Une fabuleuse découverte sur l’islam
« Lettre ouverte au monde musulman », d’Abdennour Bidar
vendredi 27 mars 2015, par Alain Gresh
Il faut toute l’assurance — certains diront l’arrogance ou la suffisance — d’un philosophe pour se dresser sur ses ergots et lancer, de France, une « lettre ouverte au monde musulman », dans laquelle le tutoiement familier se mêle à des dizaines d’occurrences de « mon cher islam », « mon cher monde musulman » [1], avec une familiarité un peu condescendante.
Au monde musulman tout entier ? Rien de moins. L’auteur s’adresse à un milliard et quelques centaines de millions d’individus, majoritaires dans une cinquantaine de pays, qui vivent dans les conditions les plus dissemblables et qui sont pourtant amalgamés sous un seul vocable — incluant aussi les musulmans des pays où ils sont minoritaires.
Ces centaines de millions de mahométans seraient, pour l’immense majorité d’entre eux, atteints d’une grave maladie — seule une petite minorité d’élus y échappant dont, bien sûr, l’auteur du pamphlet, Abdennour Bidar. Car son ton mi-compatissant mi-donneur de leçons ne peut dissimuler le fond du propos, l’essentialisation des musulmans, leur réduction à une abstraction qui s’appelle « islam » et qui permettrait d’expliquer tous les maux dans lesquels il se débattent.
Que l’Indonésie soit, au même titre que le Brésil, un pays démocratique (et le plus peuplé des pays musulmans), que l’autoritarisme égyptien ait peu à voir avec la religion, que l’Albanie connaisse des problèmes et des conflits qui ne portent pas sur la religion, qu’importe. Que la situation des femmes soit difficile dans beaucoup de pays musulmans, nul le contestera. Mais vivent-elles des conditions plus dures au Pakistan qu’en Inde, un pays laïque ? Peut-on vraiment affirmer que les femmes turques n’ont pas conquis de nombreux droits ces dernières décennies ? Comment expliquer que les jeunes femmes soient majoritaires dans toutes les universités du monde arabe (à l’exception du Yémen) ?
Preuve de leur maladie, les musulmans seraient, selon l’auteur, convaincus que « l’islam est la religion supérieure à toutes les autres ». Et alors ? N’est-ce pas une conviction qui anime, en général, tous les croyants des trois grandes confessions et leurs institutions ? Ni le Pape, ni aucun grand rabbin ne met, à ma connaissance, sa religion sur le même plan que les autres cultes.
Un secret soigneusement dissimulé
Selon Bidar, « les racines du mal » qui a atteint le monde musulman sont à chercher en son sein, dans un secret qui remonterait à la mort du Prophète et qui aurait été soigneusement dissimulé, enfoui, enterré depuis plus de 1 400 ans par tous les docteurs de l’islam, mais que notre philosophe a su mettre au jour. Quel est donc ce mystère ? « Le Coran nous dit que l’homme est appelé à grandir jusqu’à ce qu’il devienne créateur. » Et le texte sacré prône que « tout être humain doit être rendu suffisamment libre, suffisamment maître de sa vie et non plus créature ou l’esclave de quiconque ». Ah bon, le texte sacré dit cela et personne ne l’avait compris avant Bidar ?
Lire aussi Olivier Roy, « “Bon” islam, “mauvais” islam », Le Monde diplomatique, octobre 2005.
Je ne m’engagerai pas sur ce terrain miné. Ce que prône le Coran, comme l’écrit Olivier Roy, c’est ce que les musulmans disent qu’il prône. Et n’étant pas musulman, je me garderai bien d’interpréter un texte aussi beau qu’obscur. Un croyant a tout à fait le droit de s’y essayer, Bidar aussi. Mais l’Histoire nous apprend que le Coran a été compris au cours des siècles de manière très diverse et changeante, les hérésies d’hier devenant le dogme d’aujourd’hui.
Pourtant, c’est dans la mauvaise interprétation du Coran depuis la mort du Prophète que Bidar voit les raisons de l’émergence de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI). « Les racines du mal sont en toi-même » jette-t-il aux millions de ses « chers amis musulmans ». Aussi simple que cela. Bien sûr, l’OEI habille ses crimes d’un langage religieux, mais faut-il la prendre au mot ? Les aventures occidentales en Irak et en Afghanistan n’ont-elles pas été commises au nom de la démocratie et des droits humains ? On peut trouver des causes bien plus sérieuses et bien plus « terrestres » à la naissance du califat que la bonne ou mauvaise exégèse d’une sourate du Coran. En 2002, Al-Qaida n’existait pas en Irak. Il a fallu l’invasion américaine de 2003, la dissolution de l’armée irakienne par les Etats-Unis, la confessionnalisation du pays organisée par Washington, pour voir l’organisation d’Oussama Ben Laden prendre son essor, avant de muter en Etat islamique. Soyons donc clairs ! Si les Etats-Unis n’avaient pas envahi l’Irak en 2003, jamais Al-Qaida ne se serait développée dans ce pays, jamais elle ne se serait transformée en OEI, même si des milliers de musulmans avaient interprété le Coran de telle ou telle manière [2].
D’autre part, si, dès la mort du Prophète, les croyants ont mal compris son message, s’ils n’ont pas déterré le secret que Bidar seul a découvert, comment diable (si l’on peut dire) ont-ils été capables de fonder des empires aussi brillants — sur tous les plans, y compris intellectuel et scientifique — que l’Empire omeyyade, l’Empire abasside, l’Empire moghol ou l’Empire ottoman ?
Une première solution
Mais Bidar a déjà une première solution pour changer les choses. « Laisse-moi être, demande-t-il à son “cher monde musulman”, de ceux qui parlent un peu en ton nom au lieu de continuer à faire s’exprimer pour toi n’importe quel savant ignorant… (…) Je suis frappé de voir, ici en France et partout ailleurs, à quel point on fait parler des “maîtres de religion” au nom de l’Islam. (…) [Je suis] étonné de l’obstination avec laquelle les pays occidentaux s’imaginent que pour parler au nom de la culture musulmane, on donne ici des tribunes et une fonction de représentation des musulmans à des imams parfois sympathiques mais souvent bornés, et à toute une clique de “clercs éclairés” qui sont à la fois heureusement assez ouverts d’esprit mais malheureusement formatés par le système de la religion. »
Si l’on comprend bien, il faudrait donner la parole, pour parler de culture musulmane, à des gens qui ne sont pas formatés par le système de la religion ! Mais n’est-ce pas ce qu’on fait déjà, y compris par les nombreuses tribunes auxquelles a droit Bidar dans notre presse (lire « Bidar, ces musulmans que nous aimons tant », Nouvelles d’Orient, 25 mars 2012). Ce sont ces intellectuels vivant en Occident et qui ont la chance ou la malchance de se prénommer Abdennour ou Mohammed, très étrangers aux pratiques majoritaires des musulmans, qui devraient être les seuls à parler de la culture musulmane ?
Même si on peut être d’accord avec Bidar que promener à la télévision l’imam Chaghoumi — qui ne représente que lui-même, et surtout l’Etat français et parfois aussi Israël — n’est pas très positif. Mais faut-il vraiment choisir entre des imams de cour manipulés par des capitales étrangères et ces musulmans que nous aimons tant, qui disent exactement ce que l’Occident attend d’eux et dont l’influence parmi les musulmans, en France ou à l’étranger, est inversement proportionnelle au nombre de tribunes dont ils disposent dans les médias ?
Lire aussi Nabil Mouline, « Surenchères traditionalistes en terre d’islam », Le Monde diplomatique, mars 2015.
Comme tout réformateur musulman adoubé par l’Occident, Abdennour Bidar nous offre un remède à la maladie de l’islam, le soufisme, dont la vision est souvent hagiographique. Pourtant, faut-il rappeler que Hassan Al-Banna, fondateur des Frères musulmans, se rattachait à la tradition soufie, comme le cheikh marocain Abdessalam Yassin, qui fut pendant de longues années le dirigeant d’Al-Adl wal Ihsan, un mouvement avec lequel notre philosophe ne s’identifie probablement pas ?
Mais cela nécessiterait de sortir des simplifications abusives dont nous abreuvent les médias, notamment en calquant leurs analyses sur celles de Bidar ou, hier, sur celles d’Abdelwahhab Meddeb et que nos responsables politiques reprennent de manière opportuniste en espérant gagner quelques voix, alors même qu’ils font le lit du Front national et de l’islamophobie.
Notes
[1] Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, Editions Les Liens qui libèrent, Paris, 2015. Lire également le texte éponyme publié par l’auteur dans Marianne en octobre dernier.
[2] Lire aussi « Funeste rivalité entre Al-Qaida et l’Organisation de l’Etat islamique », par Julien Théron, Le Monde diplomatique, février 2015.