Il a passé 3 ans dans le célèbre pénitencier de Casablanca pour un crime qu’il n’a pas commis. Aujourd’hui libre, il a accepté de nous raconter son séjour carcéral à travers un témoignage poignant, qui confirme toutes les révélations du récent rapport parlementaire sur la situation des prisons marocaines.
“Novembre 2008. Un vendredi soir, j’errais dans Mohammedia, comme beaucoup de jeunes de mon âge (ndlr : il a 19 ans au moment des faits), à la recherche d’une fille de joie. Soudain une armada de policiers, surgis de nulle part, nous encerclent, la fille et moi, comme si nous étions de dangereux criminels. Pour s’en sortir et ne pas tomber sous le joug de la loi contre la prostitution, la jeune femme affirme à la PJ que je l’ai agressée physiquement et que j’ai essayé de l’enlever pour la violer. Résultat, au lieu d’un simple délit d’incitation à la débauche, je suis accusé de tentative de séquestration et de viol, ainsi que de coups et blessures. Mon dossier est immédiatement transféré à la Cour d’appel de Casablanca. Moi qui n’avais jamais mis les pieds dans une stafit (fourgonnette de police), je me retrouve en face d’un magistrat de la chambre criminelle.
Pain nu et violence au quotidien
Je suis emmené à la prison de Oukacha. Au service des affectations, je confie mes effets personnels aux gardiens, qui m’attribuent un numéro de matricule avant de me conduire à ma cellule, au 3ème étage de l’aile 6. Composée de 8 lits superposés, elle est prévue pour abriter 16 détenus. Mais ils sont 34 à y vivre, entassés les uns sur les autres. En y entrant, toutes les horreurs entendues à l’extérieur sur la prison se bousculent dans ma tête. Le chef de chambre, un colosse qui purge 25 ans pour avoir mis le feu au domicile de son père, me désigne mon coin : près de la porte, juste à côté des WC. C’est la règle : le dernier arrivé occupe la plus mauvaise couche, avant de progresser peu à peu sur le plancher. En guise d’espace vital, chaque prisonnier dispose de jouj chboura (l’équivalent de la largeur de deux mains), pas un centimètre de plus ! Les plus anciens, eux, ont droit à un lit. La nuit, il arrive même qu’on reçoive quelques gouttes d’eau ou d’urine lorsqu’un des détenus enjambe les autres, qui dorment à même le sol, pour aller aux toilettes.
J’ai vite compris que, quoi qu’il arrive, mieux vaut faire profil bas. S’habituer à vivre dans la crasse et la promiscuité. Apprendre à accepter l’inacceptable. à manger l’immangeable : du thé et du pain dur pour le petit-déjeuner servi à 9h30, des haricots blancs ou des lentilles pleines de cailloux le midi et de la bissara (purée de fèves) ou une bouillie de semoule le soir. Parfois, la nourriture est tellement immonde que, même affamés, on ne parvient pas à finir nos plâtrées.
La violence est omniprésente. En ce qui me concerne, une semaine à peine après mon arrivée, j’ai eu droit à ma première bagarre : le chef de chambre voulait donner un lit à une de ses connaissances qui venait d’être incarcérée. Il n’a pas apprécié que je lui rappelle la règle tacite de transmission des couches et m’a frappé au visage avec une boîte de conserve. J’ai gardé une trace de cet épisode : une grosse cicatrice au front.
Compter les heures…
Au bout de trois mois, je suis sorti pour la première fois de prison. Un bref aller-retour pour comparaître devant le juge. Cette fois encore, mon procès est ajourné. Un report de quatre longs mois, ma présumée victime ayant disparu dans la nature. La mort dans l’âme, je n’ai pas d’autre choix que de regagner ma cellule. Prendre mon mal en patience. Tuer le temps. En prison, l’expression “tuer le temps” prend tout son sens, l’ennui étant le principal ennemi. Et il faut récidiver, jour après jour, aux rythmes et horaires imposés par les matons. Il faut être debout à 7h, en rang deux par deux pour le premier appel de la journée. Rebelote à 17h lors de la relève des gardes. Heureusement, entre les deux, il y a la promenade, le moment le plus attendu par tous les détenus. Une à 9h et une à 15h chacune durant une heure et demie. C’est l’occasion de prendre un bol d’air, de lier des amitiés et, surtout, de se dégourdir les jambes, chose que l’exiguïté des cellules ne permet pas. Parfois, les détenus organisent des matchs de foot pour se divertir un peu. Mais pas seulement.
La promenade est aussi un moment stratégique, où se trament tous les deals et trafics possibles et imaginables. Et quand les gardiens sonnent la fin de la “récré”, chacun regagne sa cellule pour vaquer à ses occupations habituelles : faire la lessive, nettoyer les sols… Garder un semblant de propreté, assurer un minimum d’hygiène dans la chambrée est un travail de tous les jours. D’autant que le risque d’attraper la gale est important. Mais faire le ménage dans les cellules n’est pas chose aisée. Il faut composer avec les coupures d’eau, très fréquentes. à Oukacha, il est souvent plus facile de trouver du pain ou une clope que de l’eau.
La nuit & l’ennui
L’une de mes occupations préférées durant mes trois ans derrière les barreaux, c’était d’écouter la radio. Surtout la nuit. Et quand sur Medi1 c’était l’heure de “Bayt Assadaqa” (La maison de l’amitié), un silence presque monacal se faisait dans la cellule. Tous les détenus suivaient cette émission où les auditeurs appellent pour dédier un morceau. Puis venait l’instant crucial du coucher, où il faut être très réactif et veiller à ce que personne n’essaie de déborder sur la place de l’autre.
A 1h30, les lumières s’éteignent. Et à partir de là, c’est l’angoisse, la misère émotionnelle, affective… Les plus faibles font parfois office d’exutoire, de “poupée gonflable” pour les molosses. Il faut faire attention et surveiller ses arrières. Ceux qui peuvent se permettre le luxe d’avoir un téléphone entretiennent des relations à distance.
Au bout d’un an en prison, j’ai réussi à me procurer, moi aussi, un portable, que j’utilisais pour appeler des filles pour des pseudo-séances de téléphone rose, le soir, un peu avant l’extinction des feux. Ça aide à tenir le coup.
Une fois, après une énième audience au tribunal, j’étais tellement déprimé que j’ai écrit une lettre au directeur de la prison de Oukacha. Il n’a jamais pris la peine de me répondre. Peut-être même qu’il ne l’a jamais reçue. Désespéré, j’ai décidé d’entamer une grève de la faim. Au bout de 5 jours, je suis tombé dans le coma sous les yeux du personnel, qui est resté totalement indifférent à mon état de santé. J’ai alors compris que, si je ne voulais pas devenir fou, ou mourir, il fallait que j’accepte mon sort, que je m’adapte. Et, surtout, que je trouve des moyens pour mieux supporter la vie derrière les barreaux.
I will survive
En prison, tout s’achète. Encore faut-il avoir de l’argent ou une monnaie d’échange. Ce qui était loin d’être mon cas. Donc, pour “gagner ma vie”, j’ai d’abord commencé par rendre des services à certains détenus, dont je prenais en charge le nettoyage du linge et de la vaisselle. J’ai ensuite élargi ma clientèle : je suis devenu le monsieur ménage de toute la cellule. Ma rétribution ? Conformément aux codes de la prison, chaque prisonnier qui recevait de la visite de sa famille me donnait 10 dirhams par semaine et un paquet de détergent. Mes revenus dépendaient du nombre de visites des détenus de la cellule. Et je faisais ensuite fructifier mes gains en achetant et en revendant du cannabis. Cette activité est largement répandue à Oukacha, mais elle comporte des risques, car elle est soumise au bon vouloir du chef de quartier.
Un jour, j’ai passé quinze jours au cachot quand, lors d’une fouille, on a retrouvé deux “doses” sur moi. Une autre fois, le chef de quartier m’a confisqué deux paquets de papier à rouler car je les écoulais à son insu. Avec le temps, j’ai réussi à me le mettre dans la poche en l’arrosant régulièrement. La dernière année, j’ai même été promu chef de cellule sur recommandation de mon prédécesseur. Encore un code propre au milieu carcéral.
Pour faire du business en prison, il faut obligatoirement avoir le soutien des deux personnes qui ont droit de vie ou de mort sur les détenus : le chef de chambre et le chef de quartier. Le premier est l’intermédiaire du deuxième, il est ses yeux et ses oreilles. Il a la charge d’informer le chef de quartier du moindre événement ou incident se produisant à l’intérieur de la cellule, mais également de lui remettre l’argent collecté auprès des prisonniers pour acheter son silence. Les sommes versées varient suivant le type de marchandise trafiquée, sauf pour certains services dont les tarifs sont fixés d’avance et connus de chacun.
Vous voulez disposer d’un téléphone portable ? Il vous en coûtera 50 dirhams par semaine et par appareil. Tout se monnaie à Oukacha. La loi de l’offre et de la demande y est reine. quatre cigarettes Marquises valent 5 dirhams le jour des visites. Après, pour le même prix, vous n’en aurez que trois. Si vous achetez un paquet de clope à crédit, c’est du deux contre un. La feuille à rouler s’obtient pour 2 DH. Ainsi, l’achat d’un paquet de 75 feuilles m’assurait un bénéfice de 50 DH en le revendant au détail. La dose de zetla (cannabis) coûte, elle, 50 DH. En vendre en petites quantités permet d’assurer une rente et une consommation personnelle en cas de coup dur. Même l’emballage du demi-litre de lait peut trouver preneur pour 1 DH. Il est très demandé par les détenus pour faire du feu et réchauffer le reste des repas. La pilule de Nozinan 100 (médicament prescrit pour troubles psychiatriques, ndlr) se monnaie en échange de 10 DH ou autant de cigarettes. Une fois achetée, la pilule est diluée dans le verre d’un “bleu” afin qu’il tombe en léthargie et se laisse faire plus facilement. Si vous êtes nouveau et avez les moyens, vous pourrez négocier le lit d’un détenu en place entre 500 et 800 DH selon les cellules.
Je me suis livré à tous les trafics. En prison, il faut savoir dealer avec des individus de la pire espèce. Mais, grâce à mon petit commerce, j’ai rencontré parfois des personnes extraordinaires, avec un vrai sens de l’honneur et de la solidarité.
En novembre 2011, le juge a prononcé ma mise en liberté provisoire. J’ai laissé tout ce que j’avais accumulé comme objets et marchandises à celui qui était devenu mon meilleur ami et je l’ai recommandé pour me succéder en tant que chef de chambre, comme le veut la tradition carcérale. Et je suis sorti. Une semaine plus tard, j’ai été déclaré innocent par la justice. Le choc. Le Makhzen a pris trois ans de ma vie, durant lesquels j’aurais pu devenir un criminel, un vrai. Aujourd’hui je suis libre, et j’ai 23 ans”.
(certains détails ont été changés pour protéger l’anonymat du témoin)
Lexique. Les mots pour le dire
• Moul lwa9t. Le gardien de prison ayant la charge d’un quartier.
• 9awwad moul lwa9t. Sobriquet désignant le prisonnier chef de chambre. Ne se dit jamais en sa présence.
• La gare. Le plancher ou le sol de la cellule.
• Ftila (mèche). Tout ce qui peut servir à faire du feu, généralement imbibé d’huile.
• Samsonite. technique consistant à rouler des billets de banque ou de la drogue dans du cellophane et les dissimuler dans le rectum.
• La faille. La fouille au corps.
• Ould bab Allah ou Bennix. prisonnier fauché et sans ressources.
• Chber. Mesure utilisée pour délimiter les places. C’est l’espace (environ 20 cm) entre l’auriculaire et le pouce, la main écartée dans le sens
horizontal.
• Kay9li chfenj. Littéralement “il frit les beignets”. Se dit d’un détenu qui se laisse abuser sexuellement.
• Meddah. terme qui désigne le prisonnier qui annonce, à voix haute, les libérations ou les dates d’audience.
• Bidanci. Pitance. Se dit de la nourriture servie à chaque prisonnier. Mais aussi de l’ustensile utilisé pour la recevoir.
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Désolé pour la mise en page;
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