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Russie

  • Les médias dominants et l’Ours russe

    Je suis professeur d’histoire et je donne des cours, parmi d’autres sujets, sur la Russie et l’URSS. J’essaie d’expliquer à mes étudiants comment les Russes se voient eux-mêmes et voient leur histoire, et comment les médias dominants occidentaux (Mainstream Media – MSM dans l’acronyme internet) présentent la Russie à leurs lecteurs. Bien sûr, la cible principale des MSM est le président russe, Vladimir Poutine, mais la Russie en est aussi une.

    Comment est-ce possible ? Après l’effondrement de l’URSS en 1991, la Russie était à genoux, son économie était détruite par des Russes aspirant à devenir des Occidentaux, dits libéraux, qui lui appliquaient des traitements de choc. L’idée était de désintoxiquer rapidement les Russes du socialisme, mais les libéraux ne sont parvenus qu’à ruiner l’épargne personnelle des Russes ordinaires qui ont perdu leurs économies deux fois au cours des années 1990. Peu importe, c’est le prix à payer, ont conseillé les MSM, si vous voulez être comme nous à l’Ouest. Et qui ne voudrait pas nous ressembler ?

    Le président Boris Eltsine, qui est arrivé au pouvoir en démembrant l’URSS, était présenté en Occident comme un héros. En fait, il jouait le fou du roi du président Bill Clinton. « Ce bon vieux Boris », a dit Clinton lorsque Eltsine a lancé des chars contre le Parlement russe en 1993 et a truqué les élections en 1996 avec l’aide de l’ambassade des États-Unis à Moscou. Vous faites ce que vous avez à faire, auraient commenté des responsables du gouvernement états-unien. Eltsine a conservé son pouvoir, pour autant qu’il en ait eu un, manifestant sa gratitude envers les États-Unis en se comportant comme le pote de Clinton lorsqu’il s’est rendu à Washington. C’était de l’excellent matériel pour les MSM, mais pas si excellent vu de Moscou. Vous vous souvenez du premier film de la série des Star Wars, lorsque la princesse Leia est capturée par la méchante limace géante, Jabba le Hutt, qui la tient en laisse ? Eltsine n’était certainement pas la superbe princesse Leia, mais la laisse était bien réelle.

    Être dépendant des États-Unis n’a jamais rien rapporté à Eltsine au-delà de sa survie personnelle. Pendant ce temps, un allié de longue date de l’Union soviétique (et allié de l’Occident aussi), la Yougoslavie, a été détruit par l’Otan. Vous vous souvenez de l’Otan, n’est-ce pas, censément organisée comme défense contre l’URSS, mais qui s’est tournée ensuite vers l’agression au nom d’une « responsabilité de protéger » bidon. Il n’y a eu aucune gratitude —je fais le commentaire en passant— pour le rôle de la Serbie pendant la Première Guerre mondiale et celui de la Yougoslavie pendant la Seconde Guerre mondiale, ou pour la déclaration d’indépendance du maréchal Josip Broz Tito à l’égard de Staline. C’est sûr, la gratitude n’est pas une valeur dans les relations entre États.

    Le gouvernement US a dû être incertain quant à sa capacité de tenir la Russie avec la laisse de Jabba parce que l’Otan s’est vue confier la nouvelle tâche d’encercler la Russie, en s’étendant vers l’Est, contrairement aux engagements de ne pas le faire pris envers le dirigeant soviétique Mikhail Gorbachev, un autre favori des médias dominants. Ce devait être un nouveau cordon sanitaire, bien que personne ne l’appelle comme ça.

    Enfin, Eltsine a démissionné à la fin de 1999. Vladimir Poutine a été élu à la présidence l’année suivante, et il s’est appliqué à intégrer la Russie, politiquement et économiquement, dans l’Europe. En dépit de tous les efforts de Poutine auprès du président des États-Unis George W. Bush, les relations de la Russie avec l’Occident n’ont pas abouti. Comme l’un de mes étudiants l’a découvert en réalisant un mémoire de Master sur les MSM et Poutine, le président russe était caractérisé dès le début comme un ancien officier du KGB, qui voulait faire renaître l’URSS, l’idée la plus éloignée de l’esprit de Poutine. Des caricatures politiques le montraient avec des marteaux et des faucilles dans les yeux, ou se transformant en Staline. Un autre le montrait apportant un petit déjeuner au mausolée de Lénine, et disant : « Réveille-toi, putain, réveille-toi, Vladimir Ilitch ».

    Comment l’Occident (lire les États-Unis) a-t-il pu représenter Poutine de manière aussi fausse, et pourquoi ? Pour une chose, Poutine ne voulait pas se coucher aux pieds de Jabba le Hutt. Il s’est employé à restaurer la force économique, politique et militaire de la Russie. L’Europe occidentale a rarement été à l’aise avec une Russie forte. La russophobie occidentale date en fait depuis au moins le début du XIXe siècle. Un dirigeant assuré et d’esprit indépendant à Moscou est le dernier Russe que les MSM voudraient embrasser. Poutine est l’éléphant, ou plutôt l’ours dans le magasin de porcelaine. L’homme de pouvoir occidental craint et hait les autres soumis qui sortent des rôles de serviteurs courbés qui leur ont été assignés.

    La Russie veut la guerre. Regardez comme elle a mis ses frontières à côté de nos bases militaires

    Poutine a commencé à parler trop franchement d’agression lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak en 2003 sous un prétexte bidon et ont financé les révolutions de couleur en Géorgie et en Ukraine en 2003 et 2004. Poutine n’a pas non plus aimé lorsque le président Bush est sorti du traité ABM à la fin de 2001, alors même que Poutine essayait de lier des amitiés.

    Nous devons nous prémunir contre l’Iran, disait Bush. Il n’y a aucune menace de la part de l’Iran, insistait Poutine, il n’y en a jamais eu. Les Russes soupçonnaient que l’Iran était seulement une couverture pour renforcer l’encerclement de la Russie par l’Otan (lire les États-Unis). Il y a maintenant un accord avec l’Iran sur les questions nucléaires, mais le développement et le déploiement des missiles antibalistiques continue allègrement. Les soupçons de la Russie à l’égard des États-Unis semblaient fondés.

    Poutine a aussi osé défier l’élément principal de l’idéologie politique US, l’exceptionnalisme états-unien. Les États-Unis sont « la Nation exceptionnelle », c’est l’idée, la cité qui brille au haut de la colline, destinée à imposer ses valeurs et ses intérêts aux autres peuples et nations, pour leur propre bien, qu’ils le veuillent ou non.

    Une chose qu’on peut dire à propos des MSM, c’est qu’ils n’aiment pas voir critiquer leurs mythes. « Nous sommes un Empire maintenant, a dit Karl Rove, l’un des néocons de Bush junior, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité ». Les MSM, aurait-il pu ajouter, servent de porte-voix de l’Empire, renforçant les nouvelles réalités, exactement comme c’est dépeint dans le roman 1984 d’Orwell. Le problème était, et est encore, que ces réalités ne sont pas la réalité pour la plupart des autres peuples vivant hors des États-Unis et de leurs États vassaux. Qui se soucie de ce qu’ils pensent, a commenté en effet Rove, nous allons créer de nouvelles réalités, « et à vous, vous tous [là-bas], il ne restera qu’à étudier ce que nous faisons ».

    C’est de l’autodéfense

    Regardons la brève confrontation entre la Russie et la Géorgie en 2008. Le président géorgien, Mikhaïl Saakachvili, une marionnette couarde des États-Unis, a envoyé ses soldats en Ossétie du Sud, pensant qu’il pourrait l’occuper avant que la Russie ne réagisse. Il s’était trompé et l’armée géorgienne a été écrasée. Les médias dominants ont traité la riposte comme un acte d’agression russe. Le proverbial ours russe est devenu l’image favorite des caricaturistes états-uniens. L’un d’eux a représenté l’ours rongeant un os appelé Géorgie en surveillant un minuscule Bush Jr., comme s’il disait : vous ne pouvez pas faire en Géorgie ce que vous avez fait en Irak. Un autre ours tient la Géorgie dans sa gueule comme s’il allait l’avaler. C’est une image omniprésente en Occident. Les caricaturistes états-uniens semblent vouloir inciter leurs dirigeants à la bagarre en dessinant un grand ours russe grognant contre le tout petit Bush Jr. ou le minuscule Barack Obama. « Qu’allez-vous faire avec ça ? » demande le méchant ours.

    Bien sûr, l’agresseur en Ossétie du Sud était Saakachvili, encouragé par ses nounous US. Vous pouvez le faire si vous agissez assez rapidement, semble avoir été l’idée des États-uniens. Pour être honnête, tous les caricaturistes occidentaux n’avaient pas emboité le pas à propos de la Géorgie, mais ce n’a pas été long avant que la plupart d’entre eux rentrent dans le rang. Si vous avez le moindre doute, faites seulement une recherche sur internet.

    L’Occident n’a pas aimé les critiques de Poutine à l’égard de l’agression de l’Otan contre la Libye en 2011 —y a-t-il un autre mot pour ça ?— et le lynchage de son dirigeant Mouammar el-Kadhafi. Dans une scène grotesque, la secrétaire d’État Hillary Clinton, semblable à un vampire assoiffé, jubilait sur les images de son cadavre ensanglanté. Poutine a traité l’attaque de l’Otan de « démocratie des frappes aériennes ». C’était une métaphore saisissante pour l’hypocrisie occidentale. Il n’y a pas de démocratie dans la Libye autrefois prospère, seulement ruines, chaos et groupes déchaînés de djihadistes salafistes violents. Merci à l’Otan, elle s’est frayé un chemin en Syrie et en Irak. Les MSM critiquent par ailleurs la Russie pour son soutien à la résistance de la Syrie contre les monstres de Frankenstein occidentaux, si souvent employés, depuis la guerre soviétique en Afghanistan jusqu’à aujourd’hui, pour renverser des gouvernements laïques indépendants au Proche-Orient ou en Asie. Si seulement les djihadistes étaient restés en Syrie et n’étaient pas arrivés en Irak pour créer un État islamique (ÉI). En envoyant des unités de l’armée de l’air russe en Syrie, Poutine a démasqué les États-Unis et leurs vassaux soutiens des membres « modérés » d’ÉI. Il n’y a pas de djihadistes modérés, bien sûr ; ils sont une invention états-unienne. Poutine a parlé de bluff occidental et invité en effet les États-Unis à se tourner contre leurs propres alliés djihadistes. Ce ne sera pas un virage facile à prendre à Washington. Les vieilles habitudes ont la vie dure.

    Là où la Russie défend le processus démocratique

    Le seul développement qui a vraiment déclenché la fureur des médias dominants contre Poutine et la Russie est la crise en Ukraine. Pour l’Occident, c’est la faute de la Russie, l’agression de la Russie, en particulier la réunification avec la Crimée, oubliant que les États-Unis et leurs satellites de l’Union européenne ont déclenché la crise actuelle en soutenant un coup d’ État fasciste violent à Kiev. Faites une recherche sur Internet : l’image du dangereux ours russe est omniprésente. Il a menacé les Criméens pour qu’ils votent en faveur de la réunification avec la Russie. Jusqu’où pouvez-vous aller dans l’absurde et loin de la réalité ? Comme si les Criméens voulaient embrasser la junte fasciste de Kiev.

    L’ours russe est aussi montré en train de manger un poisson nommé Ukraine. « Je me sentais menacé », grogne l’ours, coiffé d’une chapka décorée du marteau et de la faucille.

    Pourtant un autre ours, montrant ses dents acérées, offre des chocolats Valentine à une babouchka nommée Ukraine de l’Est. « Sois à moi… sinon », dit la légende. Le message est si scandaleux qu’on se met à rire. Mais après réflexion, cette image n’est pas drôle du tout car elle montre jusqu’où les médias dominants ont inversé la réalité.

    Ensuite il y a un Time récent, qui pourrait être encore plus MSM que le Time magazine, qui déplore « la dangereuse montée des faucons du Kremlin », ceux qu’on appelle les siloviki, des fonctionnaires puissants, comme s’il n’y avait pas de types de ce genre dans les gouvernements occidentaux. Si l’hôpital se moquait de la charité, ça donnerait ça. Ces nouveaux méchants de Moscou « dominent la vie politique en Russie », selon le Time, « [et]… contribuent […] à une atmosphère paranoïaque et agressive ». Time nous offre un véritable dictionnaire de clichés occidentaux grotesques sur la Russie. Le mégaphone de l’agresseur que sont les médias dominants accuse l’autre de l’agression, c’est un vieux truc d’ailleurs souvent utilisé par les États-Unis. Quant à la paranoïa, regardez une carte. Qui tente d’encercler qui ? Qui menace qui ? Qui dépense presque autant en armements que tous les autres États réunis ? Ce n’est pas la Russie.

    La novlangue orwellienne est maintenant la norme en Occident et tout particulièrement aux États-Unis. Lisez seulement les discours d’Obama. La Russie et la Chine sont des autres mécréants. Cette chosification des adversaires des États-Unis est-elle une préparation à la guerre ? En écoutant Obama, vous ne saurez jamais que les États-Unis ont déclenché un coup État fasciste à Kiev, commis des actes d’agression flagrants contre l’Iran et la Libye, dans d’autres pays, ou qu’ils arment les djihadistes salafistes en Syrie. Les dissidents qui révèlent les mensonges sont ignorés, ridiculisés, noircis. Les lanceurs d’alerte sont emprisonnés. Et Poutine, homme remarquable s’il y en eut, est maudit encore plus que les autres pour oser, comme l’enfant dans le conte de Hans Christian Andersen, révéler que l’empereur est nu. « Est-ce que vous réalisez ce que vous avez fait ? », a demandé Poutine récemment à l’ONU. Niet, Gospodin Prezident, ils ne réalisent pas. Il était d’usage de dire que la vérité a ses droits, mais je ne suis pas sûr qu’elle les aura, du moins assez tôt pour être quelque chose de plus qu’un sujet de débat entre historiens, comme Karl Rove l’a suggéré, trop tard.

    Traduction
    Diane
    site : Le Saker Francophone

    Source
    Strategic Culture Foundation (Russie)

  • Russie/UE: guerre de l'énergie

    7 décembre 2014

    L’observation des réactions à l’annulation du projet South Stream a été jubilatoire, mais elle nécessite d’être expliquée très attentivement. Afin de comprendre ce qui est arrivé, il est d’abord utile de revenir sur la façon dont les relations russo-européennes se sont développées au cours des années 1990.

    Le gaz russe va bifurquer vers la Turquie, au Sud, au lieu d'aller vers l'Europe, à l'Ouest

    Le gaz russe va bifurquer vers la Turquie, au Sud, au lieu d’aller vers l’Europe, à l’Ouest

    A l’époque, il ne faisait aucun doute que la Russie deviendrait le grand fournisseur d’énergie et de matières premières de l’Europe. C’était la période de la grande ruée vers le gaz, quand les Européens anticipaient des fournitures russes illimitées et infinies. L’accroissement du rôle du gaz russe dans le mélange énergétique européen a permis à l’Europe de se défaire de son industrie au charbon, de diminuer ainsi ses émissions de CO2 et par ailleurs d’intimider et donner des leçons au monde entier, pour qu’il fasse pareil.

    Cependant, les Européens n’imaginaient pas que la Russie ne leur fournirait que de l’énergie. Ils croyaient fermement que cette énergie russe serait extraite pour eux, et par les sociétés énergétiques occidentales. Après tout, c’était la tendance générale dans la plupart des pays en cours de développement. L’Union européenne qualifie cette méthode de sécurité énergétique (un euphémisme pour justifier l’extraction énergétique dans d’autres pays, sous le contrôle de ses propres entreprises).

    Mais cela ne s’est pas passé ainsi. Bien que l’industrie pétrolière russe ait été privatisée, elle est néanmoins restée principalement entre les mains de Russes. En 2000, peu après l’arrivée de Poutine au pouvoir, la tendance de privatiser l’industrie pétrolière s’est inversée. Une des principales raisons de la colère de l’Ouest a été l’arrestation de Khodorkovski, la fermeture de Ioukos, puis le transfert de ses actifs à la société pétrolière d’État Rosneft, marquant ainsi l’inversion de la politique de privatisation de l’industrie pétrolière.

    Dans l’industrie gazière, le processus de privatisation n’a jamais vraiment démarré. Les exportations de gaz ont continué à être contrôlées par Gazprom, préservant sa position de monopole d’État dans l’exportation de gaz. Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, la position de Gazprom comme monopole d’État a été complètement sécurisée.

    Une grande partie de la colère de l’Ouest à l’égard de Poutine s’explique par le ressentiment européen et occidental, de son refus, ainsi que de celui du gouvernement russe, d’éclater les monopoles énergétiques russes et d’ouvrir (c’est un euphémisme) l’industrie aux avantages des entreprises occidentales.

    Un bon nombre d’allégations de corruption, portées régulièrement contre Poutine personnellement, ne sont destinées qu’à insinuer qu’il s’oppose à l’ouverture de l’industrie russe de l’énergie, ainsi qu’à l’éclatement et à la privatisation de Gazprom et de Rosneft, parce qu’il a un intérêt personnel investi en eux, et, dans le cas de Gazprom, qu’il en est en fait le propriétaire. Si l’on examine en détail les allégations spécifiques de corruption portées contre Poutine (comme je l’ai fait), cela devient évident.

    L’ordre du jour visant à forcer la Russie à privatiser et à briser ses monopoles énergétiques n’a jamais disparu. C’est pourquoi Gazprom, malgré le service essentiel et fiable qu’elle assure à ses clients européens, est assujettie à tant de critiques. Quand les Européens se plaignent de la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie, ils expriment leur ressentiment d’avoir à acheter du gaz à une seule société d’État russe (Gazprom), et non pas aux sociétés occidentales opérant en Russie.

    Ce ressentiment est lié à la conviction, très ancrée en Europe, que la Russie est, en quelque sorte, dépendante de l’Europe, aussi bien comme client énergétique, que comme fournisseur de finances et de technologie.

    C’est cette combinaison de ressentiment et d’excès de confiance qui se cache derrière les tentatives européennes répétées de légiférer sur les questions énergétiques, afin de forcer la Russie à ouvrir son secteur de l’énergie.

    La première tentative a été ladite Charte de l’énergie, que la Russie a signée, mais a finalement refusé de ratifier. La dernière tentative de l’Union européenne était le dit Troisième paquet énergie. Ce paquet a été présenté comme un développement de la loi anti-concurrence et anti-monopole de l’Union européenne. En réalité, comme chacun le sait, il s’adressait à Gazprom, qui est un monopole, mais bien évidemment pas européen.

    Tel est l’arrière-plan du conflit sur South Stream. Les autorités de l’Union européenne ont insisté pour que South Stream se conforme au troisième paquet énergie [1], bien que celui-ci n’ait vu le jour qu’après que les accords-cadres ont été conclus.

    Conformément au troisième paquet énergieGazprom devait fournir le gaz, mais n’aurait eu ni la propriété de celui-ci, ni le contrôle du gazoduc destiné à l’acheminement.

    Si Gazprom avait accepté cela, il aurait reconnu de fait l’autorité de l’Union européenne sur ses opérations, ce qui aurait constitué, sans aucun doute, le précédent d’une série de futures exigences de changement de ses méthodes d’opération. En fin de compte, cela conduirait à des exigences de changement dans les structures de l’industrie de l’énergie, en Russie même.

    Ce qui vient d’arriver est que les Russes ont dit non. Plutôt que de poursuivre le projet en se soumettant aux exigences européennes, comme s’y attendaient les Européens, les Russes, à l’étonnement de tout le monde, se sont retirés de l’ensemble du projet.

    Cette décision était complètement inattendue. Alors que j’écris cet article, l’air est surchargé de plaintes colériques de la part des pays de l’Europe du sud-est, qui n’ont pas été consultés, ni même informés à l’avance de cette décision. Plusieurs hommes politiques en Europe du Sud-Est (Bulgarie en particulier) s’accrochent désespérément à l’idée que l’annonce russe n’est qu’un bluff (ça ne l’est pas) et que le projet peut encore être sauvé. Du fait que les Européens s’agrippaient à l’idée d’être la seule alternative comme clients pour les Russes, ils ont été incapables de prévoir cette décision et ils sont maintenant incapables de l’expliquer.

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    Il est primordial d’expliquer pourquoi South Stream est important pour les pays de l’Europe du sud-est et pour l’économie européenne dans son ensemble.

    Toutes les économies du sud-est européen sont en mauvais état. Pour ces pays, South Stream était un projet d’investissement et d’infrastructures vital, assurant leur avenir énergétique. En outre, les frais de transit qui s’y rattachaient auraient assuré une importante source de devises étrangères.

    Pour l’Union européenne, le point essentiel est qu’elle est dépendante du gaz russe. Il y a eu des vastes discussions en Europe sur la recherche d’approvisionnements alternatifs. Les progrès dans ce sens se sont révélés, tout au plus, médiocres. Tout simplement, les fournitures alternatives n’existent pas en quantité nécessaire pour remplacer le gaz que l’Europe reçoit de la Russie.

    Courageusement a été évoquée la livraison de gaz naturel liquéfié venant des États-Unis, pour remplacer le gaz fourni par pipeline de la Russie. Non seulement le gaz étasunien est de manière inhérente plus coûteux que le gaz des pipelines russes, ce qui frapperait durement les consommateurs européens et affecterait la compétitivité européenne, mais il est peu probable qu’il soit disponible en quantité suffisante. Mis à part les probables effets modérateurs de la récente chute des prix du pétrole sur l’industrie de schiste des États-Unis, compte-tenu de ses antécédents de consommateur d’énergie vorace, ce pays consommera la plus grande partie sinon la totalité de l’énergie de schiste qu’il produira. Par conséquent, il est peu probable que les États-Unis puissent exporter grand-chose vers l’Europe. Il n’y a même pas les installations pour le faire, et si jamais elles devaient être construites, il faudrait un bout de temps.

    Les autres sources possibles de gaz de l’Union européenne sont pour le moins problématiques.

    La production de gaz en mer du Nord est en baisse. Les importations de gaz d’Afrique du nord et du golfe Persique sont peu susceptibles d’être disponibles dans les quantités nécessaires, loin s’en faut. Le gaz iranien n’est pas disponible pour des raisons politiques. Bien que cela puisse éventuellement changer, il est probable que les Iraniens (comme les Russes) décideront de diriger leur flux d’énergie vers l’Est, l’Inde et la Chine, plutôt que vers l’Europe.

    Pour des raisons évidentes de géographie, la Russie est la source de gaz la plus logique et la plus économique pour l’Europe. Toutes les autres alternatives impliquent des coûts économiques et politiques qui les rendent rédhibitoires.

    Les difficultés de l’Union européenne à trouver des sources alternatives de gaz ont été cruellement exposées dans la débâcle de l’autre soi-disant projet de gazoduc, Nabucco, pour l’acheminement du gaz du Caucase et d’Asie centrale vers l’Europe. Bien que le projet ait été discuté pendant des années, sa construction n’a jamais démarré, car, économiquement, il n’était pas rationnel.

    Pendant ce temps, alors que l’Europe parle de diversifier ses approvisionnements, c’est la Russie qui matérialise des accords.

    La Russie a scellé un accord clé avec l’Iran pour l’échange de pétrole iranien contre des produits industriels russes. La Russie a également accepté d’investir massivement dans l’industrie nucléaire iranienne. Si les sanctions contre l’Iran sont levées, ce jour-là les Européens trouveront les Russes déjà sur place. La Russie vient de conclure un accord massif de fourniture de gaz avec la Turquie (dont nous parlerons plus loin). Éclipsant ces accords il y a eu cette année la conclusion entre la Russie et la Chine de deux énormes contrats de fourniture de gaz.

    Les ressources énergétiques de la Russie sont énormes, mais pas infinies. Le deuxième accord avec la Chine et celui qui vient d’être fait avec la Turquie, fait pivoter vers ces deux pays le gaz qui était précédemment affecté à l’Europe. Les volumes de gaz impliqués dans l’accord turc correspondent presque exactement à ceux précédemment destinés à South Stream. L’accord turc remplace South Stream.

    Ces offres démontrent que la Russie a pris cette année la décision stratégique de réorienter son flux énergétique à l’écart de l’Europe.

    Même si les effets prendront du temps avant de se faire sentir, les conséquences pour l’Europe seront sombres. L’Europe cherche à combler un sérieux déficit énergétique, et ne sera en mesure de le faire que par l’achat d’énergie à un prix beaucoup plus élevé.

    Les accords passés par la Russie avec la Chine et la Turquie ont été critiqués, et même ridiculisés à propos du faible prix obtenu pour son gaz, par rapport à celui payé par l’Europe.

    La différence réelle du prix n’est pas aussi importante que certains le prétendent. Cette critique ne tient pas compte du fait que le prix ne constitue qu’une partie des relations d’affaires.

    En redirigeant son gaz vers la Chine, la Russie cimente les liens économiques avec le pays qu’elle considère désormais comme son allié stratégique clé, et qui a (ou qui aura bientôt) l’économie la plus importante et la croissance la plus forte du monde. En redirigeant son gaz vers la Turquie, la Russie consolide une relation naissante avec la Turquie et devient maintenant sa plus importante partenaire commerciale.

    La Turquie est un allié potentiel clé pour la Russie, consolidant la position de cette dernière dans le Caucase et la mer Noire. C’est aussi un pays de 76 millions d’habitants, avec un produit intérieur brut de 820 milliards de dollars en 2013 et une forte croissance, qui, ces deux dernières décennies, s’est de plus en plus aliénée et éloignée de l’Union européenne et de l’Ouest.

    Par contre, en déroutant son gaz loin de l’Europe, la Russie s’éloigne d’un marché gazier économiquement stagnant et qui lui est (comme les événements de cette année l’ont démontré) irrémédiablement hostile. Personne ne devrait être surpris que la Russie renonce à une relation qui lui a procuré un flot ininterrompu de menaces et d’abus, combinés avec des leçons moralisatrices, des ingérences politiques et maintenant des sanctions. Aucune relation, d’affaires ou autre, ne peut fonctionner de cette façon et celle existant entre la Russie et l’Europe n’y fait pas l’exception.

    Je n’ai rien dit à propos de l’Ukraine, parce que, à mon avis, cela a peu d’incidence sur ce sujet.

    South Stream était au départ conçu pour répondre aux continuels abus de l’Ukraine, de par sa position de pays de transit (abus qui vraisemblablement continueront). Ce fait a été reconnu par l’Europe, autant que par la Russie. C’est parce que l’Ukraine a de manière persistante abusé de sa position de pays de transit que le projet South Stream a obtenu, bien qu’avec réticence, l’approbation officielle de l’Union européenne. Fondamentalement, l’Union européenne, tout autant que la Russie, avait besoin de contourner l’Ukraine, pour sécuriser ses approvisionnements en énergie.

    Les amis de l’Ukraine à Washington et à Bruxelles n’ont jamais été heureux à ce sujet, et ont constamment fait pression contre le projet South Stream.

    Il faut souligner que c’est la Russie qui a retiré le bouchon sous South Stream, tout en ayant le choix d’aller de l’avant, en acceptant les conditions des Européens. En d’autres termes, par rapport à South Stream, les Russes considèrent les problèmes posés par le transit à travers l’Ukraine comme un moindre obstacle que les conditions imposées par l’Union européenne.

    South Stream aurait pris des années à construire et son annulation n’a par conséquent aucune incidence sur la crise ukrainienne actuelle.

    Les Russes ont décidé qu’ils pouvaient se permettre d’annuler le projet, estimant qu’il était plus avantageux pour leur pays de vendre ses ressources énergétiques à la Chine, à la Turquie et à d’autres pays en Asie (des projets gaziers sont en cours avec la Corée et le Japon, et peut-être aussi avec le Pakistan et l’Inde) plutôt qu’à l’Europe. Considérant la question ainsi, pour la Russie, South Stream a perdu son intérêt. C’est pourquoi, avec la manière directe qui les caractérise, les Russes, plutôt que d’accepter les conditions des Européens, ont préféré saborder le projet.

    Ce faisant, les Russes ont relevé le bluff. En l’occurrence, la Russie loin de dépendre de l’Europe comme client énergétique, a été contrariée, peut-être irrémédiablement, par l’Europe, dont elle est le partenaire clé économique et le fournisseur d’énergie.

    Avant de terminer, j’aimerais dire quelque chose sur ceux qui pâtissent le plus de toute de cette affaire. C’est le cas des pygmées politiques corrompus et incompétents qui prétendent gouverner la Bulgarie. Si ces gens avaient un minimum de dignité et d’orgueil, ils auraient dit à la Commission européenne, quand elle a soulevé le Troisième paquet énergie, d’aller se faire voir. Si la Bulgarie avait clairement affiché son intention d’aller de l’avant avec le projet South Stream, il aurait sans aucun doute été construit. Il y aurait eu évidemment une sacré bagarre au sein de l’Union européenne, parce que la Bulgarie aurait ouvertement bafoué le Troisième paquet énergie, mais elle aurait agi selon ses intérêts nationaux et n’aurait pas manqué d’amis au sein de l’Union européenne. Au bout du compte elle aurait eu gain de cause.

    Le Premier ministre bulgare Plamen Oresharski en bon élève heureux, au centre des sénateurs américains John McCain, Ron Johnson (à sa gauche) et Chris Murphy à sa droite), le 8 mai 2014 (photo : Gouvernement bulgare)

    Le Premier ministre bulgare Plamen Oresharski en bon élève heureux, au centre des sénateurs américains John McCain, Ron Johnson (à sa gauche) et Chris Murphy (à sa droite), le 8 mai 2014 (photo : Gouvernement bulgare)


    Au lieu de cela, sous la pression de personnes comme le sénateur John McCain, les autorités bulgares se sont comportées comme les politiciens provinciaux qu’ils sont, et ont essayé de courir après deux lièvres à la fois, l’Union européenne et la Russie.

    Le résultat de cette politique imbécile a été d’offenser la Russie, son allié historique. Ainsi, le gaz russe, au lieu d’approvisionner et de transformer le pays, s’écoulera désormais vers la Turquie, son ennemi historique.

    Les Bulgares ne sont pas les seuls à avoir agi d’une façon si timorée. Tous les pays de l’Union européenne, même ceux qui sont historiquement liés avec la Russie, ont soutenu divers paquets de sanctions de l’Union européenne contre les Russes, malgré les doutes qu’ils ont exprimés au sujet de cette politique. L’année dernière, la Grèce, un autre pays avec des liens étroits avec la Russie, est sortie d’un accord, pour vendre sa société de gaz naturel à Gazprom (qui offrait le meilleur prix), parce que l’Union européenne l’a désapprouvé.

    Cela évoque une morale plus générale. Chaque fois que les Russes agissent de la manière qu’ils viennent de le faire, les Européens réagissent avec perplexité et colère, et il y a beaucoup de cela en ce moment.

    Les politiciens de l’Union européenne, qui prennent les décisions à l’origine des actions russes, semblent agir convaincus que c’est très bien pour l’Union européenne de sanctionner à volonté la Russie, mais que cette dernière ne fera jamais la même chose à l’Union européenne. Quand la Russie le fait, il y a de l’étonnement, toujours accompagné d’un flot de commentaires mensongers à propos du comportement agressif de la Russie, qui agit contrairement à ses intérêts ou affirmant qu’elle aurait subi une défaite. Rien de tout cela est vrai, comme la colère et les récriminations qui se propagent actuellement dans les couloirs de l’Union européenne (dont je suis bien informé) en témoignent.

    En juillet 2014, l’Union européenne a cherché à paralyser l’industrie pétrolière russe en sanctionnant l’exportation de la technologie de forage pétrolier. Cette tentative échouera certainement, car la Russie et les pays avec qui elle négocie (dont la Chine et la Corée du Sud) sont parfaitement capables de la lui fournir.

    En revanche, par le biais des accords conclus cette année avec la Chine, la Turquie et l’Iran, la Russie a porté un coup dévastateur à l’avenir énergétique de l’Union européenne. Dans quelques années les Européens commenceront à découvrir que faire la morale et s’adonner à des bluffs, a un prix. Peu importe, en annulant South Stream, la Russie a imposé à l’Europe la plus efficace des sanctions que nous ayons vues cette année.

    Alexander Mercouris

    Note

    [1] Présenté en janvier 2007, le troisième paquet énergie a été adopté le 13 juillet 2009. Il concerne notamment, dans le domaine du gaz et celui de l’électricité (Wikipédia, français)

    Source : The Importance Of The Cancellation Of South Stream (vineyardsaker, anglais, 03-12-2014)

    Pour approfondir

    Déjà publié d’Alexander Mercouris

    Source: vineyardsaker.fr/

    Publié par : http://arretsurinfo.ch