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Décryptage: Les noirs americains

 

De l’image trop rose de la vie des Noirs américains dans les séries

 

 
Obama n’y a rien changé. Outre-Atlantique, des sitcoms donnent une vision optimiste du quotidien des Afro-Américains. Loin de la réalité.

Une épouse chirurgienne, quatre beaux enfants, une promotion dans la boîte de pub où il travaille, une luxueuse maison et une berline allemande, Andre Johnson a réussi. Lui, le Noir élevé à Compton, un des pires quartiers de Los Angeles, vit le « rêve américain ». Un rêve qui ne vient pas sans sacrifice. « Le truc, s'inquiète-t-il en voix off, c'est que j'ai l'impression qu'à force de faire des efforts pour réussir les Noirs ont oublié leur culture. » Qu'ils ont « blanchi », qu'ils ne sont plus que Black-ish (« vaguement noirs »), pour reprendre le titre de la sitcom dont il est le héros, lancée outre-Atlantique en septembre dernier.

D'autres comédies apparues sur le petit écran amé­ricain cette saison mettent en avant l'intégration des minorités ethniques, leurs efforts et leurs réussites. Tout en s'amusant de leur regard sur leur culture. Cristela, par exemple, a pour héroïne une jeune ­Latina qui veut ­devenir avocate. A sa grand-mère immigrée qui lui rappelle quelle vie elle menait « dans [son] ­village au Mexique », elle répond sans cesse « c'est ton village, pas le mien ».

Quant à la série Fresh off the boat (littéralement « à peine descendu du bateau »), elle raconte le quotidien d'une famille taïwanaise installée en Floride et propriétaire… d'un grill ­façon cow-boy.

Cela fait maintenant plus de trente ans que la mise en scène d'Afro-Américains des classes moyenne et supérieure est chose courante à la télé­vision outre-Atlantique. Avec quelques séries mythiques comme le Cosby Show ou Le Prince de Bel-Air… Problème : Black-ish s'inscrit dans le même registre bienveillant et optimiste, alors que les événements tragiques de Ferguson, de New York ou de Berkeley soulignent les inégalités et les injustices raciales dont la communauté noire continue d'être victime.

Des séries à œillères

Le rêve d'une Amérique post-raciale, où la couleur de peau n'importe plus, a de nouveau été brisé ces derniers mois. MaisBlack-ish se réjouit du regard « décoloré » du plus jeune fils d'Andre, qui voit en Barack Obama « le président tout court »et non « le premier président noir des Etats-Unis ». Illusion, ou vision en devenir d'une nation où les valeurs de la déclaration d'in­dépendance, « la vie, la liberté et la recherche du bonheur », se marieraient aux spécificités culturelles ?

« L'élection d'Obama a fait croire, à tort, qu'un président de couleur pourrait, presque symboliquement, corriger à lui seul un système qui dessert les Noirs », explique David J. Leonard. Pour ce professeur à l'université d'Etat de Washington, spécialiste de l'image des minorités raciales dans les médias américains, ces séries ratent le coche : « Elles parlent de l'individu, pas de la société, et réduisent des questions globales à des ­enjeux intimesElles nous font croire que la réussite d'un citoyen dépend de sa volonté, de ses valeurs et de sa culture. »

Et, avec cette approche typiquement américaine, elles font fi des véritables raisons des inégalités ethniques outre-Atlantique, confirme Olivier Esteves, co­auteur de La Question raciale dans les séries américaines. « Ces inégalités sont avant tout une question de classes sociales, d'accès à la santé, à l'éducation, explique-t-il. Ce n'est pas l'individu qui pose problème, mais le système. »

 

Un chef d’œuvre

Sur le sujet, les spécialistes préfèrent citer The Wire, le chef-d'œuvre de David Simon lancé en 2002 et qui a pris fin huit mois avant l'élection d'Obama, en 2008. « On y parlait de tout ce qui pose vraiment problème dans l'Amérique de Ferguson, de la police, de la ­justice, de l'éducation, de la manière dont la société américaine entretient les stéréotypes raciaux, analyse David J. Leonard. The Wire changeait notre perception des Afro-Américains, la ­complexifiait. Elle discutait les enjeux structurels de la question raciale, en ­dépassant sa dimension individuelle. »

Mieux, pour Olivier Esteves, The Wire « tentait non seulement de dépeindre une réalité politique et sociale, mais elle proposait aussi des pistes de réflexion pour améliorer son avenir ». Etudiée de Harvard à Stanford, décryptée, considérée com­me un apport majeur à la sociologie américaine contemporaine, Sur écoute (son titre français) n'était pas une série populaire – elle porte même le titre ironique de « plus grande série que personne ne regardait ». Diffusée sur HBO, une chaîne payante, elle n'a été suivie que par un public pointu, limité. A l'inverse de Black-ishCristelaet Fresh off the boat, toutes diffusées par la grande chaîne ABC, propriété de Disney.

Audience confidentielle

Comme souvent à la télévision américaine, les séries qui osent traiter frontalement les questions politiques et sociales n'ont qu'une audience confidentielle. Or les grands networks ont besoin de larges audiences pour vendre des pubs : ils ­évitent donc les sujets polémiques, jugés anxiogènes. Il faut se rendre sur le câble pour trouver des séries comme Treme, autre création de David Simon pour HBO, qui met notamment en scène une police corrompue et raciste, dans la Nouvelle-Orléans de l'après-Katrina. « Dans les séries ­populaires, il y a toujours un bon flic pour régler leur compte aux mauvais flics », s'agace David J. Leonard. « Le réalisme, ce n'est pas nécessairement ce que l'industrie recherche », reconnaît Simon lui-même, étonné qu'on le laisse poursuivre son œuvre.

L'industrie du divertissement vend du rêve et peine encore à mettre les Américains le nez dans la violence de leur quotidien. Les grandes chaînes laissent souvent les vraies problématiques sociales et raciales à l'arrière-plan. Et préfèrent les glisser dans une intrigue policière ou en rire. Pourtant, à défaut de mettre les mains dans lecambouis, « le simple fait qu'elles soient produites, la façon dont elles sont marketées, montre que les gens continuent d'espérer, que l'utopie qu'elles mettent en scène est populaire », analyse Frances Negrón-Muntaner, directrice du Center for the study of ethnicity and race de l'université Columbia, à New York. Elles ne régleront certai­nement pas les tensions ravivées à Ferguson, mais elles poursuivent la lente évolution de l'image des mino­rités raciales à la télévision, avec un humour de plus en plus décomplexé – « les Noirs ne peuvent pas être racistes, c'est un fait ! » s'exclame Andre dans Black-ish, superbe de mauvaise foi.

“Sauveur de la télévision”

Entre le « rêve post-racial » et le « rêve américain » d'ascension professionnelle et sociale, c'est le second qui continue de l'emporter… Shonda Rhimes, productrice noire ultra influente, créatrice de Grey's Anatomy, incarne à elle seule le débat, tout en voulant le dépasser. Dans Scandal etHow to get away with murder, Rhimes met en scène deux héroïnes noires qui occupent des postes d'autorité – une communicante et une avocate.

Suivies par plus de dix millions de télé­spectateurs, ces séries « ne blanchissent pas leurs héroïnes », affirme Frances Negrón-Muntaner, en témoi­gne cette scène de How to get away with murder où Viola Davis enlève sa perruque lisse pour révéler ses cheveux crépus. « Mais elles refusent de faire de la question raciale une pro­blématique. »

Dans un portrait publié l'automne dernier dans le magazineThe Hollywood Reporter, qui la qua­lifiait de « sauveur de la télévision », Shonda Rhimes demandait à faire ­barrer les mots« femme » et « noire » censés la présenter. « Les questions de race et de genre définissent mon identité, lâchait-elle. Elles sont capitales. Mais que tout le monde passe son temps à en parler, ça me gonfle. »

A lire :

La Question raciale dans les séries américaines, d'Olivier Esteves et Sébastien Lefait, éd. Les Presses de Sciences-Po, 200 p., 20 €.

African Americans on television : Race-ing for ratings, de David J. Leonard et Lisa Guerrero, éd. Praeger (en anglais), 456 p., 58 $.

A voir :

The Wire, intégrale (5 saisons), 24 DVD Warner Bros., 60 €.

Scandal, sur Canal+ Séries, DVD saisons 1 et 2, ABC Studios.

Black-ishCristelaFresh off the boat, séries encore inédites en France.

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