MEURTRE DE TROIS MUSULMANS
COMMENT TWITTER A FORCÉ LES MÉDIAS À S'INTÉRESSER AU MEURTRE DE TROIS MUSULMANS AMÉRICAINS
Les médias ont-ils failli dans leur couverture de la tuerie de Chapel Hill, en Caroline du Nord, où trois musulmans ont été abattus par un voisin mardi 10 février en fin d’après-midi ? Difficile d’en douter à en croire les centaines de milliers de messages sur Twitter condamnant la sous-médiatisation d’un meurtre possiblement islamophobe.
Trois morts sur un campus américain, et une polémique internationale. Mardi peu après 17 heures, une étudiante de 21 ans, sa sœur et son mari sont assassinés sur un campus de Caroline du Nord par un voisin de 46 ans, Craig Stephen Hicks. Ce qui pourrait ressembler à un fait divers habituel aux États-Unis, s’est transformé dès le lendemain en un débat qui déborde des frontières américaines. Le fait que les trois victimes soient musulmanes, et que le tueur se présente sur Facebook comme un "athée militant" ont d’abord posé la question du motif, potentiellement raciste et islamophobe du triple homicide. Surtout, la faible couverture médiatique a provoqué hier, mercredi 11 février, un véritable tollé aux États-Unis.
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Le tueur Craig Hicks postait très régulièrement sur son mur Facebook des images anti-religions, mais aussi des photos de ses armes et des images en faveur des droits des homosexuels. Ici : "Si tu penses que tu pourras profiter du paradis pendant que la multitude est torturée pour toujours... alors tu es autant un sociopathe que le dieu que tu adores."
Il faut dire que mercredi matin, aucune des chaînes nationales d’info américaines ne faisait ses titres sur la mort de Deah Shaddy Barakat, 23 ans, sa femme Yusor Abu-Salha, 21 ans, et la soeur de cette dernière, Razan Abu-Salha, 19 ans. Les premiers détails des meurtres étaient pourtant sortis dès mardi 18h dans la presse locale, après que le tueur s’était rendu de lui-même aux autorités. Résultat, des milliers de personnes sur Twitter ont fustigé cette absence de traitement médiatique derrière le hashtag #MuslimLivesMatter ("la vie des musulmans compte", en référence au hashtag utilisé après Ferguson) et #ChapelHillShooting (utilisé plus d’un million de fois depuis mardi).
"S'il s'agissait d'un tireur musulman qui avait tué 3 athées, les titres «ATTAQUE TERRORISTE» seraient sur toutes les Unes"
"La tuerie de Chapel Hill a eu lieu il y a plus de 9 heures. Toujours pas de couverture par CNN, Fox News, MSNBC et les principales chaînes"
Et les réactions n’étaient pas cantonnées aux États-Unis. Dans une tribune publiée par Al Jazeera tôt mercredi matin, le professeur de communication canadien Mohamad Elmasry estime ainsi que Chapel Hill montre à quel point les médias occidentaux ont un problème avec les musulmans. "Les médias vont probablement dépeindre le tueur comme un fou isolé, comme ils le font pour la plupart des criminels islamophobes […] Il y aura surement très peu d’indications sur le fait que le tueur aurait agi sur la base d’une idéologie, d’un problème plus large. Et si les violences anti-musulmans étaient en fait la conséquence d’une certaine idéologie occidentale actuelle ? Et si l’islamophobie était devenu tellement évidente, tellement acceptée, qu’elle représente maintenant un système de pensée dominant, ou au moins partagé par de larges poches de populations dans certaines régions ?", analyse le chercheur, citant plusieurs études ayant montré que les musulmans sont le plus souvent désignés comme un groupe homogène d’individus violents ou menaçants dans les médias occidentaux. Il n’hésite d’ailleurs pas à faire le lien entre le peu d’intérêt des médias américains pour la tuerie de Chapel Hill et le silence occidental face au "nettoyage ethnique" dont sont victimes les musulmans de Birmanie.
“Plus on dépeint une communauté comme étrangère, comme une menace, plus on risque de les déshumaniser. Et c’est ce qui se passe, à tel point que quand ils se font tuer, il n’y a pas de désir de leur donner la même attention qu’à d’autres victimes de la terreur", analysait de son côté une militante associative anglaise, Sabbiyah Pervez, dans une tribune pour le journal britannique The Independant.
24 HEURES PLUS TARD, FOX NEWS ET CNN ONT OUBLIÉ CHAPEL HILL
Pour d’autres, cette très faible couverture pourrait s’expliquer en partie par le fait que les homicides ont coïncidé avec la confirmation par Obama de la mort d’une otage américaine en Syrie mardi après-midi. Une mort qui occupait alors la quasi-totalité des chaînes d’info en continu. Surtout, le site américain Mashable note que la forte mobilisation des réseaux sociaux a finalement convaincu ces chaînes de se pencher sur Chapel Hill. "Le meurtre de trois étudiants musulmans américains est désormais la principale information de CNN et Fox News après que #MuslimLivesMatter et #ChapelHillShooting soient repris au niveau international", précisait ainsi la journaliste de l’AFP Sarah Hussein mercredi en fin de matinée. Elle notait également que le nom des victimes n’a été connu que vers 4 heures du matin heure de New York, ce qui pouvait expliquer selon elle que les chaînes n’aient pas ouvert sur Chapel Hill. Un problème accentué par le décalage horaire pour les Européens : en Europe, certains s'impatientaient mercredi après-midi de l'absence de couverture de Chapel Hill, alors que les chaînes américaines ont traité la tuerie "dès" mercredi dans le courant de la matinée (heure locale).
Sujet de CNN sur le meurtre de Deah Barakat, Yusor Abu-Salha et Razan Abu-Salha, mercredi après-midi
Mais 24 heures après les premiers sujets, les chaînes d’info étaient déjà passées à autre chose. Ainsi, si la tuerie de Chapel Hill figure encore aujourd'hui en bonne place sur la plupart des sites d’infos américains (comme sur le New York Times, ou leWash Post), les chaînes TV ne semblent toujours pas vraiment convaincues de l’intérêt du sujet. Sur CNN, les titres au moment d’écrire ses lignes vont de l’accord Russie/Ukraine au procès de DSK en passant par la condamnation d'une héritière de Korean Air, mais ne mentionnent pas les trois homicides. Idem sur Fox News, qui consacre pourtant un sujet (brulant) à un "étonnant bateau, échoué… en plein Boston !" suivi d’un débat (forcément polémique) sur la dangerosité de "sniffer du chocolat" (promis, on n’invente rien).
ET EN FRANCE ?
En France, aucun des deux grands JT n’a consacré de sujet hier soir à Chapel Hill et les chaînes d’infos en continu s’en tiennent aujourd’hui à une couverture minimale… sur leurs sites. Du côté de la presse écrite, si la plupart des sites ont relayé la tuerie en se fondant notamment sur une dépêche AFP (et certains les polémiques qui ont suivi), le triple assassinat de Chapel Hill n’est quasiment jamais en page d’accueil. Un trop plein d’actu ? 20Minutes.fr a pourtant trouvé la place pour faire figurer en une le portrait d’un homme de 109 ans qui tricote des pulls pour des pingouins. Une information qui n’intéresserait que les Américains ? Peu probable puisque le mot clé "#ChapelHillShooting" compte aujourd’hui parmi les plus utilisés en France sur Twitter.
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En plus d'une sous-médiatisation, un deuxième reproche était adressé aux médias sur Twitter : la réticence à évoquer d’éventuels motifs islamophobes alors qu’ils font preuve de moins de prudence dans le cas de violences d’individus présumés islamistes. "Pourquoi personne n'a parlé d'un acte de terrorisme à propos de cette fusillade ? Les victimes sont-elles de la mauvaise religion ?" s’est ainsi interrogé un responsable de l’organisation "American-Arab Anti-Discrimination Committee".
En cause notamment, la mention par les médias de l’information selon laquelle la tuerie trouverait ses origines dans une dispute autour d’une place de parking, communiquée par la police, plutôt que des motifs religieux ou politiques. Sauf que, comme le note le rédacteur en chef du magazine Muslim American, cette "dispute" entre voisins n’invalide en aucun cas l’hypothèse d’un crime raciste et/ou islamophobe. Dustin Barto souligne ainsi que les deux femmes étaient clairement "identifiables" comme musulmanes et que le niveau de violence permet de douter d'une simple querelle liée à une place de stationnement. Dans une interview, le chef de la police de Chapel Hill avait d'ailleurs bien précisé qu'il n'excluait pas qu'il puisse s'agir d'un crime raciste ("hate crime" en VO). Et les premiers éléments sur la personnalité de Craig Hicks publiés par des sites internet montraient bien à quel point il semblait quasi-obsédé par la religion.
"CET HOMME S’EN EST DÉJÀ PRIS À MA FILLE ET SON MARI PLUSIEURS FOIS"
Surtout, le père d’une des victimes a vivement rejeté cette explication : "Ce n’était pas une dispute à propos d’une place de parking ; c’était un crime raciste. Cet homme s’en est déjà pris à ma fille et son mari plusieurs fois, et il leur parlait avec son pistolet à la ceinture. Ils étaient mal à l’aise avec lui, mais ils ne savaient pas qu’il irait aussi loin", a expliqué Abu-Salha à la presse. Il affirme par ailleurs que sa fille avait déjà fait part de ses craintes à sa famille en parlant d’un "voisin haineux" : "Je le jure, il nous hait pour ce que nous sommes et notre apparence", lui aurait-elle confié avant le drame.
S’il est encore difficile de confirmer ou infirmer définitivement les motifs racistes du tueur, certains se sont en tout cas déjà fait leur avis. Peu de temps après l’annonce de la tuerie, des messages de "remerciement" adressés au tueur pour son acte "courageux", ont ainsi été repérés sur Facebook et Twitter (même si comme toujours, il est difficile de connaitre l’ampleur et l’origine exacte de ces messages de haine).
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D’autres, comme le magazine américain de centre gauche américain The New Republic, pointent plutôt du doigt un "nouvel athéisme" agressif, particulièrement envers l’islam, et dont la tuerie symboliserait les dérives. Tout ça avant même que les motifs des meurtres ne soient encore établis.