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Checkpoint Charlie...

Checkpoint Charlie, un trait d’union à sens unique

Orient XXI > Magazine > Le choc « Charlie Hebdo » > Marc Cher-Leparrain > 19 janvier 2015

L’attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo et l’attaque contre le supermarché cacher parisien ont confirmé que nous vivions à l’heure de la mondialisation, où il devient difficile de disjoindre politique intérieure et politique extérieure. Le choc créé devrait aussi permettre un débat sur la place des populations musulmanes, aussi bien en France que dans le monde, et sur leur rapport avec ce que l’on nomme « l’Occident ».

Rassemblement devant la mosquée de Châteauroux le 9 janvier 2015. Vidéo La Nouvelle République, (copie d’écran postérisée).

Il y avait autrefois à Berlin un point de passage dans le mur entre le «  monde libre  » et le monde communiste, qui s’appelait «  checkpoint Charlie  ». Il était plus facile à franchir pour ceux de l’Ouest que pour ceux de l’Est. Aujourd’hui, un autre mur, invisible, existe entre l’Occident et le monde musulman. À la grande différence du mur de Berlin construit par l’Allemagne de l’Est, c’est l’Occident qui l’a édifié, non pas en une nuit, mais par étapes successives dont ces dernières décennies sont les plus marquantes et les plus violentes. En France, son point de passage est la présence d’une importante population française musulmane. À l’image du mur de Berlin, le franchissement de ce pont culturel n’est malheureusement autorisé que dans un seul sens.

Agressions extérieures et intérieures

De même que de nombreux Français juifs sont attachés à Israël et à tout événement qui s’y rapporte, les Français musulmans sont sensibles aux événements qui touchent les pays arabo-musulmans. La réaction majoritaire à l’attentat contre Charlie Hebdo parmi ces derniers a été de le condamner, tout en rappelant l’inadmissibilité de blasphémer sur l’islam. Elle est très comparable à celle de la population musulmane française.

Cette similarité est bien sûr fondée sur le partage d’une même religion, mais elle est également nourrie de la sensibilité légitime de la population française musulmane à ce que vivent et ont vécu les pays arabo-musulmans. Et en la matière l’addition est lourde. Au passif de la colonisation et de ses dérives subies par les parents ou grands-parents de nombre de compatriotes transformés par la guerre d’Algérie en «  sales Arabes  » et en «  bougnoules  » et qu’un projet de loi en 2005 soulignant «  le rôle positif  » de cette colonisation a giflés un peu plus, se sont ajoutés ces vingt dernières années les errements violents de l’Occident au Proche-Orient au cours de guerres à répétitions. Celles-ci n’ont fait effectivement que semer le chaos politique et la destruction humaine, avec des centaines de milliers de morts.

Aujourd’hui, alors que le traitement de la question palestinienne persiste dans son «  deux poids-deux mesures  » et dans l’effacement de la notion d’occupé et d’occupant, la guerre contre le terrorisme qui se poursuit, et à laquelle participe la France, tue davantage de civils ordinaires que de djihadistes, drones et bombardements aériens confondus.

À cette agression permanente sur les terres de leurs racines culturelles, et à laquelle la France participe, se superpose en même temps, avec un impact encore plus violent, celles subies par les Français musulmans de façon permanente dans leur propre pays. Ces agressions, dans un premier temps à dominante raciste, sont devenues également islamophobes au fur et à mesure du développement de la confrontation de l’Occident au djihadisme et des récupérations qui en ont été faites. Le résultat est qu’une bonne partie des Français musulmans font face à la marginalisation raciale et religieuse qui les désigne comme éléments exogènes. Délit de «  sale gueule  », discriminations de toutes sortes et allusions à fond raciste dans la vie de tous les jours, mais aussi stigmatisation de leur foi par des lois les visant tout particulièrement (lois sur les signes religieux et le port du voile dans l’espace public), par la remise en cause de leur religion vis-à-vis de la démocratie, et aujourd’hui par la désignation à la vindicte populaire s’ils ne trouvent pas acceptable qu’on injurie et dégrade ce qu’ils ont de plus sacré.

Va-t-on expliquer que des lois spécifiques comme celles qui protègent — à juste titre — leurs compatriotes juifs ne sont pas possibles en France  ? Une loi contre l’islamophobie  ? Comment expliquer que l’on accueille dans les médias audiovisuels du service public des auteurs islamophobes dont les ouvrages ne font qu’entretenir la haine et la peur du musulman  ? La participation à la marche de protestation du 11 janvier de nombreux Français musulmans s’est trouvée contrainte, tant les voix s’étaient élevées dans les grands médias, y compris du service public, pour qu’ils condamnent l’attentat en tant que musulmans plus qu’en tant que citoyens. Ce faisant, la France a gommé la pleine citoyenneté des Français musulmans au regard du reste de la population, les a obligés à accepter le statut de coupable a priori jusqu’à preuve du contraire. Condamner l’attentat est une chose, le faire en stigmatisant un peu plus une partie de la population française, en l’obligeant en l’occurrence à cautionner l’islamophobie, en est une autre. Une avanie de plus, et pas des moindres.

Des remèdes aux effets pervers

La terminologie d’«  islam de France  » ou d’islam à la française, promue par nos politiques, est perverse. Elle est même une erreur. Au nom de l’intégration dans la République et dans la société française, elle tend à couper de leurs origines nos compatriotes musulmans issus de l’immigration, de leur foi, qui se partage en branches et écoles bien définies, lesquelles ne sont pas plus françaises que le catholicisme ou le judaïsme. Pire, elle stigmatise l’islam en tant que tel.

À travers l’expression d’«  islam de France  », est mise en avant la notion d’«  islam modéré  », qui seul serait admis en France. Cela sous-tend de façon implicite que l’islam en tant que tel ne l’est pas. Ce faisant, on contribue à nourrir les récupérations de la part de certains partis politiques qui surfent sur les peurs irrationnelles de ceux dont la vision de l’islam est parallèlement nourrie par les buzz sensationnels de médias cherchant à attirer le chaland. Cette terminologie perturbe son objectif, qui est de lutter contre les dérives radicales et intégristes s’opposant à la République et à ses lois. Plus grave, elle accepte — et donc rend légitime — la prise en otage de l’islam par les djihadistes et radicaux de tout poil, y compris par le wahhabisme saoudien qui est issu de la plus rigoriste des quatre écoles du sunnisme.

Il ne peut y avoir un «  islam de France  », comme il ne peut y avoir un «  judaïsme de France  » ou un «  catholicisme de France  ». Tout ce qui peut être imposé, c’est le respect des lois de la République par chaque citoyen dans la pratique de sa religion, et à traitement égal. Cette imposition est de la responsabilité de l’État, et non pas de représentants de chaque religion. Se décharger de cette mission sur ces derniers reviendrait à entériner le communautarisme sur une base religieuse, principe de communauté qui en outre n’existe pas au sein des Français musulmans. Comme le souligne fort justement Olivier Roy1, il n’y a pas en effet, dans la population musulmane française, de phénomène de communautarisation au niveau national, ni de volonté pour se transformer en communauté. Cette population est très hétérogène religieusement, socialement et politiquement. Les organisations voulues «  représentatives  » existantes sont portées par le gouvernement français et des gouvernements étrangers, et n’ont de ce fait pas de légitimité locale.

Et cette non-communautarisation est plutôt une bonne nouvelle, conclut Olivier Roy. Du fait de l’absence d’équivalent de la «  papauté  » chez les sunnites, ce qui pose problème cependant sont des immixtions d’États étrangers dans certaines mosquées françaises, en particulier quand il s’agit de l’Arabie saoudite dont le wahhabisme (salafisme) est catalyseur de radicalisation.

Les racines du djihadisme

Le terrorisme djihadiste n’est pas né de rien. Il n’est pas né d’emblée au sein des populations musulmanes. Il a plusieurs racines ou incitations. Parmi les principales :
 la colonisation occidentale, qui a provoqué en réaction défensive l’émergence de l’islam politique  ;
 la répression des mouvements de l’islam politique par les régimes arabes post-coloniaux laïcisants ainsi que par certaines monarchies du Golfe (en particulier l’Arabie Saoudite, y compris récemment) et le soutien de l’Occident à ces régimes  ;
 la politique coloniale ininterrompue de l’État d’Israël aux dépens des Palestiniens et avec le soutien de l’Occident  ;
 la promotion et la manipulation de mouvements djihadistes par certains États du Proche-Orient, notamment l’Arabie saoudite (en Afghanistan dans les années 1980, en Syrie depuis 2011), la Syrie (au Liban, en Irak et en Syrie même pour contrer la révolution de 2011), le Pakistan (talibans en Afghanistan pendant les années 1990) et l’Iran  ;
 la prise en otage parallèle de l’islam par les régimes saoudiens et iraniens dans le cadre de leur compétition politique  ;
 et enfin le retour massif des interventions militaires occidentales.

Le djihadisme s’est attaqué — et s’attaque encore — aussi bien à des régimes arabes (et à celui du Pakistan aujourd’hui) qu’aux pays occidentaux. Les victimes sont, sans commune mesure, infiniment plus nombreuses parmi les populations musulmanes de ces pays que parmi les populations occidentales. Le grand dénominateur commun est l’agression contre l’islam ou sa manipulation par des régimes politiques à des fins strictement profanes.

Tendre la main

Aujourd’hui, la stigmatisation des musulmans en France, la propension à leur demander implicitement des comptes pour les violences commises par les djihadistes, les écrase dans un étau. Musulmans, ils sont suspects alors que les musulmans sont les premières victimes de ce terrorisme. Musulmans, ils doivent arborer «  Je suis Charlie  » alors que leur histoire récente n’a été qu’une succession d’agressions violentes contre l’islam. Musulmans, ils doivent cautionner le fait que pour combattre la prise en otage de leur religion par des groupes terroristes, l’on blesse cet otage pendant que l’on tue ces preneurs d’otage.

Lutter contre le terrorisme des groupes djihadistes et contre les idées qu’ils tentent de propager au sein des populations musulmanes en Occident, commence par tendre la main aux populations musulmanes qui, dans leur quasi-totalité, ne demandent qu’à vivre en paix comme citoyens de la République. À défaut de réduire le chômage des banlieues qui contribue à la rancœur de populations fragilisées, un premier pas gigantesque serait l’arrêt de la stigmatisation de toute une population, davantage de respect et d’écoute. Un second grand pas serait fait avec une remise en cause de la politique étrangère française dans le monde arabe. Une politique qui, telle qu’elle est conduite, ne fait qu’aggraver la situation et contribue à fabriquer toujours plus de djihadistes. À défaut d’avoir la volonté et le courage de la modifier pour des raisons d’intérêts économiques immédiats, ayons au moins la volonté, qui ne nécessite pas de courage et qui est sans conséquences économiques, de prêter davantage attention à ceux qui, citoyens français, sont de confession musulmane. Si l’on déclare que «  La France, sans les juifs de France, n’est pas la France  », il faut déclarer aussi que sans les Français musulmans, la France n’est pas la France.

À toi, jeune Européen, je voudrais dire que la peur des autres les façonne à nos peurs, nous allons créer et rencontrer ce que nous craignons. Surtout quand des politiciens sans conscience utilisent nos peurs pour des raisons électorales.
Père Paolo Dall’Oglio.

 

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