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  • Vu par les médias etrangers

    Par Jacob Sullum, depuis les États-Unis.

    The New York Times indique que les autorités françaises mènent une enquête concernant « près de 100 personnes » (y compris le comédien Dieudonné M’bala M’bala, arrêté mercredi dernier) pour avoir « posté ou fait des commentaires appuyant ou cherchant à justifier le terrorisme ». Oui, c’est un délit en France, où « tolérer publiquement le terrorisme» peut mener à 5 ans de prison et 75000€ d’amende.

    Si ces propos sont tenus en ligne, la peine maximum s’élève à 7 ans de prison et 100.000€ d’amende. Les discours pro-terrorisme ont été criminalisés en novembre, mais la loi n’a été mise en application qu’après les attaques contre Charlie Hebdo et le magasin kasher à Paris il y a deux semaines.

    Excuser le terrorisme est différent d’inciter au terrorisme, qui implique d’encourager directement des personnes à commettre des actes de violence. Tout ceci est nécessaire pour être jugé coupable de ce nouveau délit qui consiste à parler du terrorisme sur un ton approbateur. Dieudonné par exemple a écrit sur son profil Facebook après les attaques : « Je me sens Charlie Coulibaly ». Il devra passer devant la cour le mois prochain et on peut supposer que la seule question posée sera de savoir s’il approuvait les actes terroristes lorsqu’il a combiné les noms du journal attaqué avec le nom de l’homme qui a tué quatre personnes dans le magasin.

    Les autres cas sont moins ambigus. Le Times relate qu’« un homme de 28 ans d’origine franco-tunisienne » aurait été condamné à six mois de prison pour avoir crié alors qu’il passait devant un poste de police à Bourgouin-Jalieu : « Ils ont tué Charlie et moi j’ai bien ri. Avant, ils ont tué Ben Laden, Saddam Hussein, Mohamed Merah et d’autres frères. Si je n’avais pas mes parents, j’irais m’entraîner en Syrie. » Le Times note également qu’« Un homme âgé de 34 ans, ivre et ayant percuté une voiture samedi dernier, blessé un autre conducteur et fait l’éloge des actions des tireurs lorsqu’il était en détention, aurait été condamné à 4 ans de prison. »

    Selon Le Monde, le conducteur ivre aurait prétendument déclaré, « Il devrait y en avoir plus des Kouachi. J’espère que vous serez les prochains (…). Vous êtes du pain béni pour les terroristes. »

    Il n’est pas précisé combien d’années de peine de prison sont attribuées aux auteurs de ces propos tenus par opposition à la conduite en état d’ivresse. Le journal indique également que « L’apologie du terrorisme n’était toutefois qu’une circonstance aggravante : il avait refusé de se soumettre à l’alcootest, était en récidive, et l’accident a causé des blessures involontaires. » L’article, qui recensait près de 69 enquêtes criminelles impliquant des propos cautionnant le terrorisme depuis mercredi, relève également un cas où un homme aurait été condamné à une peine d’un an de prison pour avoir lancé : « Je suis fier d’être musulman, je n’aime pas Charlie, ils ont eu raison de faire ça ». Un homme de 21 ans aurait écopé de 10 mois pour avoir déclaré dans une gare ferroviaire : « Les frères Kouachi ne sont que le début. Je devrais me joindre à eux pour en tuer plus. »

    Le fait que plusieurs personnes aient déjà été condamnées pour leurs déclarations tenues la semaine dernière démontre la détermination des autorités françaises à écraser les propos de soutien au terrorisme en frappant un grand coup. Le Times remarque que « le système judiciaire a particulièrement accéléré ses procédures, passant des accusations au jugement, au jugement à l’emprisonnement en moins de trois jours. » Mercredi, le ministère de la Justice poussait les procureurs à traiter les « mots et actes à caractère haineux avec la plus grande vigueur. »

    Les poursuites judiciaires de ce type ne passeraient jamais l’assemblée constitutionnelle aux États-Unis. Lors de l’affaire Brandenberg contre Ohio en 1969, qui impliquait un des membres leader du Ku Klux Klan faisant l’apologie du terrorisme, la Cour suprême a déclaré que de tels discours pouvaient être punissables uniquement dans le cadre « d’incitations directes à des actions allant à l’encontre de la loi » et pouvant être considérées comme telles. « Ils ont eu raison de faire ça » et « Je suis Charlie Coulibaly » ne rentrent clairement pas dans cette catégorie.

    L’interdiction de cautionner le terrorisme n’est qu’une seule parmi les nombreuses restrictions d’expression en France qui n’auraient pu être possible aux États-Unis. Par exemple, c’est également un délit en France d’insulter ou diffamer des personnes sur la base de la race, la religion, l’ethnicité, l’origine nationale, le genre, l’orientation sexuelle, ou le handicap ; d’inciter à la haine, la discrimination, ou encore la violence sur ces mêmes critères ; de nier l’Holocauste, ou prendre la défense de crimes de guerre ; et d’insulter les chefs d’État. Comme l’expliquait Le Monde, « La liberté d’expression est un principe absolu en France » mais « qui peut être encadré par la loi ». Incluant l’éventualité d’une incarcération. Et donc, lorsque le gouvernement français déclare, comme il l’a fait après le massacre de Charlie Hebdo, que « la liberté artistique et la liberté d’expression demeurent solidement ancrées au cœur de nos valeurs européennes communes » cela ne signifie pas que l’on ne sera pas envoyé en prison si l’on dit quelque chose considéré comme offensant.

    Les nombreuses exceptions à la liberté d’expression en France donnent du poids aux critiques contre l’État, prompt à arrêter les musulmans soupçonnés de cautionner le terrorisme (ou qui feraient des blagues antisémites) alors qu’il donne son blanc seing pour les caricatures de Mahomet de Charlie Hebdo qui offensent les musulmans. Alexander Stille tente d’expliquer ce deux poids deux mesures apparent dans un article paru dernièrement dans le New Yorker« On peut ridiculiser le prophète, mais on ne peut inciter à la haine envers ses fidèles. » C’est pour cette raison que les tentatives légales contre les caricatures de Mahomet ont toujours été rejetées, indique Stille, alors que Brigitte Bardot a été condamnée pour avoir déclaré, en faisant référence aux musulmans français, « On en a assez d’être menés par le bout du nez par cette population qui détruit notre pays. » Stille suggère également que cette distinction faite entre attaquer des idées et attaquer une population explique pourquoi le romancier Michel Houellebecq n’a pas été puni pour avoir qualifié l’Islam de « religion la plus stupide ».

    Cette explication n’est pas très convaincante, puisqu’en France, c’est un délit non seulement d’inciter à la haine mais également d’insulter des individus ou des groupes sur la base de leurs religions, ce qui peut être considéré comme une insulte est purement subjectif. Les avis divergent parmi les juges, comme en témoigne l’exemple des caricatures du Jyllands-Posten, afin de savoir si cette image illustrant Mahomet portant un turban en forme de bombe devait être considérée comme une attaque envers les musulmans en général ou uniquement envers les musulmans extrémistes. Le flou artistique s’éclaircit au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans les profondeurs du raisonnement basé derrière ces décisions.

    « Ces types d’exceptions, restrictions sélectives, et autres ambiguïtés faisant partie des lois françaises sur la liberté d’expression ont laissé le pays vulnérable aux poids des favoritismes politiques », estime Stille. « La France devrait, soit élargir sa conception de la liberté d’expression – réfléchir à l’idée que la réponse à un discours négatif se trouve dans l’augmentation des échanges et discussions – soit mieux définir et clarifier ce qui est autorisé, et pourquoi. » Cette dernière option semble superflue, parce qu’opérer une distinction entre offenses tolérables et intolérables est fondamentalement subjectif. Non content de violer la liberté d’expression, ces restrictions ébranlent l’État de droit car il devient extrêmement difficile de prévoir quels mots feront de vous un criminel.


    Traduction par Virginie Ngô pour Contrepoints de «In France You Go to Jail for Saying ‘They Were Right to Do That’ », publié le 16.01.2015 par Reason.

  • PHALLUS CACHÉS SUR LA COUVERTURE DU DERNIER CHARLIE HEBDO ?

     

    "Ils glissent des bites comme d'autres glissent des quenelles" (Berruyer)

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    Mots-clés : BerruyerbiteCharlie HebdoLuzMahometphallus

    "Luz a assez clairement dessiné Mahomet en partant de deux bites". Cette hypothèse est celle d'Olivier Berruyer, blogueur, actuaire, jusque-là spécialisé dans les questions monétaires et le conflit ukrainien, bien connu des @sinautes, et qui estime sur son blog que Charlie Hebdo, avec son dernier numéro, a manipulé une bonne partie de l'opinion française et provoqué la colère d'une partie du monde musulman. Un billet polémique, qui a trouvé un certain écho dans nos forums où la discussion s'est poursuivie, images à l'appui.

    Dans son dernier billet, inspiré par une chronique de Daniel Schneidermann et une analyse du sémiologue Jean-Didier Urbain, Berruyer a décidé de mettre les pieds (ou autre chose) dans le plat. Pour le blogueur, cela ne fait aucun doute : il y a bien deux phallus cachés sur la dernière couverture de Charlie. Comment en arrive-t-il à cette conclusion ? En épluchant les sites de presse tout d'abord, où les auteurs de Charlie auraient disséminé, ici ou là, quelques indices sur leurs réelles intentions. Selon lui, le plus gros est même dans Le Parisien qui a interviewé le dessinateur Luz, auteur de la couverture, et qui écrit en introduction : "Mais ce dessin a fait marrer la rédaction du journal satirique et c'est pour lui bien l'essentiel". "«Emu», je comprends. «Plu» ou «renforcé la conviction» je comprends. «Donné un clin d'oeil», je comprends. Mais «Marrer» ?", s'interroge alors le blogueur avant de rentrer dans le vif du sujet.

    Le sujet ? La Une du dernier Charlie. Berruyer note tout d'abord que la forme du turban de Mahomet, tel que dessiné par Luz, a évolué entre 2011 et 2015 :

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    "Vous remarquez que la forme de la tête et du chapeau sont vraiment différents des autres fois" Berruyer

    Mais la démonstration ne s'arrête pas là. Il suffirait, selon le blogueur, de retourner la couverture du dernier numéro, et de zoomer sur le visage et le turban de Mahomet pour découvrir le pot aux roses. Une expérience que le blogueur n'hésite pas à mettre en scène dans son billet, la couverture du dernier Charlie dans une main, la dernière version de Photoshop dans l'autre.

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    "Et encore, je ne parle pas de la larme blanche", ajoute Berruyer

    "IL FALLAIT LE DIRE CLAIREMENT EN CONFÉRENCE DE PRESSE"

    "Qu'on ne vienne pas me dire que j'exagère ou que je fantasme, on parle de Charlie Hebdo (...) C'est le coeur de leur métier de faire des bites !!!! Ils glissent des bites comme d'autres glissent des quenelles" se justifie Berruyer, en produisant, à l'appui, cette vieille couverture de Charlie où le doute, en effet, est moins permis :

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    Et Berruyer, après avoir rappelé qu'il condamne sans ambiguité l'attentat, de s'adresser directement aux journalistes de Charlie : "Vous vouliez créer un Mahomet-bites (un Hollande-bites, j’aurais hurlé de rire, mais là, dans ce contexte…) ? Mais enfin, il fallait le dire clairement en conférence de presse". Un Berruyer très remonté qui accuse, dans l'ordre, l'équipe de Charlie "d'être des irresponsables qui jettent de l'huile sur le jeu", "de jouer avec la sécurité et la vie de nos citoyens avec inconséquence" et "de semer la haine dans le monde". Sur sa lancée, le blogueur accuse aussi les médias "de taire ceci et de laisser les Français dans l'ignorance". Des médias qui ont pourtant posé la question à Luz, sur ce prétendu double-phallus. Réponse du dessinateur dans Libé : "Je l’ai toujours dessiné comme ça. En tout cas, s’il a une paire de couilles sur la tête, il est super bien épilé". Démenti ou confirmation ? Comprendra qui pourra...

    LIEN ÉVIDENT AVEC LA COLÈRE DU MONDE MUSULMAN

    Dans son billet, le blogueur n'hésite pas à faire le lien entre ce dessin et les multiples réactions dans le monde musulman. Depuis hier, les manifestations en réaction à la couverture du dernier Charlie se sont multipliées dans une dizaine de pays d'Afrique et du Moyen-Orient. Des manifestations parfois violentes, comme au Niger, où au moins sept églises et lieux de culte chrétiens, notamment évangéliques, ont été incendiées samedi à Niamey. La veille, à Zinder, la deuxième ville du pays, trois civils et un policier avaient été tués et environ 45 personnes blessés. 35 000 personnes ont également manifesté, vendredi, à Jérusalem-Est, partie palestinienne annexée et occupée par Israël. 2500 manifestants ont été recensés dans la capitale jordanienne. Et le roi Abdallah II, qui avait pourtant participé à la marche de dimanche dernier, a depuis retourné sa veste, qualifiant Charlie Hebdo d'"irresponsable et inconscient". De son côté, l'Union mondiale des oulémas, dont le siège est au Qatar et qui est dirigée par Youssef al-Qaradaoui, considéré comme l'éminence grise des Frères musulmans, a appelé à des "manifestations pacifiques" tout en critiquant le "silence honteux" de la communauté internationale sur cette "insulte aux religions".

    Une discussion qui a rebondi dans nos forums, où s'est poursuivie la recherche de la bite subliminale dans les dessins de Luz. Et à ce petit jeu, l'un de nos @sinateurs, IT, l'a emporté haut la main, démontrant par l'image, exemples à l'appui, que le dessinateur a l'habitude de rendre "éloquents" les yeux et le nez de ses personnages :


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  • RESPONSABLES, JUSQU'AU BOUT...

     

    Par Daniel Schneidermann le 19/01/2015 - 09h15 - le neuf-quinze

    Attention, chronique garantie responsable. Car maintenant, assez joué, il faut être responsables. Evidemment, ça ne pouvait pas durer. Après le pape, voilà les sondages. Pour 40% des Français (oui, les mêmes qui étaient Charlie par millions, dans les rues, le 11 janvier), il vaudrait mieux s'abstenir de caricaturer Mahomet. Et voilà qu'on entend, ici et là, les premiers appels à la responsabilité. Formidable, votre liberté, les gars, formidable, mais faudrait voir à être responsables, maintenant. Res-pon-sables. Regardez le Niger. Regardez le Pakistan. Dix morts, pour vos petits dessins. Et ça ne fait que commencer. Contents ?


    &gt; Cliquez sur l'image pour un gros plan &lt;

    Et là-dessus, en plein week-end, comme si ça ne suffisait pas, déboule cette affaire du dessin caché dans le dessin. Ayant décidé d'être responsable, je ne précise pas la nature de l'offense, vous renvoyant à notre article irresponsable. Embrasement immédiat de nos forums. Curieusement, ce sont d'ailleurs les plus anciens défenseurs de Charlie Hebdo, les plus fervents, qui démentent l'hypothèse du dessin dans le dessin, formulée par le blogueur Olivier Berruyer. Un dessin sournois dans le dessin ? Pas du tout ! Quelle curieuse idée. A la niche, l’obsédé. Va soigner ta libido !

    Eh, chers défenseurs de Charlie : savez-vous bien qui sont vos nouveaux héros, ce qu'est votre nouvel emblème ? Une équipe de dessinateurs de zizis, de foufounes, et de nénés. Pas seulement, mais aussi. D'accord, Luz a démenti, mollement, avoir glissé un dessin dans le dessin. N'empêche : connaissant les lascars, la lecture malintentionnée de Berruyer est pour le moins, disons, plausible.

    Et alors ? Même s’ils l’ont fait exprès, au nom de quoi leur demanderions-nous de se l’interdire ? Ils sont morts pour ça. Morts pour garder le droit dérisoire, le droit scandaleux, d’être irresponsables. Regardez notre émission. Ecoutez bien ce que rappelle notre invité, Fethi Benslama, sur le droit à l’irresponsabilité pour les artistes, cette conquête des Lumières. Sachez bien qu'en les sommant d'être responsables, vous les tuez une deuxième fois.

    J’entends bien que le problème, aux yeux de Berruyer, n’est pas le dessin. C’est le dessin caché sur le visage du prophète -référence évidemment au croquis déclencheur de la grande controverse des caricatures, qui dessinait le turban de Mahomet en forme de bombe. Ce dessin caché prendrait en otages les millions d’innocents marcheurs, d’innocents acheteurs du journal, que le pervers Luz tranformerait à leur insu en armée, enrôlée malgré elle, au service de la lubricité chafouine.

    Ne croyez pas : évidemment, je me sens moi-même un peu pathétique, à me retrouver en défenseur du droit imprescriptible à dessiner des phallus, même cachés. Mais je ne me sens pas d’autre choix que de le défendre, ce droit. Je ne dis pas que ce dessin me fait rire. Je ne dis pas que je l’approuve. Ca fait longtemps qu'on n'en est plus là, à rire ou approuver. Je ne demande pas à Hollande, à Valls et aux autres de rire, ou de l’approuver. Ce n’est pas leur métier. Je dis seulement qu’on n’a pas, aujourd'hui, d’autre choix que de défendre ce droit. Dix siècles d'Histoire de France, deux siècles de guerres et de révolutions, et Henri IV, et Molière, et Pasteur, pour en arriver là ? Oui. Et c’est l'obligation de l'Etat, de défendre le droit des dessinateurs à dessiner ce qu'ils veulent, y compris le cul de Jehovah, d'Allah ou de Vichnou, si ça leur chante. La nouvelle ligne de front, redessinée le 7 janvier par deux artistes qui ne travaillaient pas au porte-plume, passe aussi par ce droit. On en est là.

    Ces incendies d'églises au Niger, tout de même, quand on y réfléchit. Ces manifestants qui vont, pour répliquer à Charlie Hebdo, incendier des églises, comme si Jésus y était pour quoi que ce soit. Ces quelques milliers de manifestants d’Alger, de Karachi, d’Islamabad, de Lahore, de Peshawar, sur lesquels zoome comme d'habitude l'information mondiale, comment les appeler ? Des jeunes ? Des croyants offensés ? Des paumés manipulés ? Ou simplement des cons obtus ? Elle passe aussi par là, la ligne de front. Par le choix des mots. Qu'il faut peser. D'ailleurs, et si on commençait, simplement, par s'abstenir de zoomer sur eux ? Si on écoutait les centaines de millions de musulmans qui, en se levant le matin, pensent à autre chose qu'à la couverture de Charlie Hebdo. Tant qu'à être responsables...

    Dessin de Marcel Gotlib, extfrait de Rhâââââ Lovely, Tome 2, 1977

     

  • D’étranges défenseurs de la liberté

    D’étranges défenseurs de la liberté de la presse à la manifestation pour « Charlie Hebdo »

    lundi 12 janvier 2015, par Alain Gresh

     

    Ils furent des millions de personnes à travers la France à défiler, samedi 10 et dimanche 11 janvier, après l’attentat contre Charlie Hebdo. Ils exprimaient leur immense émotion devant tous ces morts, mais aussi leur attachement à la liberté de la presse. Or cette célébration a été ternie — c’est le moins que l’on puisse dire — par la présence, en tête du cortège parisien, dimanche, de responsables politiques du monde entier dont le rapport avec la liberté de la presse est pour le moins ambigu. Nous n’évoquerons pas ici le fait que ces dirigeants, notamment occidentaux, ont une responsabilité directe dans la guerre contre le terrorisme lancée depuis une vingtaine d’années et dont le résultat essentiel a signifié plus de terrorisme et plus de chaos pour le monde arabo-musulman.

    Lire « “Guerre contre le terrorisme”, acte III », Le Monde diplomatique, octobre 2014.Nous n’en citerons que quelques-uns, parmi les plus emblématiques. Partons du communiqué de Reporters sans frontières (RSF) qui « s’indigne de la présence à la “marche républicaine” à Paris de dirigeants de pays dans lesquels les journalistes et les blogueurs sont systématiquement brimés, tels l’Egypte, la Russie, la Turquie, l’Algérie et les Emirats arabes unis. Au classement mondial de la liberté de la presse publié par RSF, ces pays sont respectivement 159e, 148e, 154e, 121e et 118e sur 180 ».

    En Egypte, en plus des trois journalistes de la chaîne de télévision Al-Jazira emprisonnés depuis plus d’un an, des dizaines d’autres restent en détention (Lire Warda Mohammed, « Egypte, guerre ouverte contre le journalisme », Orient XXI, 3 juillet 2014. J’ai reçu moi-même un message de quatre d’entre eux (dont Abdallah Fakhrani) attendant, depuis plus d’un an, dans les geôles du régime, un éventuel procès (sur leur cas, lire ici, en arabe). Ce même jour où le ministre des affaires étrangères égyptien défile place de la République, une cour condamne à trois ans de prison un Egyptien pour athéisme.

    Le site de 20 minutes écrit : « Symbole de l’aberration, le communiqué du ministère des affaires étrangères du Maroc annonçant sa présence à la manifestation, mais précisant “au cas où des caricatures du Prophète — prière et salut sur Lui —, seraient représentées pendant cette marche, le ministre des affaires étrangères et de la coopération ou tout autre officiel marocain ne pourraient y participer”. »

    Quant à la Turquie, elle a, ces derniers mois, intensifié la répression contre la presse [1]. Le président Recep Tayyip Erdogan a ainsi fustigé le bilan 2014 des violences contre les journalistes publié par Reporters sans frontières (RSF). A quoi l’organisation a répondu : « Reporters sans frontières tient à la disposition de M. Erdogan les précisions sur les 117 cas d’agressions et menaces de journalistes recensées cette année en Turquie, relève Christophe Deloire, secrétaire général de l’organisation. Faut-il rappeler que RSF est une organisation indépendante et impartiale, dont les conclusions s’appuient sur une méthodologie précise et des faits dont nous pouvons rendre compte ? (…) Les accusations contre RSF participent de la même hostilité contre le pluralisme que celle dont fait preuve le chef de l’Etat contre des journalistes turcs qui n’ont pas l’heur de lui plaire. »

    Nous n’évoquerons pas ici les autres pays où la liberté de la presse est bafouée mais qui ne sont pas situés dans la zone couverte par ce blog. Un dernier mot concerne la venue de Benyamin Nétanyahou, le premier ministre israélien, criminel de guerre « présumé », et de quelques-uns des ses ministre encore plus à l’extrême droite que lui, si c’est possible. Un texte publié dans Haaretzd’Ido Amin, ce 12 janvier (« In Israel, “Charlie Hebdo” would not have even had the right to exist »), faisait remarquer qu’un journal comme Charlie Hebdo ne pourrait pas exister en Israël. Et les journalistes palestiniens emprisonnés, sans parler de ceux qui ont été tués à Gaza par exemple, témoignent de la liberté de la presse « made in Israel ». Au demeurant, la présence de ces ministres est une insulte à toutes les valeurs dont prétendent se parer les organisateurs de la manifestation, un hold-up qu’il est important de dénoncer.

  • Une citoyenneté réduite à des données biométriques

    Comment l’obsession sécuritaire fait muter la démocratie

    L’article 20 de la loi de programmation militaire, promulguée le 19 décembre, autorise une surveillance généralisée des données numériques, au point que l’on parle de « Patriot Act à la française ». Erigé en priorité absolue, l’impératif de sécurité change souvent de prétexte (subversion politique, « terrorisme ») mais conserve sa visée : gouverner les populations. Pour comprendre son origine et tenter de le déjouer, il faut remonter au XVIIIe siècle…

     

    La formule « pour raisons de sécurité »  for security reasons », « per ragioni di sicurezza ») fonctionne comme un argument d’autorité qui, coupant court à toute discussion, permet d’imposer des perspectives et des mesures que l’on n’accepterait pas sans cela. Il faut lui opposer l’analyse d’un concept d’apparence anodine, mais qui semble avoir supplanté toute autre notion politique : la sécurité.

    On pourrait penser que le but des politiques de sécurité est simplement de prévenir des dangers, des troubles, voire des catastrophes. Une certaine généalogie fait en effet remonter l’origine du concept au dicton romain Salus publica suprema lex (« Le salut du peuple est la loi suprême »), et l’inscrit ainsi dans le paradigme de l’état d’exception. Pensons au senatus consultum ultimum et à la dictature à Rome (1) ; au principe du droit canon selon lequel Necessitas non habet legem (« Nécessité n’a point de loi ») ; aux comités de salut public (2) pendant la Révolution française ; à la Constitution du 22 frimaire de l’an VIII (1799), évoquant les « troubles qui menaceraient la sûreté de l’Etat » ; ou encore à l’article 48 de la constitution de Weimar (1919), fondement juridique du régime national-socialiste, qui mentionnait également la « sécurité publique ».

    Quoique correcte, cette généalogie ne permet pas de comprendre les dispositifs de sécurité contemporains. Les procédures d’exception visent une menace immédiate et réelle qu’il faut éliminer en suspendant pour un temps limité les garanties de la loi ; les « raisons de sécurité » dont on parle aujourd’hui constituent au contraire une technique de gouvernement normale et permanente.

    Davantage que dans l’état d’exception, Michel Foucault (3) conseille de chercher l’origine de la sécurité contemporaine dans les débuts de l’économie moderne, chez François Quesnay (1694-1774) et les physiocrates (4). Si, peu après les traités de Westphalie (5), les grands Etats absolutistes ont introduit dans leur discours l’idée que le souverain devait veiller à la sécurité de ses sujets, il fallut attendre Quesnay pour que la sécurité — ou plutôt la « sûreté » — devienne le concept central de la doctrine du gouvernement.

    Prévenir les troubles ou les canaliser ?

    Son article consacré aux « Grains » dans l’Encyclopédie demeure, deux siècles et demi plus tard, indispensable pour comprendre le mode de gouvernement actuel. Voltaire dira d’ailleurs qu’une fois ce texte paru les Parisiens cessèrent de discuter de théâtre et de littérature pour parler d’économie et d’agriculture…

    L’un des principaux problèmes que les gouvernements devaient alors affronter était celui des disettes et des famines. Jusqu’à Quesnay, ils essayaient de les prévenir en créant des greniers publics et en interdisant l’exportation de grains. Mais ces mesures préventives avaient des effets négatifs sur la production. L’idée de Quesnay fut de renverser le procédé : au lieu d’essayer de prévenir les famines, il fallait les laisser se produire et, par la libéralisation du commerce extérieur et intérieur, les gouverner une fois qu’elles s’étaient produites. « Gouverner » reprend ici son sens étymologique : un bon pilote — celui qui tient le gouvernail — ne peut pas éviter la tempête mais, si elle survient, il doit être capable de diriger son bateau.

    C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la formule qu’on attribue à Quesnay, mais qu’en vérité il n’a jamais écrite : « Laisser faire, laisser passer ». Loin d’être seulement la devise du libéralisme économique, elle désigne un paradigme de gouvernement, qui situe la sécurité — Quesnay évoque la « sûreté des fermiers et des laboureurs » — non pas dans la prévention des troubles et des désastres, mais dans la capacité à les canaliser dans une direction utile.

    Il faut mesurer la portée philosophique de ce renversement qui bouleverse la traditionnelle relation hiérarchique entre les causes et les effets : puisqu’il est vain ou en tout cas coûteux de gouverner les causes, il est plus utile et plus sûr de gouverner les effets. L’importance de cet axiome n’est pas négligeable : il régit nos sociétés, de l’économie à l’écologie, de la politique étrangère et militaire jusqu’aux mesures internes de sécurité et de police. C’est également lui qui permet de comprendre la convergence autrement mystérieuse entre un libéralisme absolu en économie et un contrôle sécuritaire sans précédent.

    Prenons deux exemples pour illustrer cette apparente contradiction. Celui de l’eau potable, tout d’abord. Bien qu’on sache que celle-ci va bientôt manquer sur une grande partie de la planète, aucun pays ne mène une politique sérieuse pour en éviter le gaspillage. En revanche, on voit se développer et se multiplier, aux quatre coins du globe, les techniques et les usines pour le traitement des eaux polluées — un grand marché en devenir.

    Considérons à présent les dispositifs biométriques, qui sont l’un des aspects les plus inquiétants des technologies sécuritaires actuelles. La biométrie est apparue en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le criminologue Alphonse Bertillon (1853-1914) s’appuya sur la photographie signalétique et les mesures anthropométriques afin de constituer son « portrait parlé », qui utilise un lexique standardisé pour décrire les individus sur une fiche signalétique. Peu après, en Angleterre, un cousin de Charles Darwin et grand admirateur de Bertillon, Francis Galton (1822-1911), mit au point la technique des empreintes digitales. Or ces dispositifs, à l’évidence, ne permettaient pas de prévenir les crimes, mais de confondre les criminels récidivistes. On retrouve ici encore la conception sécuritaire des physiocrates : ce n’est qu’une fois le crime accompli que l’Etat peut intervenir efficacement.

    Pensées pour les délinquants récidivistes et les étrangers, les techniques anthropométriques sont longtemps restées leur privilège exclusif. En 1943, le Congrès des Etats-Unis refusait encore le Citizen Identification Act, qui visait à doter tous les citoyens de cartes d’identité comportant leurs empreintes digitales. Ce n’est que dans la seconde partie du XXe siècle qu’elles furent généralisées. Mais le dernier pas n’a été franchi que récemment. Les scanners optiques permettant de relever rapidement les empreintes digitales ainsi que la structure de l’iris ont fait sortir les dispositifs biométriques des commissariats de police pour les ancrer dans la vie quotidienne. Dans certains pays, l’entrée des cantines scolaires est ainsi contrôlée par un dispositif de lecture optique sur lequel l’enfant pose distraitement sa main.

    Des voix se sont élevées pour attirer l’attention sur les dangers d’un contrôle absolu et sans limites de la part d’un pouvoir qui disposerait des données biométriques et génétiques de ses citoyens. Avec de tels outils, l’extermination des Juifs (ou tout autre génocide imaginable), menée sur la base d’une documentation incomparablement plus efficace, eût été totale et extrêmement rapide. La législation aujourd’hui en vigueur dans les pays européens en matière de sécurité est sous certains aspects sensiblement plus sévère que celle des Etats fascistes du XXe siècle. En Italie, le texte unique des lois sur la sécurité publique (Testo unico delle leggi di pubblica sicurezza, Tulsp) adopté en 1926 par le régime de Benito Mussolini est, pour l’essentiel, encore en vigueur ; mais les lois contre le terrorisme votées au cours des « années de plomb » (de 1968 au début des années 1980) ont restreint les garanties qu’il contenait. Et comme la législation française contre le terrorisme est encore plus rigoureuse que son homologue italienne, le résultat d’une comparaison avec la législation fasciste ne serait pas très différent.

    La multiplication croissante des dispositifs sécuritaires témoigne d’un changement de la conceptualité politique, au point que l’on peut légitimement se demander non seulement si les sociétés dans lesquelles nous vivons peuvent encore être qualifiées de démocratiques, mais aussi et avant tout si elles peuvent encore être considérées comme des sociétés politiques.

    Au Ve siècle avant Jésus-Christ, ainsi que l’a montré l’historien Christian Meier, une transformation de la manière de concevoir la politique s’était déjà produite en Grèce, à travers la politisation (Politisierung) de la citoyenneté. Alors que l’appartenance à la cité (la polis) était jusque-là définie par le statut et la condition — nobles et membres des communautés cultuelles, paysans et marchands, seigneurs et clients, pères de famille et parents, etc. —, l’exercice de la citoyenneté politique devient un critère de l’identité sociale. « Il se créa ainsi une identité politique spécifiquement grecque, dans laquelle l’idée que des individus devaient se conduire comme des citoyens trouva une forme institutionnelle, écrit Meier. L’appartenance aux groupes constitués à partir des communautés économiques ou religieuses fut reléguée au second plan. Dans la mesure où les citoyens d’une démocratie se vouaient à la vie politique, ils se comprenaient eux-mêmes comme membres de la polis. Polis et politeia, cité et citoyenneté, se définissaient réciproquement. La citoyenneté devint ainsi une activité et une forme de vie par laquelle la polis, la cité, se constitua en un domaine clairement distinct de l’oikos, la maison. La politique devint un espace public libre, opposé en tant que tel à l’espace privé où régnait la nécessité (6). » Selon Meier, ce processus de politisation spécifiquement grec a été transmis en héritage à la politique occidentale, dans laquelle la citoyenneté est restée — avec des hauts et des bas, certes — le facteur décisif.

    Or c’est précisément ce facteur qui se trouve progressivement entraîné dans un processus inverse : un processus de dépolitisation. Jadis seuil de politisation actif et irréductible, la citoyenneté devient une condition purement passive, où l’action et l’inaction, le public et le privé s’estompent et se confondent. Ce qui se concrétisait par une activité quotidienne et une forme de vie se limite désormais à un statut juridique et à l’exercice d’un droit de vote ressemblant de plus en plus à un sondage d’opinion.

    Les dispositifs de sécurité ont joué un rôle décisif dans ce processus. L’extension progressive à tous les citoyens des techniques d’identification autrefois réservées aux criminels agit immanquablement sur leur identité politique. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’identité n’est plus fonction de la « personne » sociale et de sa reconnaissance, du « nom » et de la « renommée », mais de données biologiques qui ne peuvent entretenir aucun rapport avec le sujet, telles les arabesques insensées que mon pouce teinté d’encre a laissées sur une feuille de papier ou l’ordonnance de mes gènes dans la double hélice de l’ADN. Le fait le plus neutre et le plus privé devient ainsi le véhicule de l’identité sociale, lui ôtant son caractère public.

    Si des critères biologiques qui ne dépendent en rien de ma volonté déterminent mon identité, alors la construction d’une identité politique devient problématique. Quel type de relation puis-je établir avec mes empreintes digitales ou mon code génétique ? L’espace de l’éthique et de la politique que nous étions habitués à concevoir perd son sens et exige d’être repensé de fond en comble. Tandis que le citoyen grec se définissait par l’opposition entre le privé et le public, la maison (siège de la vie reproductive) et la cité (lieu du politique), le citoyen moderne semble plutôt évoluer dans une zone d’indifférenciation entre le public et le privé, ou, pour employer les mots de Thomas Hobbes, entre le corps physique et le corps politique.

    La vidéosurveillance, de la prison à la rue

    Cette indifférenciation se matérialise dans la vidéosurveillance des rues de nos villes. Ce dispositif a connu le même destin que les empreintes digitales : conçu pour les prisons, il a été progressivement étendu aux lieux publics. Or un espace vidéosurveillé n’est plus une agora, il n’a plus aucun caractère public ; c’est une zone grise entre le public et le privé, la prison et le forum. Une telle transformation relève d’une multiplicité de causes, parmi lesquelles la dérive du pouvoir moderne vers la biopolitique occupe une place particulière : il s’agit de gouverner la vie biologique des individus (santé, fécondité, sexualité, etc.) et non plus seulement d’exercer une souveraineté sur un territoire. Ce déplacement de la notion de vie biologique vers le centre du politique explique le primat de l’identité physique sur l’identité politique.

    Mais on ne saurait oublier que l’alignement de l’identité sociale sur l’identité corporelle a commencé avec le souci d’identifier les criminels récidivistes et les individus dangereux. Il n’est donc guère étonnant que les citoyens, traités comme des criminels, finissent par accepter comme allant de soi que le rapport normal entretenu avec eux par l’Etat soit le soupçon, le fichage et le contrôle. L’axiome tacite, qu’il faut bien prendre ici le risque d’énoncer, est : « Tout citoyen — en tant qu’il est un être vivant — est un terroriste potentiel. » Mais qu’est-ce qu’un Etat, qu’est-ce qu’une société régis par un tel axiome ? Peuvent-ils encore être définis comme démocratiques, ou même comme politiques ?

    Dans ses cours au Collège de France comme dans son livre Surveiller et punir (7), Foucault esquisse une classification typologique des Etats modernes. Le philosophe montre comment l’Etat de l’Ancien Régime, défini comme un Etat territorial ou de souveraineté, dont la devise était « Faire mourir et laisser vivre », évolue progressivement vers un Etat de population, où la population démographique se substitue au peuple politique, et vers un Etat de discipline, dont la devise s’inverse en « Faire vivre et laisser mourir » : un Etat qui s’occupe de la vie des sujets afin de produire des corps sains, dociles et ordonnés.

    L’Etat dans lequel nous vivons à présent en Europe n’est pas un Etat de discipline, mais plutôt — selon la formule de Gilles Deleuze — un « Etat de contrôle » : il n’a pas pour but d’ordonner et de discipliner, mais de gérer et de contrôler. Après la violente répression des manifestations contre le G8 de Gênes, en juillet 2001, un fonctionnaire de la police italienne déclara que le gouvernement ne voulait pas que la police maintienne l’ordre, mais qu’elle gère le désordre : il ne croyait pas si bien dire. De leur côté, des intellectuels américains qui ont essayé de réfléchir sur les changements constitutionnels induits par le Patriot Act et la législation post-11-Septembre (8) préfèrent parler d’« Etat de sécurité » (security state). Mais que veut dire ici « sécurité » ?

    Au cours de la Révolution française, cette notion — ou celle de « sûreté », comme on disait alors — est imbriquée avec celle de police. La loi du 16 mars 1791 puis celle du 11 août 1792 introduisent dans la législation française l’idée, promise à une longue histoire dans la modernité, de « police de sûreté ». Dans les débats précédant l’adoption de ces lois, il apparaît clairement que police et sûreté se définissent réciproquement ; mais les orateurs — parmi lesquels Armand Gensonné, Marie-Jean Hérault de Séchelles, Jacques Pierre Brissot — ne sont capables de définir ni l’une ni l’autre. Les discussions portent essentiellement sur les rapports entre la police et la justice. Selon Gensonné, il s’agit de « deux pouvoirs parfaitement distincts et séparés » ; et pourtant, tandis que le rôle du pouvoir judiciaire est clair, celui de la police semble impossible à définir.

    L’analyse du discours des députés montre que le lieu de la police est proprement indécidable, et qu’il doit rester tel, car si elle était entièrement absorbée par la justice, la police ne pourrait plus exister. C’est la fameuse « marge d’appréciation » qui caractérise encore maintenant l’activité de l’officier de police : par rapport à la situation concrète qui menace la sécurité publique, celui-ci agit en souverain. Ce faisant, il ne décide pas ni ne prépare — comme on le répète à tort — la décision du juge : toute décision implique des causes, et la police intervient sur les effets, c’est-à-dire sur un indécidable. Un indécidable qui ne se nomme plus, comme au XVIIe siècle, « raison d’Etat », mais « raisons de sécurité ».

    Une vie politique devenue impossible

    Ainsi, le security state est un Etat de police, même si la définition de la police constitue un trou noir dans la doctrine du droit public : lorsqu’au XVIIIe siècle paraissent en France le Traité de la police de Nicolas de La Mare et en Allemagne les Grundsätze der Policey-Wissenschaft de Johann Heinrich Gottlob von Justi, la police est ramenée à son étymologie de politeia et tend à désigner la politique véritable, le terme de « politique » désignant quant à lui la seule politique étrangère. Von Justi nomme ainsi Politik le rapport d’un Etat avec les autres et Polizei le rapport d’un Etat avec lui-même : « La police est le rapport en force d’un Etat avec lui-même. »

    En se plaçant sous le signe de la sécurité, l’Etat moderne sort du domaine du politique pour entrer dans un no man’s land dont on perçoit mal la géographie et les frontières et pour lequel la conceptualité nous fait défaut. Cet Etat, dont le nom renvoie étymologiquement à une absence de souci (securus : sine cura), ne peut au contraire que nous rendre plus soucieux des dangers qu’il fait courir à la démocratie, puisqu’une vie politique y est devenue impossible ; or démocratie et vie politique sont — du moins dans notre tradition — synonymes.

    Face à un tel Etat, il nous faut repenser les stratégies traditionnelles du conflit politique. Dans le paradigme sécuritaire, tout conflit et toute tentative plus ou moins violente de renverser le pouvoir fournissent à l’Etat l’occasion d’en gouverner les effets au profit d’intérêts qui lui sont propres. C’est ce que montre la dialectique qui associe étroitement terrorisme et réponse de l’Etat dans une spirale vicieuse. La tradition politique de la modernité a pensé les changements politiques radicaux sous la forme d’une révolution qui agit comme le pouvoir constituant d’un nouvel ordre constitué. Il faut abandonner ce modèle pour penser plutôt une puissance purement destituante, qui ne saurait être captée par le dispositif sécuritaire et précipitée dans la spirale vicieuse de la violence. Si l’on veut arrêter la dérive antidémocratique de l’Etat sécuritaire, le problème des formes et des moyens d’une telle puissance destituante constitue bien la question politique essentielle qu’il nous faudra penser au cours des années qui viennent.

     

    Giorgio Agamben

    Philosophe, auteur entre autres de L’Homme sans contenu, Circé, Belval (Vosges), 2013.