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Dieudonné : Le Conseil d’État, juge du fait

 

Publié le 11 février 2015 dans Droit et justice

Il y a un an, le spectacle de Dieudonné constituait un tel danger que la censure préalable était justifiée. Aujourd’hui, il relève de la liberté d’expression. Pourquoi un tel revirement du Conseil d’État ?

Par Roseline Letteron.

Dieudonné credits Onde Eksyt (CC BY-NC-ND 2.0)

Dieudonné – credits Onde Eksyt (CC BY-NC-ND 2.0)

 

Le 6 février 2015, le juge des référés du Conseil d’État a confirmé l’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Clermont-Ferrand. Ce dernier avait, la veille, suspendu l’arrêt du maire de Cournon d’Auvergne interdisant le spectacle de Dieudonné dans sa commune. Le juge des référés du Conseil d’État, en suspendant l’arrêté d’interdiction, permet donc au spectacle de se dérouler normalement.

La décision du 9 janvier 2014 : la censure

Qu’on le veuille ou non, la décision est interprétée comme un retour en arrière par rapport à la première ordonnance, celle du 9 janvier 2014. Cette décision avait alors suscité une agitation médiatique sans précédent. Contre toute attente, le Conseil d’État avait, à l’époque, accepté la suspension du spectacle en s’appuyant sur une interprétation particulièrement extensive du concept de dignité employé dans l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Cette interprétation extensive figurait dans la circulaire Valls du 6 janvier 2014 incitant les préfets et les maires à interdire le spectacle de Dieudonné. Dans son ordonnance du 9 janvier 2014, le juge des référés du Conseil d’État avait donc admis la légalité d’une telle mesure, dès lors que le spectacle contient « des propos de caractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et font, en méconnaissance de la dignité de la personne humaine, l’apologie des discriminations, persécutions et exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerre mondiale ».  C’est donc en appréciant le contenu d’un spectacle qui n’a pas encore eu lieu que le juge admettait son interdiction préalable, c’est-à-dire sa censure.

Un tel raisonnement constituait une remise en cause radicale de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, celle sur laquelle s’est construit le régime juridique des libertés publiques. Il repose sur un principe simple. Chacun est libre d’exercer sa liberté, sauf à rendre des comptes devant le juge pénal si une infraction pénale est commise. Quant à l’interdiction préalable, elle ne peut être licite qu’exceptionnellement, lorsqu’il n’existe pas d’autre moyen d’assurer l’ordre public. En janvier 2014, le Conseil d’État, ou plutôt le juge unique des référés, avait écarté cette jurisprudence libérale, préférant l’interdiction préventive d’un spectacle, alors même que la menace pour l’ordre public semblait modeste, ou à tout le moins gérable par le recours à des forces de police.

La décision du 6 février 2015 s’inscrit dans un tout autre contexte, presque un mois après des évènements tragiques qui ont montré que la liberté d’expression, même l’expression la plus  provocatrice, est un élément de l’État de droit. « Je Suis Charlie » n’était pas seulement un slogan mais aussi l’affirmation d’un attachement à la liberté d’expression.

Le problème du juge était de prendre la décision inverse de celle de janvier 2014, sans pour autant désavouer la première. L’exercice est pour le moins périlleux. Heureusement pour le Conseil d’État, les médias sont cette fois demeurés à l’écart du débat et la décision du 6 février 2015 a pu être rendue à petit bruit.

Résurrection de la jurisprudence Benjamin

Sur le fond, l’ordonnance constitue une forme de résurrection de la jurisprudence Benjamin. L’ordonnance affirme ainsi, à propos de la liberté d’expression « que les atteintes portées, pour des exigences d’ordre public, à l’exercice de ces libertés fondamentales doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées« . Pour parvenir à ce résultat, il exerce le contrôle de proportionnalité issu de l’arrêt Benjamin, et estime que l’interdiction pure et simple du spectacle était disproportionnée, l’ordre public pouvant être garanti par d’autres moyens.

Il est vrai que les motifs invoqués par le maire se présentent comme une liste improbable mélangeant arguments juridiques et discours idéologique. On y trouve ainsi des références aux poursuites pénales dont fait l’objet Dieudonné, mais il reste acquis que le fait d’être poursuivi pénalement n’interdit pas de s’exprimer sauf si un juge d’instruction prend une ordonnance en ce sens. Sont également invoquées pêle-mêle la « cohésion nationale « , les « valeurs républicaines » voire l' »émotion » ressentie par la population après les attentats de janvier, principes sympathiques mais dépourvus de contenu juridique. Enfin, le maire insiste sur le fait que les forces de police ne peuvent être employées pour assurer l’ordre public dans sa commune car elles sont mobilisées par le Plan Vigipirate. Peut-être, mais le maire de Cournon n’a aucun lien juridique avec le dispositif Vigipirate. Il lui appartient seulement de demander des forces de police supplémentaires s’il en a besoin pour assurer l’ordre public sur le territoire de sa commune, ce que, manifestement, il n’a pas fait.

Disparition de la dignité

Et la dignité ? Elle est aussi invoquée par le maire qui mentionne que le spectacle « comporte des propos portant atteinte à la dignité humaine ainsi que le geste et le chant dits « de la quenelle« . L’argument est cette fois totalement identique à celui qui avait été déterminant dans la décision du 9 janvier 2014. La lecture de l’arrêt du 6 février 2015 montre que le juge des référés ne l’écarte pas. Il l’ignore purement et simplement. Sur ce point, la décision de 2015 marque bien un revirement par rapport à celle de 2014. La jurisprudence Commune de Morsang-sur-Orge n’est tout simplement pas pertinente pour apprécier la légalité de l’interdiction, alors même que c’est elle qui avait fondé la décision de 2014.

Le Conseil d’État, comme il sied au Grand Augure, ne se justifie pas. Il se borne à ne pas mentionner la dignité parmi les motifs de la décision. De fait, il n’explique pas par quel raisonnement il parvient à la solution inverse de celle qu’il avait choisie en 2014. L’ordre public en particulier n’était pas davantage menacé en janvier 2014 qu’en février 2015 et il faut bien reconnaître que le spectacle de Dieudonné, et pas davantage son interdiction, n’ont jamais suscité d’émeutes. Quant au contenu du spectacle, il n’a pas changé. C’est seulement l’interprétation du Conseil d’État qui a évolué.

L’appréciation souveraine du juge

Le malaise est bien présent, comme en témoigne le communiqué de presse publié le même jour. Il y est mentionné que l’ordonnance de référé de février 2015 est prise « au vu de tous ces éléments, qui caractérisent une situation différente de celle qui avait donné lieu à des interdictions au mois de janvier 2014« . La « situation est différente« , voilà donc l’explication du revirement. Les commentateurs devront se contenter de cette explication.

Ils se réjouiront certainement que le Conseil d’État ait renoué avec les principes libéraux qui dominaient sa jurisprudence depuis plus de quatre-vingts ans. Les causes du revirement restent cependant obscures. Certains penseront que le juge suit les vents dominants. Il y a un an, le temps était à la censure, imposée au nom d’un ordre public bien proche de l’ordre moral. Aujourd’hui, le temps est au libéralisme avec un « esprit du 11 janvier » qui met l’accent sur la liberté d’expression.

La décision incite surtout à prendre acte de l’existentialisme du Conseil d’État. Pour reprendre la formule de Léo Hamon en 1932, il est avant tout juge du fait. La Haute Juridiction se comporte souvent davantage comme un administrateur que comme un juge. C’est son appréciation des faits qui conditionne la décision, appréciation souveraine qui peut varier à l’infini. Il y a un an, le spectacle de Dieudonné constituait un tel danger pour la dignité de la personne et l’ordre public que la censure préalable était justifiée. Aujourd’hui, le spectacle de Dieudonné, aussi détestable soit-il, relève de la liberté d’expression et doit donc être autorisé. Nul doute que le Conseil d’État aurait pu faire l’économie de la décision de janvier 2014, mais le revirement d’aujourd’hui est une bonne nouvelle pour l’État de droit. Or c’est précisément l’une des beautés de l’État de droit de bénéficier aussi à Dieudonné.

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