La promesse des biens communs
Pendant que les politiques restent immuables, engoncées qu’elles sont dans la défense des intérêts d’une classe de privilégiés, le monde change. Il change d’abord sous l’influence de la logique propre au capitalisme aujourd’hui mondialisé et conduit par des puissances financières qui ont porté l’exigence de rentabilité du capital jusqu’à un point inégalé. Restructuration permanente du capital financier et renforcement de l’exploitation de la force de travail sont alors les deux faces d’une même réalité : celle qui structure l’organisation du travail, le mode de production des richesses et leur répartition. Le monde change aussi parce que le foisonnement de nouvelles techniques laisse entrevoir la possibilité de manipulations biologiques et génétiques susceptibles de faire franchir une marche de plus à la fuite en avant productiviste et scientiste, malgré les dangers déjà avérés d’un mode de développement économique fondé sur l’utilisation massive de ressources rares, dont les limites apparaissent aujourd’hui. Peu à peu, se dévoile l’illusion que l’humanité aurait du temps pour s’adapter aux bouleversements provoqués par le réchauffement climatique : celui-ci risque de se produire beaucoup plus vite que prévu, dans un emballement de réactions en chaîne. Dans le même temps, des promesses fortes de l’idéologie capitaliste, comme l’épanouissement personnel et la démocratie, révèlent de manière de plus en plus patente leurs contradictions avec la logique généralisée du profit. Ainsi, le déploiement mondial du capital contribue à produire de plus en plus des subjectivités frustrées et blessées, tandis que les bien relatifs acquis démocratiques reculent là où des luttes sociales et politiques les avaient inscrits hier. Le monde se transforme enfin parce que les rapports de force géopolitiques se modifient rapidement, et cela d’autant plus que la crise du système exacerbe les tensions inhérentes à un marché livré au jeu de la concurrence prétendument non faussée.
Cette crise, qui vient de bien plus loin que de l’entourloupe des subprime américains, est la marque d’un modèle qui arrive à la fin de son cycle et donc de sa capacité à « enchanter » le monde. Fin de cycle car le mythe de l’accumulation infinie est en train de s’évanouir en même temps que se raréfie ou se dégrade la base matérielle de la croissance économique. Fin de cycle aussi, car les programmes d’ajustement structurel au Sud et les politiques d’austérité au Nord, notamment en Europe, ne peuvent qu’intensifier les causes mêmes qui ont mené à la crise.
La voie capitaliste à la crise capitaliste est une voie sans issue, qu’elle se nomme croissance verte qui ferait cohabiter une moitié d’activités destructrices et une autre moitié d’activités réparatrices, ou économie de la connaissance qui ferait de cette dernière un nouveau « capital », ou économie pseudo-dématérialisée qui cantonnerait la fabrication des marchandises dans le pôle le plus pauvre du monde, dont les classes dirigeantes sont peu regardantes sur les conditions de mise en œuvre.
Il faut donc chercher ailleurs l’issue, si l’on entend poursuivre cahin-caha l’aventure humaine. Et si cette issue n’est encore qu’en filigrane, elle n’en est pas moins possible. Les résistances des peuples et des individus l’attestent, de mouvements sociaux en résistances subjectives moins visibles. Les expériences alternatives en dessinent la trame. Résistances à l’oppression des dictatures, résistances aux atteintes aux droits sociaux, résistances aux licenciements, résistances à l’accaparement des terres ou des ressources, résistances au pouvoir des banques, etc. Expériences de gestion directe d’entreprises ou de quartiers, expériences de pratiques agricoles biologiques et relocalisées, expériences monétaires locales, et même expériences de régulation monétaire étatique hors de portée de la finance mondiale. Et aussi combats pour l’égalité entre les femmes et les hommes, combats pour les mêmes droits indépendamment de la couleur de la peau, de la religion ou de l’orientation sexuelle.
Comment penser la pratique du changement social ? La profondeur des bouleversements évoqués appelle à réexaminer la question de l’émancipation humaine. Celle-ci n’est pas le fruit d’un déterminisme quelconque, elle n’est pas non plus seulement le résultat de l’action de minorités agissantes, sans impliquer la grande majorité des opprimés. L’histoire du XXe siècle le démontre. Celle du XXIe est donc à inventer. Par la pratique et par la pensée de cette pratique. C’est la raison pour laquelle le Conseil scientifique d’Attac se lance dans une mini-aventure – mini au regard de celle des changements à opérer – en créant une revue théorique ouverte à toutes les personnes intéressées par cette démarche. L’objectif est de créer un espace de débat théorique et de confrontations de pratiques, capable d’imaginer des stratégies de transformation sociale et de contribuer ainsi à l’initiation d’une transition véritablement sociale et écologique, vers plus de justice, d’égalité et de démocratie.
À l’heure des dérégulations collectives tous azimuts qui ont fait le lit de la crise, de l’échec patent de la construction européenne libérale qui vise à faire du continent le paradis du marché, du délaissement progressif des préoccupations sociales non compensé par la prise en compte nécessaire de questions dites sociétales, et de la difficulté des organisations issues de l’histoire du mouvement ouvrier ou appartenant à la constellation altermondialiste à construire un rapport de force plus favorable, il faut sans doute définir un nouveau cap. C’est d’autant plus impérieux que le travail coopératif de reformulation intellectuelle des repères de la critique sociale et de l’émancipation sur le moyen terme a souvent pâti de la nécessité d’apporter des réponses immédiates à des urgences concrètes. Il s’agit d’une reformulation intellectuelle articulant les effets de structures et les constructions personnelles, les solidarités et les individualités, aussi éloignée d’un quelconque déterminisme structurel que d’un regain d’individualisme méthodologique dans les sciences sociales.
L’objectif est ambitieux et il ne pourra être atteint qu’au moyen de l’ouverture la plus large auprès des acteurs sociaux inscrits dans une double démarche d’engagement social et de réflexion : syndicalistes, associatifs, politiques, chercheurs, avant tout citoyens.
Concrètement, nous créons une revue à support électronique, de grande diffusion et gratuite, dont la périodicité sera trimestrielle. Elle sera animée par un comité éditorial pluraliste, en charge de définir les projets de contenu, de solliciter les auteurs, d’organiser l’examen des propositions d’articles.
Cette initiative aura besoin des concours provenant de nombreux horizons disciplinaires, car il n’est pas si simple de poursuivre la critique méthodologique et épistémologique de la vision qui présente le monde social comme mû par des lois universelles et intemporelles, auxquelles il serait vain de s’attaquer. Le monde social est toujours construit, son fondement est donc anthropologique et non pas naturel. Et, là se trouve notre fil d’Ariane qui n’est paradoxal qu’en apparence, le monde social est construit dans la biosphère terrestre, la dénommée nature. Contradiction capital/travail et contradiction capital/nature, mais aussi contradiction capital/démocratie et contradiction capital/individualité, participent au caractère systémique de la crise. Le dépassement des unes n’ira pas sans dépassement des autres. Les potentialités de transformation sociale sont inscrites dans ces zones de fragilité du capitalisme et dans leurs interactions avec les contradictions propres aux autres modes d’oppression (domination masculine, discriminations racistes, etc.). Notre revue cherchera à les mettre en lumière pour aider à créer des situations nouvelles, à faire que les potentialités deviennent réalité, comme une sorte de poïétique [1].
On trouvera dans ce premier numéro la base de l’architecture de la revue, susceptible d’être améliorée au fil du temps :
- Un dossier thématique consacré ici à la protection sociale. On trouvera onze articles, mêlant des analyses historiques sur la protection sociale, des examens critiques de politiques sociales mises en œuvre en France (RSA), en Europe ou définies dans le monde par les institutions internationales, des propositions de renouvellement de la nature de la protection sociale, et des mises en perspective théorique.
- Une deuxième partie de débats, qui portent ici sur la publication de deux ouvrages, l’un plutôt historique et politique, l’autre plutôt théorique, concernant le capital et les concepts de richesse et de valeur. Cet espace de débats est appelé à s’étoffer et notamment à recevoir des articles poursuivant les discussions amorcées dans les dossiers précédents.
- Une troisième partie proposant une revue des revues à vocation internationale, qui, dans ce numéro, est centrée sur des articles liés à la problématique de la protection sociale, sur quelques rapports des institutions internationales concernant le développement, les indicateurs de celui-ci, et la richesse accumulée dans le monde par une minorité, sur la lutte des femmes travailleuses chez LATelec en Tunisie, et enfin sur la crise en Syrie.
On découvrira dans cette livraison, commençant par la protection sociale, qu’une même problématique traverse l’ensemble des pièces qui la composent : la sauvegarde et le développement des « communs sociaux », inséparables désormais pour l’humanité des « communs naturels ». Notre revue Les Possiblestravaillera à tenir la promesse des communs.
Cela nous engage vers beaucoup de passerelles à construire, de passages à aménager, de gués à franchir, pour s’affranchir des multiples tutelles et dominations sociales, pour se défaire aussi de l’embrigadement intellectuel et culturel qui menace l’existence même de la démocratie.
Jean-Marie Harribey
15 octobre 2013
N.B. Nous adressons tous nos remerciements à l’équipe technique qui a dû improviser avec brio pour concevoir la maquette électronique de ce premier numéro de la revue.