Les nouveaux chiens de garde
Extraits de Les Nouveaux chiens de garde, Liber-Raisons d’Agir, 1997
Les nouveaux chiens de garde
Par Serge Halimi
La construction de « l’intérêt du public »
L’intérêt que nous éprouvons pour un sujet nous vient-il aussi naturellement que le prétendent les fabricants de programmes et de sommaires ? N’est-il pas plutôt construit par la place qui précédemment lui a été accordée dans la hiérarchie de l’information ? Lorsque la mort de Lady Diana fut annoncée (Le Monde y consacra trois « unes », TF1 un journal exceptionnellement prolongé qui, pendant 1 heure 31 minutes, ne traita que de ce seul sujet), comment quiconque aurait-il pu ne pas être « intéressé » ? Non pas que la nouvelle soit importante (la défunte n’avait aucun pouvoir, hormis celui de doper les ventes de la presse people), mais parce qu’à force d’entendre parler d’elle – de son mariage avec le prince Charles, de la naissance de chacun de ses enfants, de ses amants, des infidélités de son mari, de ses régimes alimentaires, de sa campagne contre les mines antipersonnel – La princesse était, qu’on le veuille ou non, entrée dans nos vies. On en avait appris davantage sur elle que sur bien des membres de notre entourage.
Alors, forcément, sa mort nous « intéressa ». Peut-être se serait-on intéressé à d’autres sujets si les médias leur avaient consacré autant de temps et de moyens qu’à ce fait divers-là. Car comment peut-on se soucier de ce qui advient en Colombie, au Zimbabwe ou au Timor-Oriental quand on ignore l’existence de ces pays ? Les libéraux insistent sans relâche sur le rôle économique de l’offre. Sitôt qu’il s’agit d’information et de culture, ils prétendent cependant tout expliquer par la demande...
Une uniformité très naturelle
L’oubli du monde est idéologie puisqu’il construit un autre monde. Le« fait divers qui fait diversion » est idéologie puisqu’il attire l’attention sur l’anodin, et la détourne du reste. L’audimat aussi est idéologie. Alors président de la Société des journalistes de France 2, Marcel Trillat a expliqué que, grâce à une enquête d’audience minute par minute, la direction de l’information savait ce qui avait marché et ce qu’il fallait éviter.
Mais, au jeu du spectacle, le résultat est connu d’avance : « Notre public devra se contenter, le plus souvent, de pensée prêt-à-porter, d’“images dramatiques”, de la langue de bois des têtes d’affiche de la politique et de l’économie. De vedettes du show-biz ou du cinéma venues assurer la promotion de leur dernier chef-d’œuvre en direct à 20 heures. Sans parler du record du plus gros chou-fleur de Carpentras ou des vaches envoûtées dans une étable des Hautes-Pyrénées. Au nom de la concurrence, chacun court pour copier l’autre. » Tout est dit. Nulle cabale ou conspiration : l’audimat est niché dans la tête des responsables de rédaction, soucieux de satisfaire les actionnaires et les annonceurs. L’uniformité devient alors chose très naturelle, rythmée par le balancier du marché.
La résistance par la lucidité
Parlant des journalistes de son pays, un syndicaliste américain a observé : « Il y a vingt ans, ils déjeunaient avec nous dans des cafés. Aujourd’hui, ils dînent avec des industriels. » En ne rencontrant que des « décideurs », en se dévoyant dans une société de cour et d’argent, en se transformant en machine à propagande de la pensée de marché, le journalisme s’est enfermé dans une classe et dans une caste. Il a perdu des lecteurs et son crédit. Il a précipité l’appauvrissement du débat public. Cette situation est le propre d’un système : les codes de déontologie n’y changeront pas grand-chose. Mais, face à ce que Paul Nizan appelait « les concepts dociles que rangent les caissiers soigneux de la pensée bourgeoise », la lucidité est une forme de résistance.