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  • I AM A MAN, DE MEMPHIS À FERGUSON

     

    Dans un Vite dit paru ici cette semaine et intitulé Ferguson / Photos : retour aux années 60, il était question d'un article du New York Times traitant des images de Ferguson qui ne seraient pas sans rappeler celles de la lutte pour les droits civiques des années 60. Des images qui se ressemblent, sans aucun doute :


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    Photo © Whitney Curtis pour le New York Times


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    Photo © Danny Lyon / Etherton Gallery


    « Certains échos visuels des années 60, comme l'utilisation de chiens par la police de Ferguson, ne sont probablement pas intentionnels », écrit le NY Times (on ose l'espérer !).


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    Photo © David Carson


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    Photo © David Carson


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    Photo © Bill Hudson / AP


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    Photo © Charles Moore


    « Mais du côté des manifestants, continue le quotidien, on a délibérément fait des efforts pour évoquer les manifestations non-violentes de l'époque de la lutte pour les droits civiques. Avec, notamment, ces t-shirts au slogan I Am A Man emprunté aux panneaux brandis pendant la grève des éboueurs de Memphis en 1968. »

    Ici le NY Times se trompe, aucune photo prise à Ferguson ne montre de tels t-shirts. L'inscription, en revanche, se retrouve sur des panneaux brandis (voir plus loin).

    Cela dit, la grève des éboueurs de Memphis est historique : le 1er février 1968, deux éboueurs noirs, qui n'avaient pas le droit de s'abriter de la pluie ailleurs qu'à l'arrière des camions-benne, furent broyés par l'un de ces camions. La grève fut déclarée le 12. Le maire la déclara illégale, recruta des "jaunes" (forcément blancs) pour vider les poubelles.

    De nombreuses manifestations non-violentes eurent lieu ; les employés municipaux noirs y dénoncèrent, en brandissant des panneaux portant les mots I Am A Man, ces deux morts atroces ainsi que leurs conditions de travail dangereuses et la discrimination qu'ils subissaient par rapport aux éboueurs blancs.


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    Photo © Ernest C. Withers, 28 mars 1968


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    Photo © Richard L. Copley, Memphis, 1968


    Martin Luther King rencontra les grévistes le 18 mars, participa dix jours plus tard à une manifestation au cours de laquelle un adolescent de seize ans fut tué par la police. Il fut quant à lui assassiné le 4 avril, au Lorraine Motel de Memphis. Le 8, 42 000 personnes manifestaient silencieusement dans la ville. Le 16, la municipalité se pliait aux exigences des éboueurs grévistes.

    La phrase I Am A Man est une référence à Am I Not A Man And A Brother (Ne suis-je pas un homme et un frère), slogan de la britannique Society for the Abolition of the Slave Trade créée en 1787 par des Quakers. Voici son emblème, abondamment copié :

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    Emblème de la société des Amis des Noirs,
    créée à Paris en 1788


    À Ferguson, aujourd'hui, on défile en brandissant des panneaux I Am A Man.

    « Diane McWhorter, continue le NY Times, auteure de Carry Me Home: Birmingham, Alabama, the Climactic Battle of the Civil Rights Revolution, dit qu'elle a également vu des échos de ces pancartes dans les bras levés des manifestants. Il s'agit là d'une image instantanément reconnaissable qui semble née de la rapidité avec laquelle les nouvelles circulent sur internet, et qui à son tour contribue à cette rapidité. Dans le premier cas, les pancartes I Am a Man sont une sorte d'affirmation massive d'humanité ; dans le second, celui des mains levées, c'est une manifestation de masse d'innocence. Deux images très fortes. »

    Le même pouvoir suggestif parce que dans les deux cas ce sont des milliers de personnes qui disent Je suis un homme, Ne tirez pas.


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    Photo © Wiley Price / St Louis American


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    Pendant ce temps, note enfin le NY Times, certains historiens s'inquiètent de ces rapprochements Ferguson 2014 / Droits civiques années 60 : « Nous pouvons regarder ces images et dire que Ferguson est comme Los Angeles ou Birmingham parce que ça y ressemble, dit le professeur Berger. Mais si nous devons nous demander "Qu'est-ce qui est pareil ?" nous devons aussi nous demander "Dans quelle mesure l'Amérique a-t-elle changé ?" Histoire d'avoir une conversation qui ne s'arrête pas aux brutalités policières, ce qui ne nous mène pas très loin. »

    Certes. Il est vrai qu'une image ne dit pas tout, loin de là. Ou bien elle dit tout et son contraire, selon la légende qu'on y appose. Mais tout de même. Les rapprochements sont nombreux :

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    Si en 1968 les éboueurs de Memphis soutenus par Martin Luther King ont choisi leur slogan I Am A Man en s'inspirant de la devise des abolitionnistes du XVIIIe siècle Am I Not A Man And A Brother et si les manifestants de Ferguson brandissent ces jours-ci des pancartes I Am A Man, cela signifie peut-être que rien n'a vraiment changé. L'esclavage fut aboli en 1863, la déségrégation commença lentement en 1954, mais aujourd'hui encore c'est un policier de Ferguson qui traite les Noirs d'enculés d'animaux…


     … après qu'un autre a abattu un jeune homme noir nommé Michael Brown (et l'on pense à Trayvon Martin, abattu par un vigile volontaire le 26 février 2012, voir cette précédente chronique). Dans les faits, rien n'a vraiment changé, non.

    Reste la lutte et l'espoir chantés par Pete Seeger dont le texte fut repris par Martin Luther King, We shall overcome (Nous vaincrons). Someday.


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    Martin Luther King à Lakeview (État de N.Y.), 12 mai 1965

     

    chronique du 23/08/2014 par Alain Korkos

     

     

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    Dans Le Monde.fr à la date du 22 août, un article d'Annick Cojean intitulé Tommie Smith, le poing noir de l'Amérique. Tommie Smith et John Carlos levèrent le poing sur les marches du podium aux J.O. de Mexico en 1968 (pour abonnés).

  • L'IMAGE DES NOIRS AMÉRICAINS ...

    DE SELMA À URGENCES : L'IMAGE DES NOIRS AMÉRICAINS AU CINÉMA ET DANS LES SÉRIES TÉLÉ


     

    Mercredi dernier est sortie sur les écrans une bobine intitulée Selma qui raconte les marches pour les droits civiques menées en 1965 par Martin Luther King.

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    Selma est une ville située en l'État d'Alabama aux États-Unis. Dans les années 60 sa population s'élève à 30 000 âmes, dont la moitié sont des Noirs. Parmi eux, trois cents personnes seulement sont habilitées à voter. Car à cette époque, les électeurs des États du Sud doivent passer un test d'écriture voire s'acquitter d'une taxe pour avoir le droit de s'approcher les urnes. Ces deux conditions éliminent la quasi-totalité de la population noire, qui ne prend même pas la peine de s'inscrire sur les listes électorales.

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    Selma, dans Selma


    En 1963, Amelia Boynton lance à Selma l'American Civil Rights Movement (le Mouvement pour les droits civiques) dont le but est l'abolition de la ségrégation raciale et la possibilité pour tout citoyen américain d'accéder, sans condition aucune, au droit de vote.

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    Lorraine Toussaint dans le rôle d'Amelia Boynton


    La même année, Martin Luther King prononce son célèbre I Have a Dream à Washington. L'année suivante est voté le Civil Rights Act qui abolit toute discrimination raciale. Sauf que les États du Sud ne sont pas d'accord, refusent par la force que les Noirs s'inscrivent sur les listes électorales. En février 1965, un manifestant est tué à Marion, petite ville située à quarante kilomètres de Selma.

    Le 7 mars, six cents manifestants menés par Amelia Boynton veulent marcher de Selma à Montgomery, capitale de l'Alabama, là où Rosa Parks refusa en 1955 de céder sa place de bus à un Blanc (ce fut le sujet d'un précédent article, voir par là). Mais la police montée intervient sur le pont Edmund Pettus, fait de nombreux blessés. Parmi eux, Amelia Boynton dont la photo du corps à terre fera le tour du monde. Cette première marche sera baptisée Bloody Sunday.

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    Photogrammes issus de Selma
    et photos du 7 mars 1965


    Martin Luther King lance alors un appel pour une seconde marche qui doit s'effectuer deux jours plus tard, le 9 mars. Mais les manifestants finissent par renoncer car, sans la protection de la police locale, ils risquent fort d'être attaqués par des milices blanches.

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    David Oyelowo dans le rôle de Martin Luther King

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    Photogrammes issus de Selma
    et couverture de Life du 19 mars 1965

    Aussi rejoignent-ils l'église de Selma, sous la houlette du pasteur. Cette nuit-là, le pasteur James Reeb, venu de Boston, est assassiné par un groupe d'hommes blancs.

    Le 21 mars a lieu la troisième marche. Protégés par des soldats, des gardes nationaux et des shérifs fédéraux, deux mille manifestants partent de Selma pour rejoindre Montgomery, à quatre-vingt-dix kilomètres de là.

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    Ils y arrivent trois jours plus tard, ils sont alors vingt-cinq mille. Réunis devant le Capitole, ils écoutent un discours de Martin Luther King. Cinq mois plus tard, le gouverneur George Wallace signe le Voting Right Act.

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    Photo de Stephen Somerstein

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    Photogrammes issus de Selma
    et photos du 24 mars 1965


    Ces événements sont le coeur du film Selma réalisé par Ava DuVernay avec David Oyelowo dans le rôle du pasteur King et Oprah Winfrey (qui est co-productrice) dans celui d'Annie Lee Cooper. Cette femme, qui fit la queue pendant des heures en janvier 1965 pour s'inscrire sur les listes électorales de Selma, fut chassée à coups de matraque par le shérif Jim Clark. Annie Lee Cooper se rebella, lui colla un vigoureux bourre-pif, fut aussitôt saisie par les nervis dudit shérif.

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    Oprah Winfrey dans le rôle d'Annie Lee Cooper


    Accusée de "provocation criminelle", elle passa onze heures en prison au cours desquelles elle ne cessa de chanter des negro spirituals.

    Les marches de Selma sont, pour les Américains, un moment historique d'une extrême importance. Barack Obama s'y rendit le 7 mars dernier à l'occasion du cinquantième anniversaire du Bloody Sunday, prononça un discours sur le pont Edmund Pettus. Il en avait prononcé un autre la veille à la faculté Benedict de Columbia, en Caroline du Sud, au cours duquel il avait évoqué la mort de Michael Brown à Ferguson (lirecette précédente chronique) et celle d'Eric Garner, tué lui aussi par un policier à New York le 17 juillet dernier. Il avait également déclaré : «Selma, c'est maintenant. Selma, c'est le courage de gens ordinaires faisant des choses extraordinaires parce qu'ils croient qu'ils peuvent changer le pays, qu'ils peuvent modeler le destin de la nation. Selma, c'est chacun d'entre nous se demandant ce qu'il peut faire pour améliorer l'Amérique. »

    La dernière phrase est un écho de celle que Kennedy prononça le 20 janvier 1961 : «Mes chers compatriotes, ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour lui. » Et le « Selma is now » sonne terriblement juste à l'heure où trente-et-un États sur cinquante (dont la totalité de ceux du Sud) demandent maintenant aux électeurs un papier officiel avec photo d'identité alors qu'auparavant une facture ou une signature suffisait. Cette mesure, qui touche essentiellement les Noirs n'ayant, bien souvent, ni passeport ni permis de conduire (lire cet article deLa Croix), rappelle tristement les restrictions au droit de vote pratiquées à l'époque des marches de Selma.Selma now! est aussi l'un des slogans du film :

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    • • •

    Ces derniers mois ont vu l'émergence de plusieurs films étazuniens parlant des Noirs : Dear White People de Justin Simien (sorti en mars 2014) est une comédie satirique racontant la vie de quatre étudiants noirs dans une faculté blanche ;

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    Fruitvale Station de Ryan Coogler (sorti en janvier 2014) raconte les vingt-quatre heures précédant le moment où Oscar Grant croise des policiers dans la station de métro Fruitvale à San Francisco ;

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    12 Years a Slave de Steve McQueen (sorti en janvier 2014) raconte la vie d'un esclave avant la guerre de Sécession (on en avait parlé par là).

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    Ces trois bobines cartonnèrent au box-office. Aussi, McQueen est-il en train de préparer un film sur Paul Robeson, célèbre chanteur qui immortalisa Old Man River dans le film Show Boat de James Whale (1936). Ryan Coogler, quant à lui, travaille sur un film intitulé Creed, un spinoff mettant en scène le petit-fils d'Apollo Creed, adversaire et ami de Rocky Balboa.

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    Si les films ont un impact certain sur les consciences, les séries télé marquent sans doute plus durablement les esprits. Sauf que malheureusement, ces dernières sont beaucoup moins ambitieuses que les bobines de cinéma. C'est ce que raconte par le détail un article de Pierre Langlais paru cette semaine sur le site deTélérama : De l'image trop rose de la vie des Noirs américains dans les séries. Il y cite Black-ish, une série comique dans laquelle un homme noir travaillant dans une boîte de pub à Los Angeles et marié à une chirurgienne noire itou, se rend compte petit à petit qu'il est devenu, comme disent les Africains de France, un Bounty : noir dehors, blanc dedans. Aussi va-t-il tenter une espèce de retour aux sources.

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    « Black-lish, peut-on lire dans l'hebdomadaire, s'inscrit dans le même registre bienveillant et optimiste[que le Cosby Show ou Le Prince de Bel-Air], alors que les événements tragiques de Ferguson, de New York ou de Berkeley soulignent les inégalités et les injustices raciales dont la communauté noire continue d'être victime. »

    Autres séries américaines mettant en scène des personnages noirs : Scandal et How to get away with murderde Shonda Rhimes, la créatrice de Grey's Anatomy. Là encore, la réussite individuelle prime sur une vision de l'état de la société : l'héroïne de Scandal officie dans les relations publiques et est mêlée à un scandale impliquant la Maison-Blanche, celle de How to get… est avocate.

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    David J. Leonard, spécialiste de l'image des minorités raciales dans les médias américains cité par Télérama, pense que ces séries « parlent de l'individu, pas de la société, et réduisent des questions globales à des ­enjeux intimes. Elles nous font croire que la réussite d'un citoyen dépend de sa volonté, de ses valeurs et de sa culture ».

    Nous sommes loin de The Wire (Sur écoute) et Treme, deux séries créées par David Simon dans lesquelles les problèmes raciaux étaient traités frontalement : la première évoquait (entre autres choses) le trafic de drogue à Baltimore, la seconde racontait l'après-Katrina à La Nouvelle-Orléans avec son flot de corruption. Mais ces deux séries, tout à fait extraordinaires, n'eurent que peu d'écho aux USA.

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    Il exista cependant une série télé vue par des millions de téléspectateurs qui aborda avec beaucoup de réalisme et de subtilité les problèmes raciaux : Urgences (ER en anglais). Les quinze saisons furent diffusées en France à partir de 1996 (et sont actuellement rediffusées sur la chaîne belge AB3).

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    Dans cette série chorale étaient traités plusieurs problèmes inhérents à la société américaine. Parmi eux, l'assurance-maladie que seuls les plus riches peuvent s'offrir, la guerre des gangs, le racisme et l'image du Noir. Le Dr Pratt cristallisait ces deux derniers points, en voici deux exemples.

    L'épisode 16 de la saison 9 intitulé Mille oiseaux de papier (A Thousand Cranes) nous montre le docteur Chen entrevoyant un type qui sort en courant du diner situé en face des urgences et qui monte dans une voiture. Elle découvrira ensuite qu'une tuerie a eu lieu dans ce coffre shop et déclarera aux policiers :

    — J'ai vu l'un d'eux, je pense qu'il était noir.

    Au plan suivant, les docteurs Pratt et Gallant se font arrêter.

    —Bienvenue dans le ghetto, dit Pratt.

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    Ils sont plaqués au sol, l'un des policiers appuie sa chaussure sur le cou de Pratt, les deux hommes se retrouvent peu après incarcérés.

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    Ils seront plus tard libérés et raconteront leur mésaventure à l'hôpital où Jerry, le réceptionniste pince-sans-rire, leur dira :

    —Le problème c'est que vous êtes tous les deux coupables.
    —De quoi !? demande Pratt.
    —De conduite en état de négritude.

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    Le Dr Elizabeth Corday fait alors l'apologie du contrôle au faciès, ce qui surprend désagréablement les personnes présentes. Peu de temps après, le policier qui avait arrêté les docteurs Pratt et Gallant est blessé, arrive aux urgences. Après avoir reçu les premiers soins, il se retrouve seul avec eux.

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    —Là, vous devez vraiment avoir peur, dit Pratt au flic alité. Tous les Blancs sont sortis, il n'y a plus que vous et deux grands nègres avec des couteaux…

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    Dans l'épisode 9 de la saison 12 intitulé Une demande galante (I Do), le jeune KJ, fils de Darnell Thibeaux, est injustement accusé d'avoir volé une caméra vidéo avant que d'être innocenté. KJ, Darnell et le Dr Pratt se retrouvent devant l'entrée des urgences :

    Pratt : — Finalement, c'est toujours les Noirs qu'on vient chercher. Même si t'as un bon boulot, que tu habites dans un bon quartier et que tu gagnes beaucoup d'argent…

    Darnell : —… Les flics finissent par t'arrêter pour avoir traversé un quartier blanc.

    KJ annonce alors qu'il ne veut plus retourner travailler comme volontaire à l'hôpital :

    On me tombera toujours sur le dos, même si je fais du bon boulot.

    Darnell : —Oui, et ça sera toujours comme ça, alors il faut t'y habituer. Faut pas y penser, vis ta vie de ton mieux.

    Pratt : — Il faut rester dans la course, KJ, sinon c'est eux qui gagnent.

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    Dans d'autres épisodes le Dr Pratt se retrouve réquisitionné pour jouer le rôle de nègre de service : on lui demande d'aller parler avec tel ou tel membre de gang blessé dans une bagarre, une fusillade.

    Nous n'avons pas de conscience collective, se défend le médecin, souvent préoccupé par sa réussite personnelle. Mais finalement, il ira parler au petit malfrat.

    Il est à espérer que ce thème du racisme ainsi que les autres problèmes de société traités pendant les quinze saisons d'Urgences auront touché le public et continueront de le toucher, puisque la série est toujours diffusée ici où là. Et peut-être Oprah Winfrey, co-productrice de Selma et d'autres films, devrait-elle investir ses picaillons dans une série télé à l'opposé de celles qui mettent en avant la réussite individuelle. Une série susceptible de passionner les foules sur le modèle d'Urgences, par exemple.

     

  • Stratégies d’énonciation du sujet migrant chez Fatou Diome

    Eugène Nshimiyimana

    p. 117-126

    Texte intégral

    1Si la migration ne cesse de retenir l’attention des études littéraires, c’est qu’elle contribue à la mise en évidence d’un sujet humain « divers », issu de la traversée d’un espace multidimensionnel, réel et imaginaire, en quête de soi et de l’autre. Plusieurs études concordent pour dévoiler un sujet mouvant, partagé entre l’origine et la destination, structuré par un manque fondamental, celui du lieu originel. Des nouvelles formes d’identités postulées par ce manque jaillissent, toutes étant l’expression d’une négociation entre le sujet et sa réalité en vue de la cohésion de la triade énonciative (je-ici-maintenant) du sujet ni « ici » ni « là », ni « maintenant » ni « jadis ». L’entre-deux, qui est le lieu par excellence du nouveau sujet ? le sujet de l’émigration qui retiendra notre attention ? se lexicalise sous plusieurs vocables tels que hybridité, métissage et autres, qui, dans l’ensemble, témoignent de la difficulté de situer les nouveaux sujets de l’arrachement à la terre natale. Peu s’en faut pour dire, en effet, que l’écriture migrante se réalise dans la fracture de la perte et d’un deuil inachevé. Le manque est donc son centre de gravité d’où rayonne un imaginaire du désemparement et de la dispersion qui sont le propre du sujet migrant.

    2Perte, deuil et manque, tels semblent être les lieux qui condensent la violence de l’exil, émotionnel et psychique, qui accompagne l’arrachement au familier dans l’attente incertaine d’un possible avenir. Car en définitive, toute migration, si elle est volontaire, comporte en son sein une logique de la quête qui se décline sur l’espace et le temps sur base d’une évaluation : si le temps et l’espace envisagés comportent une positivité absente dans le temps et, autrement dit, si « l’ailleurs » et « demain » sont investis d’un « idéal » inaccessible dans l’« ici » et le « maintenant ». À son horizon, tout exil se fait un exercice de l’espoir.

    • 1 Diome Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003, p. 256. Désormais, (...)

    3Mais quel espoir ? La question rebondit dans l’ouvre de Fatou Diome qui nous présente un univers où le rêve et la réalité se côtoient dans un antagonisme choquant, parfois même dramatique. Elle nous donne à lire les affres de l’exil sur le corps de l’émigré, sacrifice fumant sur l’autel du succès. C’est, dans Le Ventre de l’Atlantique (2003), la question du devenir qui se pose entre l’être africain et le devenir émigré, entre l’ancrage chez soi et l’errance chez l’autre. Situant son propos entre l’immigrant qui n’est jamais arrivé et l’émigré qui n’est jamais parti, la narratrice du Ventre de l’Atlantique dévoile la face cachée de l’émigration, que cette face soit sociale, politique, économique ou psychologique, individuelle ou collective. Le but ici n’est pas de suivre ce dévoilement pas à pas, mais de dégager les stratégies d’énonciation du sujet migrant. Deux stratégies retiendront particulièrement notre attention : le testimonial-didactique et le mémoriel-imaginaire. Nous appréhenderons la première à partir de ce que l’auteure appelle « syndrome postcolonial1 » pour rendre compte du sujet désemparé et la deuxième à partir de la mise en scène de l’écriture qui nous permettra de rendre compte du sujet dispersé. De ce double mode énonciatif il sera possible de déduire de l’écriture migrante une dimension moralisante et reterritorialisante.

    DU SYNDROME POSTCOLONIAL : TÉMOIGNAGE ET PÉDAGOGIE

    • 2 Sembène Ousmane, Xala, Paris, Présence africaine, 1995.
    • 3 Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Éditions du Seuil, 1979.
    • 4 Lopès Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence africaine, 2003.
    • 5 Smith Andrew, «, hybridité et études littéraires postcoloniales », in Penser le postcolonial. Une (...)

    4De la civilisation de l’universel chère à Césaire et du métissage culturel cher à Senghor à la mondialisation, une constante : la pensée d’un ordre mondial culturellement et économiquement démocratique. Devant ces utopies mondialistes qui visent l’émergence d’un vrai citoyen du monde, il n’y pas que nationalismes, racismes et autres intégrismes qui font écueil. C’est aussi les relations internationales qui, quand il s’agit des rapports Nord-Sud, ne cessent de multiplier les frontières, en isolant davantage le Sud, pauvre et sous-développé. C’est du moins ce qui ressort chez bon nombre d’écrivains du Sud qui fustigent l’unilatéralisme dans les rapports Nord-Sud, fondement du nouvel ordre néocolonial. Ce n’est ni à Ousmane Sembène2, ni à Sony Labou Tansi3, ni à Henri Lopes4 qu’il faut le rappeler : le « colonisé » réclame l’indépendance, le « néocolonisé » ne cesse de l’hypothéquer. Quand la coopération technique se double du droit d’ingérence, c’est l’intégrité des États qui s’en trouve entamée et le citoyen menacé : la nation, dit Andrew Smith, « ne semble plus pouvoir être le vecteur d’un quelconque progrès historique et social5 ». Ce que Diome désigne comme le « syndrome postcolonial » résulte de cette situation où la déception est ce qui marque le sentiment général, les nouveaux pouvoirs ayant échoué à établir un système qui garantisse aux citoyens une perception optimiste du futur.

    • 6 Ibid., p. 365.

    5La migration, dès lors, s’insère dans une structure où la quête est ce qui meut le sujet ; elle est la réplique d’un autre phénomène connu depuis longtemps dans la littérature d’Afrique, celui de l’exode rural, avec cette différence que l’opposition ville/campagne de l’exode se transforme en opposition Afrique/ailleurs. Mais cette différence n’est que de surface car dans une structure profonde où le jugement revient à l’imaginaire, la ville est à la campagne ce que l’ailleurs est à l’Afrique. C’est cet imaginaire que Fatou Diome explore, maintenant la quête au cour de l’« exil » pour mieux fustiger le rêve et l’illusion, manifestations du syndrome surtout dans les milieux jeunes : idolâtrie de l’Occident transformé en nouvel Eden, en Eldorado des temps modernes. Le choix du narrateur chez Diome ne laisse pas d’équivoque : il n’y a que des émigrés qui peuvent dire l’émigration car, comme elle le dit si bien, « [ b] on converti sera meilleur prêcheur » (VA, p. 135). C’est ainsi que la narratrice domienne, émigrée elle-même, s’investit d’un devoir moral qui consiste à examiner la question de l’émigration, en aval et en amont, pour formuler un jugement capable d’apporter un nouveau regard sur un phénomène qui peut « déboucher aussi bien sur une épiphanie que sur un horizon borné6 ».

    6En réalité, l’option de l’émigration chez les jeunes de Niodior est fondée sur un paraître peu révélateur de la réalité de l’émigration. L’homme de Barbès et Wagane Yaltigué, dit El-Hadji, restent des exemples qui contredisent toute représentation négative de l’émigration : partis pour revenir riches, ces personnages constituent des centres d’attention, des preuves éclatantes que l’émigration et la réussite vont de pair. Dans l’imaginaire collectif, le premier est l’« emblème de l’émigration réussie » (VA, p. 38) tandis que l’autre est vu comme le « verni de l’émigration » (VA, p. 136). Et la place qu’ils occupent dans l’imaginaire se traduit effectivement sur la place publique où respect et vénération leur confèrent autorité et sagesse, qu’ils n’auraient pas s’ils n’avaient pas été en France. Mais ce statut, comme on le verra plus loin, est assuré et entretenu par le silence et le mensonge qui entourent le séjour en Europe marqué par l’humiliation, comme c’est le cas chez l’homme de Barbès d’abord :

    Jamais ses récits torrentiels ne laissaient émerger l’existence minable qu’il avait menée en France. Le sceptre à la main, comment aurait-il pu avouer qu’il avait d’abord hanté les bouches du métro, chapardé pour calmer sa faim, fait la manche, survécu à l’hiver grâce à l’Armée du Salut avant de trouver un squat avec des compagnons d’infortune ? (VA, p. 101-103)

    7Si cet exemple participe au dévoilement de la réalité sociologique de l’émigration, celui de Moussa en dévoile une dimension psychologique et économique susceptibles, du moins l’espèrent la narratrice et l’instituteur, de décourager ces élans aveugles vers l’humiliation et l’exploitation. Il ramène l’émigrant au cour de l’interrogation sur l’assujettissement du migrant. À travers lui, la narratrice dévoile les nouvelles formes de l’exploitation de l’homme par l’homme à partir du football qui fait rêver les jeunes niodiorois. Si les jeune gens de Niodior rêvent de partir un jour, c’est qu’ils espèrent pouvoir percer dans le monde du football professionnel européen. Ce n’est d’ailleurs pas les exemples qui leur manqueront, tant les « Senef » (Sénégalais Nationaux Évoluant en France) suscitent l’admiration et l’envie. Mais l’aveuglement ne laisse pas percer la réalité que l’histoire de Moussa permet d’illuminer : l’esclavage moderne sur fond sportif.

    8Recruté par un certain Jean-Charles Sauveur ? merveilleuse ironie de l’onomastique ! ?, Moussa se retrouve dans un club français auquel le recruteur espère le vendre. Pendant sa période d’essai, il analyse avec lucidité les enjeux du monde footballistique :

    Le soir, au centre, en regardant la télé, Moussa s’indignait de ce marchandage de joueurs et finissait par délirer sur les prix faramineux des transferts : Le Real Madrid a acheté ce gars à tant de millions de francs français ! La vache ! […] Même s’il s’amusait à calculer en s’imaginant au cour d’une telle transaction, ce procédé d’esclavagiste ne lui plaisait guère. Mais il n’avait pas de choix, il faisait maintenant partie du bétail sportif à évaluer. (VA, p. 112)

    9La métaphore animale dans la réflexion de Moussa apporte une dimension nouvelle à la représentation de l’émigration chez Diome : celle de la déshumanisation qui ne manque d’accompagner tout système esclavagiste. Ainsi, écrire sur l’émigration sur fond du football revient à écrire sur la loi de la production et de l’intérêt, une loi, tout compte fait, inique et dégradante dans la mesure où la valeur humaine est déterminée par la valeur marchande du sujet. Dans le cas de Moussa, étant donné que sa valeur marchande est nulle, il se retrouve au rang de « taillable et corvéable à merci ». N’ayant pas réussi à convaincre les responsables du club de ses talents, il échoue à s’inscrire dans le système économique puisque sans valeur d’échange footballistique. Marchandise jugée défectueuse, retour à l’expéditeur. Mais Jean-Charles Sauveur n’entend pas s’arrêter là. Le changement de paradigme-du football au travail forcé ? révèle le monde dégradé du gain contraire à l’éthique des droits humains :

    Si tu t’étais bien débrouillé, le club aurait tout réglé en vitesse : mon fric, tes papiers, tout, quoi. Mais là, tu n’as ni club ni autre salaire ; le renouvellement de la carte de séjour, faut même pas y songer. J’ai un pote qui a un bateau, on ira le voir, je te ferai engager là-bas. On ne lui demandera pas beaucoup, ça l’aidera à la fermer. Il me versera ton salaire, et quand tu auras fini de me rembourser, tu pourras économiser de quoi aller faire la bamboula au pays. (VA, p. 117)

    10De Moussa, footballeur raté, ne restera que le forçat des mers à la merci des négriers, parmi lesquels, Jean-Charles Sauveur. Moussa et Jean-Charles Sauveur représentent ainsi deux pôles d’un même système économique basé sur l’exploitation, d’un côté l’esclave et de l’autre le maître, comme dans d’autres cas d’esclavagisme sexuel de jeunes filles (VA, p. 232). L’émigration se fait le lieu où trafic et exploitation de l’humain se rejoignent.

    11La tragédie de Moussa permet à la narratrice de rendre compte des affres de l’émigration. Elle est la mesure de l’étendue et de la variété du drame de l’émigré surtout dans un contexte où tout, des papiers à la race, semblent l’exclure. L’aventure émigrante devient, au bout du rêve, une rencontre douloureuse avec le néant. C’est du moins la conclusion à laquelle conduit l’histoire de Moussa, qui est expulsé de France, se retrouve au pays sans rien et finit par se suicider. Ce suicide qui sanctionne sa quête de la réussite est l’ultime aveu de l’échec, l’issue pour le moins choquante dans la mesure où elle est déjà symboliquement inscrite dans le départ : partir, c’est un peu se suicider, s’en remettre à l’inconnu, maître et tyran. À l’endroit d’une émigration rêvée salutaire, la narratrice dévoile une émigration dangereuse et mortifère pour proposer une vision de l’avenir plus responsable et pragmatique, libérée du rêve, de l’illusion et de l’idéalisation de l’ailleurs. À son frère Madické, qui rêve de devenir un « Maldini », elle propose une identité intrinsèque, ni importée ni fabriquée, inscrite dans le temps et le lieu des niodiorois ; un frère qui s’assume, non dans des stades imaginaires du football étranger, mais dans les arènes concrètes de la vie de tous les jours à Niodior.

    ENTRE LE MÉMORIEL ET L’IMAGINAIRE : L’ÉCRITURE COMME LIEU DU RETOUR À SOI

    • 7 Harel Simon, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 194.

    12Poser l’écriture comme le lieu du retour à soi revient à poser la question de la négociation des espaces, l’espace réel d’arrivé et l’espace imaginaire d’origine. Car, en fin de compte, l’émigré n’arrivera que partiellement puisque perpétuellement en transit, « guidé par une forme de quête originelle7 », celle de la terre natale qui se double de celle de la mère chez Diome. Car, observe Simon Harel,

    • 8 Ibid., p. 197.

    […] l’imaginaire des lieux est animé par une pulsion fondatrice, dans la mesure où toute écriture est aussi-et peut-être avant tout ? retour à l’enfance et au souvenir de la mère. Toute écriture est l’impossible reconquête du lieu perdu de l’enfance. Et la quête d’un corps-psyché originaire tente, dans cette écriture, de nommer l’exil. À la croisée des chemins, l’écrivain ne sait plus se situer dans ce monde multiple qui est à la fois promesse de métissage et dissolution de l’identité8.

    • 9 Montandon Alain, « guise d’introduction. De soi à soi : les métamorphoses du temps », in De soi à (...)

    13Comment dès lors s’opère cette négociation entre l’ailleurs et l’ici, l’antan et le maintenant puisque la réalité de l’émigré ne peut se lire que dans cet espace de désaccord dans la trame du temps et de l’espace ? C’est là que l’écriture, du moins chez Diome, intervient pour offrir à la narratrice, par l’acte de parole qui la dit, le seul lieu de liberté où la mémoire et l’imagination tiennent lieu de papiers : visas, passeport et autres certificats d’hébergement. L’écriture devient le seul territoire hospitalier, contrepartie symbolique de la hautaine et raciste Strasbourg. Écrire n’est alors pour la narratrice rien d’autre que l’exercice du droit le plus inaliénable, le droit à la vie : écrire pour être, écrire pour exister, écrire pour vivre, écrire pour se retrouver dans un univers qui ne cesse de se rendre inaccessible. Écrire pour conjurer la solitude et la nostalgie, écrire pour faire un avec soi en dépit de la déchirure. Là l’écriture offre le véritable lieu d’accueil de soi, « de soi comme un autre, ce qui présuppose cette distance fondatrice de la subjectivité comme conscience de soi9 ».

    • 10 Cf. Certeau Michel de, L’Invention du quotidien I, Paris, Gallimard, 1990.
    • 11 Cf. Chambers Ross, Room for Manœuver. Reading (the) Oppositional (in) Narrative, Chicago / Londre (...)
    • 12 Cf. Cyrulnik Boris, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2004, et Un merveilleux malheu (...)

    14En mettant en scène une narratrice écrivaine, Diome fait de l’écriture une réponse, comme diraient De Certeau10 ou Chambers11, aux « forces aliénantes » de l’émigration, un moyen de résistance contre l’anéantissement du sujet : n’existe que le sujet qui se dit. Elle révèle chez la narratrice une forte résilience12 qui lui permet de sublimer les contradictions de son passé et de composer avec la réalité douloureuse de sa vie quotidienne. L’écriture se retrouve alors investie d’une valeur thérapeutique et d’une force sublimatoire sans précédents ; par ses capacités de symbolisation, elle permet à la narratrice de transcender l’orgueil et le mépris strasbourgeois, mais surtout de composer avec son histoire de bâtarde et d’accepter son identité hybride, maintenant plus que jamais. Sur le blanc de la page, la bâtarde et l’hybride se rencontrent pour dire Salie. C’est ainsi qu’écrire, écrire l’autre, son frère Madické, l’émigrant ou l’émigré, devient en même temps s’écrire pour se retrouver, pour rassembler les morceaux épars d’un soi constamment menacé par la disparition. Dans l’espace de l’écriture se réalise la mise en espace du sujet, reterritorialisation salvatrice dans l’espace de la parole et de l’exil :

    Chez moi ? Chez l’autre ? Etre hybride, l’Afrique et l’Europe se demandent, perplexes, quel bout de moi leur appartient. Je suis l’enfant présenté au sabre du roi Salomon pour le juste partage. Exilée en permanence, je passe mes nuits à souder les rails qui mènent à l’identité. L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs de cloisons des deux bords. Je suis cette chéloïde qui pousse là où les hommes, en traçant leurs frontières, ont blessé la terre de Dieu. […] Je cherche mon pays là où on apprécie l’être additionné, sans dissocier ses multiples strates. Je cherche mon pays là où s’estompe la fragmentation identitaire. […] Je cherche mon territoire sur une page blanche ; un carnet, ça tient dans un sac de voyage. Alors, partout où je pose mes valises, je suis chez moi. (VA, p. 295-296)

    15Ainsi donc, dans l’espace de l’écriture, la narratrice retrouve, pour ainsi dire, le passé, le présent et le futur. Mais cela ne devient possible qu’au terme d’une double médiation, mémorielle et imaginaire : la mémoire permet de faire cohabiter le passé et le présent dans le même espace de la page, et ce faisant, de rétablir la connexion entre le sujet narrateur et le lieu originel perdu (la terre et la mère) ; ce lieu reste cependant inscrit dans un deuil inachevé et inachevable qui deviendra la condition même de l’émigré, de la parole et de l’écriture. L’imagination quant à elle, par le truchement de la fabulation, vient superposer l’ailleurs et l’ici pour fendre la cloison de la séparation. C’est du moins ce que permet de constater l’effet « duplex » fortement présent dans Le Ventre de l’Atlantique et qui permet à la narratrice de raconter, à partir de son studio strasbourgeois, l’actualité de Niodior sans médiation ni modulation de son savoir. De l’échappée mémorielle et imaginaire se dégage une forte emprise de la douleur liée à la solitude et à la nostalgie de l’exil. Étant donné son statut d’étrangère à Strasbourg, sa ville d’accueil qui ne cesse de la renvoyer dans les périphéries de l’emploi et de l’intégration, la narratrice retrouve dans la plongée au fond de l’âme le confort nécessaire pour résister à la désintégration totale, pour se ramasser et se recomposer, pour remédier à la dispersion caractéristique de son état.

    16Choisir l’émigration comme objet de parole, c’est aussi en faire le lieu de parole pour Salie. Une parole qui ne saurait s’articuler ailleurs que dans cet ailleurs de la dépossession et de la re-possession de soi. Car, pour la narratrice, « partir, […] c’est avoir tous les courages pour aller accoucher de soi-même, naître de soi étant la plus légitime des naissances » (VA, p. 262). Naître de soi, par la distance, mais surtout par la distance de l’écriture à partir de laquelle le sujet s’objective pour mieux se saisir. Une multiplicité d’identités germe de cette plongée orphique : la bâtarde, l’« orpheline », l’étudiante, la femme, la ménagère ; mais aussi, l’enfant abusée (par le beau-père et par la famille d’accueil africaine qui l’expose aux excès d’un marabout plutôt lubrique), la divorcée, l’émigrée. Toutes ces identités peuvent se distribuer sur trois axes à l’intersection desquels se retrouve Salie. Le nom de la narratrice reste d’ailleurs intriguant, au point que l’on peut difficilement s’empêcher de le rapprocher de la souillure qui caractérise sa naissance : Salie est une enfant illégitime, une enfant de la honte (VA, p. 260). Il s’agit donc de l’axe de la nature (enfant, bâtard, orphelin, femme), de l’axe de la fonction (étudiante) et de l’axe des circonstances d’évolution des deux premiers (l’abus, le divorce et l’émigration). Il va sans dire qu’aucun axe ne se suffit à lui seul pour dire Salie. Elle est la somme de toutes ces identités sans pour autant se réduire à aucune d’elles.

    17Habitante d’un imaginaire désenchanté et d’une mémoire enchantée, le seul territoire qui, pour ainsi dire, échappe aux formalités douanières et au contrôle des garde-frontières, Salie confère à l’écriture la tâche de ramener ensemble les éléments les plus antinomiques comme l’Afrique et l’Europe, le passé et le présent, l’ici et l’ailleurs, comme la métaphore de la cire l’évoquait plus haut : « L’écriture est la cire chaude que je coule entre les sillons creusés par les bâtisseurs des cloisons des deux bords » (VA, p. 295). Ramener ensemble, cependant, en réparant la fissure : celle qui l’éloigne de l’autre, mais aussi celle qui l’éloigne d’elle-même. L’écriture se fait réparation, dans tous les sens du mot : dans le sens technique comme raccommodage et réfection de soi ; dans le sens artistique comme restauration du lien de soi à soi et de soi à l’autre ; dans le sens moral comme acquittement d’une dette, correction de la faute, de soi et de l’autre ; et dans le sens religieux comme expiation : expiation de la honte originelle liée à une naissance illégitime.

    18De l’émigration à l’écriture, le parcours de Salie se veut archéologique (VA, p. 259) : l’archéologie d’une identité fuyante, inscrite à la fois dans l’absence et dans le trop plein. L’absence du père et de la mère comme l’absence de la terre d’origine et de la terre d’accueil correspond, dans l’espace de l’exil, non au vide d’une Sankèle, mais au trop plein affectif à l’égard des « siens » et de son île natale. Quoi qu’il en soit, et c’est le moins que l’on puisse dire, l’émigration offre à la narratrice, par le moyen de l’écriture et par la distance physique de l’éloignement, un retour aux origines pour mieux pouvoir s’appréhender comme sujet d’un amour inconditionnel (grand-mère) et de une honte originelle (mère). L’écriture de l’exil vient comme un tribut versé à l’honneur de la grand-mère et comme l’expiation de la faute maternelle : « […] l’écriture m’offre un sourire maternel complice, car, libre, j’écris pour dire et faire tout ce que ma mère n’a pas osé dire et faire » (VA, p. 262). Dans l’écriture, la fille rencontre la mère sur la page blanche d’une nouvelle existence : réparation et réconciliation. Et c’est là que tout recommence : l’écriture se fait mère d’un nouveau sujet, l’écrivain.

    19À partir de la question de l’émigration, le roman amorce un parcours identitaire dans la fracture de la perte et d’un deuil inachevé, tout en se voulant un roman de la quête : celle d’un sujet en panne de définition, celui qui échappe à lui-même et dans le temps et dans l’espace, ce sujet devenu une extériorité par rapport à lui-même. C’est au « rapatriement » intérieur que le convie la narratrice : le retour en soi pour une récupération de soi. Si elle arrive à cette récupération à partir de l’écriture, son frère, défenseur impénitent de l’émigration, quant à lui, réussit en s’investissant dans l’activité économique qui se fait en même temps activité sociale : « C’est vrai, finit-il par confier à sa sœur, que les gens me prennent beaucoup de choses à crédit, certains viennent carrément quémander. […] Mais bon, ça va, on se file tous des coups de main » (VA, p. 293). Roman de l’écart et de la proximité, Le Ventre de l’Atlantique, se fait aussi le roman de la réconciliation entre soi et soi (la narratrice et son histoire), entre soi et l’autre (la narratrice et les siens). La distance couverte par l’émigration devient salutaire dans ce cas alors qu’elle devient mortifère quand elle a à son origine l’inconscience. L’écriture de l’émigration chez Diome garde une dimension à la fois pédagogique, informationnelle, politique, morale et éthique, sociologique et psychologique. C’est dans les pans les moins ouverts de l’émigration que l’auteur conduit son lecteur pour interroger et la société d’origine et la société d’accueil.

    Notes

    1 Diome Fatou, Le Ventre de l’Atlantique, Paris, Éditions Anne Carrière, 2003, p. 256. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le sigle VA, suivi de la page, et placées entre parenthèses dans le corps du texte.

    2 Sembène Ousmane, Xala, Paris, Présence africaine, 1995.

    3 Sony Labou Tansi, La Vie et demie, Paris, Éditions du Seuil, 1979.

    4 Lopès Henri, Le Pleurer-rire, Paris, Présence africaine, 2003.

    5 Smith Andrew, «, hybridité et études littéraires postcoloniales », in Penser le postcolonial. Une introduction critique, Lazarus Neil (dir.), Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 366.

    6 Ibid., p. 365.

    7 Harel Simon, Les Passages obligés de l’écriture migrante, Montréal, XYZ, 2005, p. 194.

    8 Ibid., p. 197.

    9 Montandon Alain, « guise d’introduction. De soi à soi : les métamorphoses du temps », in De soi à soi : l’écriture comme auto-hospitalité, Montandon Alain (dir.), Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, p. 7.

    10 Cf. Certeau Michel de, L’Invention du quotidien I, Paris, Gallimard, 1990.

    11 Cf. Chambers Ross, Room for Manœuver. Reading (the) Oppositional (in) Narrative, Chicago / Londres, The University of Chicago Press, 1991.

    12 Cf. Cyrulnik Boris, Les Vilains Petits Canards, Paris, Odile Jacob, 2004, et Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 2002.

    Auteur

    Eugène Nshimiyimana

    © Presses universitaires de Paris Ouest, 2012

    Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

  • Des journalistes pris pour cibles

    Des journalistes pris pour cibles : le SNJ interpelle les autorités françaises (communiqué)

    le 20 juin 2015

    Nous publions un communiqué du SNJ, auquel nous nous associons pleinement (Acrimed).

    Après le piratage de sites Internet et une première vague de sinistres canulars visant la vie privée de confrères l’an dernier, une nouvelle série d’attaques odieuses a été lancée cette semaine contre des journalistes français. « Au moment où j’écris ces lignes, il est quatre heures du matin ce jeudi : le Samu, les pompiers et des policiers de différentes unités viennent de quitter mon appartement parisien. Vous l’avez deviné : Ulcan a encore frappé », écrit ainsi une des victimes, Pierre Haski, de Rue89, qui le raconte jeudi sur le site d’information. Autre cible : Denis Sieffert, directeur de l’hebdomadaire Politis, lui aussi réveillé en pleine nuit par une descente de police à son domicile, et dans les locaux du journal.

    Auparavant, plusieurs autres citoyens avaient été malmenés de la même manière : Pierre Stambul, co-président de l’Union Juive pour la Paix, qui milite pour le droit des palestiniens, et Jean-Claude Lefort, ancien député et ancien président de France-Palestine Solidarité. Le procédé est toujours le même : le hacker prend le contrôle de la ligne téléphonique de sa victime et appelle la police en inventant un drame qui mobilise les secours pour rien. « Ça a beau être la deuxième fois que je suis censé avoir tué ma femme – la première fois était en août l’an dernier –, ça n’a pas empêché la mobilisation d’une trentaine de personnes de plusieurs corps pour débouler chez moi en pleine nuit », poursuit Pierre Haski.

    Le journaliste fondateur du site Arrêt sur Images a lui aussi été concerné : « Le commissariat de mon arrondissement reçoit en pleine nuit l’appel d’un correspondant qui se fait passer pour moi. Ce correspondant affirme qu’il vient de tuer sa femme, et qu’il est retranché chez lui, prêt à tirer sur la police. Résultat ? Trente policiers de la BAC déployés dans l’escalier et dans la cour de mon immeuble, deux commissaires, une procureure adjointe, mes voisins réveillés au coeur de la nuit », résume Daniel Schneidermann.

    Comme il l’avait déjà fait en août 2014, le Syndicat national des journalistes, première organisation de la profession, apporte son total soutien aux victimes de ces attaques aussi lâches qu’indignes, qui portent atteinte aux droits fondamentaux de la presse, de la liberté d’expression et de la démocratie. Il se range résolument aux côtés des trois confrères dans toutes les démarches, plaintes, etc., qu’ils seront amenés à entreprendre.

    Le SNJ interpelle les autorités françaises : où en est l’enquête ouverte sur les premiers événements d’août 2014 ? À l’époque, cette forme de harcèlement psychologique touchant également les proches des journalistes ciblés, avait provoqué le décès du père de Benoît Le Corre, notre confrère de Rue89. Un individu résidant en Israël, ex-membre en France de la « Ligue de Défense Juive », se faisant appeler Ulcan, est très fortement soupçonné d’être à l’origine de ces attaques.

    Le SNJ réclame une nouvelle fois aux pouvoirs publics une réaction à la hauteur de ces tentatives de déstabilisation et demande au gouvernement de faire le nécessaire auprès de son homologue israélien pour faire cesser les agissements de ces activistes. Le SNJ interpelle le ministre de l’intérieur mais également Laurent Fabius qui doit se rendre à la fin de ce mois en Israël. Toutes les agressions se faisant sur le même modus operandi, la justice de ce pays doit collaborer avec les juges français. Le SNJ invite tous les journalistes à démontrer activement leur solidarité et à suivre de très près les suites données par les autorités françaises à ces agressions contre notre profession. Laisser se prolonger une telle impunité, c’est non seulement bafouer les règles élémentaires de la République mais aussi adresser un message de laisser-faire à des extrémistes qui entendent par tous les moyens faire taire les journalistes faisant leur travail en toute indépendance.

    Paris, le 19 Juin 2015

  • Fukushima, 4 ans après

    Fukushima, 4 ans après : les réfugiés de l’atome forcés au retour en zone contaminée

    4 juil. 2015 | Par Frederic Ojardias

    - Mediapart.fr

    Les 120 000 déplacés nucléaires de Fukushima font face à des pressions gouvernementales croissantes pour retourner vivre dans les zones pourtant fortement contaminées. Alors que la centrale ravagée continue de déverser sa radioactivité, le gouvernement japonais, farouchement pro-nucléaire, veut donner l’illusion d’un retour à la normale.

    De notre envoyé spécial au Japon. - « Ma maison est inhabitable. Elle est beaucoup trop radioactive. » Assis en tailleur sur son tatami, M. Nakano, 67 ans, ouvre son quotidien local à la page qui donne chaque jour, comme si c’était la météo, les taux de radioactivité de chaque hameau situé autour de la centrale dévastée de Fukushima Daiichi. Au feutre rouge, il a dessiné un point devant le taux de son village : 14,11 μSv/h. « C’est très élevé et très dangereux. En plus, c’est une mesure officielle, à laquelle je ne fais pas confiance. Je pense que la radioactivité y est en réalité encore plus forte. »

    Dans les zones évacuées, les courtes visites sont tout de même autorisées la journée. M. Nakano s’est ainsi rendu avec sa femme, en décembre dernier, dans leur maison désertée, située dans la commune d’Okuma, pour une cérémonie et des prières à la mémoire de son père défunt. Sur des photos prises lors de la visite, le couple apparaît couvert de protections de la tête aux pieds : blouse, masque, sac plastique autour des chaussures. « Nous n’aimons pas trop y aller. La maison est abîmée, les animaux sauvages y entrent, nous avons été cambriolés. Il n’y a rien à faire, à part prier, laisser des fleurs et regarder. La dernière fois, on est restés 20 minutes, et on est repartis. »

    M. et Mme Nagano vivent depuis 4 ans dans un petit deux-pièces, situé dans une barre de logements provisoires et préfabriqués, construits en urgence après l’explosion de la centrale. Au lendemain de la tragédie du 11 mars 2011, toute la commune d’Okuma, sa mairie, son administration et ses 11 500 habitants ont déménagé dans la ville d’Aizu-Wakamatsu, à 120 km du lieu de l’accident. Autour de cette cité d’accueil se sont multipliées ces barres de logements temporaires gris, sans étage et impeccablement entretenus.

     

    Un réfugié nucléaire prie devant la tombe de sa famille morte durant le tsunami © Toru Hanai/Reuters Un réfugié nucléaire prie devant la tombe de sa famille morte durant le tsunami © Toru Hanai/Reuters

     

    Dans le salon minuscule des Nakano, une table basse, un tatami et deux télés. Sur les murs beiges où les vis sont apparentes, ils n’ont accroché que deux photos : des clichés aériens de leur grande maison abandonnée, avec la centrale en arrière-plan. De leur unique fenêtre, la vue donne sur les autres préfabriqués. « Au début, tous ces logements étaient remplis. Mais ils sont à moitié vides maintenant, soupire M. Nakano. Seuls les plus âgés, 70 ans en moyenne, sont restés. Les jeunes partent s’installer ailleurs et refont leur vie. »

    Comme Yoshida Kuniyoshi, 34 ans. Cheveux long, petite barbiche, voix posée et déterminée, ce diplômé d’une université de Tokyo s’exprime en anglais. Originaire lui aussi d’Okuma, il vit dans une maison vacante d’Aizu-Wakamatsu, dont le loyer lui est payé par le gouvernement. Éditeur d’une petite revue locale, il gagne sa vie en donnant des cours de soutien scolaire dans une salle de classe improvisée, au premier étage de son domicile. « Le lendemain du tsunami, les haut-parleurs de la commune nous ont donné l’ordre d’évacuer à cause des radiations, se souvient-il. Avec mes parents, nous nous sommes enfuis à bord de camions de l’arméeJe suis très reconnaissant envers les habitants d’Aizu-Wakamatsu qui nous ont accueillis. »

    Yoshida Kuniyoshi sort d’un placard son compteur Geiger, soigneusement enveloppé dans une pochette en plastique. « Quand je retourne chez moi, ça bipe comme un fou, c’est flippant. » Sur son tableau noir, à la craie, il indique les doses maximales de radioactivité, bien trop élevées selon lui, autorisées par le gouvernement dans les zones où l’ordre d’évacuation sera bientôt levé.« Je ne leur fais pas confiance. Quand ils nous disent “c’est sûr”, je les soupçonne surtout de servir les desseins de l’industrie nucléaire. »

    Jeune marié, il n’a aucune envie de retourner s’installer dans sa maison irradiée, malgré la probable fin, d’ici deux ans, des indemnités et des aides financières. « Les journaux proches du gouvernement écrivent que les évacués coûtent trop cher. Il y a une pression pour mettre fin aux compensations données aux réfugiés nucléaires. Je pense que dans mon cas, elles cesseront dès 2017, comme c’est déjà prévu dans certaines zones. 2017 sera une année de combat », prévient-il, dans un petit rire amer.

    Ces indemnités sont pourtant modestes : 100 000 yens par mois (725 euros), une somme qui permet à peine de survivre dans un Japon où le coût de la vie est très élevé. Leur fin programmée est l’une des mesures les plus coercitives mises en place par le gouvernement du premier ministre Shinzo Abe, arc-bouté sur sa politique pro-nucléaire, pour contraindre les populations à retourner vivre dans les zones contaminées. Un grand nombre des 120 000 réfugiés nucléaires (officiellement enregistrés comme tels) étaient propriétaires de leur maison ou de leur ferme ; or la région n’est pas riche, et beaucoup n’auront pas les moyens financiers de s’installer ailleurs.

    Pour rassurer les populations déplacées sur leur retour, le gouvernement a lancé des travaux gigantesques de « décontamination » : pendant des mois, dans les zones évacuées parmi les moins irradiées, des milliers de travailleurs grattent les sols, enlèvent 5 cm de terre autour des habitations et dans les rizières, reconstruisent les routes, tentent de retirer le césium radioactif qui s’accroche aux surfaces. Ces travaux sont très onéreux, produisent des milliers de tonnes de déchets radioactifs qu’il faudra entreposer quelque part… et leur efficacité est remise en doute.

    « Ce que nous observons en pratique, c’est que dans ces soi-disant “zones décontaminées”, 90 % du territoire reste contaminé. La région possède beaucoup de forêts, qui sont impossibles à nettoyer. Les gens vont donc revenir dans des zones constituées d’îlots et de couloirs décontaminés, alors que le reste est toujours irradié, accuse Jan van de Putte, expert nucléaire de Greenpeace, interviewé dans le petit bureau de l’ONG à Tokyo. Ce n’est pas un endroit où vous voulez laisser vos enfants jouer dans la nature. Nous pensons que les populations évacuées devraient au minimum avoir le droit de choisir de rentrer, ou pas. Mais le gouvernement leur impose son opinion, ce qui est totalement irresponsable. »

    L’administration Abe veut à tout prix relancer une partie des 48 réacteurs à l'arrêt

    Dans la plupart des pays, la dose maximale de radioactivité admissible (en dehors de la radioactivité naturelle et des doses reçues lors de traitements médicaux comme les scanners) est fixée à 1 milliSievert (mSv) par an. C’est notamment le cas en France. Pour les travailleurs du secteur nucléaire, cette dose maximale passe à 20mSv/an. Or, à Fukushima, le gouvernement entend bientôt lever l’ordre d’évacuation dans des zones fortement irradiées, où même après « décontamination », les populations seront exposées à des doses proches de 20 mSv/an, « et jusqu’à 50 mSv/ an dans les endroits non-nettoyés », avertit Jan van de Putte.

    « C’est considérable. Je rappelle que c’est la norme pour les employés français du nucléaire, une norme qui sera appliquée à des enfants, à des nouveau-nés, à tout le monde ! Et il est évident que cela aura des conséquences sanitaires énormes », dénonce Cécile Asanuma-Brice, directrice adjointe du bureau du CNRS à Tokyo et chercheuse associée à la maison franco-japonaise de la capitale.

    Cette sociologue considère que la politique d’incitation au retour va au-delà de la fin des subventions et des travaux d’une décontamination illusoire : elle relève de la manipulation psychologique. « Le gouvernement cherche à créer un sentiment de nostalgie par rapport au territoire d’origine. C’est extrêmement vicieux. Par exemple, alors que les enfants commençaient enfin à s’établir et à se réintégrer sur leur lieu de refuge, on a organisé des ateliers avec leurs anciens camarades de classe de Fukushima. On les replonge avec leurs anciens amis, on les fait cuisiner, en leur expliquant que les légumes viennent du jardin du grand-père, de la tante. On leur raconte des légendes fabuleuses. Et quand le gamin revient chez lui, il demande : “Maman, on rentre quand à la maison ?” Cela génère une plaie ouverte. Les gens ne peuvent jamais s’établir. Psychologiquement, c’est invivable. »

    Cécile Asanuma-Brice pointe du doigt la complicité des organisations internationales du nucléaire dans cette politique de retour et dans les efforts sémantiques déployés pour dédramatiser la situation. « Par exemple, on ne parle plus de victimes, mais de “personnes affectées”. L’affect, cela renvoie à une attitude qui n’est pas rationnelle, c’est contraire à l’intellect. »

     

    Le Premier ministre Shinzo Abe particiupe à une récolte de riz dans la province de Fukushima en septembre 2014 Le Premier ministre Shinzo Abe particiupe à une récolte de riz dans la province de Fukushima en septembre 2014

     

    Ces efforts considérables déployés par le gouvernement de Shinzo Abe s’expliquent par une stratégie de normalisation : les autorités veulent faire croire qu’un retour à la normale est possible et qu’elles sont capables de gérer le désastre. L’administration Abe, soutenue par un puissant lobby nucléaire, veut à tout prix relancer une partie des 48 réacteurs nippons, tous à l’arrêt depuis plus d’un an. Avant l’explosion de Fukushima, le Japon était la 3e puissance nucléaire civile mondiale. La réticence face à l’atome d’une majorité de la population – la seule à avoir été victime d’attaques nucléaires, à Hiroshima et Nagasaki, en 1945 – n’entame pas la résolution des autorités.

    Or, pour donner l’impression d’un retour à la normale, il faut que le plus grand nombre de réfugiés nucléaires acceptent de rentrer chez eux. Pas seulement les personnes âgées (moins préoccupées que les jeunes générations par les effets à long terme de la radioactivité), mais aussi les jeunes, les médecins, les commerçants… D’où ces opérations massives de« décontamination » dans les zones évacuées, alors que d’autres zones toujours habitées et contaminées (comme par exemple la ville de Fukushima) ne font l’objet d’aucune opération de nettoyage. La contamination n’est en effet pas uniforme : elle se présente plutôt sous la forme d’un patchwork, avec des « points chauds » disséminés un peu partout, certains jusque dans la banlieue de Tokyo.

    Ces points chauds ne sont pourtant pas nettoyés. « Ces zones ne sont pas la priorité du gouvernement, regrette Jan van de Putte, de Greenpeace. On assiste à une concentration de moyens basée sur un agenda purement politique, et non pas sur la protection des populations. C’est une approche très cynique et scandaleuse. » Un même sentiment de colère exprimé par Cécile Asanuma-Brice : « On fait prendre le risque d’un investissement nucléaire à des populations qui ne bénéficient pas des risques pris. D’un point de vue des droits de l’homme, on marche sur la tête. »

    Face à ces pressions croissantes, les 120 000 évacués nucléaires sont divisés, entre partisans au retour et les autres. Des tensions ressenties jusqu’au sein des familles : « Je vois autour de moi de nombreux cas de divorces ou de séparations, observe Mme Furukawa, 51 ans, assistante maternelle, qui vit dans l’une des barres de logements provisoires d’Aizu-Wakamatsu. Dans mon village évacué, la radioactivité est retombée à 1 μSv/h (soit 8,8 mSv/an). Je sens que nous sommes forcés d’y retourner, mais je refuse. Pas pour moi, mais pour mes trois enfants. » Et son mari ? Elle rigole : « Mon mari, il m’obéit ! »

    Au début, les opposants au retour étaient très critiqués. Comme Mme Kowata, 59 ans, originaire d’Okuma, rencontrée dans la salle communale d’un lotissement provisoire. Cette toute petite dame alerte, aux yeux pétillants et au sourire communicatif, arbore une belle paire de chaussettes colorées à orteils séparés… et a fondé un réseau de femmes qui refusent de rentrer. Elle a entamé un long combat contre son maire pour que les sommes immenses perdues dans une décontamination jugée inutile soient utilisées pour construire, ailleurs, une nouvelle ville d’Okuma.« J’ai été très critiquée pour cela. Mais maintenant, quand les réfugiés voient la radioactivité toujours présente chez eux, ils refusent d’y retourner. »

    « Chez moi, les tatamis et le toit sont pourris. Je pense que quelqu’un y vit : j’ai retrouvé des baguettes utilisées et des bols de nouilles instantanées. Je lui ai laissé un message : “Cette maison est dangereuse, vous allez tomber malade…” » Mme Kowata a intenté un procès contre sa mairie et accuse son maire de contraindre ses administrés au retour alors que lui-même s’est construit une maison dans une zone sûre. « Le maire nous promet de l’emploi, il dit qu’il construira des usines et une ferme d’aquaculture… »

    C’est le contribuable japonais qui paie la facture de la gestion de la catastrophe

    « Fin mai, une enquête, menée auprès de 16 000 réfugiés nucléaires par un professeur de l’université de Waseda à Tokyo, a révélé que 40 % d’entre eux souffraient de stress post-traumatique et “d’angoisse de mort face au nucléaire”, souligne Cécile Asanuma-Brice. Comment peut-on contraindre ces personnes à retourner vivre sur le lieu de leur traumatisme, alors que la centrale en déliquescence n’est pas stable et que les tremblements de terre sont nombreux ? »

    Contrairement à une idée reçue, la crise dans la centrale de Fukushima-Daiichi est loin d’être terminée. Chaque jour, la Tokyo Electric Power Company (TEPCO), l'exploitant, y déverse 300 tonnes d’eau pour refroidir les barres de combustible. Cette eau radioactive est stockée dans d’immenses cuves à l’étanchéité remise en doute. Les cœurs de trois réacteurs – inaccessibles – ont fondu et ont traversé la première enceinte de confinement ; on ne sait pas jusqu’à quel point ces masses à très haute température ont traversé la deuxième enceinte pour atteindre le sol en béton de la centrale.

    Problème : la centrale fuit de partout et sa radioactivité contamine les nappes phréatiques et l’eau qui passe dessous pour rejoindre l’océan Pacifique. Ces fuites sont appelées à s’aggraver au fur et à mesure que les fissures s’élargissent avec le temps. C’est pour empêcher cette contamination souterraine que TEPCO a entamé la construction d’un « mur de glace » profond de 30 mètres et long de 1,5 km, une technologie incertaine qui n’a jamais été mise en œuvre à cette échelle. Autre sujet d’inquiétude : la structure de la centrale, en particulier le 4e réacteur, est très endommagée. En cas de nouveau séisme, d’autres dégagements d’intense radioactivité ne sont pas à exclure, s’alarme Jan van de Putte : « Je m’inquiète notamment de l’impact, impossible à évaluer, d’un éventuel dégagement de strontium radioactif. »

    Le gouvernement et TEPCO visent 2045 pour le démantèlement complet de la centrale. « Personne n’y croit ! s’emporte Shaun Burnie, autre expert de Greenpeace, en visite au Japon. Un dirigeant de TEPCO a reconnu qu’on ne disposait pas encore des technologies nécessaires pour retirer le combustible fondu. Il a même spéculé sur un démantèlement qui prendrait 200 ans. Personne n’en sait rien. »

    Entre 6 000 et 7 000 travailleurs sont employés chaque jour sur ce chantier cauchemardesque. Parmi eux, se trouve le fils de M. et Mme Nagano, le couple réfugié à Aizu-Wakamatsu. « Notre fils a besoin de gagner sa vie pour nourrir ses enfants », expliquent-ils. Sont-ils inquiets ? Haussement d’épaules : « La famille sait bien qu’il n’a pas d’autre choix. » TEPCO fait d’ailleurs face à une pénurie d’ouvriers : les plus expérimentés ne peuvent plus travailler car ils ont atteint la dose radioactive accumulée maximale.

    « La majorité de ces travailleurs ne sont pas des salariés de TEPCO, rappelle Shaun Burnie. Ce sont des sous-traitants, des sous-traitants de sous-traitants. Certains ouvriers sont des sans-abri, recrutés dans la rue. Leurs conditions de travail sont terribles, leurs salaires misérables, leur retraite inexistante. Nous avons le respect le plus total pour ces hommes qui font de leur mieux dans une situation impossible. » La situation fait en tout cas le bonheur des yakuzas : les gangsters japonais sont spécialisés dans le business du recrutement de travailleurs temporaires dans des conditions douteuses. TEPCO aussi s’en sort très bien : c’est le contribuable japonais qui paie la facture de la gestion de la catastrophe. En 2014, l’entreprise a même fait des bénéfices.

     

    Le Premier ministre Shinzo Abe encourage les decontaminateurs de TEPCO en septembre 2013 Le Premier ministre Shinzo Abe encourage les decontaminateurs de TEPCO en septembre 2013

     

    Il est encore trop tôt pour mesurer les conséquences de la catastrophe nucléaire en termes de santé publique : après l’explosion de la centrale ukrainienne de Tchernobyl, la hausse notable du nombre de cancers de la thyroïde, en particulier chez les enfants, a commencé à être observée 5 ans après la catastrophe. Au Japon, 4 ans seulement après les premières retombées radioactives, selon l’université médicale de Fukushima, sur 385 000 Japonais de moins de 18 ans, 127 ont été opérés ou sont en phase de l’être pour un cancer de la thyroïde. Soit un taux d’incidence de 330 cancers pour 1 million d’enfants, à comparer au taux de 1,8 pour 1 million observé en France (entre 1997 et 2001).

    Cette augmentation déjà visible des maladies liées à l’irradiation s’explique en partie « par le fait que le gouvernement n’a pas toujours dévoilé les informations les plus importantes après le début de la crise », regrette le Dr Hasegawa Hiroshi. Cet agronome spécialiste de la culture bio a démissionné de son poste de fonctionnaire après l’explosion de la centrale : il s’était disputé avec son patron, qui refusait de publier des informations liées à la radioactivité.

    « Les gens ne savaient pas quoi faire après l’accident : rester, ou partir ? Ils devaient prendre une décision, et je me suis dit que je pouvais les aider avec mes connaissances scientifiques. » Le Dr Hasegawa dirige désormais un « laboratoire citoyen » de mesure de la radioactivité dans la ville de Fukushima. Son labo fournit des mesures indépendantes du sol, de la nourriture et des doses accumulées par les individus. « Avec ces informations, nous donnons aux citoyens de Fukushima les moyens de prendre une décision. » Pour les enfants, les examens de mesure de la radioactivité du corps sont gratuits. Le laboratoire est financé grâce à des donations.

    Certains savent qu’ils ne retourneront jamais chez eux. Comme M. et Mme Watanabe, 65 et 62 ans, agriculteurs : leur ferme, située à 3 km de la centrale, se trouve sur un futur site de stockage des déchets issus de la « décontamination ». Un site « temporaire », prévu pour durer au moins 30 ans. Ce qui ne les empêche pas de retourner chez eux tous les mois, pour nettoyer, désherber, et prendre soin des tombes. « C’est plus fort que nous. Nous ne pouvons pas nous empêcher d’y retourner pour l’entretenir. » Mme Watanabe, le visage expressif et vif, retient ses larmes en parlant de leur maison et de leur ferme, dont une grande photo encadrée orne le mur de leur chambre à coucher.

    Mais les Watanabe refusent de s’apitoyer sur leur sort. Ils ont préféré éviter les logements préfabriqués et vivent dans un petit appartement d’Aizu-Wakamatsu. Lui fait du jardinage, elle travaille dans la cuisine d’un onsen, une source thermale locale. Sur le mur du salon, chacun a son calendrier, couvert d’activités et de rendez-vous. Ils sont fiers de montrer qu’ils ne restent pas inactifs, qu’ils ne sont pas des assistés. Ils demandent au gouvernement des indemnités qui leur permettraient d’acheter une ferme et de recommencer leur vie ailleurs. « Nous sommes les victimes. Pourtant, les bureaucrates nous disent : “Vos terres sont contaminées” et ce qu’ils nous offrent en échange ne nous permettra pas de nous installer ailleurs. Le Japon est-il toujours un État de droit ? »

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    « Avant la catastrophe, nous nous inquiétions un peu de la possibilité d’un accident nucléaire, mais jamais nous n’aurions pensé que cela puisse être si grave. Quand nous avons été évacués, nous pensions être de retour trois jours plus tard. Tous ces experts de l’industrie nucléaire nous assuraient : c’est une énergie sûre. Sûr, sûr, sûr, on entendait ce mot tout le temps. »

    Yoshida Kuniyoshi, l’éditeur de revue, lance un avertissement similaire, en nous raccompagnant hors de sa petite salle de classe : « Vous, les Français, vous devriez réfléchir aux conséquences d’un accident nucléaire chez vous. Les villes que vous aimez, les souvenirs que vous chérissez… Un accident nucléaire peut tout détruire. Ici, l’industrie nucléaire a tué nos vies, et tout ce que nous ont légué nos ancêtres. »

    Même écho chez les activistes de Greenpeace : « Contrairement à une idée reçue, les campagnes japonaises ne sont pas densément peuplées. À Fukushima, 230 000 personnes vivaient dans un rayon de 30 km. En Europe, la plupart des centrales nucléaires sont situées dans des régions plus peuplées. Un accident similaire en Europe aurait un impact beaucoup plus grave », remarque Jan van de Putte. Avec 73 % de son électricité produite par le nucléaire (au Japon : 28 % avant la crise, 0 % aujourd’hui), l’économie française est beaucoup plus dépendante de l’atome. Donc beaucoup plus vulnérable en cas d’accident.