BAC de Marseille : l’omertà
Il y a trois ans, j’ai publié un roman noir, Bien connu des services de police (1), qui était une chronique de la vie quotidienne d’un commissariat dans une ville du 9-3, avec sa BAC, évidemment. Lorsque je l’ai écrit, j’ai eu le souci constant de ne jamais forcer le trait, de rester mesurée pour avoir une toute petite chance d’être crédible. Il n’empêche. Pendant près de deux ans, j’ai rencontré mes lecteurs pour discuter de ce livre. A chaque rencontre, sans exceptions, revenaient des remarques comme : «C’est vrai ce que vous racontez ? On ne peut pas y croire !» ; «Non, ce n’est pas possible, pas chez nous, pas à ce point.»Parfois, rarement, des policiers en exercice participaient aux rencontres. Leur avis était unanime : «Vous caricaturez à partir de brebis galeuses très rares et très isolées, qui sont des cas non significatifs.»
Je dois reconnaître que, sous les coups de la BAC de Marseille-Nord, des lecteurs que je rencontre maintenant me disent : «Finalement, vous aviez raison.» Quand tout un service dérape lourdement pendant des années, il n’est plus possible de parler de brebis galeuses. Mais une autre question se pose : comment la société française a-t-elle fait pour éviter pendant aussi longtemps de voir, de regarder, de reconnaître les problèmes moraux, sociaux, politiques que lui posait le fonctionnement de sa police ? Etaient-ils si profondément cachés qu’il était impossible de soupçonner leur existence ? Non. J’ai travaillé à partir de sources accessibles à tous : des témoignages d’habitants des quartiers, de victimes de bavures, et à partir du suivi de nombreux procès dans lesquels des policiers étaient partie prenante. L’état des lieux est parfaitement connu, et toléré pour des raisons diverses, de la hiérarchie intermédiaire qui n’est pas composée d’imbéciles. La question peut être reformulée ainsi : pourquoi l’information disponible sur les dysfonctionnements de la police ne circule-t-elle pas largement dans la société ?
Je propose quelques réponses très polémiques. C’est le but du jeu, non ? D’abord, un problème avec la majorité des journalistes, la masse d’entre eux qui fait l’opinion. Leur source d’information majeure, souvent unique, sur les affaires qui impliquent la police, est la police elle-même, par l’intermédiaire de porte-parole officieux que sont les syndicats policiers. Le résultat est celui qu’on peut attendre avec de telles méthodes. Nul. Les chercheurs en sciences sociales. J’ai été très surprise de voir l’accueil fait à l’analyse très critique et très documentée que Didier Fassin (2) a publié l’an dernier sur le fonctionnement d’une BAC de la région parisienne, qui recoupait presque point par point ce qui constituait la matière de mon propre roman. La réaction des «chers collègues» a été : «C’est peut-être vrai, on a des doutes, mais si c’est vrai, il ne peut s’agir que d’un cas isolé.» Les spécialistes de la police ont-ils perdu tout recul par rapport à l’objet de leur étude ? En tout cas, ils n’ont pas rempli de façon satisfaisante leur rôle de signal d’alerte. Les juges. Là, les responsabilités sont très lourdes. La justice a couvert presque systématiquement et par tous les moyens à sa disposition les dérapages policiers face à la population. Pour me faire bien comprendre, je prends un exemple. En 1997, un policier d’une BAC, à Fontainebleau, abat d’une balle dans la nuque un jeune de 16 ans au volant d’une voiture en fuite. Il plaide la légitime défense. En 2001, la Cour de cassation confirme la légitime défense, en se référant à un arrêt de la Cour de 1825 qui donne, pour les policiers, une définition très extensive de la légitime défense. Les juges savent, et choisissent. Ce choix de politique judiciaire est le pivot du sentiment d’impunité qui fonde toutes les dérives policières, en particulier celles des BAC.
Enfin, et ce n’est pas la moindre des raisons, la façon dont les policiers eux-mêmes voient leur profession. Le corps de la police doit être opaque face à l’extérieur et soudé à l’intérieur. Quelques règles de vie : un policier doit toujours être solidaire de tous ses collègues, quelles que soient les circonstances, il ne doit jamais témoigner contre un de ses collègues, et ne jamais avouer une faute. Le faux témoignage, rédigé en groupe de préférence, est un mode de fonctionnement courant dans la police, et pour ma part, dans les procès que j’ai fréquentés, je ne l’ai jamais vu sanctionné par la justice. Cette solidarité à toute épreuve a un nom : c’est l’omertà mafieuse. Tous ceux qui prennent part au fonctionnement de l’institution policière (hiérarchie policière, juges) en connaissent la réalité, mais l’ensemble de ces dysfonctionnements explique que l’information n’irrigue pas, comme elle le devrait, la société «civile». Sauf dans des moments de crises ouvertes comme aujourd’hui avec la BAC de Marseille. Les auteurs de romans noirs ont encore de beaux jours devant eux.
(1) Folio, 2010. (2) «La Force de l’ordre», Seuil, 2011.