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Ciné : prostitution, fric, religion...

 Un « Grigris » contre les tabous

Olivier De Bruyn | Journaliste

A film by Rue89

N’Djamena, de nos jours. Un jeune garçon, surnommé Grigris, est connu dans son quartier grâce à ses talents de danseur, d’autant plus étonnants qu’une de ses jambes est paralysée. Confronté à la maladie de son oncle, le jeune homme, 25 ans, doit impérativement trouver de l’argent pour aider sa famille.

Malgré son handicap, il intègre une bande de trafiquants d’essence et entame une aventure périlleuse. Son seul soutien : Mimi, une fille de son âge qui, pour survivre, s’adonne à la prostitution dans les boîtes de nuit.

BANDE-ANNONCE DE « GRIGRIS »

Entre fable sociale et film de genre, « Grigris », présenté en mai en compétition au Festival de Cannes, témoigne d’une certaine réalité de l’Afrique d’aujourd’hui. Une sorte d’exception, tant le cinéma africain est devenu quasi invisible sur nos écrans.


L’acteur Souleymane Deme au premier plan ; derrière lui à gauche, le réalisateur Mahamat-Saleh Haroun ; l’actrice Anaïs Monory à droite, au Festival de Cannes, le 22 mai 2013 (Lionel Cironneau/AP/SIPA)

 

Derrière la caméra : Mahamat-Saleh Haroun, un metteur en scène qui, depuis trois décennies, vit entre Paris et le Tchad, et signe des films puissants sur son pays natal. Après « Un homme qui crie » en 2010 (prix du jury au Festival de Cannes), « Grigris » confirme l’importance du cinéaste, l’un des seuls à nous donner régulièrement des nouvelles de son continent. Interview.

Rue89  : Comment est né « Grigris » ?

Mahamat Saleh-Haroun : Je voulais raconter une histoire autour des jeunes trafiquants d’essence, très nombreux au Tchad. Ils vont chercher l’essence au Cameroun, puis l’acheminent en toute illégalité, de nuit, en traversant à la nage le fleuve qui sépare les deux pays. Une activité à haut risque, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ces jeunes sont si marginalisés et exclus qu’ils n’ont pas d’autre choix que la délinquance.

Dans mes films précédents, j’avais surtout mis en scène des personnages martyrisés par le sort, tétanisés. Dans « Grigris », je m’intéresse au mouvement, à l’action, d’où le côté film de genre.

Avez-vous enquêté avant d’écrire votre scénario ?

Absolument. Et je n’avais pas besoin d’aller chercher très loin. Certains de ces jeunes vivent dans mon quartier et je les côtoyais tous les jours sans savoir ce qu’ils trafiquaient. Certains ont refusé de me parler, d’autres ont accepté de me montrer comment fonctionnait leur filière, jusqu’à faire de la figuration dans le film.

Vos deux personnages principaux – Grigris, le danseur, et Mimi, la prostituée – sont-ils également inspirés par la réalité de N’Djamena ?

Oui. Je connais des filles comme Mimi. Certaines vivent également dans mon quartier. Souvent, elles ont des enfants et leur désir de respectabilité implique qu’elles aient une double identité et une double apparence. Le jour, elles affichent une image respectable et, la nuit, se griment et se transforment pour gagner de quoi survivre. En fait, je m’inspire toujours de mon quartier, du quotidien, de ce que je connais le mieux, pour donner une représentation plus générale de mon pays et de l’Afrique.

La combine et la prise de risques semblent les seuls moyens de s’en sortir pour vos personnages.

L’illégalité et la fuite constituent en effet leurs seuls horizons. Cette jeunesse en déshérence, si nombreuse, est la grande oubliée du continent africain. Elle n’a pas d’autres choix que de prendre la mer pour s’exiler, au risque de mourir, ou de se débrouiller avec les moyens du bord, qui sont très faibles. Les perspectives d’avenir, pour cette génération, sont quasi inexistantes. Le cinéma se doit de rendre compte de cette réalité.

Le cinéma africain est lui-même mal en point.

Hélas, oui. En premier lieu, à cause d’une absence de volonté politique pour le soutenir. Car les moyens financiers existent, il suffit de voir ceux dont dispose le foot dans certains pays : Côte-d’Ivoire, Sénégal, Kenya, Cameroun... Le péché originel du cinéma, si j’ose dire, c’est qu’il porte en lui-même un regard potentiellement critique. Or, les pouvoirs en place ne tiennent pas à financer des images potentiellement critiques.

Et au Tchad ?

Par une forme de fierté nationale, le prix du jury que j’ai obtenu à Cannes en 2010 a fait un peu évoluer les choses. Une salle de cinéma existe désormais à N’Djamena. Il y a également plusieurs projets en cours : une école de cinéma, un fonds pour aider les jeunes artistes locaux. De telles actions concrètes permettront de progresser, pas à pas.

« Grigris » va sortir dans cette salle ?

Oui, le 10 juillet, comme en France. Jusqu’alors, mes films étaient invisibles dans mon pays et le public tchadien ne pouvait pas découvrir des films qui parlaient de lui. J’ai d’ailleurs tenu à ce que « Grigris » soit montré une fois dans cette salle, avant même sa présentation à Cannes.

Votre film bouscule des tabous, la prostitution, mais aussi la religion. Dans une scène, Grigris jure et ment sur le Coran…

Contrairement à ce que prétend la religion, la pauvreté n’a aucune vertu. Mes personnages sont poussés à enfreindre les lois et la morale car le contexte social et économique leur interdit toute autre solution. La seule question qui vaille pour eux, c’est celle de la survie. Pour les gens de peu, la religion n’apporte aucune réponse aux difficultés concrètes.

« Grigris » est-il un film féministe ?

Oui, absolument. Sur le continent africain, tous les pouvoirs, sont entre les mains des hommes. Ce sont eux, entre autres, qui ont fomenté les guerres… Pendant ce temps, les femmes enfantent et, en silence, font tenir debout l’ensemble de la société. Si les femmes devenaient solidaires, comme dans le film, alors une promesse de quelque chose serait possible en Afrique.

Comment avez-vous produit « Grigris » ?

Grâce à des fonds de différentes origines et nationalités : France 3 cinéma, Canal +, l’avance sur recettes, une contribution de l’union européenne. Pour la première fois, le Tchad est également intervenu dans la production d’un film. Le budget s’élève à 2 millions d’euros. Un chiffre modeste par rapport à la moyenne française, mais important pour l’Afrique. On pourrait d’ailleurs produire ce genre de films pour encore moins cher.

De quelle façon ?

En formant des chefs opérateurs, des ingénieurs du son, des monteurs… Si l’Afrique formait ses propres techniciens, nous n’aurions pas besoin de recourir à des étrangers et les coûts baisseraient mécaniquement. C’est pourquoi la perspective de cette école de cinéma au Tchad est porteuse d’espoir. Pour l’heure, nous sommes dans la même situation que dans les années 60 : sans Européens, pas de films en Afrique !

Avez-vous un nouveau projet ?

Oui, je suis en écriture d’un scénario. Ce film sera situé en France, loin de mon quartier du Tchad où je sais pourtant que je reviendrai un jour. Cela fait trois décennies que je vis en partie en France et j’ai des choses à raconter et à filmer sur ce pays qui fait désormais partie intégrante de ma mémoire et de ma personnalité.

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