Échange de prisonniers entre Israël et les Palestiniens : deux poids, deux mesures dans les JT
Le 18 octobre dernier, le sergent Gilad Shalit a été libéré après plus de cinq ans de captivité
dans la bande de Gaza. Le même jour, 477 prisonniers palestiniens étaient relâchés, dans le
cadre d'un accord entre Israël et le Hamas, qui prévoit en outre que 550 autres Palestiniens
quitteront les prisons israéliennes au mois de décembre. Cet échange a fait l'objet d'une
intense couverture médiatique, notamment par les télévisions. Qu'ont-elles dit et montré ?
Une étude des JT de TF1, France 2 et France 3 du 18 octobre (midi et soir) révèle un
consternant déséquilibre dans le traitement de ce qui n'était pas une « libération d'otage »
mais bel et bien un échange de détenus : non seulement l'essentiel du temps d'antenne et des
moyens journalistiques ont été consacrés à la libération de Gilad Shalit et aux réactions
israéliennes, mais les prisonniers palestiniens, leur famille, leurs proches... ont bénéficié d'un
maigre traitement factuel, la compassion et l'empathie, l'émotion et la joie étant réservées au
traitement médiatique des réactions israéliennes.
« Libération de Shalit » ou échange de détenus ?
Le choix des titres des JT parle de lui-même.
Au 20 heures de TF1...
Les 477 prisonniers palestiniens ne font ni la « une », ni les gros titres. Dans les JT du 18 octobre (comme dans la
presse écrite), des sujets leur sont néanmoins consacrés. Mais le décompte du temps accordé, respectivement, à la
libération de Gilad Shalit et aux réactions en Israël d'une part, et à la libération des prisonniers palestiniens et aux
réactions en Cisjordanie et à Gaza d'autre part, est éloquent. Si l'on additionne ces durées dans les sept JT observés
(13 heures et 20 heures de TF1 et de France 2, « 12/13 », « 19/20 » et « Soir 3 » sur France 3), le résultat est le
suivant : 17 min 37 s ont été accordées à Shalit, 7 min 56 s aux prisonniers palestiniens [1]. Soit 69 % du temps
pour le premier et 31 % pour les seconds. Ce sont notamment les duplex réalisés par les diverses chaînes qui ont
fait pencher très nettement la balance : sur sept duplex organisés (un par JT), six ont eu lieu à Mitzpé Hila, village
dans lequel réside la famille Shalit, et un à... Tel Nof, base militaire où Shalit a retrouvé ses parents. Aucun duplex
n'a été réalisé depuis Gaza ou Ramallah, où des centaines de milliers de Palestiniens célébraient pourtant le retour
des prisonniers et où les principaux dirigeants palestiniens ont prononcé des discours.
Les titres et les dispositifs indiquent donc que le choix opéré dans l'ensemble des JT de TF1, France 2 et France 3
était de couvrir la « libération de Shalit » avec, en arrière-plan, le « retour » des prisonniers palestiniens, comme si la
double nationalité de Gilad Shalit suffisait à justifier une telle disproportion. Or, au-delà des chiffres, le ton et les
termes employés montrent que les JT ont invité à partager le soulagement ou l'allégresse du côté israélien, tandis
que les sentiments équivalents des Palestiniens étaient tenus, c'est le moins que l'on puisse dire, à une certaine
distance.
Une empathie à sens unique
« Des fleurs blanches, des acclamations et des larmes de joie, le Franco-Israélien Gilad Shalit a retrouvé la liberté
aujourd'hui après cinq ans de détention, il a retrouvé sa famille aussi. Mêmes scènes de liesse en face, côté
palestinien, où des centaines de prisonniers échangés contre le soldat sont arrivés tout à l'heure » (David Pujadas,
20 heures de France 2). « Il n'a que 25 ans, vient de passer cinq années prisonnier du Hamas : le Franco-Israélien
Gilad Shalit savoure ses premières heures de liberté et ses retrouvailles avec sa famille. Scènes de liesse en
Israël, scène de liesse aussi à Gaza et en Cisjordanie, où l'on fête le retour triomphal des 477 premiers prisonniers
palestiniens » (Carole Gaessler, « 19/20 » de France 3) [2].
Sur France 2 comme sur France 3, dans les « lancements », on explique donc que les « scènes de liesse » ont lieu
côté israélien et côté palestinien. En revanche, seule la famille de Gilad Shalit est mentionnée, comme si les
prisonniers palestiniens n'allaient pas, eux aussi, retrouver leurs familles et leurs maisons. La présentation épouse,
là encore, une asymétrie qui vaut parti pris, qu'il soit ou non volontaire. Tandis que les Palestiniens rentrent « à Gaza
», « à Ramallah », ou « en Cisjordanie », Gilad Shalit rentre « à la maison », comme l'ont souligné des incrustations:
L'emploi de l'expression « retour à la maison » ou les fréquentes références à la « famille » de Gilad Shalit invitent à
la proximité et au partage : ils n'ont pas d'équivalent, s'agissant de la libération des prisonniers palestiniens. Quoi
que l'on pense des raisons et de la légitimité de la détention de l'un et des autres, qui peut soutenir que les
souffrances endurées par les familles et les proches de ces derniers n'étaient pas équivalentes à celles qu'ont
endurées la famille et les proches de Gilad Shalit ?
On l'a dit, 477 prisonniers ont été relâchés le jour de la libération de Gilad Shalit. Et 550 autres suivront en
décembre. Sur l'ensemble des sept JT du 18 octobre, seuls deux prisonniers ont été nommés et interviewés (chacun
durant quelques secondes) : « Abdulrahmane Elqeeq » (au 20 heures de TF1) et « Alla Bazian » (au « 19/20 » de
France 3 et au « Soir 3 ») [3]. Les autres demeurent des anonymes, que l'on ne voit pas rentrer « à la maison » ou
retrouver leur « famille ». Au cours des sept JT, la parole a été donnée une fois à un membre de la famille d'un
prisonnier. C'était sur TF1, où l'on a entendu brièvement la mère de l'un des prisonniers libérés (dont on ne nous
précise pas le nom) remercier ceux qui avaient détenu Gilad Shalit. Était-ce la seule réaction qui pouvait être
recueillie ? Rien n'est moins sûr... Mais ce qui est certain est que de tels propos, a fortiori lorsqu'ils sont les seuls
rapportés, ne peuvent guère susciter d'empathie chez le téléspectateur. Aucune des trois chaînes n'a choisi de filmer
le « retour à la maison » de l'un des prisonniers, ou de permettre aux téléspectateurs de partager l'émotion des proches des détenus. Volontaire ou non, cette option révèle que l'empathie a été réservée à Shalit et à ses proches,
tandis qu'une distance permanente a été maintenue non seulement avec les prisonniers palestiniens - dont certains
venaient de passer vingt ou trente ans derrière les barreaux [4], mais également avec leurs familles, comme si elles
étaient responsables de leur propre douleur, désormais apaisée.
Lors du 13 heures de France 2, le contraste était encore plus saisissant. L'envoyé spécial en Israël, Claude
Sempère, explique : « la famille de Gilad Shalit a quitté son domicile du nord d'Israël. Ils ont été conduits sur une
base militaire. Dans quelques heures, ils vont pouvoir serrer leur fils dans leurs bras ». Quelques minutes plus
tard, en plateau, Élise Lucet explique à son tour : « À Gaza, on a assisté à des scènes de liesse, à des
embrassades avec les responsables du Hamas ». Et avec les familles ? On ne le saura pas. On n'en apprendra
pas plus lors du 20 heures de David Pujadas, durant lequel on sera néanmoins bien informé : « [Gilad Shalit] est
toujours dans sa maison, qui se trouve à 200 mètres derrière moi, et il a besoin de communiquer, manifestement il
parle, il raconte son histoire à ses proches à sa famille et, autre information importante, il vient de terminer un
excellent dîner » (Dorothée Ollieric, envoyée spéciale en Israël) [5].
Chacun aura compris qu'il ne s'agit pas ici de contester une émotion bien réelle ou de ternir la joie compréhensible
de la famille et des proches de Shalit. Mais, à bien regarder les JT du 18 octobre, le « retour » des prisonniers
palestiniens méritait à peine qu'on s'y attarde : non seulement ces prisonniers semblaient n'avoir ni nom, ni visage, ni
maison, mais ils n'avaient ni famille, ni proches, ni soutiens dignes d'empathie. Pourtant leurs souffrances et leur joie
étaient elles aussi compréhensibles. Et ce au-delà des prises de position dans le « conflit ». Aussi le double standard
de l'émotion est-il probablement une forme de prise de position...
***
... Comme l'est également la totale absence de mention de l'existence et du sort du détenu franco-palestinien Salah
Hamouri. Lors des sept JT du 18 octobre, son nom n'a jamais été prononcé. Sa situation est-elle comparable à celle
de Gilad Shalit ? Cette question excède de très loin le champ de la critique des médias. Mais pour comprendre
pourquoi les médias l'ont ignorée, nous renvoyons nos lecteurs à l'émission (payante) d'« Arrêt sur images » qui lui a
été consacrée [6]. Si l'hyper-médiatisation de la libération de Shalit résulte, comme certains semblent le penser, du
simple fait qu'il possède la nationalité française, alors le silence concernant Hamouri n'en est que plus assourdissant.
Certes, le 19 octobre, le ministre de la Défense, Gérard Longuet, a été questionné sur France Inter au sujet du cas
Hamouri (qu'il a affirmé ne pas connaître...) Mais une recherche sur la base de données Factiva [7] indique qu'il y a
eu dans la presse française, au cours de l'année passée, 2503 occurrences du nom « Shalit » contre... 173
occurrences du nom « Hamouri ». Soit un rapport de 1 à 14,5.
À la lumière du traitement de l'échange du 18 octobre, le sort des prisonniers palestiniens, qu'ils aient ou non la
nationalité française, ne semble guère préoccuper les grands médias. C'est ainsi qu'aucun des JT du 18 octobre n'a
jugé bon de mentionner le fait que plusieurs centaines de prisonniers palestiniens étaient en grève de la faim depuis
la fin du mois de septembre, soutenus par une grève de la faim « tournante » de 3000 de leurs codétenus, pour
protester contre leurs conditions de détention, notamment la pratique abusive de l'isolement et les restrictions sur les droits de visite [8]. Gageons que le retour des 477 premiers libérés et la libération annoncée de 550 détenus
supplémentaires sera l'occasion, pour les grands médias, d'approfondir la question des prisonniers palestiniens,
indispensable pour une réelle compréhension des enjeux de la situation au Proche-Orient et d'une hypothétique «
résolution du conflit ».
Colin Brunel