite aux Juifs, ce crime contre l’humanité auquel ils n’eurent aucune part, se redouble d’une injustice durable faite à leurs frères palestiniens, par le déni de leur droit à vivre librement dans un État normal, aux frontières sûres et reconnues.

    Vous connaissez si bien la suite, désastreuse pour votre famille politique et, au-delà d’elle, pour toute la gauche de gouvernement, que vous l’aviez diagnostiquée vous-même, en 2006, dans Devoirs de vérité (Stock). « Une faute, disiez-vous, qui a été chèrement payée : vingt-cinq ans d’opposition, ce n’est pas rien ! » Sans compter, auriez-vous pu ajouter, la renaissance à cette occasion de l’extrême droite française éclipsée depuis la chute du nazisme et l’avènement d’institutions d’exception, celles d’un pouvoir personnel, celui du césarisme présidentiel. Vingt-cinq ans de « pénitence », insistiez-vous, parce que la SFIO, l’ancêtre de votre Parti socialiste d’aujourd’hui, « a perdu son âme dans la guerre d’Algérie ».

    Vous en étiez si conscient que vous ajoutiez : « Nous avons encore des excuses à présenter au peuple algérien. Et nous devons faire en sorte que ce qui a été ne se reproduise plus. » « Nous ne sommes jamais sûrs d’avoir raison, de prendre la bonne direction, de choisir la juste orientation, écriviez-vous encore. Mais nous devons, à chaque moment majeur, nous poser ces questions simples : agissons-nous conformément à nos valeurs ? Sommes-nous sûrs de ne pas altérer nos principes ? Restons-nous fidèles à ce que nous sommes ? Ces questions doivent être posées à tout moment, au risque sinon d’oublier la leçon. »

    Eh bien, ces questions, je viens vous les poser parce que, hélas, vous êtes en train d’oublier la leçon et, à votre tour, de devenir aveugle au monde et aux autres. Je vous les pose au vu des fautes stupéfiantes que vous avez accumulées face à cet énième épisode guerrier provoqué par l’entêtement du pouvoir israélien à ne pas reconnaître le fait palestinien. J’en dénombre au moins sept, et ce n’est évidemment pas un jeu, fût-il des sept erreurs, tant elles entraînent la France dans la spirale d’une guerre des mondes, des civilisations et des identités, une guerre sans issue, sinon celle de la mort et de la haine, de la désolation et de l’injustice, de l’inhumanité en somme, ce sombre chemin où l’humanité en vient à se détruire elle-même.

    Les voici donc ces sept fautes où, en même temps qu’à l’extérieur, la guerre ruine la diplomatie, la politique intérieure en vient à se réduire à la police.

    Une faute politique doublée d’une faute intellectuelle

    1. Vous avez d’abord commis une faute politique sidérante. Rompant avec la position traditionnellement équilibrée de la France face au conflit israélo-palestinien, vous avez aligné notre pays sur la ligne d’offensive à outrance et de refus des compromis de la droite israélienne, laquelle gouverne avec une extrême droite explicitement raciste, sans morale ni principe, sinon la stigmatisation des Palestiniens et la haine des Arabes.

    Votre position, celle de votre premier communiqué du 9 juillet, invoque les attaques du Hamas pour justifier une riposte israélienne disproportionnée dont la population civile de Gaza allait, une fois de plus, faire les frais. Purement réactive et en grande part improvisée (lire ici l’article de Lenaïg Bredoux), elle fait fi de toute complexité, notamment celle du duo infernal que jouent Likoud et Hamas, l’un et l’autre se légitimant dans la ruine des efforts de paix (lire là l’article de François Bonnet).

    Surtout, elle est inquiétante pour l’avenir, face à une situation internationale de plus en plus incertaine et confuse. À la lettre, ce feu vert donné à un État dont la force militaire est sans commune mesure avec celle de son adversaire revient à légitimer, rétroactivement, la sur-réaction américaine après les attentats du 11-Septembre, son Patriot Act liberticide et sa guerre d’invasion contre l’Irak. Bref, votre position tourne le dos à ce que la France officielle, sous la présidence de Jacques Chirac, avait su construire et affirmer, dans l’autonomie de sa diplomatie, face à l’aveuglement nord-américain.

    Depuis, vous avez tenté de modérer cet alignement néoconservateur par des communiqués invitant à l’apaisement, à la retenue de la force israélienne et au soulagement des souffrances palestiniennes. Ce faisant, vous ajoutez l’hypocrisie à l’incohérence. Car c’est une fausse compassion que celle fondée sur une fausse symétrie entre les belligérants. Israël et Palestine ne sont pas ici à égalité. Non seulement en rapport de force militaire mais selon le droit international.

    En violation de résolutions des Nations unies, Israël maintient depuis 1967 une situation d’occupation, de domination et de colonisation de territoires conquis lors de la guerre des Six Jours, et jamais rendus à la souveraineté pleine et entière d’un État palestinien en devenir. C’est cette situation d’injustice prolongée qui provoque en retour des refus, résistances et révoltes, et ceci d’autant plus que le pouvoir palestinien issu du Fatah en Cisjordanie n’a pas réussi à faire plier l’intransigeance israélienne, laquelle, du coup, légitime les actions guerrières de son rival, le Hamas, depuis qu’il s’est imposé à Gaza.

    Historiquement, la différence entre progressistes et conservateurs, c’est que les premiers cherchent à réduire l’injustice qui est à l’origine d’un désordre tandis que les seconds sont résolus à l’injustice pour faire cesser le désordre. Hélas, Monsieur le Président, vous avez spontanément choisi le second camp, égarant ainsi votre propre famille politique sur le terrain de ses adversaires.

    2. Vous avez ensuite commis une faute intellectuelle en confondant sciemment antisémitisme et antisionisme. Ce serait s’aveugler de nier qu’en France, la cause palestinienne a ses égarés, antisémites en effet, tout comme la cause israélienne y a ses extrémistes, professant un racisme anti-arabe ou antimusulman. Mais assimiler l’ensemble des manifestations de solidarité avec la Palestine à une résurgence de l’antisémitisme, c’est se faire le relais docile de la propagande d’État israélienne.

    Mouvement nationaliste juif, le sionisme a atteint son but en 1948, avec l’accord des Nations unies, URSS comprise, sous le choc du génocide nazi dont les Juifs européens furent les victimes. Accepter cette légitimité historique de l’État d’Israël, comme a fini par le faire sous l’égide de Yasser Arafat le mouvement national palestinien, n’entraîne pas que la politique de cet État soit hors de la critique et de la contestation. Être antisioniste, en ce sens, c’est refuser la guerre sans fin qu’implique l’affirmation au Proche-Orient d’un État exclusivement juif, non seulement fermé à toute autre composante mais de plus construit sur l’expulsion des Palestiniens de leur terre.

    Confondre antisionisme et antisémitisme, c’est installer un interdit politique au service d’une oppression. C’est instrumentaliser le génocide dont l’Europe fut coupable envers les Juifs au service de discriminations envers les Palestiniens dont, dès lors, nous devenons complices. C’est, de plus, enfermer les Juifs de France dans un soutien obligé à la politique d’un État étranger, quels que soient ses actes, selon la même logique suiviste et binaire qui obligeait les communistes de France à soutenir l’Union soviétique, leur autre patrie, quels que soient ses crimes. Alors qu’évidemment, on peut être juif et antisioniste, juif et résolument diasporique plutôt qu’aveuglément nationaliste, tout comme il y a des citoyens israéliens, hélas trop minoritaires, opposés à la colonisation et solidaires des Palestiniens.

    Brandir cet argument comme l’a fait votre premier ministre aux cérémonies commémoratives de la rafle du Vél’ d’Hiv’, symbole de la collaboration de l’État français au génocide commis par les nazis, est aussi indigne que ridicule. Protester contre les violations répétées du droit international par l’État d’Israël, ce serait donc préparer la voie au crime contre l’humanité ! Exiger que justice soit enfin rendue au peuple palestinien, pour qu’il puisse vivre, habiter, travailler, circuler, etc., normalement, en paix et en sécurité, ce serait en appeler de nouveau au massacre, ici même !

    Une atteinte sécuritaire aux libertés fondamentales

    Que ce propos soit officiellement tenu, alors même que les seuls massacres que nous avons sous les yeux sont ceux qui frappent les civils de Gaza, montre combien cette équivalence entre antisémitisme et antisionisme est brandie pour fabriquer de l’indifférence. Pour nous rendre aveugles et sourds. « L’indifférence, la pire des attitudes », disait Stéphane Hessel dans Indignez-vous !, ce livre qui lui a valu tant de mépris des indifférents de tous bords, notamment parce qu’il y affirmait qu’aujourd’hui, sa « principale indignation concerne la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie ».

    Avec Edgar Morin, autre victime de cabales calomnieuses pour sa juste critique de l’aveuglement israélien, Stéphane Hessel incarne cette gauche qui ne cède rien de ses principes et de ses valeurs, qui n’hésite pas à penser contre elle-même et contre les siens et qui, surtout, refuse d’être prise au piège de l’assignation obligée à une origine ou à une appartenance. Cette gauche libre, Monsieur le Président, vous l’aviez conviée à marcher à vos côtés, à vous soutenir et à dialoguer avec vous, pour réussir votre élection de 2012. Maintenant, hélas, vous lui tournez le dos, désertant le chemin d’espérance tracé par Hessel et Morin et, de ce fait, égarant ceux qui vous ont fait confiance.

    3. Vous avez aussi commis une faute démocratique en portant atteinte à une liberté fondamentale, celle de manifester. En démocratie, et ce fut une longue lutte pour l’obtenir, s’exprimer par sa plume, se réunir dans une salle ou défiler dans les rues pour défendre ses opinions est un droit fondamental. Un droit qui ne suppose pas d’autorisation. Un droit qui n’est pas conditionné au bon vouloir de l’État et de sa police. Un droit dont les abus éventuels sont sanctionnés a posteriori, en aucun cas présumés a priori. Un droit qui, évidemment, vaut pour les opinions, partis et colères qui nous déplaisent ou nous dérangent.

    L’histoire des manifestations de rue est encombrée de désordres et de débordements, de violences où se disent des souffrances délaissées et des colères humiliées, des ressentiments parfois amers, dans la contestation d’un monopole étatique de la seule violence légitime. Il y en eut d’ouvrières, de paysannes, d’étudiantes… Il y en eut, ces temps derniers, dans la foulée des manifestations bretonnes des Bonnets rouges, écologistes contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, conservatrices contre le mariage pour tous. Il y eut même une manifestation parisienne aux banderoles et slogans racistes, homophobes, discriminatoires, celle du collectif « Jour de colère » en janvier dernier (lire ici notre reportage).

    S’il existe une spécialité policière dite du maintien de l’ordre, c’est pour nous apprendre à vivre avec cette tension sociale qui, parfois, déborde et où s’expriment soudain, dans la confusion et la violence, ceux qui se sentent d’ordinaire sans voix, oubliés, méprisés ou ignorés – et qui ne sont pas forcément aimables ou honorables. Or voici qu’avec votre premier ministre, vous avez décidé, en visant explicitement la jeunesse des quartiers populaires, qu’un seul sujet justifiait l’interdiction de manifester : la solidarité avec la Palestine, misérablement réduite par la propagande gouvernementale à une libération de l’antisémitisme.

    Cette décision sans précédent, sinon l’atteinte au droit de réunion portée fin 2013 par Manuel Valls, alors ministre de l’intérieur, toujours au seul prétexte de l’antisémitisme (lire ici notre position à l’époque), engage votre pouvoir sur le chemin d’un État d’exception, où la sécurité se dresse contre la liberté. Actuellement en discussion au Parlement, l’énième loi antiterroriste va dans la même direction (lire là l’article de Louise Fessard), en brandissant toujours le même épouvantail pour réduire nos droits fondamentaux : celui d’une menace terroriste dont l’évidente réalité est subrepticement étendue, de façon indistincte, aux idées exprimées et aux engagements choisis par nos compatriotes musulmans, dans leur diversité et leur pluralité, d’origine, de culture ou de religion.

    Accepter la guerre des civilisations à l’extérieur, c’est finir par importer la guerre à l’intérieur. C’est en venir à criminaliser des opinions minoritaires, dissidentes ou dérangeantes. Et c’est ce choix irresponsable qu’a d’emblée fait celui que vous avez, depuis, choisi comme premier ministre, en désignant à la vindicte publique un « ennemi intérieur », une cinquième colonne en quelque sorte peu ou prou identifiée à l’islam. Et voici que hélas, à votre tour, loin d’apaiser la tension, vous vous égarez en cédant à cette facilité sécuritaire, de courte vue et de peu d’effet.

    4. Vous avez également commis une faute républicaine en donnant une dimension religieuse au débat français sur le conflit israélo-palestinien. C’est ainsi qu’après l’avoir réduit à des « querelles trop loin d’ici pour être importées », vous avez symboliquement limité votre geste d’apaisement à une rencontre avec les représentants des cultes. Après avoir réduit la diplomatie à la guerre et la politique à la police, c’était au tour de la confrontation des idées d’être réduite, par vous-même, à un conflit des religions. Au risque de l’exacerber.

    Là où des questions de principe sont en jeu, de justice et de droit, vous faites semblant de ne voir qu’expression d’appartenances et de croyances. La vérité, c’est que vous prolongez l’erreur tragique faite par la gauche de gouvernement depuis que les classes populaires issues de notre passé colonial font valoir leurs droits à l’égalité. Il y a trente ans, la « Marche pour l’égalité et contre le racisme » fut rabattue en « Marche des Beurs », réduite à l’origine supposée des marcheurs, tout comme les grèves des ouvriers de l’automobile furent qualifiées d’islamistes parce qu’ils demandaient, entre autres revendications sociales, le simple droit d’assumer leur religion en faisant leurs prières.

    Cette façon d’essentialiser l’autre, en l’espèce le musulman, en le réduisant à une identité religieuse indistincte désignée comme potentiellement étrangère, voire menaçante, revient à refuser de l’admettre comme tel. Comme un citoyen à part entière, vraiment à égalité c’est-à-dire à la fois semblable et différent. Ayant les mêmes droits et, parmi ceux-ci, celui de faire valoir sa différence. De demander qu’on l’admette et qu’on la respecte. D’obtenir en somme ce que, bien tardivement, sous le poids du crime dont les leurs furent victimes, nos compatriotes juifs ont obtenu : être enfin acceptés comme français et juifs. L’un et l’autre. L’un avec l’autre. L’un pas sans l’autre.

    Un antiracisme oublieux et infidèle

    Si vous pensez spontanément religion quand s’expriment ici même des insatisfactions et des colères en solidarité avec le monde arabe, univers où dominent la culture et la foi musulmanes, c’est paradoxalement parce que vous ne vous êtes pas résolus à cette évidence d’une France multiculturelle. À cette banalité d’une France plurielle, vivant diversement ses appartenances et ses héritages, qu’à l’inverse, votre crispation, où se mêlent la peur et l’ignorance, enferme dans le communautarisme religieux. Pourtant, les musulmans de France font de la politique comme vous et moi, en pensant par eux-mêmes, en inventant par leur présence au monde, à ses injustices et à ses urgences, un chemin de citoyenneté qui est précisément ce que l’on nomme laïcisation.

    C’est ainsi, Monsieur le Président, qu’au lieu d’élever le débat, vous en avez, hélas, attisé les passions. Car cette réduction des musulmans de France à un islam lui-même réduit, par le prisme sécuritaire, au terrorisme et à l’intégrisme est un cadeau fait aux radicalisations religieuses, dans un jeu de miroirs où l’essentialisation xénophobe finit par justifier l’essentialisation identitaire. Une occasion offerte aux égarés en tous genres.

    5. Vous avez surtout commis une faute historique en isolant la lutte contre l’antisémitisme des autres vigilances antiracistes. Comme s’il fallait la mettre à part, la sacraliser et la différencier. Comme s’il y avait une hiérarchie dans le crime contre l’humanité, le crime européen de génocide l’emportant sur d’autres crimes européens, esclavagistes ou coloniaux. Comme si le souvenir de ce seul crime monstrueux devait amoindrir l’indignation, voire simplement la vigilance, vis-à-vis d’autres crimes, de guerre ceux-là, commis aujourd’hui même. Et ceci au nom de l’origine de ceux qui les commettent, brandie à la façon d’une excuse absolutoire alors même, vous le savez bien, que l’origine, la naissance ou l’appartenance, quelles qu’elles soient, ne protègent de rien, et certainement pas des folies humaines.

    Ce faisant, votre premier ministre et vous-même n’avez pas seulement encouragé une détestable concurrence des victimes, au lieu des causes communes qu’il faudrait initier et promouvoir. Vous avez aussi témoigné d’un antiracisme fort oublieux et très infidèle. Car il ne suffit pas de se souvenir du crime commis contre les juifs. Encore faut-il avoir appris et savoir transmettre la leçon léguée par l’engrenage qui y a conduit : cette lente accoutumance à la désignation de boucs émissaires, essentialisés, caricaturés et calomniés dans un brouet idéologique d’ignorance et de défiance qui fit le lit des persécutions.

    Or comment ne pas voir qu’aujourd’hui, dans l’ordinaire de notre société, ce sont d’abord nos compatriotes d’origine, de culture ou de croyance musulmane qui occupent cette place peu enviable ? Et comment ne pas comprendre qu’à trop rester indifférents ou insensibles à leur sort, ce lot quotidien de petites discriminations et de grandes détestations, nous habituons notre société tout entière à des exclusions en chaîne, tant le racisme fonctionne à la manière d’une poupée gigogne, des Arabes aux Roms, des Juifs aux Noirs, et ainsi de suite jusqu’aux homosexuels et autres prétendus déviants ?

    Ne s’attarder qu’à la résurgence de l’antisémitisme, c’est dresser une barrière immensément fragile face au racisme renaissant. Le Front national deviendrait-il soudain fréquentable parce qu’il aurait, selon les mots de son vice-président, fait « sauter le verrou idéologique de l’antisémitisme » afin de « libérer le reste » ? L’ennemi de l’extrême droite, confiait à Mediapart la chercheuse qui a recueilli cette confidence de Louis Aliot, « n’est plus le Juif mais le Français musulman » (lire ici notre entretien avec Valérie Igounet).

    De fait, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), dont vous ne pouvez ignorer les minutieux et rigoureux travaux, constate, de rapport en rapport annuels, une montée constante de l’intolérance antimusulmane et de la polarisation contre l’islam (lire nos articles ici et ). Dans celui de 2013, on pouvait lire ceci, sous la plume des sociologues et politologues qu’elle avait sollicités : « Si on compare notre époque à celle de l’avant-guerre, on pourrait dire qu’aujourd’hui le musulman, suivi de près par le Maghrébin, a remplacé le juif dans les représentations et la construction d’un bouc émissaire. »

    L’antiracisme conséquent est celui qui affronte cette réalité tout en restant vigilant sur l’antisémitisme. Ce n’est certainement pas celui qui, à l’inverse, pour l’ignorer ou la relativiser, brandit à la manière d’un étendard la seule lutte contre l’antisémitisme. Cette faute, hélas, Monsieur le Président, est impardonnable car non seulement elle distille le venin d’une hiérarchie parmi les victimes du racisme, mais de plus elle conforte les moins considérées d’entre elles dans un sentiment d’abandon qui nourrit leur révolte, sinon leur désespoir. Qui, elles aussi, les égare.

    6. Vous avez par-dessus tout commis une faute sociale en transformant la jeunesse des quartiers populaires en classe dangereuse. Votre premier ministre n’a pas hésité à faire cet amalgame grossier lors de son discours du Vél’ d’Hiv’, désignant à la réprobation nationale ces « quartiers populaires » où se répand l’antisémitisme « auprès d’une jeunesse souvent sans repères, sans conscience de l’Histoire et qui cache sa “haine du Juif ” derrière un antisionisme de façade et derrière la haine de l’État d’Israël ».

    Mais qui l’a abandonnée, cette jeunesse, à ces démons ? Qui sinon ceux qui l’ont délaissée ou ignorée, stigmatisée quand elle revendique en public sa religion musulmane, humiliée quand elle voit se poursuivre des contrôles policiers au faciès, discriminée quand elle ne peut progresser professionnellement et socialement en raison de son apparence, de son origine ou de sa croyance ? Qui sinon ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, nous gouvernent, vous, Monsieur le Président et, surtout, votre premier ministre qui réinvente cet épouvantail habituel des conservatismes qu’est l’équivalence entre classes populaires et classes dangereuses ?

    Une jeunesse des quartiers populaires stigmatisée

    Cette jeunesse n’a-t-elle pas, elle aussi, des idéaux, des principes et des valeurs ? N’est-elle pas, autant que vous et moi, concernée par le monde, ses drames et ses injustices ? Par exemple, comment pouvez-vous ne pas prendre en compte cette part d’idéal, fût-il ensuite dévoyé, qui pousse un jeune de nos villes à partir combattre en Syrie contre un régime dictatorial et criminel que vous-même, François Hollande, avez imprudemment appelé à « punir » il y a tout juste un an ? Est-ce si compliqué de savoir distinguer ce qui est de l’ordre de l’idéalisme juvénile et ce qui relève de la menace terroriste, au lieu de tout criminaliser en bloc en désignant indistinctement des « djihadistes » ?

    Le pire, c’est qu’à force d’aveuglement, cette politique de la peur que, hélas, votre pouvoir assume à son tour, alimente sa prophétie autoréalisatrice. Inévitablement, elle suscite parmi ses cibles leur propre distance, leurs refus et révoltes, leur résistance en somme, un entre soi de fierté ou de colère pour faire face aux stigmatisations et aux exclusions, les affronter et les surmonter. « On finit par créer un danger, en criant chaque matin qu’il existe. À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel » : ces lignes prémonitoires sont d’Émile Zola, en 1896, au seuil de son entrée dans la mêlée dreyfusarde, dans un article du Figaro intitulé « Pour les Juifs ».

    Zola avait cette lumineuse prescience de ceux qui savent se mettre à la place de l’autre et qui, du coup, comprennent les révoltes, désirs de revanche et volonté de résister, que nourrit un trop lourd fardeau d’humiliations avec son cortège de ressentiments. Monsieur le Président, je ne mésestime aucunement les risques et dangers pour notre pays de ce choc en retour. Mais je vous fais reproche de les avoir alimentés plutôt que de savoir les conjurer. De les avoir nourris, hélas, en mettant à distance cette jeunesse des quartiers populaires à laquelle, durant votre campagne électorale, vous aviez tant promis au point d’en faire, disiez-vous, votre priorité. Et, du coup, en prenant le risque de l’abandonner à d’éventuels égarements.

    7. Vous avez, pour finir, commis une faute morale en empruntant le chemin d’une guerre des mondes, à l’extérieur comme à l’intérieur. En cette année 2014, de centenaire du basculement de l’Europe dans la barbarie guerrière, la destruction et la haine, vous devriez pourtant y réfléchir à deux fois. Cet engrenage est fatal qui transforme l’autre, aussi semblable soit-il, en étranger et, finalement, en barbare – et c’est bien ce qui nous est arrivé sur ce continent dans une folie destructrice qui a entraîné le monde entier au bord de l’abîme.

    Jean Jaurès, dont nous allons tous nous souvenir le 31 juillet prochain, au jour anniversaire de son assassinat en 1914, fut vaincu dans l’instant, ses camarades socialistes basculant dans l’Union sacrée alors que son cadavre n’était pas encore froid. Tout comme d’autres socialistes, allemands ceux-là, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, finirent assassinés en 1919 sur ordre de leurs anciens camarades de parti, transformés en nationalistes et militaristes acharnés. Mais aujourd’hui, connaissant la suite de l’histoire, nous savons qu’ils avaient raison, ces justes momentanément vaincus qui refusaient l’aveuglement des identités affolées et apeurées.

    Vous vous souvenez, bien sûr, de la célèbre prophétie de Jaurès, en 1895, à la Chambre des députés : « Cette société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est à l’état d’apparent repos, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l’orage. » Aujourd’hui que les inégalités provoquées par un capitalisme financier avide et rapace ont retrouvé la même intensité qu’à cette époque, ce sont les mêmes orages qu’il vous appartient de repousser, à la place qui est la vôtre.

    Vous n’y arriverez pas en continuant sur la voie funeste que vous avez empruntée ces dernières semaines, après avoir déjà embarqué la France dans plusieurs guerres africaines sans fin puisque sans stratégie politique (lire ici l’article de François Bonnet). Vous ne le ferez pas en ignorant le souci du monde, de ses fragilités et de ses déséquilibres, de ses injustices et de ses humanités, qui anime celles et ceux que le sort fait au peuple palestinien concerne au plus haut point.

    Monsieur le Président, cher François Hollande, vous avez eu raison d’affirmer qu’il ne fallait pas « importer » en France le conflit israélo-palestinien, en ce sens que la France ne doit pas entrer en guerre avec elle-même. Mais, hélas, vous avez vous-même donné le mauvais exemple en important, par vos fautes, l’injustice, l’ignorance et l’indifférence qui en sont le ressort.

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