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Migrants

  • Stratégies d’énonciation du sujet migrant chez Fatou Diome

    Eugène Nshimiyimana

    p. 117-126

    Texte intégral

    1Si la migration ne cesse de retenir l’attention des études littéraires, c’est qu’elle contribue à la mise en évidence d’un sujet humain « divers », issu de la traversée d’un espace multidimensionnel, réel et imaginaire, en quête de soi et de l’autre. Plusieurs études concordent pour dévoiler un sujet mouvant, partagé entre l’origine et la destination, structuré par un manque fondamental, celui du lieu originel. Des nouvelles formes d’identités postulées par ce manque jaillissent, toutes étant l’expression d’une négociation entre le sujet et sa réalité en vue de la cohésion de la triade énonciative (je-ici-maintenant) du sujet ni « ici » ni « là », ni « maintenant » ni « jadis ». L’entre-deux, qui est le lieu par excellence du nouveau sujet ? le sujet de l’émigration qui retiendra notre attention ? se lexicalise sous plusieurs vocables tels que hybridité, métissage et autres, qui, dans l’ensemble, témoignent de la difficulté de situer les nouveaux sujets de l’arrachement à la terre natale. Peu s’en faut pour dire, en effet, que l’écriture migrante se réalise dans la fracture de la perte et d’un deuil inachevé. Le manque est donc son centre de gravité d’où rayonne un imaginaire du désemparement et de la dispersion qui sont le propre du sujet migrant.

    2Perte, deuil et manque, tels semblent être les lieux qui condensent la violence de l’exil, émotionnel et psychique, qui accompagne l’arrachement au familier dans l’attente incertaine d’un possible avenir. Car en définitive, toute migration, si elle est volontaire, comporte en son sein une logique de la quête qui se décline sur l’espace et le temps sur base d’une évaluation : si le temps et l’espace envisagés comportent une positivité absente dans le temps et, autrement dit, si « l’ailleurs » et « demain » sont investis d’un « idéal » inaccessible dans l’« ici » et le « maintenant ». À son horizon, tout exil se fait un exercice de l’espoir.

    • 1 Diome Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003, p. 256. Désormais, (...)

    3Mais quel espoir ? La question rebondit dans l’ouvre de Fatou Diome qui nous présente un univers où le rêve et la réalité se côtoient dans un antagonisme choquant, parfois même dramatique. Elle nous donne à lire les affres de l’exil sur le corps de l’émigré, sacrifice fumant sur l’autel du succès. C’est, dans Le Ventre de l’Atlantique (2003), la question du devenir qui se pose entre l’être africain et le devenir émigré, entre l’ancrage chez soi et l’errance chez l’autre. Situant son propos entre l’immigrant qui n’est jamais arrivé et l’émigré qui n’est jamais parti, la narratrice du Ventre de l’Atlantique dévoile la face cachée de l’émigration, que cette face soit sociale, politique, économique ou psychologique, individuelle ou collective. Le but ici n’est pas de suivre ce dévoilement pas à pas, mais de dégager les stratégies d’énonciation du sujet migrant. Deux stratégies retiendront particulièrement notre attention : le testimonial-didactique et le mémoriel-imaginaire. Nous appréhenderons la première à partir de ce que l’auteure appelle « syndrome postcolonial1 » pour rendre compte du sujet désemparé et la deuxième à partir de la mise en scène de l’écriture qui nous permettra de rendre compte du sujet dispersé. De ce double mode énonciatif il sera possible de déduire de l’écriture migrante une dimension moralisante et reterritorialisante.

    DU SYNDROME POSTCOLONIAL : TÉMOIGNAGE ET PÉDAGOGIE

    • 2 Sembène Ousmane, Xala, Paris, Présence africaine, 1995.
    • 3 Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Éditions du Seuil, 1979.
    • 4 Lopès Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence africaine, 2003.
    • 5 Smith Andrew, «, hybridité et études littéraires postcoloniales », in Penser le postcolonial. Une (...)

    4De la civilisation de l’universel chère à Césaire et du métissage culturel cher à Senghor à la mondialisation, une constante : la pensée d’un ordre mondial culturellement et économiquement démocratique. Devant ces utopies mondialistes qui visent l’émergence d’un vrai citoyen du monde, il n’y pas que nationalismes, racismes et autres intégrismes qui font écueil. C’est aussi les relations internationales qui, quand il s’agit des rapports Nord-Sud, ne cessent de multiplier les frontières, en isolant davantage le Sud, pauvre et sous-développé. C’est du moins ce qui ressort chez bon nombre d’écrivains du Sud qui fustigent l’unilatéralisme dans les rapports Nord-Sud, fondement du nouvel ordre néocolonial. Ce n’est ni à Ousmane Sembène2, ni à Sony Labou Tansi3, ni à Henri Lopes4 qu’il faut le rappeler : le « colonisé » réclame l’indépendance, le « néocolonisé » ne cesse de l’hypothéquer. Quand la coopération technique se double du droit d’ingérence, c’est l’intégrité des États qui s’en trouve entamée et le citoyen menacé : la nation, dit Andrew Smith, « ne semble plus pouvoir être le vecteur d’un quelconque progrès historique et social5 ». Ce que Diome désigne comme le « syndrome postcolonial » résulte de cette situation où la déception est ce qui marque le sentiment général, les nouveaux pouvoirs ayant échoué à établir un système qui garantisse aux citoyens une perception optimiste du futur.

    • 6 Ibid., p. 365.

    5La migration, dès lors, s’insère dans une structure où la quête est ce qui meut le sujet ; elle est la réplique d’un autre phénomène connu depuis longtemps dans la littérature d’Afrique, celui de l’exode rural, avec cette différence que l’opposition ville/campagne de l’exode se transforme en opposition Afrique/ailleurs. Mais cette différence n’est que de surface car dans une structure profonde où le jugement revient à l’imaginaire, la ville est à la campagne ce que l’ailleurs est à l’Afrique. C’est cet imaginaire que Fatou Diome explore, maintenant la quête au cour de l’« exil » pour mieux fustiger le rêve et l’illusion, manifestations du syndrome surtout dans les milieux jeunes : idolâtrie de l’Occident transformé en nouvel Eden, en Eldorado des temps modernes. Le choix du narrateur chez Diome ne laisse pas d’équivoque : il n’y a que des émigrés qui peuvent dire l’émigration car, comme elle le dit si bien, « [ b] on converti sera meilleur prêcheur » (VA, p. 135). C’est ainsi que la narratrice domienne, émigrée elle-même, s’investit d’un devoir moral qui consiste à examiner la question de l’émigration, en aval et en amont, pour formuler un jugement capable d’apporter un nouveau regard sur un phénomène qui peut « déboucher aussi bien sur une épiphanie que sur un horizon borné6 ».

    6En réalité, l’option de l’émigration chez les jeunes de Niodior est fondée sur un paraître peu révélateur de la réalité de l’émigration. L’homme de Barbès et Wagane Yaltigué, dit El-Hadji, restent des exemples qui contredisent toute représentation négative de l’émigration : partis pour revenir riches, ces personnages constituent des centres d’attention, des preuves éclatantes que l’émigration et la réussite vont de pair. Dans l’imaginaire collectif, le premier est l’« emblème de l’émigration réussie » (VA, p. 38) tandis que l’autre est vu comme le « verni de l’émigration » (VA, p. 136). Et la place qu’ils occupent dans l’imaginaire se traduit effectivement sur la place publique où respect et vénération leur confèrent autorité et sagesse, qu’ils n’auraient pas s’ils n’avaient pas été en France. Mais ce statut, comme on le verra plus loin, est assuré et entretenu par le silence et le mensonge qui entourent le séjour en Europe marqué par l’humiliation, comme c’est le cas chez l’homme de Barbès d’abord :

    Jamais ses récits torrentiels ne laissaient émerger l’existence minable qu’il avait menée en France. Le sceptre à la main, comment aurait-il pu avouer qu’il avait d’abord hanté les bouches du métro, chapardé pour calmer sa faim, fait la manche, survécu à l’hiver grâce à l’Armée du Salut avant de trouver un squat avec des compagnons d’infortune ? (VA, p. 101-103)

    7Si cet exemple participe au dévoilement de la réalité sociologique de l’émigration, celui de Moussa en dévoile une dimension psychologique et économique susceptibles, du moins l’espèrent la narratrice et l’instituteur, de décourager ces élans aveugles vers l’humiliation et l’exploitation. Il ramène l’émigrant au cour de l’interrogation sur l’assujettissement du migrant. À travers lui, la narratrice dévoile les nouvelles formes de l’exploitation de l’homme par l’homme à partir du football qui fait rêver les jeunes niodiorois. Si les jeune gens de Niodior rêvent de partir un jour, c’est qu’ils espèrent pouvoir percer dans le monde du football professionnel européen. Ce n’est d’ailleurs pas les exemples qui leur manqueront, tant les « Senef » (Sénégalais Nationaux Évoluant en France) suscitent l’admiration et l’envie. Mais l’aveuglement ne laisse pas percer la réalité que l’histoire de Moussa permet d’illuminer : l’esclavage moderne sur fond sportif.

    8Recruté par un certain Jean-Charles Sauveur ? merveilleuse ironie de l’onomastique ! ?, Moussa se retrouve dans un club français auquel le recruteur espère le vendre. Pendant sa période d’essai, il analyse avec lucidité les enjeux du monde footballistique :

    Le soir, au centre, en regardant la télé, Moussa s’indignait de ce marchandage de joueurs et finissait par délirer sur les prix faramineux des transferts : Le Real Madrid a acheté ce gars à tant de millions de francs français ! La vache ! […] Même s’il s’amusait à calculer en s’imaginant au cour d’une telle transaction, ce procédé d’esclavagiste ne lui plaisait guère. Mais il n’avait pas de choix, il faisait maintenant partie du bétail sportif à évaluer. (VA, p. 112)

    9La métaphore animale dans la réflexion de Moussa apporte une dimension nouvelle à la représentation de l’émigration chez Diome : celle de la déshumanisation qui ne manque d’accompagner tout système esclavagiste. Ainsi, écrire sur l’émigration sur fond du football revient à écrire sur la loi de la production et de l’intérêt, une loi, tout compte fait, inique et dégradante dans la mesure où la valeur humaine est déterminée par la valeur marchande du sujet. Dans le cas de Moussa, étant donné que sa valeur marchande est nulle, il se retrouve au rang de « taillable et corvéable à merci ». N’ayant pas réussi à convaincre les responsables du club de ses talents, il échoue à s’inscrire dans le système économique puisque sans valeur d’échange footballistique. Marchandise jugée défectueuse, retour à l’expéditeur. Mais Jean-Charles Sauveur n’entend pas s’arrêter là. Le changement de paradigme-du football au travail forcé ? révèle le monde dégradé du gain contraire à l’éthique des droits humains :

    Si tu t’étais bien débrouillé, le club aurait tout réglé en vitesse : mon fric, tes papiers, tout, quoi. Mais là, tu n’as ni club ni autre salaire ; le renouvellement de la carte de séjour, faut même pas y songer. J’ai un pote qui a un bateau, on ira le voir, je te ferai engager là-bas. On ne lui demandera pas beaucoup, ça l’aidera à la fermer. Il me versera ton salaire, et quand tu auras fini de me rembourser, tu pourras économiser de quoi aller faire la bamboula au pays. (VA, p. 117)

    10De Moussa, footballeur raté, ne restera que le forçat des mers à la merci des négriers, parmi lesquels, Jean-Charles Sauveur. Moussa et Jean-Charles Sauveur représentent ainsi deux pôles d’un même système économique basé sur l’exploitation, d’un côté l’esclave et de l’autre le maître, comme dans d’autres cas d’esclavagisme sexuel de jeunes filles (VA, p. 232). L’émigration se fait le lieu où trafic et exploitation de l’humain se rejoignent.

    11La tragédie de Moussa permet à la narratrice de rendre compte des affres de l’émigration. Elle est la mesure de l’étendue et de la variété du drame de l’émigré surtout dans un contexte où tout, des papiers à la race, semblent l’exclure. L’aventure émigrante devient, au bout du rêve, une rencontre douloureuse avec le néant. C’est du moins la conclusion à laquelle conduit l’histoire de Moussa, qui est expulsé de France, se retrouve au pays sans rien et finit par se suicider. Ce suicide qui sanctionne sa quête de la réussite est l’ultime aveu de l’échec, l’issue pour le moins choquante dans la mesure où elle est déjà symboliquement inscrite dans le départ : partir, c’est un peu se suicider, s’en remettre à l’inconnu, maître et tyran. À l’endroit d’une émigration rêvée salutaire, la narratrice dévoile une émigration dangereuse et mortifère pour proposer une vision de l’avenir plus responsable et pragmatique, libérée du rêve, de l’illusion et de l’idéalisation de l’ailleurs. À son frère Madické, qui rêve de devenir un « Maldini », elle propose une identité intrinsèque, ni importée ni fabriquée, inscrite dans le temps et le lieu des niodiorois ; un frère qui s’assume, non dans des stades imaginaires du football étranger, mais dans les arènes concrètes de la vie de tous les jours à Niodior.

    ENTRE LE MÉMORIEL ET L’IMAGINAIRE : L’ÉCRITURE COMME LIEU DU RETOUR À SOI

    • 7 Harel Simon, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 194.

    12Poser l’écriture comme le lieu du retour à soi revient à poser la question de la négociation des espaces, l’espace réel d’arrivé et l’espace imaginaire d’origine. Car, en fin de compte, l’émigré n’arrivera que partiellement puisque perpétuellement en transit, « guidé par une forme de quête originelle7 », celle de la terre natale qui se double de celle de la mère chez Diome. Car, observe Simon Harel,

    • 8 Ibid., p. 197.

    […] l’imaginaire des lieux est animé par une pulsion fondatrice, dans la mesure où toute écriture est aussi-et peut-être avant tout ? retour à l’enfance et au souvenir de la mère. Toute écriture est l’impossible reconquête du lieu perdu de l’enfance. Et la quête d’un corps-psyché originaire tente, dans cette écriture, de nommer l’exil. À la croisée des chemins, l’écrivain ne sait plus se situer dans ce monde multiple qui est à la fois promesse de métissage et dissolution de l’identité8.

    • 9 Montandon Alain, « guise d’introduction. De soi à soi : les métamorphoses du temps », in De soi à (...)

    13Comment dès lors s’opère cette négociation entre l’ailleurs et l’ici, l’antan et le maintenant puisque la réalité de l’émigré ne peut se lire que dans cet espace de désaccord dans la trame du temps et de l’espace ? C’est là que l’écriture, du moins chez Diome, intervient pour offrir à la narratrice, par l’acte de parole qui la dit, le seul lieu de liberté où la mémoire et l’imagination tiennent lieu de papiers : visas, passeport et autres certificats d’hébergement. L’écriture devient le seul territoire hospitalier, contrepartie symbolique de la hautaine et raciste Strasbourg. Écrire n’est alors pour la narratrice rien d’autre que l’exercice du droit le plus inaliénable, le droit à la vie : écrire pour être, écrire pour exister, écrire pour vivre, écrire pour se retrouver dans un univers qui ne cesse de se rendre inaccessible. Écrire pour conjurer la solitude et la nostalgie, écrire pour faire un avec soi en dépit de la déchirure. Là l’écriture offre le véritable lieu d’accueil de soi, « de soi comme un autre, ce qui présuppose cette distance fondatrice de la subjectivité comme conscience de soi9 ».

    • 10 Cf. Certeau Michel de, L’Invention du quotidien I, Paris, Gallimard, 1990.
    • 11 Cf. Chambers Ross, Room for Manœuver. Reading (the) Oppositional (in) Narrative, Chicago / Londre (...)
    • 12 Cf. Cyrulnik Boris, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2004, et Un merveilleux malheu (...)

    14En mettant en scène une narratrice écrivaine, Diome fait de l’écriture une réponse, comme diraient De Certeau10 ou Chambers11, aux « forces aliénantes » de l’émigration, un moyen de résistance contre l’anéantissement du sujet : n’existe que le sujet qui se dit. Elle révèle chez la narratrice une forte résilience12 qui lui permet de sublimer les contradictions de son passé et de composer avec la réalité douloureuse de sa vie quotidienne. L’écriture se retrouve alors investie d’une valeur thérapeutique et d’une force sublimatoire sans précédents ; par ses capacités de symbolisation, elle permet à la narratrice de transcender l’orgueil et le mépris strasbourgeois, mais surtout de composer avec son histoire de bâtarde et d’accepter son identité hybride, maintenant plus que jamais. Sur le blanc de la page, la bâtarde et l’hybride se rencontrent pour dire Salie. C’est ainsi qu’écrire, écrire l’autre, son frère Madické, l’émigrant ou l’émigré, devient en même temps s’écrire pour se retrouver, pour rassembler les morceaux épars d’un soi constamment menacé par la disparition. Dans l’espace de l’écriture se réalise la mise en espace du sujet, reterritorialisation salvatrice dans l’espace de la parole et de l’exil :

    Chez moi ? Chez l’autre ? Etre hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient. Je suis l’enfant présenté au sabre du roi Salomon pour le juste partage. Exilée en permanence, je passe mes nuits à souder les rails qui mènent à l’identité. L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs de cloisons des deux bords. Je suis cette chéloïde qui pousse là où les hommes, en traçant leurs frontières, ont blessé la terre de Dieu. […] Je cherche mon pays là où on apprécie l’être additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire. […] Je cherche mon territoire sur une page blanche ; un carnet, ça tient dans un sac de voyage. Alors, partout où je pose mes valises, je suis chez moi. (VA, p. 295-296)

    15Ainsi donc, dans l’espace de l’écriture, la narratrice retrouve, pour ainsi dire, le passé, le présent et le futur. Mais cela ne devient possible qu’au terme d’une double médiation, mémorielle et imaginaire : la mémoire permet de faire cohabiter le passé et le présent dans le même espace de la page, et ce faisant, de rétablir la connexion entre le sujet narrateur et le lieu originel perdu (la terre et la mère) ; ce lieu reste cependant inscrit dans un deuil inachevé et inachevable qui deviendra la condition même de l’émigré, de la parole et de l’écriture. L’imagination quant à elle, par le truchement de la fabulation, vient superposer l’ailleurs et l’ici pour fendre la cloison de la séparation. C’est du moins ce que permet de constater l’effet « duplex » fortement présent dans Le Ventre de l’Atlantique et qui permet à la narratrice de raconter, à partir de son studio strasbourgeois, l’actualité de Niodior sans médiation ni modulation de son savoir. De l’échappée mémorielle et imaginaire se dégage une forte emprise de la douleur liée à la solitude et à la nostalgie de l’exil. Étant donné son statut d’étrangère à Strasbourg, sa ville d’accueil qui ne cesse de la renvoyer dans les périphéries de l’emploi et de l’intégration, la narratrice retrouve dans la plongée au fond de l’âme le confort nécessaire pour résister à la désintégration totale, pour se ramasser et se recomposer, pour remédier à la dispersion caractéristique de son état.

    16Choisir l’émigration comme objet de parole, c’est aussi en faire le lieu de parole pour Salie. Une parole qui ne saurait s’articuler ailleurs que dans cet ailleurs de la dépossession et de la re-possession de soi. Car, pour la narratrice, « partir, […] c’est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances » (VA, p. 262). Naître de soi, par la distance, mais surtout par la distance de l’écriture à partir de laquelle le sujet s’objective pour mieux se saisir. Une multiplicité d’identités germe de cette plongée orphique : la bâtarde, l’« orpheline », l’étudiante, la femme, la ménagère ; mais aussi, l’enfant abusée (par le beau-père et par la famille d’accueil africaine qui l’expose aux excès d’un marabout plutôt lubrique), la divorcée, l’émigrée. Toutes ces identités peuvent se distribuer sur trois axes à l’intersection desquels se retrouve Salie. Le nom de la narratrice reste d’ailleurs intriguant, au point que l’on peut difficilement s’empêcher de le rapprocher de la souillure qui caractérise sa naissance : Salie est une enfant illégitime, une enfant de la honte (VA, p. 260). Il s’agit donc de l’axe de la nature (enfant, bâtard, orphelin, femme), de l’axe de la fonction (étudiante) et de l’axe des circonstances d’évolution des deux premiers (l’abus, le divorce et l’émigration). Il va sans dire qu’aucun axe ne se suffit à lui seul pour dire Salie. Elle est la somme de toutes ces identités sans pour autant se réduire à aucune d’elles.

    17Habitante d’un imaginaire désenchanté et d’une mémoire enchantée, le seul territoire qui, pour ainsi dire, échappe aux formalités douanières et au contrôle des garde-frontières, Salie confère à l’écriture la tâche de ramener ensemble les éléments les plus antinomiques comme l’Afrique et l’Europe, le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs, comme la métaphore de la cire l’évoquait plus haut : « L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs des cloisons des deux bords » (VA, p. 295). Ramener ensemble, cependant, en réparant la fissure : celle qui l’éloigne de l’autre, mais aussi celle qui l’éloigne d’elle-même. L’écriture se fait réparation, dans tous les sens du mot : dans le sens technique comme raccommodage et réfection de soi ; dans le sens artistique comme restauration du lien de soi à soi et de soi à l’autre ; dans le sens moral comme acquittement d’une dette, correction de la faute, de soi et de l’autre ; et dans le sens religieux comme expiation : expiation de la honte originelle liée à une naissance illégitime.

    18De l’émigration à l’écriture, le parcours de Salie se veut archéologique (VA, p. 259) : l’archéologie d’une identité fuyante, inscrite à la fois dans l’absence et dans le trop plein. L’absence du père et de la mère comme l’absence de la terre d’origine et de la terre d’accueil correspond, dans l’espace de l’exil, non au vide d’une Sankèle, mais au trop plein affectif à l’égard des « siens » et de son île natale. Quoi qu’il en soit, et c’est le moins que l’on puisse dire, l’émigration offre à la narratrice, par le moyen de l’écriture et par la distance physique de l’éloignement, un retour aux origines pour mieux pouvoir s’appréhender comme sujet d’un amour inconditionnel (grand-mère) et de une honte originelle (mère). L’écriture de l’exil vient comme un tribut versé à l’honneur de la grand-mère et comme l’expiation de la faute maternelle : « […] l’écriture m’offre un sourire maternel complice, car, libre, j’écris pour dire et faire tout ce que ma mère n’a pas osé dire et faire » (VA, p. 262). Dans l’écriture, la fille rencontre la mère sur la page blanche d’une nouvelle existence : réparation et réconciliation. Et c’est là que tout recommence : l’écriture se fait mère d’un nouveau sujet, l’écrivain.

    19À partir de la question de l’émigration, le roman amorce un parcours identitaire dans la fracture de la perte et d’un deuil inachevé, tout en se voulant un roman de la quête : celle d’un sujet en panne de définition, celui qui échappe à lui-même et dans le temps et dans l’espace, ce sujet devenu une extériorité par rapport à lui-même. C’est au « rapatriement » intérieur que le convie la narratrice : le retour en soi pour une récupération de soi. Si elle arrive à cette récupération à partir de l’écriture, son frère, défenseur impénitent de l’émigration, quant à lui, réussit en s’investissant dans l’activité économique qui se fait en même temps activité sociale : « C’est vrai, finit-il par confier à sa sœur, que les gens me prennent beaucoup de choses à crédit, certains viennent carrément quémander. […] Mais bon, ça va, on se file tous des coups de main » (VA, p. 293). Roman de l’écart et de la proximité, Le Ventre de l’Atlantique, se fait aussi le roman de la réconciliation entre soi et soi (la narratrice et son histoire), entre soi et l’autre (la narratrice et les siens). La distance couverte par l’émigration devient salutaire dans ce cas alors qu’elle devient mortifère quand elle a à son origine l’inconscience. L’écriture de l’émigration chez Diome garde une dimension à la fois pédagogique, informationnelle, politique, morale et éthique, sociologique et psychologique. C’est dans les pans les moins ouverts de l’émigration que l’auteur conduit son lecteur pour interroger et la société d’origine et la société d’accueil.

    Notes

    1 Diome Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003, p. 256. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle VA, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

    2 Sembène Ousmane, Xala, Paris, Présence africaine, 1995.

    3 Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Éditions du Seuil, 1979.

    4 Lopès Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence africaine, 2003.

    5 Smith Andrew, «, hybridité et études littéraires postcoloniales », in Penser le postcolonial. Une introduction critique, Lazarus Neil (dir.), Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 366.

    6 Ibid., p. 365.

    7 Harel Simon, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 194.

    8 Ibid., p. 197.

    9 Montandon Alain, « guise d’introduction. De soi à soi : les métamorphoses du temps », in De soi à soi : l’écriture comme auto-hospitalité, Montandon Alain (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 7.

    10 Cf. Certeau Michel de, L’Invention du quotidien I, Paris, Gallimard, 1990.

    11 Cf. Chambers Ross, Room for Manœuver. Reading (the) Oppositional (in) Narrative, Chicago / Londres, The University of Chicago Press, 1991.

    12 Cf. Cyrulnik Boris, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2004, et Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 2002.

    Auteur

    Eugène Nshimiyimana

    © Presses universitaires de Paris Ouest, 2012

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  • Migrants:xénophobe en Europe

    L'événement a bouleversé toute l'Allemagne ce week-end. L'agression de la candidate à la mairie de Cologne Henriette Reker, à coups de couteau, par un homme au passé néonazi a suscité une immense vague de réprobation. Gravement blessée au cou, la candidate d'une coalition emmenée par la CDU (conservateur) a finalement été élue, dimanche. Mais les motifs de l'agression viennent rappeler combien l'accueil massif de réfugiés par l'Allemagne suscite les pires oppositions. En charge à Cologne de l'accueil des réfugiés, Henriette Reker a été visée justement pour cela :« Reker et Merkel nous inondent de réfugiés », a lancé l'homme qui l'a attaquée.

    Affiche électorale de Henriette Reker, agressée samedi à Cologne.Affiche électorale de Henriette Reker, agressée samedi à Cologne. © Reuters

    Lundi 19 octobre, l'émoi demeurait très vif, d'autant qu'une nouvelle manifestation du mouvement xénophobe Pegida a réuni dans la soirée près de 15.000 personnes à Dresde. Un an après sa création, ce mouvement des« patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident » s'installe dans le paysage allemand par des rassemblements hebdomadaires. À cela, s'ajoutent des critiques de plus en plus vives de la politique d'accueil revendiquée par Angela Merkel. Partout en Europe, la crise des réfugiés sert de carburant aux mouvements populistes, nationalistes, d'extrême droite.

    Des dirigeants, comme le Hongrois Viktor Orban, aux responsables de partis, tels que Marine Le Pen ou Christian Estrosi en France, l'accueil des réfugiés ne fait pas que bouleverser les frontières de l'espace Schengen : nous assistons à une reconfiguration d'ensemble des discours politiques et à des rapprochements inédits entre la droite et l'extrême droite. Cette reconfiguration est d'autant plus rapide que plusieurs pays européens sont en campagne électorale.

    La Suisse vient de voter, tout comme l'Autriche. La Pologne le fera le 25 octobre, puis la Slovaquie, l'Espagne et la France à l'occasion des élections régionales. La dénonciation de « l'invasion », des migrants et des « faux réfugiés » s'est installée au cœur des discours de campagne. Voici un tour d'Europe des pays et le récit de comment cette crise des réfugiés pèse sur les consultations électorales.

    Suisse.- Les nationalistes-populistes de l’UDC réalisent leur meilleur score

    Cela fait vingt ans que la Suisse place au cœur de ses campagnes électorales les thèmes de l’immigration et des réfugiés, sur fond de progression presque ininterrompue des nationalistes-populistes de l’Union démocratique du centre (UDC). Dimanche 18 octobre, l’UDC a encore amélioré son score avec de 29,4 % des voix (contre 26,6 % en 2011), raflant un total 65 sièges sur 200 au Conseil national (la chambre basse). Elle devance largement le parti socialiste (18,8 %) et la droite libérale (PLR 16,4 %) et les centristes du PDC (11,6 %), alors que les Verts accusent un fort recul. Les résultats du Conseil des États (46 députés élus dans les 26 cantons,) seront connus le 8 novembre prochain (voir ici les résultats).

    « Difficile de savoir ce qui relève de la crise actuelle des réfugiés, ou ce qui est seulement dans la continuité d’un agenda politique suisse dicté par l’UDC aux autres partis politiques »,estime Oscar Mazzoleni, politologue spécialiste de la droite anti-immigration, auteur de Nationalisme et populisme en Suisse : La radicalisation de la « nouvelle » UDC« Ce qu’on peut dire, c’est que l’UDC a bénéficié du climat d’inquiétude créé par la vague migratoire sur l’Europe », ajoute-t-il. Alors que le dossier des relations avec l’Union européenne, pourtant autrement plus brûlant pour le pays, « est resté au second plan, du fait de son extrême complexité », remarque-t-il.  

    Durant toute la campagne, les électeurs ont été abreuvés de discours, débats, chiffres et affiches sur la thématique des migrations qui, si l’on en croit un récent sondage de l’institut gfs.bern, est considérée par 46 % des personnes interrogées comme le « problème le plus urgent » à traiter. Galvanisée par la victoire, en février 2014, de son initiative populaire « contre l’immigration de masse » qui demande la réintroduction des quotas de travailleurs, l’UDC n’a pas lésiné sur les moyens se présentant comme l’« unique parti qui veut limiter l’immigration et corriger les abus de l’asile ».

    « Expulser enfin les étrangers criminels »

    En septembre, tous les foyers ont reçu dans leur boîte aux lettres Edition spéciale, un journal de vingt-deux pages. Plus d’un tiers des articles sont consacrés au péril que font courir les étrangers (toutes catégories confondues) au pays, avec ces titres évocateurs :« Stop au chaos de l’asile » ; « Combien de migrants supporte la Suisse ? » « Expulser enfin les étrangers criminels » « Asile, il faut agir immédiatement » « Genève, malade de son immigration », etc.

    « Êtes-vous inquiet devant une immigration sans limite, devant chaque année quelque 30 000 requérants d’asile qui cherchent une vie meilleure en Suisse et devant les énormes abus sociaux et la criminalité qui y sont liés ? Alors vous devez voter le 18 octobre », lance en première page Toni Brunner, le président de l’UDC. Dans ce « tout-ménage », les Érythréens qui arrivent en tête des demandes d’asile incarnent ces migrants économiques qui cherchent « avant tout à profiter des excellentes prestations sociales et médicales du pays ». Mais à côté de ça, la brochure réussit le tour de force de passer quasiment sous silence la crise des réfugiés syriens en Europe. Et pour cause.

    Comme nous l’avons raconté, la Suisse n’est pas la destination favorite, loin s’en faut, des réfugiés qui fuient les guerres en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Le « chaos de l’asile » invoqué par l’UDC est tout relatif puisque pour les huit premiers mois de l’année 2015, 19 668 personnes ont déposé une requête (dont 1 425 Syriens), alors que les États membres de l’UE et de l’AELE enregistraient environ 550 000 demandes de janvier à juillet 2015 (contre 304 000 durant la même période de 2014). Soit une hausse de 20 % en Suisse, contre une moyenne européenne de plus 71 %.  

    Une affiche électorale de l'UDC.Une affiche électorale de l'UDC.

    En dépit de ces chiffres, les réfugiés se sont retrouvés au cœur de la bataille électorale. Le hasard du calendrier a voulu que le parlement suisse se penche cet été sur unerévision de la loi sur l’asile, un texte qui prévoit une accélération et une simplification des procédures et qui a finalement été adopté le 9 septembre, après dix heures de débats enflammés au Conseil national.   

    L’UDC avait mis toutes ses forces pour s’y opposer, piétinant au passage toutes considérations humanitaires. Alors que la photo du cadavre du petit Aylan échoué sur une plage de Bodrum faisait le tour du monde, le parti réclamait, seul contre tous, « un moratoire d’un an » dans les procédures d’asile, et la réintroduction d’un contrôle systématique aux frontières avec la mobilisation possible de l’armée. La motion était finalement refusée par 103 voix contre 48.

    Au sein de l’UDC, certains (dont les trois députés qui ont voté contre) s’étaient inquiétés de cette stratégie, craignant qu’une partie des électeurs ne soient choqués par un tel cynisme. Mais la ligne dure s’exprime à nouveau sans complexe. « L'UDC trouve anormal que tous ces réfugiés aillent en Europe. Nous préférons privilégier l'aide sur place »fait valoir son leader Toni Brunner, estimant « injuste que Mme Merkel ouvre les portes grandes aux réfugiés et ensuite veuille les répartir dans les autres pays. Ce qui va au final encore plus charger la Suisse ».

    Le 18 septembre, Berne a annoncé sa « participation » au premier programme de répartition de 40 000 réfugiés en provenance de Syrie, Irak et Afghanistan, adopté en juillet par l’Union européenne. Le gouvernement suisse s’est dit prêt à recevoir 1 500 personnes sur deux ans (un chiffre à retrancher de celui du quota de 3 000 personnes promis en mars au Haut-commissariat de l’ONU aux réfugiés), annonçant une enveloppe de 70 millions de francs pour les pays alentour.

    L’UDC n’avait pas manqué de fustiger le Conseil fédéral accusé de suivre « la mauvaise voie de l’UE ». Le parti libéral-radical (PLR) qui chasse depuis des années sur les terres des nationaux-populistes évoque le risque de voir s’infiltrer des « terroristes » parmi les réfugiés. Seuls les socialistes et les Verts demandent à Berne d’en faire davantage, jugeant ces initiatives beaucoup trop timides, face à une crise migratoire d’une telle ampleur.

    Un boulevard semble désormais s’ouvrir au premier parti de Suisse qui, en l’absence de toute législation sur le financement des partis politiques, a dépensé des millions dans cette campagne. Le 6 octobre, l’UDC a lancé unréférendum contre la fameuse loi sur l’asile révisée. Il s’agit d’interdire aux requérants de bénéficier de l’assistance gratuite d’avocats, comme le prévoit le texte. Les Jeunes de l’UDC proposent, eux, une nouvelle initiative populaire pour rétablir un contrôle complet des allées et venues sur le territoire suisse. Annoncée depuis plus d’un an, l’initiative « pour l’interdiction de se voiler le visage » dirigée en priorité contre les musulmans a été ressortie des tiroirs le 29 septembre. Elle est pilotée par le « comité d’Egerkinger », le regroupement qui avait préparé l’initiative sur l’interdiction de construction de minarets, approuvée en 2009. (Agathe Duparc à Genève.)

    Pologne.- Favorite, la droite nationaliste du PiS se déchaîne

    En Pologne, les élections législatives ont lieu dimanche 25 octobre, et la question des réfugiés s'est imposée de plain-pied dans la campagne. Le débat est irréel quand on pense qu'il s'agit d'un pays de 40 millions d'habitants… à qui Bruxelles demande d'accueillir à peine plus de 7 000 réfugiés.

    C'est surtout le parti Droit et Justice (PiS, droite conservatrice) qui s'est emparé de la thématique, pour agiter le chiffon nationaliste et discréditer un gouvernement soi-disant laxiste (PO, Plateforme civique, droite libérale). L'objectif est clair : remporter les élections et mettre fin à la cohabitation actuelle (la Pologne est gouvernée depuis juin par un président PiS face à gouvernement PO).

    Ainsi, le président Andrzej Duda refuse depuis début septembre de rencontrer la première ministre Ewa Kopacz, tout en critiquant dans les médias ce que la chef de l'exécutif accepte à Bruxelles, quand bien même PO serait elle-même allée à reculons sur le dossier migrants. La candidate du PiS au poste de premier ministre, Beata Szydło, parle carrément de « scandale » après le dernier sommet européen sur les quotas. Elle accuse le gouvernement d'avoir trahi le groupe de Visegrad (alliance entre Varsovie, Budapest, Prague et Bratislava). « C'était l'occasion de reconstruire la confiance et de bâtir de la solidarité entre les pays de la régiona-t-elle déclaréDésormais ce sera encore plus difficile. »

     

    Andrzej Duda, 42 ans, responsable du PiS et élu président en mai 2015.Andrzej Duda, 42 ans, responsable du PiS et élu président en mai 2015. © (dr)

     

    Le député PiS Witold Waszczykowski, chef adjoint de la commission parlementaire des affaires étrangères, va même jusqu'à dire que la Pologne « devrait être exclue du système de répartition des réfugiés » en raison de l'éventualité d'un afflux à venir de réfugiés ukrainiens. « Nous avons pour voisin un agresseur et les autres pays devraient le comprendre. » Mais c'est le président du parti qui a eu les mots les plus violents, et que le PiS affiche désormais en tête de gondole sur son site Internet, sous le slogan « Nous avons le droit de défendre notre souveraineté » : Jarosław Kaczyński y réitère les propos qu'il a tenus lors du débat parlementaire consacré au dossier des réfugiés, le 16 septembre dernier.

    « Il y a un vrai danger qu'un processus irréversible se mette en place, qui ressemblera à ça : d'abord le nombre d'étrangers s'accroît violemment, ensuite ils déclarent qu'ils ne respecteront ni notre droit ni nos coutumes, et ensuite ils imposent leur sensibilité et leurs exigences dans différents domaines, et ce de manière agressive et violente », déclarait Kaczyński. Et de prendre l'exemple de la France, de la Suède et de l’Italie, où des musulmans, dit-il, « ont su efficacement imposer la charia »... Le PiS ne fait aucune proposition concrète et ne dit pas s'il renégociera le quota à Bruxelles en cas de victoire aux élections… Or il a toutes les chances de l'emporter, tant PO semble à bout de souffle, après huit années d'exercice du pouvoir.

    Si le PiS a toujours été réactionnaire et nationaliste, c'est la première fois qu'il affiche un positionnement aussi tranché sur la question des immigrés dans une campagne électorale. Autrefois cette thématique était plutôt l'apanage de l'extrême droite polonaise, et encore, elle n'était pas tellement mise en avant, tant la question migratoire ne se posait guère dans ce vaste pays d'Europe centrale. C'est plutôt sur le rapport à l’Église et les problématiques de mœurs que s'arc-boutaient les conservateurs en Pologne.

    Du côté de la « Gauche unitaire » (Front mis sur pied pour le scrutin par les sociaux-démocrates du SLD – Union de la gauche démocratique – et d'autres formations de gauche), c'est la cacophonie. Les prises de position du SLD sont peu cohérentes avec les idées défendues par ses partenaires. La crise migratoire a permis au chef du SLD Leszek Miller de révéler son euroscepticisme ; il regrette, tout comme ses adversaires du PiS, que la Pologne se soit éloignée de ses partenaires du groupe de Visegrad. « Cela aurait été probablement meilleur si les Polonais étaient sur la même ligne que les Hongrois et les Slovaquesa-t-il assuré à différents médias polonais. Nous, les faibles, devons faire front ensemble. »

    Il faut selon lui étudier les possibilités réelles d'accueil… Mais le SLD s'est bien gardé d'avancer un quota, il a tout juste assuré que le pays ne pouvait absolument pas accueillir les quelque 7 000 réfugiés dont il est question. Officiellement, le SLD (né en 1991 d'une reconversion de l'ancien parti communiste) veut s'attaquer aux causes de la crise migratoire, et soutient pour cela la Russie dans la guerre en Syrie. « Nous devons réfléchir où se trouve actuellement le plus grand ennemi. Aujourd'hui, c'est l’État islamique. »

    La ligne est difficile à tenir pour le front unitaire, tant les figures de la formation Twój Ruch (« Ton mouvement ») sont à l'opposé des caciques du SLD. Ainsi, la tête de liste Barbara Nowacka déclarait, lors de la présentation du programme : « Nous sommes solidaires des réfugiés de guerre de Syrie du Proche-Orient, et nous agirons de telle sorte qu'ils puissent vivre dignement en Pologne jusqu'à ce qu'ils puissent rentrer chez eux. »Les Verts, également partenaires de cette coalition électorale, défendent quant à eux des quotas « obligatoires ».

    « Notre patrie n'est plus la nôtre »

    « Non aux quartiers islamiques dans nos villes », dit le slogan de cette affiche du KNP, formation d'extrême droite polonaise.« Non aux quartiers islamiques dans nos villes », dit le slogan de cette affiche du KNP, formation d'extrême droite polonaise.

    C'est sans conteste l'extrême droite libertarienne et eurosceptique de Korwin-Mikke qui est la plus radicale sur le dossier migrants. Le KNP (Congrès de la Nouvelle droite, complètement marginal pendant une quinzaine d'années, brusquement entré au parlement européen en 2014) afficheun programme en trois points. « Liquidation de l'impôt sur le revenu. Retrait des cotisations sociales obligatoires. Arrêt de la vague de migrants. » Quand on sait que la Pologne n'a, pour l'heure, accueilli aucun réfugié (à l'exception d'une fondation catholique qui a fait venir quelque 150 Syriens chrétiens en juillet), la formule a quelque chose de comique.

    Mais les leaders du KNP n'ont rien de drôle. Ils présentent les réfugiés comme des« immigrés islamiques », organisent çà et là des manifestations « contre les immigrés », rejettent en bloc tout ce qui vient de Bruxelles. Pour eux, même le PiS est modéré... L'eurodéputé Michał Marusik (qui siège avec le FN au parlement européen) s'est engagé pleinement dans cette campagne d'amalgames.

    Dans l'un de ses rassemblements, à Gdańsk, au mois de septembre, il lançait à la foule :« L'islamisme est la goutte d'eau qui fait débordela coupe d'amertume ! Mais le problème n'est pas seulement cette vague d'immigrés. C'est aussi que notre patrie n'est plus la nôtre. La Pologne n'est pas gouvernée comme il le faudrait.(...) Nous voulons une Pologne libre ! (…) » L'iconographie va avec le discours. Sur des affiches du parti, on peut voir un groupe terroriste cagoulé et armé jusqu'aux dents. « Non aux quartiers islamiques dans nos villes », dit le slogan. (Amélie Poinssot.)

    Croatie.- Les sociaux-démocrates profitent de l’afflux des réfugiés

    Le gouvernement social-démocrate croate de Zoran Milanovic a-t-il effectué un « sans-faute politique » dans sa gestion de la crise des réfugiés ? On pourrait le croire à regarder les résultats des sondages en vue des élections législatives convoquées pour le 8 novembre.

    Il y a quelques semaines, l’opposition de droite, menée par la Communauté démocratique croate (HDZ), semblait assurée de la victoire. Or, selon les récentes enquêtes d'opinion, la coalition de centre-gauche est au coude-à-coude avec le HDZ, les deux formations étant créditées de 32 % des intentions de vote. Sachant que les sociaux-démocrates peuvent encore compter sur le renfort de plusieurs petits partis, comme les écologistes du mouvement Orah, la victoire semble désormais à portée de main du premier ministre Milanovic, que l’on pensait pourtant « grillé » par quatre années d’un difficile exercice du pouvoir. Tous les indicateurs économiques de la Croatie, membre de l’UE depuis le 1er juillet 2013, sont en effet au rouge : chômage massif, croissance en berne depuis des années, etc.

    C’est grâce à la crise des réfugiés que la coalition au pouvoir a pu restaurer sa crédibilité politique. La Croatie se retrouve, en effet, « prise en étau » entre les réfugiés qui affluent de Serbie (plus de 100 000 depuis la mi-septembre) et les pays voisins, Slovénie et Hongrie. Des corridors humanitaires ont été improvisés mais si l’Autriche et l’Allemagne fermaient les portes, la situation deviendrait ingérable pour les pays de transit, comme la Croatie.

    Omniprésents dans les médias, Zoran Milanovic et son ministre de l’intérieur, Ranko Ostojic, ont su jouer avec brio d’un mélange de fermeté et d’humanisme. Le premier ministre a dénoncé la construction de la clôture de barbelés hongroise, en affirmant que « jamais » la Croatie n’en viendrait à de telles extrémités. Pourtant, Zagreb a fermé durant quelques jours ses frontières avec la Serbie, et a déployé des renforts de police le long de ses frontières avec le Monténégro.

    Alors que l’opinion publique croate, comme celle de tous les pays des Balkans, réagit avec empathie au drame des réfugiés – pour beaucoup de Croates, cette tragédie évoque celle qu’ils ont eux-mêmes vécue durant la guerre du début des années 1990 –, l’humanisme affiché par le gouvernement passe bien. Dans le même temps, les accusations lancées contre la Serbie, qui serait « incapable de gérer ses frontières », satisfont les secteurs les plus nationalistes de l’opinion.

    La reprise de ces antiennes anti-serbes ont coupé l’herbe sous le pied à la droite nationaliste. Le HDZ court derrière la crise des réfugiés, sans parvenir à trouver un angle d’attaque efficace contre le gouvernement. L’opposition concentre ses critiques sur les projets supposés du gouvernement de création d’immenses centres d’accueil sur la péninsule de Prevlaka, sur la frontière monténégrine, à une vingtaine de kilomètres de Dubrovnik, et sur l’île de Lastovo. Alors que l’activité touristique demeure importante toute l’année à Dubrovnik, les Croates font déjà des cauchemars en imaginant des milliers de réfugiés camper sous les remparts de la vieille ville… (Jean-Arnault Dérens en Croatie.)

    Espagne.- Rajoy et la droite hésitent à en faire un thème de campagne

    En Espagne, les législatives se dérouleront le 20 décembre. La campagne n’a pas encore commencé, et elle se jouera avant tout sur la « reprise » de l’économie espagnole promise par le chef de gouvernement conservateur Mariano Rajoy (PP). Les partis devraient tout de même s'affronter sur les questions migratoires, même si le pays ne se situe pas sur les routes des réfugiés fuyant la Syrie.

    Depuis la rentrée, les villes remportées par le mouvement « indigné », dont Madrid et Barcelone, ont constitué un réseau de villes-refuges, censé faciliter l’accueil de réfugiés. Avec l’aide de communautés autonomes remportées par la gauche (en mai), elles font pression sur le gouvernement de Rajoy, pour qu’il assouplisse sa politique. Ce dernier a fini par accepter, dans la douleur, le système de quotas proposé par Bruxelles. 

    En l'absence d'un parti d'extrême droite représenté au niveau national, le PP continue de présenter le cas des enclaves de Ceuta et Melilla, au nord du Maroc, protégées par un triple grillage de six mètres de haut, sur onze kilomètres, comme un succès de sa politique répressive. Depuis quatre mois, les intrusions de migrants sont quasiment impossibles. Le mouvement anti-austérité Podemos, lui, fait campagne pour instaurer des « voies d’accès légales » pour les réfugiés à travers l’Europe.

    À l’instar des Républicains en France, le PP est traversé par de nombreux courants, du centre droit à une ligne proche de l'extrême droite. Pour les élections catalanes du 27 septembre, Rajoy avait joué la carte de l’aile droitière, en imposant l’ancien maire de Badalona, Xavier Garcia Albiol, habitué des sorties nauséabondes visant les Roms en particulier (ce qui lui avait valu un procès, qu’il a gagné), et les migrants en général. Mais le PP n’est arrivé qu’en cinquième position en Catalogne, avec l’un de ses plus mauvais score... Cela pourrait faire réfléchir Rajoy d’ici aux législatives. (Ludovic Lamant.)
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    Autriche.- Les « torrents de réfugiés », aubaine de l'extrême droite FPÖ

    Heinz-Christian Strache rêvait d'arriver en tête. Ce dimanche 11 octobre, Vienne, ville-région et capitale autrichienne où vivent un quart des habitants du pays, élisait son maire. Strache, l'équivalent autrichien de Marine Le Pen, voulait absolument passer devant les sociaux-démocrates. Il rêvait, disait-il, de faire sa « révolution d'octobre ». Le symbole aurait été parfait : la ville, bastion de la bourgeoisie progressiste et libérale, est dirigée par les sociaux-démocrates depuis 1945.

    Strache, leader toujours bronzé d'une extrême droite qui se veut désormais respectable, n'a pas réussi son pari. Avec un progrès de 5 points, son parti, le FPÖ, dépasse certes les 30 % et ratiboise la droite classique, qui passe pour la première fois en dessous des 10 %. Il progresse quand tous les autres partis perdent du terrain, et emporte les districts de Simmering et Floridsdorf. Mais il reste à près de dix points derrière les sociaux-démocrates. Le vieux maire social-démocrate Michael Häupl, au pouvoir à Vienne depuis 1994, l'a joué habile en transformant le scrutin en référendum anti-Strache.

    Mais pour Strache, ce n'est qu'une demi-défaite. Car le leader de l'extrême droite a réussi à imposer ses thèmes, à commencer par la peur de ceux qu'il appelle les « soi-disant réfugiés », des étrangers et de l'islam en particulier. Depuis des mois, l'Autriche ne parle que de ça. La question de l'asile a écrasé la campagne. Rien qu'en septembre, après que l'Allemagne a imposé un strict contrôle à ses frontières, 200 000 migrants sont passés par l'Autriche, devenue une vaste salle d'attente (lire notre reportage). Et 10 000 ont déposé une demande d'asile. 

    Depuis des mois, Strache dénonce le « chaos de l'asile », les « torrents de réfugiés ». Pendant la campagne, il a aussi proposé d'ériger des murs aux frontières comme la Hongrie de Viktor Orban. Jouant à fond l'opposition entre les classes populaires autrichiennes déclassées et les migrants, il abuse de slogans simplistes comme« Vienne n'est pas Istanbul » ou « pas de nouvelles mosquées, mais de nouveaux logements ». Comme d'autres ailleurs, Strache surfe sur les peurs. Il fait référence aux invasions germaniques du IVe siècle (“Volkërwanderung”) – les fameuses « invasions barbares » aussi invoquées par Marine Le Pen. Il assure que les demandeurs d'asile vont prendre le travail ou les logements des honnêtes Autrichiens. Il certifie, comme Christian Estrosi chez nous, que des « terroristes » se cachent parmi eux. Un porte-parole de son parti a même traité les bénévoles qui aident les réfugiés dans les gares de Vienne de « collaborateurs de l'invasion »

    Cette rhétorique agressive lui a permis d'aligner les succès ces derniers mois lors d'autres élections régionales. En mai, après une percée de l'extrême droite (de 6 à 15 %) lors des élections régionales, les sociaux-démocrates du SPÖ ont dû se résoudre à une alliance avec le FPÖ dans l'État du Burgenland, le plus oriental du pays, à la frontière slovaque. Une alliance qui n'est pas inédite, mais prouve le délitement et la perte d'influence de la social-démocratie autrichienne.

    Dans l'État du Steiermark, il a triplé son score à 27 %, égalant les deux grands partis, le SPÖ et le ÖVP – qui ont depuis reconduit leur coalition. Fin septembre, en Haute-Autriche, la région de Linz, il a obtenu plus de 30 % des voix – deux fois plus qu'en 2009 – derrière la droite, devant les sociaux-démocrates – finalement, la droite pourraitgouverner avec les sociaux-démocrates et les écologistes, mais une coalition extrême droite/droite n'est pas exclue. 

    Alors que le SPÖ et les conservateurs gouvernent le pays ensemble, Strache a durement critiqué leur gestion de la crise des réfugiés. Il a surtout imposé son agenda. La ministre de l'intérieur conservatrice a ainsi lancé l'idée d'un asile « temporaire » de trois ans, qui serait ensuite ré-examiné. Une décision contraire à la convention de Genève.Localement, les candidats de droite comme de gauche ont défendu une ligne anti-immigrés dure, pensant ainsi limiter l'hémorragie de leurs électeurs. Une erreur, selon le politologie autrichien Thomas Hofer, interrogé par le journal allemand Süddeutsche Zeitung : « En imitant ce parti, en lui empruntant ses thèmes, on n'attire pas ses électeurs, on ne fait qu'alimenter son fonds de commerce. »

    Le FPÖ, qui gouverna le pays en alliance avec les conservateurs de 1999 à 2006, du temps de son ancien leader Jörg Haider – aujourd'hui décédé –, vise désormais les élections législatives de 2018. (Mathieu Magnaudeix, envoyé spécial à Vienne.)

    Slovaquie.- Surenchère avant les élections 

    En Slovaquie, les réfugiés n'existent pratiquement pas. Le pays est à l'écart des grandes routes de l'exil qui passent par la Serbie, la Hongrie et la Croatie. Les Syriens, Irakiens, Iraniens qui gagnent l'Europe n'en rêvent pas : ils visent l'Allemagne, la Suède ou la Finlande, où il y a du travail, et souvent leurs familles.

    Mais dans ce petit État de 5,4 millions d'habitants, indépendant depuis 1993, il n'est question que d'eux. Dans les médias, ils sont partout, comme si le pays découvrait les mouvements migratoires. Toujours, ou presque, les politiques en parlent comme d'une menace. Le Parlement a consacré sa session de rentrée à la crise migratoire « et les discours étaient plus affligeants les uns que les autres », selon Barbora Massova, l'avocate de la Ligue des droits de l'homme. Il n'est pas rare qu'à gauche comme à droite, les réfugiés soient, comme les Roms l'ont été avant eux, traités d'« inadaptables » ou de« tire-au-flanc ».

    Dans l'actuelle discussion européenne sur des quotas de réfugiés, la Slovaquie refuse farouchement tout système de quotas européen. C'est l' un des pays les plus intraitables, avec la Hongrie et la République tchèque, autres anciennes nations du bloc communiste qui ont intégré l'Union européenne.  Le gouvernement entend même porter plainte contre les quotas européens quand ils seront mis en place.

    Depuis des semaines, le premier ministre Robert Fico, un ancien communiste dont le parti social-démocrate détient la majorité absolue au Parlement, mène cette guerre rhétorique contre les réfugiés. Il les dépeint en profiteurs, venus essentiellement pour des raisons économiques, qui menaceraient l'identité chrétienne slovaque, ou comme des terroristes potentiels qui veulent« essayer de changer la nature, la culture et les valeurs de notre pays ». Pour plusieurs observateurs, cette rhétorique, outre le fait qu'elle permet d'étouffer des scandales de corruption, a un objectif politique immédiat : début mars, la Slovaquie élira ses députés. Fico entend bien conserver sa majorité.

    « Fico et ses proches veulent montrer les muscles, se désole Juraj Buzalka, chercheur à l'institut d'anthropologie sociale de l'université Comenius de Bratislava. Lui et l'autre personnalité de son parti, Robert Kalinak, ne reculent devant aucune instrumentalisation. Ils ont joué pendant longtemps la carte anti-hongroise [une forte minorité de 500 000 personnes, un dixième de la population – ndlr], puis la carte anti-Roms [toujours stigmatisés – ndlr], et maintenant ils s'en prennent aux réfugiés. Fico, qui est entré au parti communiste à la fin des années 1980 pour des raisons purement carriéristes, se présente désormais en catholique fervent. Après avoir été le bon élève de l'Union européenne, il s'en prend à elle parce qu'il espère que cela va lui profiter. »

    Fico n'est pas le seul à faire vibrer la corde anti-immigrés. À l'exception du chef du petit parti de la minorité hongroise, le Most de Bela Bugar, tous les partis s'y sont mis, de l'opposition conservatrice aux nationalistes, en passant, bien sûr, par l'extrême droite crypto-nazie qui dirige une des huit régions du pays. Ces messages simplistes trouvent une résonance dans les campagnes slovaques, délaissées depuis des décennies par le pouvoir central.

    « Jusqu'aux élections, et pour la première fois dans l'histoire de ce pays, les réfugiés vont être au centre des polémiques, alors que leur nombre ici est infinitésimal », soupire Barbora Messova. Un peu seul contre tous, le président de la République et homme d'affaires philanthrope Andrej Kiska, élu en 2014 au suffrage universel, tient un discours d'ouverture. Mais il n'a pas beaucoup de pouvoirs. (Mathieu Magnaudeix, envoyé spécial à Bratislava.)

  • Croatie : comment l'on passe de l'accueil au contrôle des migrants

     

    Après la Hongrie, l'Allemagne, l'Autriche, la République Tchèque, la Slovaquie et la Slovénie, la Croatie ferme à son tour une partie de ses frontières face à l'afflux des migrants. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans.Morgane Dujmovic, doctorante en géographie en recherche à l'Université de Zagreb, nous livre son analyse.

     


     

     Le mardi 15 septembre 2015, la Hongrie achevait de clôturer sa frontière avec la Serbie. Le jour suivant, la Croatie faisait le « buzz » : on découvrait un peu partout dans les médias qu’une « nouvelle route migratoire » s’ouvrait entre la ville de Šid en Serbie (province de Voïvodine) et le petit village de Tovarnik, en Croatie (Slavonie orientale). Si cet axe constitue une « porte d’entrée dans l’UE » depuis plusieurs années déjà, les arrivées constatées en 24 heures sont sans précédent. Le chiffre annoncé mercredi soir par le ministère de l’Intérieur croate de 1 191 personnes était porté à 5 650 jeudi matin, à 7 300 dans l’après-midi, pour se stabiliser autour de 9 200 à 19h00 et de 11 000 à 22h00. Dans la nuit de jeudi 17 à vendredi 18, 2 000 personnes supplémentaires ont été enregistrées.

     

    La première réaction des autorités croates laissait attendre une politique « à visage humain » : des bus et des trains ont été affrétés pour amener les migrants de la gare de Tovarnik au centre de rétention de Ježevo, spécialement transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » ; plusieurs lieux d’accueil ont par ailleurs été établis dans l’urgence.

    Les premières déclarations politiques, notamment celles du premier ministre Zoran Milanović, laissaient même supposer qu’un corridor humanitaire serait aménagé pour les migrants, non sans un certain cynisme quant à la supposée fonction de « transit » de la Croatie : « Ils pourront passer par la Croatie et nous travaillons à ce propos (…). Nous sommes prêts à accepter ces gens, quelles que soient leur religion et la couleur de leur peau, et à les diriger vers les destinations où ils souhaitent se rendre, l’Allemagne et la Scandinavie ». Pourtant, dès jeudi, c’est un tout autre discours qui fleurissait dans les médias croates : à l’idée d’accueil inconditionnel succédait la crainte que les capacités croates ne soient insuffisantes, voire que les migrants ne soient finalement bloqués en Croatie si l’Autriche décide de poursuivre la fermeture de sa frontière, et que la Slovénie s’emploie à en faire de même…Et à la Présidente de la République de Croatie de conclure que les « aspects sécuritaires » devaient l’emporter sur les besoins humanitaires...

     

    Le premier constat qui s’impose, une fois de plus, est que le contrôle migratoire et la fermeture des frontières, bien loin de stopper les migrants sur leurs routes, les amènent à de nouveaux contournements sur des routes toujours plus dangereuses. Mais le cas croate nous enseigne aussi sur la tendance généralisée d’une gestion sécuritaire de ces migrants contraints à fuir vers l’Europe. Comment peut-on passer, en 24 heures, d’une logique de l’accueil à une logique de fermeture des frontières ?


     

    Croatie : une « nouvelle » porte d’entrée dans l’Union européenne ?

     

    Jusqu’à la fin de l’été 2015, les parcours migratoires se dirigeaient majoritairement vers la Hongrie, déjà membre de l’espace Schengen, plutôt que vers la Croatie, membre de l’Union européenne mais encore exclue de Schengen. Cette tendance ne signifie pas qu’aucun migrant ne passait auparavant par la Croatie. Dans une carte publiée sur le dossier participatif Ouvrez L’Europe, nous avons d’ailleurs retracé le parcours d’un jeune homme marocain à travers les Balkans entre 2011 et juillet 2015, parcours qui l’avait amené à traverser la Croatie avant d’être renvoyé de l’Autriche à la Croatie dans la cadre du règlement Dublin III.

    Pour l’année 2014, le ministère de l’Intérieur croate (MUP) a comptabilisé 3 914 « franchissements irréguliers des frontières étatiques », contre 4 734 en 2013. Dans la région de Vukovar-Srem (Vukovarsko-Srijemska Županija) qui jouxte la Serbie, à peine 993 passages irréguliers ont été détectés en 2013 et 797 en 2014. Bien sûr, ces chiffres semblent dérisoires à côté des statistiques françaises ou allemandes (800 000 arrivées attendues pour 2015). Mais la Croatie est un pays de taille relativement réduite, qui rassemble une population de 4 millions 300 000 habitants. Par ailleurs, le système d’asile mis en place dans le cadre du processus d’adhésion à l’Union européenne est très récent ; la première Loi sur l’asile est entrée en vigueur en 2004. Dans ces conditions, on peut comprendre que l’arrivée de près de 10 000 migrants en 24 heures amène les autorités de Zagreb à parler de véritable « crise humanitaire ».

     

    Quelle politique d’accueil est possible en Croatie ?

     

    Face à cet afflux non anticipé, les premières annonces politiques ont porté à croire que le gouvernement croate se montrerait « humain » voire  « généreux » dans sa politique d’accueil des migrants. Ainsi les déclarations du premier ministre Zoran Milanović laissaient entendre que la Croatie « accepterait » que les migrants transitent par le territoire croate, alors que leministre de l’Intérieur Ranko Ostojić affirmait que « la Croatie est prête à accueillir jusqu’à 1 500 réfugiés par jour et cherchera des solutions pour augmenter ses capacités si leur nombre augmentait ». De son côté, le ministre de la Santé Siniša Varga a souligné que la Croatie a pu accueillir 450 000 réfugiés durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) ; il a même sous-entendu que les infrastructures touristiques pourraient être utilisées pour accueillir les migrants d’aujourd’hui, comme cela a été fait à l’époque du conflit.

     

    Dans cette première phase de l’accueil, les autorités croates ont de plus affrété un train transportant 800 migrants vers la capitale. Ce convoi s’est dirigé vers la ville de Dugo Selo, à une trentaine de kilomètres de Zagreb, où se situe le centre de rétention de Ježevo, transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » des migrants. La plupart des migrants ont été dirigés vers les centres d’accueil pour demandeurs d’asile déjà existants à Zagreb et à Kutina (une heure à l’est de la capitale). Aux côtés de ces centres, une solution d’hébergement a été improvisée dans une clinique psychiatrique à l’abandon à Čepin, non loin d’Osijek, et deux autres lieux ont été réquisitionnés à Sisak et Beli Manastir.

     

    Le jeudi 17 au soir, l’ensemble des lieux pouvant accueillir des migrants avaient presque atteint leurs capacités maximales : 791 personnes à Ježevo, 457 à Čepin, 466 à Zagreb, 50 à Kutina, 51 à Sisak et 110 à Beli Manastir, selon les sources officielles. Assez vite, pour faire face à l’arrivée continue de migrants, des tentes ont dû être installées dans la cour de Ježevo et de Čepin, et l’armée a même proposé de prendre en charge la gestion des couchages. Une question s’est très vite imposée : la Croatie est-elle capable de faire face ? Quelle est l’état des capacités d’accueil sur le territoire croate, et quel est le contexte de réception des migrants ?

             

    Tout d’abord, le pays a une solide expérience dans l’accueil des réfugiés et déplacés du conflit des années 90. Très souvent, les observateurs croates qui défendent une politique d’ouverture et de solidarité envers les migrants rappellent que la Croatie est parvenue à prendre en charge 650 000 personnes dans ces années noires - sous-entendant que le pays pourrait aujourd’hui sans problème accueillir ce qui ne représente qu’un dixième de cet effectif…Par ailleurs certains commentateurs soulignent régulièrement qu’environ 50 000 Croates ont trouvé asile dans d’autres pays d’Europe et du monde. L’expérience de cet exil est profondément ancrée dans le vécu de certaines franges de la population, en particulier dans la région de Vukovar où se font aujourd’hui les arrivées. En termes d’infrastructures, il en résulte que certains lieux d’accueil ont perduré à travers les deux dernières décennies. Ainsi, dans la matinée de jeudi, un ancien camp de réfugiés et déplacés, en fonction de 1994 à 2007, a été « ré-aménagé » avec des tentes pour recevoir 1 200 migrants, non loin de Vinkovci.

     

    Frilosité : les conséquences d’une politique attentiste et du « tout Schengen »

     

    Pourtant, après s’être entretenu avec le chancelier fédéral autrichien Werner Faymann, le premier ministre Milanović est vite revenu sur ses premières positions, déclarant que « les capacités croates sont limitées » et insistant sur la nécessité d’identifier et d’enregistrer tous les « réfugiés », ce qui a été présenté comme un « devoir de la Croatie » malgré le fait que « ces personnes ne souhaitent pas rester en Croatie ». Comment peut-on analyser un tel basculement de discours, et quelles en sont les implications pour la gestion de la situation d’urgence ?

     

    En premier lieu, il est vrai que la Croatie était très mal préparée à un tel afflux de migrants. Au printemps 2015, la situation migratoire était stationnaire, voire calme, en Croatie : 160 personnes avaient obtenu le statut de demandeur d’asile,  et seules quelques dizaines de nouvelles demandes étaient enregistrées chaque mois. Lorsque l’idée de quotas à l’échelle européenne a été avancée, nous avons interrogé plusieurs fonctionnaires du ministère de l’Intérieur croate (MUP) sur le dispositif national d’accueil qui pourrait être mis en place dans le cas de la mise en œuvre de ce système de répartition (à l’époque, le chiffre de 747 migrants de Syrie et d’Érythrée était avancé pour la Croatie, contre 1024 prévu par le plan présenté par Claude Junker le 9 septembre).

    Les fonctionnaires du Secteur pour l’asile comme ceux du Secteur pour les migrations irrégulières nous ont invariablement répondu que le thème n’était pas d’actualité, du moins tant que l’Union européenne n’avait pas de position unanime sur le sujet. Pourtant, en juin déjà, la Hongrie annonçait sa volonté de construire un mur à la frontière avec la Serbie, ce qui pouvait naturellement laisser présager un nouveau déplacement des routes migratoires vers la Croatie. Pourtant encore, certains médias alternatifs ont tiré la sonnette d’alarme fin juin, dénonçant une « politique de l’autruche » du fait de l’absence de stratégie du gouvernement croate dans le cas d’un afflux de migrants. Plutôt que d’adopter cette attitude de laisser-faire, les autorités croates n’auraient-elles pas pu anticiper une telle situation ?

     

    C’est que les autorités croates sont tout entières affairées à une activité des plus chronophages depuis cet été : préparer l’adhésion du pays à l’espace Schengen. Début juillet, la procédure de candidature de la Croatie a été lancée : cela implique pour les autorités de remplir le fameux« questionnaire Schengen », outil devenu incontournable  pour « évaluer » tous les aspirants à l’entrée dans le club. On y trouve des questions telles que : « décrivez le modèle de sécurité frontalière dans votre pays ? », ou : « quel est le nombre actuel de personnel travaillant dans les points frontières ?». La stratégie est donc toute entière tournée vers la sécurisation de la frontière externe de l’espace Schengen, que la Croatie partage avec la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro... Et en aucun cas, vers l’accueil de migrants.

    En matière « d’hébergement », l’acquis Schengen prévoit bien plutôt l’installation de centres fermés pour migrants indésirables. Ainsi, si le village de Tovarnik a été abondamment cité dans les médias ces derniers jours, il n’a pas été précisé que la localité se prépare à voir mis en fonction un camp fermé pour migrants, officiellement dénommé « centre de transit pour l’accueil des étrangers ». Ce lieu destiné à organiser l’admission ou l’expulsion de migrants « illégalisés » est financé à hauteur de 3 millions d’euros par « l’instrument Schengen », un fond principalement alloué au contrôle de la frontière.

    « Le projet de camp fermé de Tovarnik financé par l’instrument Schengen, photo Morgane Dujmovic le 10/04/2015. » « Le projet de camp fermé de Tovarnik financé par l’instrument Schengen, photo Morgane Dujmovic le 10/04/2015. »

    Ainsi, à un moment où l’essence même de cet espace Schengen est en train de péricliter avec la réinstauration de contrôles aux frontières internes un peu partout en Europe, l’État croate se doit de se montrer « bon élève » en appliquant strictement les préceptes du Code frontières Schengen, à grands renforts de subsides européens. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que le gouvernement croate ait fait volte-face et l’on peut même supposer que ce dernier s’est fait taper sur les doigts par les représentants slovènes et autrichiens pour avoir émis l’idée de « faciliter le transit des migrants vers l’Allemagne ou la Scandinavie ». C’est probablement la raison pour laquelle jeudi, le premier ministre Milanović n’a eu de cesse de répéter que le devoir des autorités croates était d’enregistrer les migrants qui tentent de traverser le territoire croate, ou dans le cas d’un refus, de les renvoyer dans leur pays d’origine ou dans un pays de transit.

     

    Vers une fermeture de la frontière : maintenir et refouler les migrants

     

    Déjà dans la journée de jeudi, le tournant sécuritaire se laisser deviner. La cheffe de la diplomatie croate Vesna Pušić a déclaré que la Croatie n’était pas prête à accorder le droit d’asile pour des dizaines de milliers de migrants. Puis, c’est la Présidente croate Kolinda Grabar Kitarović qui a donné le ton, en convoquant une réunion du Conseil de sécurité nationale et en assurant : « bien sûr, la Croatie a montré un visage humain, mais j’affirme que pour moi compte en premier lieu la sécurité des citoyens croates et la stabilité de l’État. Je crois qu’en ce premier jour est entré de façon incontrôlée un nombre trop important de réfugiés ». Et d’ajouter : « la Croatie ne peut simplement pas satisfaire les besoins de ces personnes. (…) L’aspect humanitaire est un visage de cette crise, néanmoins d’autres visages sont bel et bien les aspects sécuritaires, économiques et sociaux ». Alors que la Présidente aurait rencontré le chef d’état-major et demandé un relèvement du niveau d’alerte de l’armée, le ministre de l’Intérieur Ranko Ostojić commençait à envisager « d’autres moyens de gérer la situation ».

    C’est en soirée que la décision est tombée : à 23h00 les autorités locales de Vukovar et d’Osijek ont interdit le trafic dans sept postes-frontières en s’appuyant sur la Loi sur la sécurité des transports sur les routes (art. 195) et la Loi sur la procédure administrative (art. 96). Vendredi 18 au petit matin, le contrôle policier était renforcé aux points frontières de Tovarnik, Ilok, Principovac, Batina, et Erdut, ce qui pose de nombreuses questions sur le tour que pourrait prendre la politique croate et sur le sort qui sera réservé aux migrants.

    Si à l’instar de la Hongrie, la Croatie ferme sa frontière avec la Serbie, qu’en sera-t-il alors des milliers de migrants bloqués en Serbie ? Seront-ils tout simplement « refoulés » à l’entrée en Croatie et maintenus dans la zone-tampon serbe ?La fermeture de la frontière externe de Schengen est une chose, certes répréhensible mais néanmoins cohérente. Celle des frontières internes en est une autre : le cas croate pose aussi la question de la fermeture potentielle de la frontière avec la Slovénie, qui pourrait bien décider de procéder comme certains de sesvoisins européens, Autriche et Allemagne en tête. D’autant que la Hongrie a déjà annoncé qu’elle pourrait construire un mur à sa frontière avec la Croatie…On peut alors imaginer que bon nombre de migrants seront tout bonnement bloqués en Croatie, où ils n’ont aucune intention de faire leur vie du fait notamment de très faibles perspectives d’intégration.

     

    A Tovarnik, des milliers de personnes étaient amassées à la gare de train toute la journée de jeudi. Ces hommes, femmes et enfants attendaient un hypothétique train qui pourrait les mener jusqu’à la capitale. Des barricades policières ont été forcées, des migrants bousculés et séparés de leurs familles. Il n’a pas fallu longtemps pour conclure à une véritable « scène de chaos ». Beaucoup de migrants interrogés par la presse croate affirmaient ne pas vouloir rester en Croatie. Certains ont souligné qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient « détenus », et ont refusé de se rendre dans les camps. Dans le même temps, la Slovénie renvoyait 150 individus vers la Croatie. Pour ces migrants maintenus sur le territoire croate, c’est à la recherche d’une solution durable que le gouvernement devrait s’atteler. 

     

    Petit à petit, l’Europe semble craquer sous toutes ses coutures. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans. D’une part, alors que la politique de fermeture des frontières s’est montrée tant inefficace qu’inhumaine dans la gestion des flux de migrants, le vieux fantasme d’une opacité totale de ces frontières continue d’être brandi par les gouvernements des Etats-Membres de l’UE, Hongrie en tête. D’autre part, malgré l’élan de solidarité manifesté par les différentes populations des Etats-Membres (à Calais et Vintimille, comme en Macédoine, en Serbie et en Croatie), depuis dimanche 13 septembre les gouvernements européens ont décidé de se fermer en réinstaurent les uns après les autres un contrôle à leurs frontières internes, suivant l’exemple de l’Allemagne. Cette absence de solidarité entre Etats-Membres entraîne inévitablement la création de zones-tampons aux frontières externes de l’espace Schengen, où les situations humaines sont désastreuses - Grèce, Italie, Ceuta et Melilla, Hongrie en sont autant d’illustrations. Dans le cas croate, on voit comme de « bonnes intentions » peuvent être annihilées par les politiques des Etats membres voisins, mais aussi par les dispositifs de l’acquis Schengen eux-mêmes. En l’absence de réponse coordonnée des gouvernements européens, ce genre de situation risque de se prolonger...mais jusqu’à quand, et jusqu’où ?

    Morgane Dujmovic est doctorante en géographie (attachée au laboratoire TELEMME de l'Université Aix-Marseille/CNRS) en recherche à l'Université de Zagreb.

  • Le camp de regroupement de Calais : retours sur une violence

     

    26 juin 2015 | Par Les invités de Mediapart

     
     

     

    L'anthropologue spécialiste de l'exil et des camps, Michel Agier (1) propose une analyse sur ce qui se passe actuellement à Calais. « Les associations de citoyens bénévoles sont en train de se faire déloger du dispositif qui se met en place. On est maintenant dans une logique de type humanitaire-sécuritaire où ces associations ne trouvent plus leur place, ni ne savent comment donner sens à ce qu'elles font ou voudraient continuer à faire. »


     

    « Bidonville d’État », « New jungle », « Sangatte sans toit », « Ghetto Cazeneuve » : les manières de nommer sont importantes, certes, mais c’est d’abord le lieu lui-même qui interpelle. Invité à voir et commenter ce qui se passe à Calais, en regard d’une expérience de plusieurs années de recherches sur les camps dans le monde (camps de réfugiés, camps de déplacés internes, campements de migrants), j’ai rencontré pendant deux jours plusieurs personnes parmi les intervenants du monde associatif, du « centre Jules Ferry », et parmi les migrants. Ce que j’ai ramené de cette visite est la proposition d’un regard décentré sur l’ensemble de la situation, sur ce qui se passe là en ce moment, et un constat. Celui-ci peut tenir en quelques mots : ce qui se passe aujourd’hui à Calais est la mise en place d’un camp de regroupement sécuritaire-humanitaire sous le contrôle de l’État. Une mise à l’écart violente. Une immobilisation d’étrangers en mouvement. Une séparation des migrants et de la ville.

     

    La complexité de cette situation est à la fois juridique, politique, logistique, et humaine ; elle est en constante évolution. J’essaierai de la décrire et de proposer quelques commentaires.

     

    Des expulsions − un regroupement forcé − un enfermement dehors

     

    La fermeture très médiatisée en 2002 du centre de la Croix-Rouge de Sangatte par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, devait mettre un terme à une visibilité acquise par le « hangar de Sangatte » qui dérangeait l’image lissée d’un pays démocratique. La fermeture du lieu et l’expulsion des étrangers qui l’occupaient, préparaient aussi ce qui s’institua cinq années plus tard, avec l’élection présidentielle de Nicolas Sarkozy, comme un nationalisme identitaire et une xénophobie par le haut, au plus haut niveau de l’État. Officiellement et systématiquement repoussés et rendus « invisibles », les migrants en transit, et parfois en errance, dans cette région se sont régulièrement regroupés dans des campements informels de petites tailles, ou dans des squats, au sein ou autour des principales villes et notamment de Calais. Le campement des migrants afghans de cette ville, ouvert en 2002, fut détruit en octobre 2009. Au cours de ses sept années d’existence, cette « jungle » aux abords de Calais a pu parfois atteindre jusqu’à 600 occupants, ce qui représente un nombre très important pour ce genre d’occupation : un refuge comme il en existe des milliers dans le monde, créé par les migrants eux-mêmes de la même manière qu’on « ouvre » un squat. Ce sont des campements urbains où l’on se regroupe faute d’asile, en occupant les interstices de la ville – quais, parcs, squares, terrains vagues, immeubles vacants ou abandonnés. Ces lieux de refuge ont pu trouver à Calais comme dans les petites villes proches, des soutiens solidaires de la part des voisins. Près d’une dizaine de campements ont existé entre Calais et Dunkerque, les uns restant précaires alors que d’autres ont pu faire l’objet d’un soin donné par les habitants, et parfois par les mairies. En témoignent les associations formées en solidarité avec les migrants, comme Terre d’errance dans le village de Norrent-Fontes, un village dont on entend le nom très loin sur les routes des migrants − comme un repère fiable sur les trajets dangereux de l’exil. À Calais, les campements et squats de la ville ont été des lieux de grande précarité, mais ils faisaient aussi l’objet d’une solidarité de la part des habitants : distributions de repas, d’habits, de chaussures, soins médicaux, informations et aides concrètes sur les procédures administratives, apprentissages linguistiques, etc. Se sont ainsi constituées une vingtaine d’associations (ou de sections locales d’associations nationales) regroupées ensuite dans la « Plateforme de Services aux Migrants ».

     

    Le nouvel emplacement créé en avril dernier semble être la troisième occurrence du même camp après Sangatte et la « jungle » de Calais. Mais il n’en est rien. Si le hangar de Sangatte (1999-2002) était un camp de transit géré par la Croix rouge, si la « jungle » (2002-2009) était un campement-refuge créé et géré par les migrants, c’est un camp de regroupement sous contrôle de l’État qui est en train de se mettre en place. En agrégeant certaines des associations locales au projet de « translation » (terme officiel), en les incitant à aider la sous-préfecture à organiser l’évacuation des migrants des campements et squats et leur transfert, sous le chantage qu’à défaut de cette collaboration, les autorités seraient « contraintes » d’employer la force, l’État a fait d’une pierre deux coups. D’une part, il a réalisé sans heurts apparents l’évacuation des squats et campements de Calais et le regroupement des migrants dans un espace situé à l’écart, à sept kilomètres de la ville. D’autre part, il a jeté le trouble dans le milieu associatif, qui s’est trouvé piégé par l’opération, et s’interroge sur l’avenir de son action. Parce qu'elles ne voulaient pas se couper de la réalité, ne pas perdre la main et rester solidaires des migrants, parce que Calais est une ville-frontière qui a depuis toujours l'habitude du passage des migrants et de leur accompagnement, elles ont voulu que le « déménagement » se fasse dans les meilleures conditions, sans conflit. L’opération d’euphémisation dans laquelle elles se sont trouvées embarquées ne leur laissait guère le choix. Mais ce fut bien, au fond, une opération gouvernementale de « pacification » par le déguerpissement urbain et l’encampement des migrants. Les conditions sanitaires étaient au départ celles du pire bidonville, d’où le nom, pleinement justifié, de « bidonville d’État » qui a été donné par les associations, maintenant davantage critiques contre l’opération et ses conséquences. La mise en place de deux points d’eau et de huit toilettes chimiques sur un espace de 18 hectares et pour plus de 3 000 personnes, ne change pas fondamentalement la logistique précaire du lieu.

     

    En attendant, 3 000 personnes sont bloquées là, bientôt 5 000 d’après ce qu’annoncent certains responsables associatifs. C'est bien, j’y reviens, un camp de regroupement si on le replace dans la logique globale des camps. Les camps de regroupement consistent, dans le dispositif des camps en général et notamment en Afrique, à réunir des populations plus ou moins nombreuses de déplacées internes ou réfugiées initialement établies près des villages ou dispersées dans les villes, pour les conduire, parfois par camions entiers, et pas toujours avec leur accord, vers des camps où opèrent des administrations nationales ou internationales, ainsi que des organisations non gouvernementales ou des entreprises privées. Des raisons d’ordre logistique sont généralement mises en avant (travailler à plus grande échelle, plus efficacement, plus professionnellement), mais le camp de regroupement existe aussi pour faciliter les opérations de triage et de contrôle des personnes selon leur statut juridique, leur nationalité, leur âge, sexe, situation familiale, etc. L’opération est simultanément sécuritaire et humanitaire. Cet éclairage peut aider à comprendre ce qu’il se passe en ce moment dans le camp de regroupement de Calais.

     

    « Circulez, y’a rien à voir » : séparer les migrants de la ville

     

    Les associations de citoyens bénévoles sont en train de se faire déloger du dispositif qui se met en place. On est maintenant dans une logique de type humanitaire-sécuritaire où ces associations ne trouvent plus leur place, ni ne savent comment donner sens à ce qu'elles font ou voudraient continuer à faire. Elles ne réussissent plus à distribuer du pain, de la nourriture, amener des vêtements, parler avec ceux des migrants que les bénévoles connaissent déjà, parce qu’il y a beaucoup trop de monde, parce que la foule même des migrants devient effrayante pour les personnes âgées ou les jeunes mères de famille qui viennent là avec leurs enfants pour faire et enseigner les actes de solidarité, et se trouvent désemparées. Leur propre marginalisation est le signe du passage d'une solidarité de citoyens quelconques à un dispositif technique dont le langage politique est « Circulez, on s'en occupe, y a rien à voir ». L’entreprise « Vie active » qui gère pour la préfecture le centre de service Jules Ferry (4 douches pour 3000 personnes à raison de 4 minutes par personne, distribution de repas une fois par jour, etc.) recrute maintenant du personnel de service en CDD (un contingent de trente places offertes mi-juin). Nous avons pu voir un jeune homme se présenter à l’embauche, muni de son diplôme d’auxiliaire de vie, quelque peu perplexe face au portail fermé où s’agglutinaient une cinquantaine de migrants ou plus, attendant l’heure de la douche. Il finit par se faire reconnaître d’un employé qui le fit entrer. Contrôlée par des agents de service munis de leur gilet orange et de leur talkie-walkie, l’entrée sécurisée n’est guère accueillante pour les bénévoles des associations. Ceux-ci voient leur manière de travailler contestée par les responsables de l’entreprise gestionnaire, parce qu’ils ne sont pas ponctuels, pas rapides, pas assez professionnels en général. Les bénévoles des associations eux-mêmes sont excédés, se sentent rejetés, certains renonçant à achever l’intervention pour laquelle ils étaient venus, puis renonçant à revenir là.

     

    Ajoutons que sur les trois voies qui longent l’espace du camp dans son ensemble, des voitures de police circulent en permanence. L’un des bords est l’autoroute qui conduit vers le port, sur lequel un haut grillage est en construction (une barrière existe déjà de l’autre côté de l’autoroute). C’est là que la police interpelle tous ceux qui sortent du camp et s’approchent de la route, pour les mener en centre de rétention.

     

    Des ONG professionnelles humanitaires sont tentées d’intervenir dans un dispositif qu’elles « reconnaissent » pour avoir vu des choses similaires ailleurs, dans les pays du Sud et où elles se sentent les plus compétentes. Et l’on peut penser qu’en effet la scène sécuritaire qui se met en place à travers le regroupement et l’encampement de tous les migrants qui passent par là, se verrait bien augmentée d’un volet humanitaire. Ce dernier rendrait la mise à l’écart plus « acceptable » aux yeux des citoyens d’un pays démocratique selon le principe de la politique de l’indifférence.

     

    La violence est ce qui domine la situation. Il y a quelques semaines, la leader du Front National, Marine Le Pen, avait répondu à une question d’un journaliste à propos de la « crise migratoire » et des morts en Méditerranée avec ces mots : « D’abord il faut arrêter de leur dire ‘Welcome’ ». La forme-camp qui se met en œuvre en ce moment à Calais correspond à cette injonction xénophobe, elle est compatible avec la fermeture des frontières. Il y a de ce point de vue un rapprochement à faire avec l’espace d’entre les frontières italo-françaises, à Vintimille, où sont confinés depuis plusieurs jours des migrants arrêtés sur leur parcours et regroupés là, dans ce qu’on appelait autrefois le « no man’s land » et qui s’avère être une frontière dense, un « full of men’s land ». De même, le camp de Calais fait fonction de frontière dans le même contexte. De plus en plus, la difficulté et bientôt l’impossibilité d’en sortir sont manifestes. D’abord par l’éloignement de la ville, puis par la séparation d’avec les citadins citoyens solidaires, puis avec la présence active de la police dans son pourtour, et maintenant par les expéditions violentes de certains groupes d’extrême droite contre les migrants pouvant apparaître en ville. L’étau se resserre. 

     

    Questions

     

    Qu’est-il possible de faire ? Déjà, le fait étant accompli, la suppression pure et simple du camp, c’est-à-dire sa destruction, poserait de nouveaux problèmes et enclencheraient de nouvelles violences. Deux pistes me semblent cependant mériter l’attention.

     

    D’une part, la moitié des encampés de Calais pourraient en sortir tout de suite si l'on procédait aux régularisations rapides du genre de celle que l’OFPRA (Office Français pour la Protection des Réfugiés et Apatrides) a faite pour les demandeurs d’asile érythréens au début du mois de juin. Beaucoup d'Érythréens non enregistrés à ce moment-là, des Soudanais du Sud ou du Darfour qui auraient autant de légitimité qu’eux à recevoir l'asile, d'autres Africains en errance depuis tant d’années qu’ils n’ont plus où « retourner » dans des conditions vivables, une partie au moins des Syriens, des Kurdes, une partie peut-être des « vieux » exilés afghans : l’OFPRA pourrait arriver sans mal à 50% de la population du camp régularisable de suite. Ainsi légalisées, ces personnes pourraient circuler librement, et auraient droit à des aides et cadres d’accueil plus humaines et dignes.

    D’autre part, il est vital pour combattre l’enfermement du lieu qu’il soit de plus en plus ouvert et transformé par la venue des journalistes, des associations de Calais et d’ailleurs, des étudiants, des élus. Ces visites peuvent rétablir la relation avec les migrants confinés là. « Ouvrir » le camp − et ainsi le faire disparaître comme lieu d’enfermement − c’est d’abord permettre à ses occupants d’en sortir en toute sécurité, c’est y aller et faire connaître ce qui s’y passe, y organiser des événements qui impliquent les habitants de la ville autant que les migrants, et ainsi créer un lien entre le camp et la ville. Mais cela, c’est déjà l’histoire des lieux de mise à l’écart en général. Bienvenue dans le monde des camps !

     

     

    Le 12 juin, Philippe Wannesson que j'ai interviewé pour m’aider à comprendre la situation du camp de Calais, a voulu m'interviewer à son tour, à chaud. Voir ici.

     

     (1) Michel Agier est anthropologue (IRD et EHESS). Il étudie depuis de nombreuses années les déplacements et la formation des lieux de l’exil. Sur les thèmes concernés par le camp de Calais, il a notamment publié Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire (Flammarion, 2008), Je me suis réfugié là. Bords de routes en exil (avec S. Prestianni, éditions Donner Lieu, 2011), Paris refuge. Habiter les interstices (avec F. Bouillon, C. Girola, S. Kassa et A.-C. Vallet, éditions du croquant, 2011), Campement urbain. Du refuge naît le ghetto (Payot & Rivages, 2013) et Un monde de camps (sous sa direction, avec la collaboration de Clara Lecadet, La Découverte, 2014).

  • Pas de ça chez nous, ou la chasse aux pauvres

     

    11 juillet 2015 | Par poppie

     

    On sait à quel point les étrangers sont indésirables chez nous, pas pour tout le monde heureusement, il en est qui voient encore en eux des êtres humains en souffrance et aimeraient leur apporter un peu de réconfort. Mais un très mauvais climat fait de celui qui se retrouve en difficulté le "profiteur" qui viendrait piquer les biens des "bons Français", risquant en sus de venir égorger les fils et les compagnes de nos compatriotes. 

    Ceux qui ont une peur presque panique d'avoir à partager, ne sont pas nécessairement ceux qui ont peu de choses, on comprendrait mieux leur inquiétude, la rumeur se chargeant complaisamment de laisser croire que "tout leur est réservé". Les plus fermés à la générosité n'ont pas forcément des fins de mois difficiles, bien au contraire.

     Que le luxe le plus ostentatoire s'étale avec une complaisance obscène au moment où la misère rattrape jusqu'à un certain nombre de travailleurs, cela devrait montrer clairement que la richesse existe bel et bien et ne s'est pas évaporée à cause de cette sinistre "crise" dont on nous rebat les oreilles. Elle existe et est gardée jalousement par ceux-là même qui exigent des sacrifices des gens modestes. Elle existe mais n'est jamais redistribuée à ceux qui la produisent.

    Et les étrangers qui tentent leur chance en essayant de venir s'abriter chez nous? Quels magnifiques boucs émissaires, pour détourner le regard de nos concitoyens! Qu'ils veuillent souvent échapper à la guerre qui ravage leurs contrées, des guerres dont nous savons tous qu'elles font rentrer des devises dans notre pays et sauvent notre PIB (ce n'est pas vraiment glorieux!), ils ne seront pas tolérés pour autant sur "notre" sol. Qu'ils meurent sur place ou en cours de voyage, mais qu'ils ne viennent pas "nous envahir", on n'a pas besoin d'eux en ce moment, ça c'était bon pour autrefois.

    C'est le fonds de commerce d'un parti politique, dont on se défiait il y a quelques années, les Français ont même défilé pour lui faire échec. C'était du temps où le monde avait gardé un peu de mémoire. Il ne fait plus peur aujourd'hui, ses électeurs affichent clairement l'appartenance au groupe ou au moins leur sympathie. C'est une aubaine pour qui n'a pas les narines trop délicates de savoir contre qui se défouler et qui rejoindre pour chasser "les intrus".

    Qu'aux différents niveaux de l'autorité et jusqu'en haut de la pyramide, on ne condamne que très mollement le rejet des malheureux, et le discours de haine des meneurs, c'est une attitude qui révulse certains d'entre nous.

    Les détracteurs de la solidarité humaine ont une formule toute trouvée "Si vous les voulez, prenez-les chez vous". Eh bien non! Non seulement c'est l'état qui devrait tenir ce rôle -nos impôts sont toujours prélevés- mais ce qui est gravissime, c'est le retour du "délit de solidarité".

    Laissez crever les pauvres gens, la loi vous l'ordonne! 

    (pas de façon officielle, évidemment, bien au contraire, mais dans les faits, vous y serez encouragés)

     

     C'est un communiqué du GISTI que je voudrais relayer ici.

     

     La vaisselle et la solidarité ne font pas bon ménage

     

     La police aux frontières (PAF) traque obstinément ceux qui viennent en aide aux migrants. À Perpignan, cette sinistre besogne a été couronnée par des poursuites pénales engagées par le Procureur de la République à l’encontre d’un dangereux activiste des droits de l’homme.

    Des policiers zélés avaient identifié une cible de choix en la personne de Denis L. : il hébergeait à son domicile une famille arménienne (deux enfants de 3 et 6 ans et leurs parents), sous le coup d’une obligation de quitter le territoire et dans l’attente des résultats d’un ultime recours, non suspensif, contre le rejet de leur demande d’asile.

    Employant les grands moyens pour le confondre, ils lui ont infligé 36 heures de garde à vue et un long interrogatoire, à la suite de quoi le procureur l’a convoqué devant le tribunal correctionnel : il doit y comparaître le 15 juillet pour aide au séjour irrégulier, délit passible de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 30 000 euros.

    Pourtant l’article L 622-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers exclut toute poursuite lorsque l’hébergement d’un étranger en situation irrégulière « n’a donné lieu à aucune contrepartie et qu’il était destiné à assurer des conditions de vie dignes et décentes ». Autrement dit lorsque l’hébergeant agit par solidarité, comme Denis L. l’a fait à la demande du collectif des sans papiers de Perpignan, qui cherchait à reloger plusieurs familles de demandeurs d’asile en détresse.

    Qu’importe : cette exception n’a désarmé ni les policiers ni le procureur de la République. Pour trouver une contrepartie à l’hébergement qu’ils voulaient à tout prix incriminer, ils sont allés chercher au fond de l’évier et du bac à linge sale de Denis L. ! Le procès-verbal de convocation devant le tribunal lui reproche en effet d’avoir demandé à ceux qu’il accueillait « de participer aux tâches ménagères (cuisine, ménage, etc.) ».

    Un ferme avertissement est ainsi donné à tous ceux qui manifesteraient de dangereux penchants pour une solidarité qui reste encore et toujours suspecte aux autorités policières et judiciaires : si vous accueillez un étranger chez vous, n’allez quand même pas jusqu’à partager quoi que ce soit avec lui, surtout pas la vaisselle ou le ménage ! Et s’il vous parle, faites attention, l’agrément de sa conversation serait une contrepartie évidente au toit que vous lui prêtez. En somme, vous devez faire comme s’il n’était pas là. C’est toujours comme ça avec les étrangers : c’est mieux s’ils ne sont pas là…

    La prétendue dépénalisation du délit de solidarité proclamée en 2012 n’est que faux-semblant : il passe encore la porte des palais de justice. Une fois de plus, une fois de trop !

    10 juillet 2015


    Organisations signataires :

    • Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF)
    • Collectif Ivryen de vigilance contre le racisme (CIVCR)
    • Collectif Si les femmes comptaient
    • Ensemble !
    • Fédération des associations de solidarité avec tous-te-s les immigré-e-s (FASTI)
    • Groupe d’information et de soutien des immigré⋅e⋅s (Gisti)
    • Itinérance Cherbourg
    • La Cimade
    • Ligue des droits de l’Homme (LDH)
    • Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP)
    • Parti communiste français (PCF)
    • Parti communiste des ouvriers de France PCOF
    • Parti de gauche (PG)
    • Réseau éducation sans frontière (RESF)
    • RESF 51
    • Réseau chrétien immigré (RCI)
    • Syndicat des avocats de France (SAF)
    • Syndicat de la magistrature
    • Union Syndicale Solidaires



    Envoi par le Groupe d'information et de soutien des immigré·e·s
    www.gisti.org
    Sur le Web :
    www.gisti.org/spip.php?article5000

     

     

    Le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s) milite pour l’égal accès aux droits et à la citoyenneté sans considération de nationalité et pour la liberté de circulation.

    L’association se veut un trait d’union entre les spécialistes du droit et les militant⋅e⋅s : la présence en son sein de nombreux juristes, praticien⋅ne⋅s ou universitaires, place le Gisti dans la position revendiquée de l’« expert militant », alliant de façon étroite l’analyse juridique et le travail de terrain, l’usage du droit comme arme ou levier et la participation au débat public.

    L’activité du Gisti se décline autour de plusieurs pôles : conseil juridique, formationpublications, actions en justice, à quoi s’ajoute le travail au sein de collectifs ou réseaux interassociatifs.