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  • Lettre ouverte au Président de la République

     

    Lettre ouverte au Président de la République sur l’accueil des réfugiés et des migrants en France et en Europe

    11 septembre 2015 | Par Les invités de Mediapart

    Lettre ouverte au Président de la République envoyée par 43 organisations, le jeudi 10 septembre, sur l’accueil des réfugiés et des migrants en France et en Europe. Les organisations demandent qu'après les paroles, le chef de l'Etat passe aux actes : « La France et ses partenaires européens doivent, d’urgence, ouvrir des voies d’accès légales et sûres pour les personnes qui se trouvent dans des pays tiers (Liban, Jordanie, Libye etc..) et qui souhaiteraient rejoindre l’Europe sans risquer leur vie et sans avoir recours à des passeurs ».


     

    Paris, le 10 septembre 2015

     

    Monsieur le Président,

     

    Lundi dernier, lors de votre conférence de presse vous avez fait un certain nombre d’annonces sur le thème de l’asile et des migrations qui éclairent la position que la France entend défendre lors de la réunion des ministres de l’Intérieur de l’UE du 14 septembre prochain à Bruxelles.

     

    Nous notons que la tonalité de vos propos et leur contenu contrastent significativement avec les positions que la France défendait avant l’été. Les tragiques événements survenus depuis semblent avoir enfin provoqué le sursaut tant attendu pour que ces personnes qui souhaitent rejoindre l’Europe en quête de protection et de conditions de vie dignes soient considérées pour ce qu’elles sont : des êtres humains qui méritent en premier lieu notre compassion et notre solidarité, et non un regard suspicieux et le rejet à coup de murs, de barbelés et de répression policière.

     

    Pour autant, vos annonces, si elles sont plus généreuses que celles faites avant l’été, restent de notre point de vue très en deçà du défi posé à notre pays et à l’Union européenne pour répondre à l’attente de ces réfugiés et migrants, qu’ils se trouvent déjà dans l’UE ou encore dans des pays tiers.

    Aujourd’hui la France doit urgemment adopter des positions courageuses, et ce, dès la réunion des ministres de l’Intérieur de l’UE du 14 septembre. Elles sont au moins au nombre de trois :

     

    1. Concernant les réfugiés et migrants se trouvant déjà sur le sol français.

     

    Compte tenu de la tradition d’accueil par la France des exilés, que vous avez réaffirmée, comment justifier l’insuffisance de l’accueil proposé à ces personnes? Aujourd’hui, il faut sortir de la logique d’encampement à Calais. La France a la capacité logistique et économique de proposer des mises à l’abri dans des dispositifs en dur, à Calais et tout au long de la trajectoire migratoire en métropole et notamment à Paris. Ces lieux de mise à l’abri doivent permettre d'apporter aux personnes une réponse à leurs besoins vitaux comme manger, boire, se laver, être soignées et, pour la plupart, être accompagnées sur le plan psychologique. Des conditions d’accueil décentes sont indispensables pour que les migrants puissent être correctement informés et exercer sereinement leurs droits, notamment de demander l’asile.

     

    Comme vous, nous saluons la mobilisation de nombreuses communes de France, certaines n’ayant pas attendu les événements tragiques récents pour agir. Nous attendons de l’Etat et des collectivités qu’ils mobilisent des moyens humains et financiers suffisants pour que la parole de la France se traduise en actes concrets de solidarité pour un accueil digne.

     

    2. Concernant l’accueil des personnes se trouvant actuellement dans des pays de première arrivée (Grèce, Italie, Hongrie…).

     

    Vous avez annoncé que la France accueillera 24 000 de ces personnes dans le cadre d’un dispositif permanent et obligatoire de relocalisation. Nous saluons le soutien de la France à un tel dispositif qui devra permettre une meilleure répartition de l’effort d’accueil des demandeurs d’asile entre les pays de l’UE.

     

    En revanche, le nombre de 24 000 (sur deux ans), suggéré par la Commission européenne, est inadapté à la réalité immédiate. Le HCR lui-même estime à 200 000 au minimum le nombre de personnes à « relocaliser » en Europe sachant qu'il en est arrivé 350 000. La solidarité européenne, notamment vis-à-vis de la Grèce et de l’Italie, doit être autrement plus ambitieuse.

     

    Vous avez par ailleurs insisté sur l’importance de la mise en place de « centres d’identification et d’enregistrement » (hotspots) dans les pays de première arrivée pour effectuer un tri entre les demandeurs d’asile et les personnes qui doivent être « raccompagnées », « dans la dignité ». Nous avons les plus grandes inquiétudes quant aux méthodes qui seraient utilisées pour procéder à ce tri, et aux conditions matérielles dans lesquelles il s'effectuerait. Pouvez-vous nous garantir que ces centres ne seront pas des lieux de privation de liberté, des prisons aux portes de l’Europe ?

     

    Nos organisations sont par ailleurs choquées qu'il soit envisagé de rejeter d’emblée certaines catégories de ces personnes qui, pour la plupart, ont risqué leur vie pour rejoindre l'Europe, alors que la complexité croissante des causes de départ rend de plus en plus difficile la distinction entre asile « politique » et exil « économique ». Rejeter ceux qui sont déjà plongés dans une extrême précarité, parce qu’ils seraient « pauvres » et non « réfugiés », n’est pas acceptable. En face de personnes qui fuient des situations de guerre, d’oppression ou de misère, la seule conduite digne, c’est celle fondée sur l’accueil et le respect des droits fondamentaux.

     

    La crise actuelle a amené l’Allemagne à suspendre unilatéralement l’application du règlement Dublin pour les ressortissants syriens. Nos organisations alertent depuis longtemps l’UE sur les conséquences dramatiques de ce dispositif injuste, inéquitable et pourtant très inefficace. Nous vous demandons donc de tirer les conséquences de la crise actuelle et d’appeler l’UE à remettre à plat le système d’asile européen, en commençant, comme le préconisent le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe et le Rapporteur spécial sur les droits de l'homme des migrants de l'ONU, par suspendre l’application du règlement Dublin, quelle que soit la nationalité du demandeur d’asile.

     

    Enfin, nous estimons que la France et l’UE doivent urgemment renégocier avec le Royaume-Uni les règles d’entrée sur le territoire britannique. Ces règles sont à l’origine des problèmes majeurs rencontrés dans le Calaisis depuis bientôt 20 ans. Si, comme vous l’avez rappelé, cette crise doit nous amener à faire des « choix qui compteront » et qui seront jugés « par l’histoire » et à traiter les migrants avec « humanité et responsabilité », alors il est urgent de rouvrir ces discussions.

     

    3. Concernant les personnes qui souhaitent rejoindre le territoire européen.

     

    Vous avez également évoqué les défis posés par ces flux migratoires sur le plan international, notamment dans la perspective du sommet Europe-Afrique de La Valette (11 novembre 2015) et d’une conférence internationale sur les réfugiés que la France pourrait accueillir.

     

    Pour nos organisations, l’urgence de la situation est telle que des mesures doivent être prises immédiatement pour éviter de nouvelles tragédies, de nouveaux décès - près de 3 000 - que vous avez-vous-même rappelés au début de votre conférence. La France et ses partenaires européens doivent, d’urgence, ouvrir des voies d’accès légales et sûres pour les personnes qui se trouvent dans des pays tiers (Liban, Jordanie, Libye etc..) et qui souhaiteraient rejoindre l’Europe sans risquer leur vie et sans avoir recours à des passeurs. La délivrance de visas et la suppression des visas de transit aéroportuaire s'imposent, comme s'imposent le soutien au regroupement familial et la sécurisation des parcours.

     

    Pour faire face à cette urgence, l'UE pourrait aussi mettre en œuvre le mécanisme prévu par la Directive 2001/55/CE du 20 juillet 2001 relative à l'octroi d'une protection temporaire en cas d'afflux massif de personnes déplacées, précisément conçue pour offrir, « en cas d’afflux massif ou d’afflux massif imminent de personnes déplacées en provenance de pays tiers qui ne peuvent rentrer dans leur pays d’origine », une protection immédiate à ces personnes.

     

    Quant aux discussions avec les pays de départ et les pays de transit des migrants, nous constatons que, depuis des années, des politiques de coopération et d'aide au développement sont mises au service de l'externalisation des contrôles migratoires, entraînant parfois de graves conséquences en termes de droits humains des migrants. Nous sommes très alarmés par les travaux en cours dans le cadre du processus de Khartoum, où sont sous-traités, y compris à des régimes dictatoriaux, certains aspects de la politique migratoire de l'Union européenne. Nos organisations vous demandent solennellement de bannir, en matière de migrations, toute coopération avec des États tiers, d’origine et de transit, qui ne respectent pas les libertés et droits fondamentaux.

     

    Monsieur le Président, l’émotion provoquée dans l’opinion par les images récentes, nous la ressentons depuis des années. Pour être à la hauteur des défis posés par la nécessaire protection des personnes qui frappent aux portes de l’UE, les dirigeants européens doivent faire preuve d’une grande volonté politique. Si cette volonté est bien expliquée, si vous et votre gouvernement vous engagez résolument, nous sommes persuadés que nos concitoyens seront de plus en plus disposés à accueillir ces personnes en quête de paix et de protection.

     

    Nous souhaitons pouvoir évoquer de vive voix ces sujets avec vous, en particulier en vue du prochain sommet européen et des futures conférences internationales. Nous vous invitons une nouvelle fois à recevoir tous les acteurs de la société civile qui agissent concrètement, et certains depuis longtemps, en faveur d’un accueil digne et respectueux des réfugiés et des migrants. C’est ensemble que nous pourrons relever ce défi.

     

    Veuillez agréer, Monsieur le Président de la République, l’assurance de notre très haute considération.

     

    Signataires :

    L’ACAT-France; l’ACORT; Action tunisienne; ADTF; Anafé; ARDHIS; ATMF; CCFD Terre-Solidaire; Centre Primo Levi; La Cimade; Coordination 93 de lutte pour les sans-papiers; Coordination SUD; CRID; DIEL (Droits Ici et Là-bas); Elena-France; Emmaüs France; Emmaüs International ; EndaEurope; EuroMed Droits – REMDH; FASTI (Fédération des Associations de Solidarité avec Tou-te-sles Immigré-e-s); Fédération de l’Entraide Protestante; FIDH; FNARS; Fondation France Libertés - Danielle Mitterrand; FORIM; Français Langue d’Accueil; France Amérique Latine; FTCR ; Gisti; Grdr Migration-Citoyenneté-Développement; IDD; Ligue des Droits de l’Homme; Médecins du Monde; Migreurop; Mouvement de la Paix; Mouvement pour la dignité et les droits des Maliens; MRAP; l'Observatoire Citoyen du CRA de Palaiseau; l’Organisation pour une Citoyenneté Universelle; Réseau Foi et Justice Afrique Europe; Secours Catholique-Caritas France; Secours Islamique France; Syndicat de la Magistrature; Terre des Hommes France; Union syndicale Solidaires.

     

    Cc : M. Manuel Valls, M. Laurent Fabius, M. Bernard Cazeneuve, Mme Marisol Touraine, Mme Annick Girardin, M. Harlem Désir

  • Croatie : comment l'on passe de l'accueil au contrôle des migrants

     

    18 septembre 2015 | Par Les invités de Mediapart

     

    Après la Hongrie, l'Allemagne, l'Autriche, la République Tchèque, la Slovaquie et la Slovénie, la Croatie ferme à son tour une partie de ses frontières face à l'afflux des migrants. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans. Morgane Dujmovic, doctorante en géographie en recherche à l'Université de Zagreb, nous livre son analyse.

     


     

     Le mardi 15 septembre 2015, la Hongrie achevait de clôturer sa frontière avec la Serbie. Le jour suivant, la Croatie faisait le « buzz » : on découvrait un peu partout dans les médias qu’une « nouvelle route migratoire » s’ouvrait entre la ville de Šid en Serbie (province de Voïvodine) et le petit village de Tovarnik, en Croatie (Slavonie orientale). Si cet axe constitue une « porte d’entrée dans l’UE » depuis plusieurs années déjà, les arrivées constatées en 24 heures sont sans précédent. Le chiffre annoncé mercredi soir par le ministère de l’Intérieur croate de 1 191 personnes était porté à 5 650 jeudi matin, à 7 300 dans l’après-midi, pour se stabiliser autour de 9 200 à 19h00 et de 11 000 à 22h00. Dans la nuit de jeudi 17 à vendredi 18, 2 000 personnes supplémentaires ont été enregistrées.

     

    La première réaction des autorités croates laissait attendre une politique « à visage humain » : des bus et des trains ont été affrétés pour amener les migrants de la gare de Tovarnik au centre de rétention de Ježevo, spécialement transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » ; plusieurs lieux d’accueil ont par ailleurs été établis dans l’urgence.

    Les premières déclarations politiques, notamment celles du premier ministre Zoran Milanović, laissaient même supposer qu’un corridor humanitaire serait aménagé pour les migrants, non sans un certain cynisme quant à la supposée fonction de « transit » de la Croatie : « Ils pourront passer par la Croatie et nous travaillons à ce propos (…). Nous sommes prêts à accepter ces gens, quelles que soient leur religion et la couleur de leur peau, et à les diriger vers les destinations où ils souhaitent se rendre, l’Allemagne et la Scandinavie ». Pourtant, dès jeudi, c’est un tout autre discours qui fleurissait dans les médias croates : à l’idée d’accueil inconditionnel succédait la crainte que les capacités croates ne soient insuffisantes, voire que les migrants ne soient finalement bloqués en Croatie si l’Autriche décide de poursuivre la fermeture de sa frontière, et que la Slovénie s’emploie à en faire de même…Et à la Présidente de la République de Croatie de conclure que les « aspects sécuritaires » devaient l’emporter sur les besoins humanitaires...

     

    Le premier constat qui s’impose, une fois de plus, est que le contrôle migratoire et la fermeture des frontières, bien loin de stopper les migrants sur leurs routes, les amènent à de nouveaux contournements sur des routes toujours plus dangereuses. Mais le cas croate nous enseigne aussi sur la tendance généralisée d’une gestion sécuritaire de ces migrants contraints à fuir vers l’Europe. Comment peut-on passer, en 24 heures, d’une logique de l’accueil à une logique de fermeture des frontières ?


     

    Croatie : une « nouvelle » porte d’entrée dans l’Union européenne ?

     

    Jusqu’à la fin de l’été 2015, les parcours migratoires se dirigeaient majoritairement vers la Hongrie, déjà membre de l’espace Schengen, plutôt que vers la Croatie, membre de l’Union européenne mais encore exclue de Schengen. Cette tendance ne signifie pas qu’aucun migrant ne passait auparavant par la Croatie. Dans une carte publiée sur le dossier participatif Ouvrez L’Europe, nous avons d’ailleurs retracé le parcours d’un jeune homme marocain à travers les Balkans entre 2011 et juillet 2015, parcours qui l’avait amené à traverser la Croatie avant d’être renvoyé de l’Autriche à la Croatie dans la cadre du règlement Dublin III.

    Pour l’année 2014, le ministère de l’Intérieur croate (MUP) a comptabilisé 3 914 « franchissements irréguliers des frontières étatiques », contre 4 734 en 2013. Dans la région de Vukovar-Srem (Vukovarsko-Srijemska Županija) qui jouxte la Serbie, à peine 993 passages irréguliers ont été détectés en 2013 et 797 en 2014. Bien sûr, ces chiffres semblent dérisoires à côté des statistiques françaises ou allemandes (800 000 arrivées attendues pour 2015). Mais la Croatie est un pays de taille relativement réduite, qui rassemble une population de 4 millions 300 000 habitants. Par ailleurs, le système d’asile mis en place dans le cadre du processus d’adhésion à l’Union européenne est très récent ; la première Loi sur l’asile est entrée en vigueur en 2004. Dans ces conditions, on peut comprendre que l’arrivée de près de 10 000 migrants en 24 heures amène les autorités de Zagreb à parler de véritable « crise humanitaire ».

     

    Quelle politique d’accueil est possible en Croatie ?

     

    Face à cet afflux non anticipé, les premières annonces politiques ont porté à croire que le gouvernement croate se montrerait « humain » voire « généreux » dans sa politique d’accueil des migrants. Ainsi les déclarations du premier ministre Zoran Milanović laissaient entendre que la Croatie « accepterait » que les migrants transitent par le territoire croate, alors que le ministre de l’Intérieur Ranko Ostojić affirmait que « la Croatie est prête à accueillir jusqu’à 1 500 réfugiés par jour et cherchera des solutions pour augmenter ses capacités si leur nombre augmentait ». De son côté, le ministre de la Santé Siniša Varga a souligné que la Croatie a pu accueillir 450 000 réfugiés durant la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) ; il a même sous-entendu que les infrastructures touristiques pourraient être utilisées pour accueillir les migrants d’aujourd’hui, comme cela a été fait à l’époque du conflit.

     

    Dans cette première phase de l’accueil, les autorités croates ont de plus affrété un train transportant 800 migrants vers la capitale. Ce convoi s’est dirigé vers la ville de Dugo Selo, à une trentaine de kilomètres de Zagreb, où se situe le centre de rétention de Ježevo, transformé pour l’occasion en « centre d’enregistrement » des migrants. La plupart des migrants ont été dirigés vers les centres d’accueil pour demandeurs d’asile déjà existants à Zagreb et à Kutina (une heure à l’est de la capitale). Aux côtés de ces centres, une solution d’hébergement a été improvisée dans une clinique psychiatrique à l’abandon à Čepin, non loin d’Osijek, et deux autres lieux ont été réquisitionnés à Sisak et Beli Manastir.

     

    Le jeudi 17 au soir, l’ensemble des lieux pouvant accueillir des migrants avaient presque atteint leurs capacités maximales : 791 personnes à Ježevo, 457 à Čepin, 466 à Zagreb, 50 à Kutina, 51 à Sisak et 110 à Beli Manastir, selon les sources officielles. Assez vite, pour faire face à l’arrivée continue de migrants, des tentes ont dû être installées dans la cour de Ježevo et de Čepin, et l’armée a même proposé de prendre en charge la gestion des couchages. Une question s’est très vite imposée : la Croatie est-elle capable de faire face ? Quelle est l’état des capacités d’accueil sur le territoire croate, et quel est le contexte de réception des migrants ?

    Tout d’abord, le pays a une solide expérience dans l’accueil des réfugiés et déplacés du conflit des années 90. Très souvent, les observateurs croates qui défendent une politique d’ouverture et de solidarité envers les migrants rappellent que la Croatie est parvenue à prendre en charge 650 000 personnes dans ces années noires - sous-entendant que le pays pourrait aujourd’hui sans problème accueillir ce qui ne représente qu’un dixième de cet effectif…Par ailleurs certains commentateurs soulignent régulièrement qu’environ 50 000 Croates ont trouvé asile dans d’autres pays d’Europe et du monde. L’expérience de cet exil est profondément ancrée dans le vécu de certaines franges de la population, en particulier dans la région de Vukovar où se font aujourd’hui les arrivées. En termes d’infrastructures, il en résulte que certains lieux d’accueil ont perduré à travers les deux dernières décennies. Ainsi, dans la matinée de jeudi, un ancien camp de réfugiés et déplacés, en fonction de 1994 à 2007, a été « ré-aménagé » avec des tentes pour recevoir 1 200 migrants, non loin de Vinkovci.

     

    Frilosité : les conséquences d’une politique attentiste et du « tout Schengen »

     

    Pourtant, après s’être entretenu avec le chancelier fédéral autrichien Werner Faymann, le premier ministre Milanović est vite revenu sur ses premières positions, déclarant que « les capacités croates sont limitées » et insistant sur la nécessité d’identifier et d’enregistrer tous les « réfugiés », ce qui a été présenté comme un « devoir de la Croatie » malgré le fait que « ces personnes ne souhaitent pas rester en Croatie ». Comment peut-on analyser un tel basculement de discours, et quelles en sont les implications pour la gestion de la situation d’urgence ?

     

    En premier lieu, il est vrai que la Croatie était très mal préparée à un tel afflux de migrants. Au printemps 2015, la situation migratoire était stationnaire, voire calme, en Croatie : 160 personnes avaient obtenu le statut de demandeur d’asile, et seules quelques dizaines de nouvelles demandes étaient enregistrées chaque mois. Lorsque l’idée de quotas à l’échelle européenne a été avancée, nous avons interrogé plusieurs fonctionnaires du ministère de l’Intérieur croate (MUP) sur le dispositif national d’accueil qui pourrait être mis en place dans le cas de la mise en œuvre de ce système de répartition (à l’époque, le chiffre de 747 migrants de Syrie et d’Érythrée était avancé pour la Croatie, contre 1024 prévu par le plan présenté par Claude Junker le 9 septembre).

    Les fonctionnaires du Secteur pour l’asile comme ceux du Secteur pour les migrations irrégulières nous ont invariablement répondu que le thème n’était pas d’actualité, du moins tant que l’Union européenne n’avait pas de position unanime sur le sujet. Pourtant, en juin déjà, la Hongrie annonçait sa volonté de construire un mur à la frontière avec la Serbie, ce qui pouvait naturellement laisser présager un nouveau déplacement des routes migratoires vers la Croatie. Pourtant encore, certains médias alternatifs ont tiré la sonnette d’alarme fin juin, dénonçant une « politique de l’autruche » du fait de l’absence de stratégie du gouvernement croate dans le cas d’un afflux de migrants. Plutôt que d’adopter cette attitude de laisser-faire, les autorités croates n’auraient-elles pas pu anticiper une telle situation ?

     

    C’est que les autorités croates sont tout entières affairées à une activité des plus chronophages depuis cet été : préparer l’adhésion du pays à l’espace Schengen. Début juillet, la procédure de candidature de la Croatie a été lancée : cela implique pour les autorités de remplir le fameux « questionnaire Schengen », outil devenu incontournable pour « évaluer » tous les aspirants à l’entrée dans le club. On y trouve des questions telles que : « décrivez le modèle de sécurité frontalière dans votre pays ? », ou : « quel est le nombre actuel de personnel travaillant dans les points frontières ?». La stratégie est donc toute entière tournée vers la sécurisation de la frontière externe de l’espace Schengen, que la Croatie partage avec la Serbie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro... Et en aucun cas, vers l’accueil de migrants.

    En matière « d’hébergement », l’acquis Schengen prévoit bien plutôt l’installation de centres fermés pour migrants indésirables. Ainsi, si le village de Tovarnik a été abondamment cité dans les médias ces derniers jours, il n’a pas été précisé que la localité se prépare à voir mis en fonction un camp fermé pour migrants, officiellement dénommé « centre de transit pour l’accueil des étrangers ». Ce lieu destiné à organiser l’admission ou l’expulsion de migrants « illégalisés » est financé à hauteur de 3 millions d’euros par « l’instrument Schengen », un fond principalement alloué au contrôle de la frontière.

    « Le projet de camp fermé de Tovarnik financé par l’instrument Schengen, photo Morgane Dujmovic le 10/04/2015. »

    Ainsi, à un moment où l’essence même de cet espace Schengen est en train de péricliter avec la réinstauration de contrôles aux frontières internes un peu partout en Europe, l’État croate se doit de se montrer « bon élève » en appliquant strictement les préceptes du Code frontières Schengen, à grands renforts de subsides européens. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que le gouvernement croate ait fait volte-face et l’on peut même supposer que ce dernier s’est fait taper sur les doigts par les représentants slovènes et autrichiens pour avoir émis l’idée de « faciliter le transit des migrants vers l’Allemagne ou la Scandinavie ». C’est probablement la raison pour laquelle jeudi, le premier ministre Milanović n’a eu de cesse de répéter que le devoir des autorités croates était d’enregistrer les migrants qui tentent de traverser le territoire croate, ou dans le cas d’un refus, de les renvoyer dans leur pays d’origine ou dans un pays de transit.

     

    Vers une fermeture de la frontière : maintenir et refouler les migrants

     

    Déjà dans la journée de jeudi, le tournant sécuritaire se laisser deviner. La cheffe de la diplomatie croate Vesna Pušić a déclaré que la Croatie n’était pas prête à accorder le droit d’asile pour des dizaines de milliers de migrants. Puis, c’est la Présidente croate Kolinda Grabar Kitarović qui a donné le ton, en convoquant une réunion du Conseil de sécurité nationale et en assurant : « bien sûr, la Croatie a montré un visage humain, mais j’affirme que pour moi compte en premier lieu la sécurité des citoyens croates et la stabilité de l’État. Je crois qu’en ce premier jour est entré de façon incontrôlée un nombre trop important de réfugiés ». Et d’ajouter : « la Croatie ne peut simplement pas satisfaire les besoins de ces personnes. (…) L’aspect humanitaire est un visage de cette crise, néanmoins d’autres visages sont bel et bien les aspects sécuritaires, économiques et sociaux ». Alors que la Présidente aurait rencontré le chef d’état-major et demandé un relèvement du niveau d’alerte de l’armée, le ministre de l’Intérieur Ranko Ostojić commençait à envisager « d’autres moyens de gérer la situation ».

    C’est en soirée que la décision est tombée : à 23h00 les autorités locales de Vukovar et d’Osijek ont interdit le trafic dans sept postes-frontières en s’appuyant sur la Loi sur la sécurité des transports sur les routes (art. 195) et la Loi sur la procédure administrative (art. 96). Vendredi 18 au petit matin, le contrôle policier était renforcé aux points frontières de Tovarnik, Ilok, Principovac, Batina, et Erdut, ce qui pose de nombreuses questions sur le tour que pourrait prendre la politique croate et sur le sort qui sera réservé aux migrants.

    Si à l’instar de la Hongrie, la Croatie ferme sa frontière avec la Serbie, qu’en sera-t-il alors des milliers de migrants bloqués en Serbie ? Seront-ils tout simplement « refoulés » à l’entrée en Croatie et maintenus dans la zone-tampon serbe ?La fermeture de la frontière externe de Schengen est une chose, certes répréhensible mais néanmoins cohérente. Celle des frontières internes en est une autre : le cas croate pose aussi la question de la fermeture potentielle de la frontière avec la Slovénie, qui pourrait bien décider de procéder comme certains de ses voisins européens, Autriche et Allemagne en tête. D’autant que la Hongrie a déjà annoncé qu’elle pourrait construire un mur à sa frontière avec la Croatie…On peut alors imaginer que bon nombre de migrants seront tout bonnement bloqués en Croatie, où ils n’ont aucune intention de faire leur vie du fait notamment de très faibles perspectives d’intégration.

     

    A Tovarnik, des milliers de personnes étaient amassées à la gare de train toute la journée de jeudi. Ces hommes, femmes et enfants attendaient un hypothétique train qui pourrait les mener jusqu’à la capitale. Des barricades policières ont été forcées, des migrants bousculés et séparés de leurs familles. Il n’a pas fallu longtemps pour conclure à une véritable « scène de chaos ». Beaucoup de migrants interrogés par la presse croate affirmaient ne pas vouloir rester en Croatie. Certains ont souligné qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient « détenus », et ont refusé de se rendre dans les camps. Dans le même temps, la Slovénie renvoyait 150 individus vers la Croatie. Pour ces migrants maintenus sur le territoire croate, c’est à la recherche d’une solution durable que le gouvernement devrait s’atteler. 

     

    Petit à petit, l’Europe semble craquer sous toutes ses coutures. Comment en est-on arrivés à une gestion si chaotique de la situation ? Plusieurs paradoxes de la politique migratoire européenne sont révélés par le cas des Balkans. D’une part, alors que la politique de fermeture des frontières s’est montrée tant inefficace qu’inhumaine dans la gestion des flux de migrants, le vieux fantasme d’une opacité totale de ces frontières continue d’être brandi par les gouvernements des Etats-Membres de l’UE, Hongrie en tête. D’autre part, malgré l’élan de solidarité manifesté par les différentes populations des Etats-Membres (à Calais et Vintimille, comme en Macédoine, en Serbie et en Croatie), depuis dimanche 13 septembre les gouvernements européens ont décidé de se fermer en réinstaurent les uns après les autres un contrôle à leurs frontières internes, suivant l’exemple de l’Allemagne. Cette absence de solidarité entre Etats-Membres entraîne inévitablement la création de zones-tampons aux frontières externes de l’espace Schengen, où les situations humaines sont désastreuses - Grèce, Italie, Ceuta et Melilla, Hongrie en sont autant d’illustrations. Dans le cas croate, on voit comme de « bonnes intentions » peuvent être annihilées par les politiques des Etats membres voisins, mais aussi par les dispositifs de l’acquis Schengen eux-mêmes. En l’absence de réponse coordonnée des gouvernements européens, ce genre de situation risque de se prolonger...mais jusqu’à quand, et jusqu’où ?

    Morgane Dujmovic est doctorante en géographie (attachée au laboratoire TELEMME de l'Université Aix-Marseille/CNRS) en recherche à l'Université de Zagreb.