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Racisme - Page 3

  • L’incendie de Baltimore a sorti l’Amérique de sa torpeur

    Pourquoi Baltimore prend feu ?

    Publié le 20 mai 2015 dans Amérique du Nord
     
     
     

    L’élection d’un Président Noir n’a pas résolu le « problème Noir ».

    Par Guy Sorman.

    Norman Rockwell Mosaic credits Shannon (CC BY-NC-ND 2.0)

    Le 28 avril dernier, les quartiers Noirs de Baltimore furent ravagés par des émeutes telles que les États-Unis n’en avaient pas connues depuis l’été 1992 à Los Angeles. Le point de départ d’une nuit de destructions perpétrées par des adolescents afro-américains fut la mort inexpliquée d’un voyou, Freddie Gray, brutalisé par la police. L’incendie de Baltimore, précédé les mois antérieurs par des émeutes comparables dans la banlieue de Saint-Louis et à New York, a sorti l’Amérique de sa torpeur : l’élection d’un Président Noir n’a pas résolu le « problème Noir ». Barack Obama lui-même semble avoir été surpris : en six ans de présidence, il n’avait jamais abordé cette question de front, considérant sans doute que son parcours exemplaire suffirait à inspirer tous les Noirs. En vain.

    Barack Obama et son épouse Michelle témoignent en fait de la réussite et des inconvénients d’une politique volontariste de sélection des élites Noires, dite « affirmative action ». À partir des années 1970, à l’initiative de juges activistes, les administrations publiques nationales et locales telles que la police ou les pompiers, les entreprises travaillant pour l’État, les collèges et universités, ont été contraintes de recruter des quotas d’Afro-Américains et d’autres minorités (les Indiens, « Native Americans » par exemple) de manière à refléter la « diversité » de la nation. « L’affirmative action » a été un succès en ce qu’elle a détourné les élites afro-américaines de la tentation de la révolution – dominante dans les années 1960 – les intégrant dans les hautes sphères de la vie publique. La réussite de ces élites, dont les Obama sont le fleuron, a aussi désamorcé le racisme en illustrant combien les Afro-Américains étaient aussi aptes que les Blancs à occuper les plus hautes responsabilités. Mais cette politique a concentré les élites afro-américaines dans des fonctions publiques plutôt que dans le monde de l’entreprise : or, aux États-Unis, l’entreprise est plus respectée que le service de l’État. Autre inconvénient de « l’affirmative action » : un Noir qui « réussit » aux États-Unis quitte le quartier de ses origines et cesse d’être un modèle pour ses congénères. Ne restent dans les quartiers Noirs que les plus défavorisés, environ les deux tiers des quarante millions de Noirs américains. Pourquoi ceux-ci, adolescents, passent-ils plus de temps dans la rue qu’à l’école, pourquoi les mères sont-elles plus souvent célibataires que mariées, pourquoi la moitié des jeunes Noirs de Baltimore ou de Saint-Louis sont-ils chômeurs, pourquoi se reconnaissent-ils dans la culture des gangs, pourquoi constituent-ils à la fois la majorité des criminels, des auteurs et victimes de crimes et, par conséquent, la majorité des prisonniers ? À Baltimore, ville à majorité noire, un homme afro-américain sur deux, à vingt-cinq ans, est passé par la prison.

    Freddie Gray, victime de mauvais traitements, se trouvait entre les mains de policiers Noirs, dans une ville dont le maire est une femme Noire ; le procureur qui a inculpé les policiers est aussi une jeune femme Noire. Baltimore symbolise à la fois la réussite des élites Noires en politique – conséquence de « l’affirmative action » – et l’enfermement de tous les autres dans une culture de la violence. Sociologues et économistes américains ne cessent de s’interroger sur cette permanence d’une culture de ghettos, dont les Noirs sont acteurs et victimes. Seraient-ils victimes du racisme des Blancs ? L’accusation ne tient plus quand le maire, le chef de la police et le procureur de Baltimore sont Noirs. De nombreux analystes incriminent l’absence du père dans ces familles pauvres et violentes : mais cette absence est une conséquence de la culture du ghetto, pas la cause. Plus probablement, la culture du ghetto et les comportements qu’elle engendre sont-ils la conséquence du ghetto lui-même. Le seul fait de concentrer une population à risques en un lieu renforce les traits les plus négatifs de cette population : à Baltimore, le modèle que les jeunes Noirs ont sous les yeux est le chef de gang, pas Barack Obama. Le seul type de famille que les jeunes du ghetto connaissent est une famille sans père. Preuve a contrario : des cartes de populations publiées après les émeutes de Baltimore montrent que le destin d’un jeune Afro-Américain aux États-Unis est essentiellement dicté par la géographie. S’il naît et grandit dans un quartier où les Noirs sont peu nombreux, ses chances de réussite scolaire, familiale et professionnelle sont identiques à celles de n’importe quel autre Américain. Le problème Noir américain n’est pas une conséquence du racisme ou un trait culturel immuable mais une affaire de logement. Tous les gouvernements américains, depuis un demi-siècle, ont favorisé le logement « social », ce qui a généré une géographie de la pauvreté. Paradoxe : le logement social reproduit involontairement la ségrégation de jadis, particulièrement à Baltimore où Noirs et Blancs, jadis, n’avaient pas le droit de vivre dans les mêmes quartiers. Cette erreur fatale a été reproduite en Europe où les immigrés les plus récents sont regroupés dans des habitats « sociaux » : leurs enfants y créent spontanément une culture du ghetto, mimétique de la culture noire américaine, avec les mêmes conséquences désastreuses.

    Ce problème noir américain est devenu un problème européen : les « Noirs » d’Europe ne sont pas forcément Noirs, ils sont plus souvent d’origine arabe, mais leur nombre s’accroît avec l’afflux des réfugiés. Il est grand temps, ou peut-être trop tard, pour empêcher que l’Europe soit parsemée de « Baltimore ».

     

     

  • Faces cachées de la seconde guerre mondiale

    La guerre d’Algérie a commencé à Sétif

    Le 8 mai 1945, tandis que la France fêtait la victoire, son armée massacrait des milliers d’Algériens à Sétif et à Guelma. Ce traumatisme radicalisera irréversiblement le mouvement national.

    par Mohammed Harbi, mai 2005

    Désignés par euphémisme sous l’appellation d’« événements » ou de « troubles du Nord constantinois », les massacres du 8 mai 1945 dans les régions de Sétif et de Guelma sont considérés rétrospectivement comme le début de la guerre algérienne d’indépendance. Cet épisode appartient aux lignes de clivage liées à la conquête coloniale.

    La vie politique de l’Algérie, plus distincte de celle de la France au fur et à mesure que s’affirme un mouvement national, a été dominée par les déchirements résultant de cette situation. Chaque fois que Paris s’est trouvé engagé dans une guerre, en 1871, en 1914 et en 1940, l’espoir de mettre à profit la conjoncture pour réformer le système colonial ou libérer l’Algérie s’est emparé des militants. Si, en 1871 en Kabylie et dans l’Est algérien et en 1916 dans les Aurès, l’insurrection était au programme, il n’en allait pas de même en mai 1945. Cette idée a sans doute agité les esprits, mais aucune preuve n’a pu en être avancée, malgré certaines allégations.

    La défaite de la France en juin 1940 a modifié les données du conflit entre la colonisation et les nationalistes algériens. Le monde colonial, qui s’était senti menacé par le Front populaire – lequel avait pourtant, sous sa pression, renoncé à ses projets sur l’Algérie –, accueille avec enthousiasme le pétainisme, et avec lui le sort fait aux juifs, aux francs-maçons et aux communistes.

    Avec le débarquement américain, le climat se modifie. Les nationalistes prennent au mot l’idéologie anticolonialiste de la Charte de l’Atlantique (12 août 1942) et s’efforcent de dépasser leurs divergences. Le courant assimilationniste se désagrège. Aux partisans d’un soutien inconditionnel à l’effort de guerre allié, rassemblés autour du Parti communiste algérien et des « Amis de la démocratie », s’opposent tous ceux qui, tel le chef charismatique du Parti du peuple algérien (PPA), Messali Hadj, ne sont pas prêts à sacrifier les intérêts de l’Algérie colonisée sur l’autel de la lutte antifasciste.

    Vient se joindre à eux un des représentants les plus prestigieux de la scène politique : Ferhat Abbas. L’homme qui, en 1936, considérait la patrie algérienne comme un mythe se prononce pour « une République autonome fédérée à une République française rénovée, anticoloniale et anti-impérialiste », tout en affirmant ne rien renier de sa culture française et occidentale. Avant d’en arriver là, Ferhat Abbas avait envoyé aux autorités françaises, depuis l’accession au pouvoir de Pétain, des mémorandums qui restèrent sans réponse. En désespoir de cause, il transmet aux Américains un texte signé par 28 élus et conseillers financiers, qui devient le 10 février 1943, avec le soutien du PPA et des oulémas, le Manifeste du peuple algérien.

    Alors, l’histoire s’accélère. Les gouvernants français continuent à se méprendre sur leur capacité à maîtriser l’évolution. De Gaulle n’a pas compris l’authenticité des poussées nationalistes dans les colonies. Contrairement à ce qui a été dit, son discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, n’annonce aucune politique d’émancipation, d’autonomie (même interne). « Cette incompréhension se manifeste au grand jour avec l’ordonnance du 7 mars 1944 qui, reprenant le projet Blum-Violette de 1936, accorde la citoyenneté française à 65 000 personnes environ et porte à deux cinquièmes la proportion des Algériens dans les assemblées locales », écrit Pierre Mendès France à André Nouschi (1). Trop peu et trop tard : ces miniréformes ne touchent ni à la domination française ni à la prépondérance des colons, et l’on reste toujours dans une logique où c’est la France qui accorde des droits...

    L’ouverture de vraies discussions avec les nationalistes s’imposait. Mais Paris ne les considère pas comme des interlocuteurs. Leur riposte à l’ordonnance du 7 mars intervient le 14 : à la suite d’échanges de vues entre Messali Hadj pour les indépendantistes du PPA, Cheikh Bachir El Ibrahimi pour les oulémas et Ferhat Abbas pour les autonomistes, l’unité des nationalistes se réalise au sein d’un nouveau mouvement, les Amis du Manifeste et de la liberté (AML). Le PPA s’y intègre en gardant son autonomie. Plus rompus aux techniques de la politique moderne et à l’instrumentalisation de l’imaginaire islamique, ses militants orientent leur action vers une délégitimation du pouvoir colonial. La jeunesse urbaine leur emboîte le pas. Partout, les signes de désobéissance se multiplient. Les antagonismes se durcissent. La colonie européenne et les juifs autochtones prennent peur et s’agitent.

    Au mois de mai 1945, lors du congrès des AML, les élites plébéiennes du PPA affirmeront leur suprématie. Le programme initial convenu entre les chefs de file du nationalisme – la revendication d’un Etat autonome fédéré à la France – sera rangé au magasin des accessoires. La majorité optera pour un Etat séparé de la France et uni aux autres pays du Maghreb et proclamera Messali Hadj « leader incontesté du peuple algérien ». L’administration s’affolera et fera pression sur Ferhat Abbas pour qu’il se dissocie de ses partenaires.

    Cette confrontation s’était préparée dès avril. Les dirigeants du PPA – et plus précisément les activistes, avec à leur tête le Dr Mohamed Lamine Debaghine – sont séduits par la perspective d’une insurrection, espérant que le réveil du millénarisme et l’appel au djihad favoriseront le succès de leur entreprise. Mais leur projet irréaliste avorte. Dans le camp colonial, où l’on craint de voir les Algériens rejeter les « Européens » à la mer, le complot mis au point par la haute administration, à l’instigation de Pierre-René Gazagne, haut fonctionnaire du Gouvernement général, pour décapiter les AML et le PPA prend jour après jour de la consistance.

    L’enlèvement de Messali Hadj et sa déportation à Brazzaville, le 25 avril 1945, après les incidents de Reibell, où il est assigné à résidence, préparent l’incendie. La crainte d’une intervention américaine à la faveur de démonstrations de force nationalistes hantait certains, dont l’islamologue Augustin Berque (2). Exaspéré par le coup de force contre son leader, le PPA fait de la libération de Messali Hadj un objectif majeur et décide de défiler à part le 1er mai, avec ses propres mots d’ordre, ceux de la CGT et des PC français et algérien restant muets sur la question nationale. A Oran et à Alger, la police et des Européens tirent sur le cortège nationaliste. Il y a des morts, des blessés, de nombreuses arrestations, mais la mobilisation continue.

    Le 8 mai, le Nord constantinois, délimité par les villes de Bougie, Sétif, Bône et Souk-Ahras et quadrillé par l’armée, s’apprête, à l’appel des AML et du PPA, à célébrer la victoire des alliés. Les consignes sont claires : rappeler à la France et à ses alliés les revendications nationalistes, et ce par des manifestations pacifiques. Aucun ordre n’avait été donné en vue d’une insurrection. On ne comprendrait pas sans cela la limitation des événements aux régions de Sétif et de Guelma. Dès lors, pourquoi les émeutes et pourquoi les massacres ?

    La guerre a indéniablement suscité des espoirs dans le renversement de l’ordre colonial. L’évolution internationale les conforte. Les nationalistes, PPA en tête, cherchent à précipiter les événements. De la dénonciation de la misère et de la corruption à la défense de l’islam, tout est mis en œuvre pour mobiliser. « Le seul môle commun à toutes les couches sociales reste (...) le djihad, compris comme arme de guerre civile plus que religieuse. Ce cri provoque une terreur sacrée qui se mue en énergie guerrière », écrit l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer (3). La maturité politique n’était pas au rendez-vous chez les ruraux, qui ne suivaient que leurs impulsions.

    Chez les Européens, une peur réelle succède à l’angoisse diffuse. Malgré les changements, l’égalité avec les Algériens leur reste insupportable. Il leur faut coûte que coûte écarter cette alternative. Même la pâle menace de l’ordonnance du 7 mars 1944 les effraie. Leur seule réponse, c’est l’appel à la constitution de milices et à la répression. Ils trouvent une écoute chez Pierre-René Gazagne, chez le préfet de Constantine Lestrade Carbonnel et le sous-préfet de Guelma André Achiary, qui s’assignent pour but de « crever l’abcès ».

    A Sétif, la violence commence lorsque les policiers veulent se saisir du drapeau du PPA, devenu depuis le drapeau algérien, et des banderoles réclamant la libération de Messali Hadj et l’indépendance. Elle s’étend au monde rural, où l’on assiste à une levée en masse des tribus. A Guelma, les arrestations et l’action des milices déclenchent les événements, incitant à la vengeance contre les colons des environs. Les civils européens et la police se livrent à des exécutions massives et à des représailles collectives. Pour empêcher toute enquête, ils rouvrent les charniers et incinèrent les cadavres dans les fours à chaux d’Héliopolis. Quant à l’armée, son action a fait dire à un spécialiste, Jean-Charles Jauffret, que son intervention « se rapproche plus des opérations de guerre en Europe que des guerres coloniales traditionnelles (4». Dans la région de Bougie, 15 000 femmes et enfants doivent s’agenouiller avant d’assister à une prise d’armes.

    Le bilan des « événements » prête d’autant plus à contestation que le gouvernement français a mis un terme à la commission d’enquête présidée par le général Tubert et accordé l’impunité aux tueurs. Si on connaît le chiffre des victimes européennes, celui des victimes algériennes recèle bien des zones d’ombre. Les historiens algériens (5) continuent légitimement à polémiquer sur leur nombre. Les données fournies par les autorités françaises n’entraînent pas l’adhésion. En attendant des recherches impartiales (6), convenons avec Annie Rey-Goldzeiguer que, pour les 102 morts européens, il y eut des milliers de morts algériens.

    Les conséquences du séisme sont multiples. Le compromis tant recherché entre le peuple algérien et la colonie européenne apparaît désormais comme un vœu pieux.

    En France, les forces politiques issues de la Résistance se laissent investir par le parti colonial. « Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable », avait averti le général Duval, maître d’œuvre de la répression. Le PCF – qui a qualifié les chefs nationalistes de « provocateurs à gages hitlériens » et demandé que « les meneurs soient passés par les armes » – sera, malgré son revirement ultérieur et sa lutte pour l’amnistie, considéré comme favorable à la colonisation. En Algérie, après la dissolution des AML le 14 mai, les autonomistes et les oulémas accusent le PPA d’avoir joué les apprentis sorciers et mettent fin à l’union du camp nationaliste. Les activistes du PPA imposent à leurs dirigeants la création d’une organisation paramilitaire à l’échelle nationale. Le 1er novembre 1954, on les retrouvera à la tête d’un Front de libération nationale. La guerre d’Algérie a bel et bien commencé à Sétif le 8 mai 1945.

     

    Mohammed Harbi

    Historien, auteur, avec Benjamin Stora, de La Guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Robert Laffont, Paris, 2004.
  • Racisme ou le déni par l'image



     Un officier blanc a été arrêté et inculpé de meurtre mardi 7 avril en Caroline du Sud après avoir tiré plusieurs fois sur un homme noir non armé. (Capture d'écran vidéo du New York Times.)
    TRIBUNE

    Un Noir de plus vient d’être assassiné par un policier blanc aux Etats-Unis. L’officier a été inculpé parce que le «New York Times» a mis en ligne la vidéo, révélant l’injustifiable déluge de huit balles tirées dans le dos de la victime en fuite.

    Ici et là, on se félicite donc du rôle de telles images et non sans voyeurisme, on les fait circuler à très grande vitesse, dans l’espoir que la surveillance désormais inévitable des caméras amateurs serve dorénavant à la société civile et non aux forces de l’ordre.

    Lorsque Martin Luther King et ses amis de la résistance noire lançaient leurs opérations non violentes mais résolument confrontationnelles dans les bourgades sudistes où les Blancs régnaient en maîtres, ils s’assuraient que caméras et appareils photo de la presse nationale seraient présents, prêts à saisir sur le vif l’immanquable brutalité policière et son lot de matraquages iniques, de propos racistes outranciers, de comportements ensauvagés où chiens policiers enragés et officiers sûrs de leur bon droit n’épargnaient ni enfants ni vieillards. La télévision, toute jeune compagne des foyers américains en ce début des années soixante se révéla l’alliée la plus efficace des militants de la justice raciale. Bien avant que les clichés de la guerre du Vietnam ne révèlent le pouvoir insoupçonné des images dans la mobilisation de l’opinion publique, le spectacle inouï de la brutalité des policiers de Birmingham ou de Selma agissant en toute impunité aux yeux du monde avait donné la nausée à Kennedy, bouleversé Johnson et infléchi jusqu’aux plus réfractaires des parlementaires du Sud.

    Il fallut donc que le regard se pose pour voir. Regarder pour admettre. Voir pour cesser d’ignorer. Reconnaître l’ampleur de l’indignité nationale telle que donnée à voir par les images de violence intolérable pour sortir du déni, se sentir impliqué, complice, presque coupable. Le rôle du regardeur dans la révolution des droits civiques fut ainsi un élément essentiel de la stratégie disruptive de Martin Luther King J.-R. et l’historiographie lui a largement donné raison sur ce point. L’angoisse raciale du spectateur blanc trouva même une sorte de médiation cathartique dans ces portraits de Noirs vulnérables et innocents, soumis à la toute puissance arbitraire des Blancs, les rassurant peut-être non sans ambiguïté sur la permanence de leur suprématie. Ils s’autorisèrent ainsi la magnanimité d’Auguste et firent crédit aux Afro-Américains de la légitimité de leurs revendications.

    Les enfants balayés par les lances à incendies de Birmingham saisies par la télévision, les crocs saillants d’un berger allemand refermés sur le flanc d’un manifestant noir pacifique immobilisé par deux officiers à lunettes de soleil, capturés par le photographe Bill Hudson et que le New York Times publia en 1963 furent des catalyses remarquables du changement social. Les militants noirs communistes des années trente avaient déjà mis en avant la stratégie du «shaming and blaming» de la nation américaine pour l’acculer à la justice : lui faire honte aux yeux du monde en dénonçant, image à l’appui, devant une opinion internationale déjà clivée entre Soviétiques et Américains, la parodie de démocratie régnant aux Etats-Unis. King fit honte aux Blanc modérés du Nord qui, subitement indignés, ne voulaient pas manger de ce pain-là, et leur offrit une issue.

    Vidéo : les enfants balayés par les lances à incendies à Birmingham

    On aurait donc pu penser que la domination incontestable des images dans les sociétés démocratiques contemporaines et la puissance mobilisatrice de l’internet auraient accéléré le démantèlement des pratiques criminelles de la police qui rappelons-le est «officiellement» responsable de la mort d’une centaine de Noirs américains par an depuis le début des années 2000. Or, depuis le passage à tabac iconique de Rodney King en 1992 par quatre officiers blancs de la police de Los Angeles, ces scènes sont régulièrement prises sur le vif par des cameramen amateurs et diffusées à la télévision. Mais ni la bande attestant de l’agression de Rodney King, ni l’enregistrement du meurtre d’Eric Gardner à New York il y a quelques mois n’ont permis la justice. Même face à l’évidence explicite des images, les policiers incriminés clament qu’ils étaient en état de «légitime défense», que la victime s’apprêtait à s’emparer de leur taser ou d’un objet suspect dans leur poche ou bien que le suspect semblait sur le point de commettre un délit.

    Les images ne sont pas la transparence, elles ne «disent» ni la vérité ni ne font la justice. Elles sont invisibles à l’oeil tellement certain d’être «aveugle à la race» et il semble que plus l’Amérique voie ces scènes à l’écran, moins elle n’en saisit la réalité et la portée. Il faut dire que depuis plus de trente ans, depuis les premières émeutes de Watts en 1965 où déjà, un jeune Noir avait été malmené par la police, l’espace public américain a été inondé d’une imagerie de propagande présentant le jeune Noir comme un émeutier délinquant, un criminel dont les agissements menacent l’ordre public et la tranquillité des bonnes gens. Des clips officiels de campagne de certains candidats républicains aux couvertures de Time Magazine au moment de Katrina en passant par la surreprésentation de visages noirs dans tout reportage portant sur l’aide sociale, la délinquance ou le trafic de drogue, l’imaginaire visuel américain est pollué par la permanence des représentations racistes. La force de ces dernières explique en partie que ces images de violence policière soient inopérantes : pour bien des Américains, elles renforcent paradoxalement le stéréotype du Noir criminel, qui a forcément quelque chose à se reprocher pour s’être mis dans une telle situation. L’institutionnalisation de la peur du Noir est une politique publique toujours active, qui prit hier le nom martial de «la loi et l’ordre» et aujourd’hui de «théorie du carreau cassé» ou «Stop and Frisk». Elle explique également que l’exécutif timoré ne s’attelle pas véritablement aux causes profondes d’un déni de justice systématique et systémique.

    Après les émeutes de Watts et de Harlem, l’écrivain et militant afro-américain James Baldwin fit paraître en 1966 un article intitulé «Reportage en territoire occupé», dont la traduction vient d’être republiée en français dans un recueil d’essais remarquable intitulé Retour dans l’oeil du cyclone. A propos d’un énième «incident» entre Noirs et la police blanche dont l’issue ne pouvait qu’être le déni de justice, Baldwin, qui mettait en garde contre la colère sourde qu’il sentait monter parmi des Noirs, dénonçait : «Qui pourrait prétendre que la manière dont ils ont été arrêtés, ou le traitement qu’ils ont subi, corresponde un temps soit peu au principe de l’égalité de tous devant la loi ? Le département de police a noblement refusé de "donner suite aux accusations". Mais qui pourrait prétendre qu’ils oseraient utiliser ce ton si l’affaire impliquait, disons, des fils de courtiers de Wall Street ? J’ai été le témoin et j’ai subi la brutalité de la police bien plus d’une fois mais bien sûr, je ne peux pas le prouver parce que le département de la police enquête sur lui-même… de telles choses arrivent, dans nos Harlems, tous les jours. Ignorer ce fait et ignorer notre obligation commune de changer ce fait nous condamne». Sa prophétie est hélas, plus que jamais juste.

  • Crash de l’A320 vu par Elkabbach...

    Crash de l’A320 : quand Jean-Pierre Elkabbach explorait la piste arabo-terroriste

    par Julien Salingue, le 28 mars 2015

    Le 25 mars 2015, c’est-à-dire le lendemain du crash de l’A320 de la compagnie Germanwings, Jean-Pierre Elkabbach recevait sur Europe 1 Alain Vidalies, secrétaire d’État aux transports. Alors que les boîtes noires de l’avion n’avaient pas encore été examinées (et la responsabilité de l’un des deux pilotes établie), l’intervieweur d’Europe 1 s’est improvisé enquêteur et a tenté d’en savoir plus sur le crash. Ce qui l’a amené à poser des questions… étonnantes, notamment lorsqu’il s’est mis à s’intéresser aux passagers de l’avion [1] :


    - Jean-Pierre Elkabbach : « Parmi les 144 passagers victimes de cette catastrophe, il y a 67 Allemands, 45 Espagnols, c’est-à-dire 112. Qui sont les 32 autres ? »
    - Alain Vidalies : « Il y a un certain nombre de nationalités, cela a été dit, des Belges, des Anglais, des Turcs, il y a des vérifications qui sont en cours puisque nous sommes à l’intérieur de l’espace Schengen… »
    - JPE : « Justement on se disait avec Maxime Switec [présentateur du journal de 8h sur Europe 1] tout à l’heure, comment se fait-il qu’il y avait le nom des passagers mais pas leur nationalité ? »
    - AV : « C’est la réalité quand vous prenez un avion à l’intérieur de la France ou à l’intérieur de l’espace Schengen… »
    - JPE : « Et il n’y a pas de changement à envisager ? »
    - AV : « Écoutez je pense qu’à ce moment-là ça voudrait dire qu’on ne pourrait plus prendre les billets par internet ou d’une manière facile donc je crois qu’il faut réfléchir à ces conséquences… »
    - JPE : « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils sont en mission suicidaire ? »

    STOP.

    Pas besoin de lire entre les lignes pour comprendre que selon Jean-Pierre Elkabbach, on aurait donc pu soupçonner certains passagers d’être « en mission suicidaire » sur la seule base de leur nom. Notons au passage que la formule de l’intervieweur est maladroite et un peu obscure. Avec le franc-parler qu’on lui connaît, Jean-Pierre Elkabbach aurait pu tout simplement demander : « Y’a-t-il un Arabe dans l’avion ? ».

    Pour l’aider à préparer ses prochaines interviews, Acrimed a décidé de soumettre quelques questions-types qui pourront être réutilisées (sans payer de droit d’auteur) par Jean-Pierre Elkabbach :

     « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils ont des grosses voitures et qu’ils aiment voler des poules ? »

     « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils ont beaucoup de poils et qu’ils sont tous maçons ou femmes de ménage ? »

     « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils se nourrissent exclusivement de riz et qu’ils sont fourbes ? »

     « Dans les noms que vous avez des passagers, il n’y en a pas qui viennent d’endroits où on pourrait soupçonner qu’ils aiment l’argent et qu’ils complotent pour diriger secrètement le monde ? »

    Etc.

    On en rajoute ? Pas vraiment. La réponse d’Alain Vidalies confirme d’ailleurs que tout le monde, à commencer par l’interviewé lui-même, a compris ce que sous-entendait Jean-Pierre Elkabbach :

    « Il n’y a aucun nom de cette nature pour répondre précisément à votre question ».

    On aurait pu attendre d’un responsable politique « de gauche » qu’il reprenne l’intervieweur d’Europe 1. Mais non, il n’en fut rien.

    L’air (irrespirable) du temps sans doute…

    Julien Salingue

     

    Notes

    [1] Voir la vidéo intégrale de l’interview ici. L’extrait que nous avons isolé débute vers 2’58. Notons que les propos de Jean-Pierre Elkabbach ont été relevés sur quelques sites, entre autres libération.fr et rue89. Mais le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont loin d’avoir suscité une véritable indignation.

  • Dieudonné:Le Maroc aussi?

     Chroniques
     

    Ahmed NAJI

     
    Polémique autour du spectacle de Dieudonné à Casablanca / La satire proie aux rugissements
     
     
    Doit-on sacrifier la liberté d’expression au Maroc pour plaire à une partie étrangère ? C’est actuellement le débat qui agite le microcosme des internautes marocains sur les réseaux sociaux, suite à la diffusion d’une information, non confirmée, sur l’interdiction du spectacle de l’humoriste français Dieudonné M’Bala M’Bala, normalement programmé le 29 avril au Complexe Mohammed V, à Casablanca.
    Au Maroc, les choses sont claires concernant la distinction entre 
    la liberté d’expression et la diffamation ou l’atteinte aux valeurs nationales, religieuses et éthiques. Si quelques personnalités politiques étrangères et autres groupes de pression sont incapables de faire la distinction entre antisionisme et antisémitisme, c’est leur problème, pas celui des Marocains. Dans leur écrasante majorité, ces derniers considèrent eux-mêmes le sionisme comme une bête immonde, alors qu’ils n’ont strictement aucun problème avec le judaïsme, une fraction de la société marocaine étant d’ailleurs, depuis plus deux millénaires, juive. 
    Mieux encore, parmi les militants marocains les plus engagés en faveur de la cause palestinienne et les plus critiques envers le sionisme, on compte pas mal de juifs marocains, Sion Assidon, Abraham Serfati et Edmond Amran El Maleh comptant parmi les plus célèbres. Les sœurs Nadia et Rhita Bradley ont même consenti d’énormes sacrifices dans la lutte contre le sionisme. Bref, un sketch comme celui de l’humoriste Dieudonné sur les colons sionistes en Palestine occupée n’aurait, par exemple, jamais suscité la moindre polémique au Maroc. 
    Une bonne partie des Marocains refuse mordicus de tomber dans le piège qui consiste à faire passer pour antisémite toute personne qui critique le sionisme. Quelques franges de la société marocaine, volontairement au garde à vous, se montrent, par contre, hardies à dénoncer tout ce qui est de nature à déplaire à leurs maîtres à penser, en espérant leur reconnaissance et bénédiction. Ce sont ceux là même qui deviennent étrangement muets quand les Sionistes massacrent des Palestiniens ou ne craignent pas le ridicule des prises de positions ambivalentes. Mais là encore, le respect du principe sacré de la liberté d’expression fait qu’ils sont libres, au Maroc, de se faire la voix de leurs maîtres.
    L’humoriste français Dieudonné M’Bala M’Bala peut avoir des prises de position politiques qui dérangent dans son pays ; des responsables politiques dudit pays pourraient chercher à le museler, en invoquant divers prétextes pour le traîner devant les tribunaux, ce sont là des affaires franco-françaises. De ce côté-ci de la Méditerranée, c’est le Maroc, et il n'est pas question de se laisser entraîner, juste par suivisme complaisant, dans des considérations difficiles à justifier.
    De plus, quel image donnerait le Maroc de lui, sur le continent et à travers le monde, s’il venait à renoncer à ses principes juste pour ne pas déplaire à quelques politicards étrangers ? Dieudonné peut s’exprimer en toute liberté, au Maroc, tant que c’est dans le cadre du respect de la loi. Ce n’est pas à coup de renonciations et de compromissions que le Maroc peut entretenir son image de pays ouvert et tolérant et continuer à donner l’exemple en Afrique et dans le Monde arabe.
    Si les pro-sionistes ne supportent pas les « quenelles » de Dieudonné et veulent lui interdire la parole partout sur la planète, que peuvent bien dire alors les Palestiniens, qui eux supportent des bombes, obus et balles sionistes beaucoup plus meurtriers, dans l’indifférence quasi-générale ? 
    Les Marocains ont librement exprimé leur choix, comme il sied dans une démocratie, concernant la forme d’humour, quelque peu acerbe, qui caractérise Dieudonné. Ils ont massivement acheté les billets de son spectacle, la « Bête immonde », programmé à Casablanca. Une « quenelle » de gros calibre pour ceux qui s’imaginent que tous les Marocains sont comme eux, à se complaire dans la vassalité.
    18/4/2015